CHAPITRE X

On me fit garder le lit pendant deux ou trois jours encore. On me traitait comme un enfant, mais cela m’était égal : c’était le premier vrai repos dont je jouissais depuis des années. Mes plaies allaient mieux ; bientôt on m’encouragea – je devrais dire, on me força – à prendre un peu d’exercice dans la chambre.

Le Patron passa me voir.

« Alors ? dit-il. Tu continues à tirer au flanc ? »

Je rougis.

« Vous, au moins, vous n’avez pas le cœur hypertrophié ! dis-je. Donnez-moi un pantalon et je vous ferai voir qui tire au flanc.

— Du calme, petit. »

Il jeta un coup d’œil sur ma feuille de température.

« Mademoiselle, dit-il à mon infirmière, donnez un short à monsieur. Il reprend son service. »

Doris lui fit aussitôt face comme un petit coq de combat.

« Vous avez beau être le directeur, vous n’avez pas d’ordres à donner ici. Le docteur verra si…

— Assez, dit-il. Allez chercher un short.

— Mais…»

Il la souleva de terre, la fit pivoter sur elle-même et lui appliqua une claque sur le derrière. « Au trot ! » précisa-t-il.

Elle sortit de la chambre avec de petits glapissements de fureur, mais revint bientôt en compagnie du docteur.

« Toubib, dit doucement le Patron, ce n’est pas vous que je demande, c’est un pantalon.

— Je vous serais obligé de ne pas vous occuper de mes malades, dit sèchement le toubib.

— Ce n’est plus votre malade. Je lui fais reprendre son service.

— Ah oui ? Monsieur, si la façon dont je dirige l’infirmerie ne vous convient pas, je vous offre ma démission.

— Je vous demande infiniment pardon, monsieur, rétorqua le Patron. Il y a des moments où je suis si préoccupé que j’oublie de suivre les formes. Voulez-vous me faire la grande faveur d’examiner ce malade ? S’il était en état de reprendre son service, j’aurais besoin de lui au plus vite ! »

Les masséters du docteur tremblaient encore, mais il se contenta de marmonner : « Certainement, monsieur. »

D’un air pompeux il examina ma feuille de température, et vérifia mes réflexes.

« Il a encore besoin de repos… mais tant pis ! Je vous le rends. Mademoiselle, veuillez lui chercher des vêtements. »

Les vêtements en question consistaient en un short et en une paire de chaussures. Mais tout le monde était habillé de la même manière et c’était un spectacle réconfortant que de voir toutes ces épaules nues sur lesquelles aucun « maître » n’était fixé. Je le dis au Patron.

« C’est notre meilleure parade, grogna-t-il, mais ça fait ressembler la boutique à un camp de vacances. Si nous n’avons pas gagné la partie avant l’hiver, nous sommes cuits. »

Il s’arrêta devant une porte sur laquelle on lisait : « Laboratoire de Biologie. Défense d’entrer. »

Je fis un pas en arrière.

« Où allons-nous ? demandai-je.

— Jeter un coup d’œil sur ton frère jumeau ; tu sais bien, cet orang-outan qui porte ton parasite.

— C’est bien ce que je pensais. Très peu pour moi, merci ! »

Je tremblais des pieds à la tête.

« Écoute, petit, dit-il patiemment, il faut que tu surmontes ta panique. La meilleure méthode c’est de regarder les choses en face. Je sais que c’est pénible – j’ai dû moi-même passer des heures à observer cette créature, rien que pour m’y habituer.

— Vous ne savez pas… vous ne pouvez pas savoir…»

Je tremblais si fort que je dus m’appuyer au chambranle de la porte.

« Ça doit être différent quand on en a eu un sur soi, dit-il lentement. Jarvis…»

Il s’interrompit.

« Différent ? Vous pouvez le dire ! Pas de danger que je mette les pieds là-dedans.

— C’est bon. En fin de compte le docteur avait raison. Retourne à l’infirmerie, petit. »

Il pénétra dans le laboratoire.

Je le rappelai presque aussitôt.

« Patron ! »

Il s’arrêta et fit demi-tour. Son visage ne reflétait rien de sa pensée.

« Attendez-moi, dis-je. Je viens.

— Tu n’y es pas forcé, tu sais.

— Je viens. Il… j’avais seulement besoin d’un petit moment pour me faire à l’idée. »

Je le rejoignis. Il me prit le bras avec une affectueuse cordialité et ne le lâcha plus. Nous franchîmes une seconde porte fermée à clé et pénétrâmes dans une pièce où l’atmosphère était maintenue artificiellement tiède et humide. Le singe était là, dans une cage.

Son torse était maintenu, soutenu par une espèce d’échafaudage de bandes métalliques. Ses bras et ses jambes pendaient mollement, comme s’il avait perdu tout contrôle sur ses membres. Il leva les yeux vers nous – des yeux malveillants et intelligents ; soudain cette lueur s’éteignit dans son regard ; ses yeux redevinrent ceux d’un animal – d’un animal qui souffre.

« Fais le tour par là », dit doucement le Patron.

J’aurais voulu ne pas bouger, mais il me tenait toujours par le bras. Le singe nous suivait des yeux, mais son corps restait immobilisé dans sa carcasse métallique. De ma nouvelle position, je pouvais voir – je pouvais le voir…

C’était lui, c’était mon parasite, l’être qui m’avait possédé pendant un temps indéterminable, qui avait parlé avec mes lèvres, pensé avec mon cerveau. C’était mon « maître ».

« Du calme, dit doucement le Patron. Tu t’y feras. Cesse un moment de le regarder. Ça t’aidera. »

Je fis ce qu’il me disait. Il avait raison. Je pris deux larges respirations et parvins à ralentir les battements de mon cœur. Je m’obligeai à regarder fixement.

Ce n’est pas l’aspect physique d’un parasite qui suscite une telle horreur chez celui qui le voit. Cette horreur ne provient pas seulement de la connaissance que l’on a de leurs pouvoirs, puisque je l’avais éprouvée dès la première fois où j’en avais vu un, et avant même de savoir ce que c’était. Je tâchai de l’expliquer au Patron. Il hocha la tête sans quitter le parasite des yeux. « Tout le monde a la même impression, dit-il. C’est une terreur irraisonnée : comme celle de l’oiseau en face du serpent. C’est probablement là leur arme essentielle. »

Il détourna les yeux comme si une trop forte dose de ce spectacle lui était insupportable, malgré ses nerfs à toute épreuve.

Je restai là, essayant de m’accoutumer à ce que je voyais. Je remâchais mon déjeuner qui ne voulait pas rester dans mon estomac, et me répétais qu’il ne pouvait plus rien me faire. Je détournai les yeux de nouveau et vis que le Patron me regardait.

« Alors ? dit-il. Tu t’endurcis ? »

Je regardai de nouveau.

« Un peu, murmurai-je. Tout ce que je voudrais, c’est le tuer, ajoutai-je sauvagement. Je voudrais les tuer tous… passer ma vie à en tuer…»

Je me remis à trembler.

Le Patron m’observait.

« Tiens », me dit-il en me tendant son pistolet.

Son geste me surprit. J’étais sans arme, puisque je sortais du lit. Je pris le pistolet, mais regardai le Patron d’un air interrogateur.

« Pour quoi faire ? dis-je.

— Tu dis que tu veux le tuer. Si tu y tiens absolument, vas-y, tue-le tout de suite.

— Hein ? Mais… je croyais que vous disiez que vous en aviez besoin pour l’étudier…

— Exact. Mais si tu as l’impression qu’il faut absolument que tu le tues, vas-y. Celui-là te revient de droit. Si le tuer te permet de redevenir vraiment un homme, vas-y. »

Redevenir vraiment un homme… Je retournai cette pensée dans ma tête. Le Patron savait quel remède pouvait me guérir. Je ne tremblais plus. Le pistolet était bien calé dans ma main, prêt à cracher la mort. Mon « maître » était à ma merci…

Si je tuais celui-là, je serais un homme libre ; en revanche je ne pourrais jamais l’être tant qu’il vivrait. Je voulais les tuer tous, les traquer, les détruire… mais celui-là, par-dessus tout…

Il avait été mon maître… Tant que je ne l’aurais pas tué, il le resterait. J’avais la sombre certitude que si je me trouvais seul avec lui, je ne pourrais rien faire, que je resterais paralysé par la frayeur tandis qu’il ramperait sur moi, se réinstallerait entre mes omoplates, trouverait mon épine dorsale et prendrait possession de mon cerveau, de mon âme même…

Mais je pouvais le tuer.

Rassuré, rempli d’une joie sauvage, je levai l’arme.

Le Patron m’observait.

Je rabaissai le pistolet.

« Patron, dis-je avec hésitation, en supposant que je le tue… vous en avez d’autres ?

— Non.

— Et il vous faut absolument celui-ci ?

— Oui.

— Bien sûr, mais… Enfin, bon Dieu, pourquoi m’avez-vous donné une arme, alors ?

— Tu le sais bien. Si tu ne peux pas faire autrement, vas-y. Mais si tu peux lui faire grâce, la Section l’utilisera. »

Il le fallait. Même si nous tuions tous les autres, tant que celui-là vivrait, je continuerais à trembler le soir. Quant aux autres… après tout, nous pouvions en trouver une douzaine rien qu’au Club de la Constitution… Une fois celui-là mort, j’étais disposé à prendre moi-même la tête de l’expédition. Je levai de nouveau mon arme.

Je me détournai et lançai le pistolet au Patron qui le saisit au vol.

« Qu’est-ce qu’il t’arrive ? me demanda-t-il.

— Hein ? Je n’en sais rien. Au moment d’agir, la certitude que je pouvais le tuer m’a suffi.

— Je m’en doutais. »

Je me sentais réchauffé et détendu. Comme si je venais de tuer un homme ou de posséder une femme – comme si j’avais tué ma larve. Je pouvais maintenant lui tourner le dos. Je n’en voulais même pas au Patron de ce qu’il m’avait fait.

« Je sais bien que vous vous en doutiez, vieux brigand ! C’est agréable de faire marcher des marionnettes ? »

Il ne prit pas la phrase comme une plaisanterie.

« Ce n’est pas du tout cela, dit-il paisiblement. Moi je me contente d’amener les gens sur le chemin qu’ils veulent suivre. Le vrai marionnettiste, le voilà. »

Je jetai un coup d’œil dans la même direction que lui.

« Oui, dis-je doucement. C’est bien cela. Vous ne vous doutez pas vous-même à quel point ce que vous venez de dire est vrai. Et je vous souhaite de ne jamais le comprendre.

— Moi aussi », dit-il avec un grand sérieux.

Je pouvais maintenant regarder sans trembler.

« Patron, poursuivis-je en continuant à le fixer, quand vous en aurez fini avec lui, je le tuerai.

— C’est promis. »


Notre entretien fut interrompu par un homme qui entrait en coup de vent. Il était vêtu d’un short et d’une blouse de laboratoire, ce qui lui donnait un air passablement grotesque. Ce n’était pas Graves. Je n’ai jamais revu Graves ; je suppose que le Patron l’avait avalé en tartines.

« Patron, dit le nouveau venu, je ne vous savais pas ici. Je…

— Eh bien, j’y suis, coupa le Patron. Pourquoi avez-vous une blouse ? »

Il avait sorti son arme et la braquait sur le technicien.

Celui-ci fixait le pistolet avec stupeur, comme s’il s’était agi d’une mauvaise plaisanterie.

« Mais c’est que je travaillais, expliqua-t-il. On risque toujours de s’éclabousser. Nous manipulons certains liquides qui…

— Enlevez-moi ça !

— Hein ? »

Le Patron agita son pistolet. « Tiens-toi prêt à lui sauter dessus », me dit-il.

L’homme ôta sa blouse. Ses épaules étaient nues et ne présentaient aucune éruption suspecte. « Emmenez-moi cette saleté et brûlez-la, ordonna le Patron. Vous retournerez à votre travail après. »

L’homme se hâta de sortir, rouge de confusion. Il s’arrêta à la porte.

« Patron, dit-il, êtes-vous toujours disposé à faire votre… expérience ?

— Bientôt. Je vous préviendrai. »

Il sortit. Le Patron remit avec lassitude son arme dans son étui.

« On a beau afficher un règlement, le faire lire tout haut, le leur faire émarger, ça ne sert à rien. On pourrait le leur tatouer sur la peau qu’il y aurait encore un malin pour s’imaginer que ça ne le concerne pas. Ah ! ces savants ! »

Je revins à mon ancien « maître ». Sa vue me révoltait toujours, mais j’éprouvais en même temps une forte impression de danger qui n’était pas entièrement déplaisante.

« Qu’est-ce que vous allez en faire, Patron ? demandai-je.

— Je compte l’interviewer.

— Quoi ? Mais comment ? Je veux dire, enfin, le singe…

— Non, bien sûr, le singe ne pourrait pas parler. Il nous faudra un volontaire – un volontaire humain. »

Quand je commençai à entrevoir ce qu’il voulait dire, je fus ressaisi par une vague d’horreur. « Vous ne pouvez pas vouloir dire ça ? Vous n’oseriez faire ça à personne !

— Je peux et j’oserai. Ce qui doit être fait sera fait.

— Vous ne trouverez jamais de volontaires.

— J’en ai déjà un…

— Vous ? Et qui ?

— … mais je préférerais ne pas m’en servir. Je cherche toujours le sujet idéal. »

J’étais profondément écœuré et je le lui laissai voir.

« Vous n’avez pas le droit de prendre un cobaye humain pour cette expérience-là, qu’il soit volontaire ou pas. Si vous en avez trouvé un, vous n’en aurez jamais d’autre ; il ne peut pas y avoir deux individus cinglés à ce point-là.

— Ça se peut, reconnut-il. Mais je ne tiens toujours pas à utiliser celui que j’ai. Cet entretien a une importance primordiale, mon petit. Nous nous battons contre un adversaire sur lequel nous manquons totalement de renseignements. Nous ne le connaissons même pas. Nous ne pouvons pas négocier, nous ne savons ni d’où il vient ni quels sont ses mobiles. Or il faut que nous découvrions tout cela ; notre existence en dépend. La seule façon que nous ayons de parler à ces créatures, c’est de prendre un homme comme intermédiaire. C’est ce que nous ferons. Mais je cherche encore le volontaire idéal.

— Ne vous adressez pas à moi !

— C’est pourtant ce que je compte faire. »

Ma réponse avait été une plaisanterie. La sienne me pétrifia.

« Vous êtes fou ! parvins-je à balbutier. J’aurais dû le tuer quand j’avais votre pistolet en main. Si j’avais connu vos intentions, je l’aurais fait. Mais quant à être volontaire pour vous laisser me mettre cette chose sur… Non, merci ! Je suis déjà passé par là.

— Je ne peux pas prendre n’importe qui, continua-t-il patiemment comme s’il ne m’avait pas entendu. Il me faut un homme capable de tenir le coup… Jarvis n’était ni assez équilibré, ni assez costaud. Toi, nous savons que tu l’es.

— Moi ? Tout ce que vous savez c’est que j’en ai réchappé une fois. Je… je ne pourrais pas supporter une deuxième expérience.

— En tout cas, répliqua-t-il avec le plus grand calme, tu as moins de chances qu’un autre d’y rester. Tu as déjà subi l’épreuve du feu. Avec un autre sujet, je cours plus de risques de perdre un agent.

— Et depuis quand vous souciez-vous tellement de les perdre ? dis-je amèrement.

— Depuis toujours, crois-moi. Je te donne une dernière chance, mon petit : acceptes-tu cette expérience, sachant qu’elle est nécessaire, qu’elle a plus de chances de réussir avec toi qu’avec n’importe qui d’autre, et que tu peux nous être plus utile qu’un autre parce que tu es déjà passé par là, ou vas-tu laisser un autre agent risquer sa raison et peut-être sa vie à ta place ? »

J’essayai de lui expliquer ce que je ressentais. Je ne pouvais supporter l’idée de mourir en étant possédé par un parasite. Je ne sais pourquoi il me semblait que mourir dans ces conditions comportait pour moi la certitude d’être condamné à un enfer sans fin et sans rémission. Et la perspective de ne pas mourir, une fois que la larve m’aurait touché, me paraissait pire encore. Mais je ne trouvais pas de mots pour m’exprimer.

Je haussai les épaules.

« Je démissionne, dis-je. Il y a des limites à ce qu’un homme peut endurer. Je refuse. »

Il se tourna vers le micro du téléphone intérieur.

« Allô, le laboratoire ? appela-t-il. Nous allons commencer. Pressez-vous.

— Quel sujet prend-on ? demanda la voix de l’homme qui nous avait quittés un peu plus tôt.

— Le premier volontaire.

— On prend le plus petit appareil alors ? demanda la voix.

— C’est ça. Apportez-le ici. »

Je me dirigeai vers la porte.

« Où vas-tu ? me lança sèchement le Patron.

— Dehors, répliquai-je. Je ne veux pas voir ça. »

Il m’empoigna par l’épaule et me fit faire demi-tour. « Ah ! mais non ! Tu connais ces êtres-là, toi. Ton avis peut nous être utile.

— Lâchez-moi !

— Tu resteras ici, répéta-t-il férocement, même si je dois te faire ficeler à un fauteuil. J’ai été très indulgent avec toi à cause de ta maladie, mais j’en ai assez de tes caprices. »

J’étais trop las pour lutter.

« C’est vous le Patron, dis-je. Comme vous voudrez. » Les gens du laboratoire apportèrent sur ces entrefaites une sorte de fauteuil roulant qui ressemblait à s’y méprendre à la chaise électrique de Sing-Sing. On y avait fixé des colliers de serrage destinés à maintenir les chevilles, les genoux, les poignets et les coudes de l’occupant. Une sorte de corset devait lui serrer la poitrine et la taille, mais le dossier était découpé pour lui laisser les épaules accessibles.

Ils placèrent cet étrange meuble à côté de la cage dont ils enlevèrent la face contiguë au fauteuil. Le singe les regardait faire avec ses yeux attentifs et perspicaces, mais ses membres pendaient toujours, comme inertes. Pourtant mon inquiétude s’accrut encore quand on ouvrit la cage. Seule la menace du Patron de me faire maintenir sur place de force en cas de besoin m’empêcha de fuir. Les techniciens s’écartèrent ; tout était prêt. La porte de la pièce s’ouvrit et plusieurs personnes entrèrent. Mary était du nombre.

Je fus pris de court. J’avais vainement essayé de la voir depuis mon retour ; j’avais même demandé plusieurs fois aux infirmières de la faire venir dans ma chambre, mais cela n’avait rien donné, soit qu’elles n’aient pu l’identifier, soit qu’elles aient reçu des ordres. En la revoyant maintenant en de telles circonstances, je maudis intérieurement le Patron : ce n’était pas là un spectacle pour une femme – même si cette femme était un agent de la Section. Il y a des limites à tout.

Mary parut surprise de me voir et m’adressa un petit signe de tête. Nous en restâmes là, car l’heure n’était pas aux propos de salon. Elle avait bonne mine, mais paraissait soucieuse. Elle portait le même costume que mes infirmières, mais n’était pas affublée de leur grotesque cuirasse dorsale. Derrière elle, étaient entrés des hommes chargés d’appareils enregistreurs et stéréodiffuseurs, et de bien d’autres choses encore.

« Vous êtes prêt ? demanda le chef du laboratoire.

— Allez-y », dit le Patron.

Mary alla droit à la chaise et s’y assit. Deux techniciens s’agenouillèrent près d’elle et se mirent en devoir de lui immobiliser les membres dans les colliers prévus à cet usage. Pétrifié, je les regardai faire. Je saisis tout à coup le Patron par le bras et le jetai littéralement de côté. Je me précipitai vers la chaise et repoussai les techniciens à grands coups de pied.

« Mary, hurlai-je, allez-vous-en de là ! »

Le Patron me mit en joue.

« Va-t’en toi-même, ordonna-t-il. Attachez-le, vous autres. »

Je regardai son pistolet – je regardai Mary. Elle ne bougeait pas : ses pieds étaient déjà attachés. Elle se contenta de me jeter un coup d’œil apitoyé.

« Levez-vous, Mary, dis-je avec lassitude. Laissez-moi la place ! »


Ils emportèrent le fauteuil et en ramenèrent un autre plus grand. Je n’aurais pu utiliser le premier car ils étaient tous les deux faits sur mesure. Quand ils eurent achevé de m’immobiliser, je me sentis pris comme dans un bloc de béton. Le dos commençait déjà à me démanger d’une manière insupportable quoique rien ne l’ait encore touché.

Mary avait quitté la pièce. Je ne l’avais pas vue sortir, mais cela n’avait guère d’importance. Quand je fus prêt, le Patron me posa la main sur le bras. « Merci, mon petit », me dit-il seulement. Je ne lui répondis pas.

Je ne les vis pas manipuler le parasite au moment où ils me le plaçaient sur le dos. Cela ne m’intéressait même pas ; en eussé-je été capable, ce qui n’était pas le cas, que je n’aurais même pas tourné la tête. Le singe jappa une fois, puis hurla, « Attention », cria quelqu’un.

Un silence tomba, comme si tout le monde avait retenu son souffle… quelque chose d’humide me frôla la nuque et je m’évanouis…


Quand je repris conscience, je sentis en moi cette même impression d’énergie vibrante que j’avais déjà connue. Je savais que j’étais mal pris, mais j’étais bien décidé à trouver à force de ruse un moyen de m’en sortir. Je n’avais pas peur. Je n’avais que du mépris pour mes adversaires auxquels je me savais infiniment supérieur.

« M’entends-tu ? demanda brutalement le Patron.

— Ne criez pas comme ça je ne suis pas sourd, répliquai-je.

— Te souviens-tu de ce que nous devons faire ?

— Vous voulez me poser des questions ? Qu’attendez-vous ?

— Qu’es-tu au juste ?

— Quelle question idiote ! Un homme de 1,75 m avec plus de muscles que de bon sens ! Je pèse…

— Il ne s’agit pas de toi. Tu sais très bien à qui je parle. Pas à toi, à l’autre…

— C’est une devinette ?

— Inutile de jouer la comédie. Ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

— C’est pourtant la pure vérité.

— Tu sais que je t’étudie depuis que tu es fixé à ce singe. Je sais plusieurs choses qui me donnent un avantage sur toi. »

Il commença à les compter sur ses doigts.

« Tu n’es pas immortel, et d’un. Tu es susceptible de souffrir, et de deux. Tu n’aimes pas les décharges électriques, tu ne peux pas supporter un degré de chaleur dont les hommes s’accommodent et tu es complètement impuissant sans ton porteur, et de trois. Si je t’enlevais de celui où tu es en ce moment, tu mourrais. Tu n’as pas d’autres pouvoirs que ceux que tu lui empruntes. Et de quatre. Or ton porteur actuel est réduit à l’impuissance. Essaie de te libérer, pour voir. Il va falloir te montrer conciliant – ou mourir. Tu as le choix. »

J’avais déjà éprouvé la solidité de mes liens. Comme je m’y attendais, je constatai que je ne pouvais me libérer. Mais cela ne m’inquiétait pas trop. Chose bizarre, j’étais assez satisfait d’avoir retrouvé mon « maître », de ne plus éprouver de tensions, d’inquiétudes personnelles. Mon devoir était de servir coûte que coûte, et c’était tout. Un des colliers qui m’immobilisaient les chevilles semblait un peu moins serré que les autres. Peut-être pourrais-je parvenir à y faire passer tout mon pied… Je vérifiai les liens de mes bras. Peut-être qu’en me décontractant bien…

Un ordre me parvint aussitôt – ou si vous préférez, je pris une décision. Cela revient au même : il n’y avait aucun conflit de volontés entre mon « maître » et moi qui ne faisions qu’un. Quoi qu’il en soit, je compris que le moment n’était pas venu de tenter de m’évader. Je parcourus la pièce des yeux, essayant de deviner qui pouvait être armé. J’estimai que le Patron devait être seul dans ce cas : cela améliorait mes chances.

Quelque part, tout au fond de moi, j’éprouvais ce sentiment douloureux, fait de culpabilité et de désespoir, que seuls connaissent les esclaves des « maîtres », mais j’étais bien trop occupé pour y faire attention…

« Alors ? poursuivit le Patron. Veux-tu répondre, ou préfères-tu souffrir ?

— Répondre à quoi ? Jusqu’à présent vous n’avez dit que des sottises.

— Passez-moi l’électrode », dit le Patron en se tournant vers un technicien.

Occupé que j’étais à éprouver mes liens, je ne ressentais aucune appréhension. Si je parvenais à lui inspirer la tentation de mettre son arme à portée de ma main – en admettant que je parvienne à me dégager un bras – alors, je pourrais…

Il me toucha la région des épaules avec une baguette métallique et je sentis une douleur atroce. La pièce s’obscurcit comme si l’on avait coupé net l’électricité. J’eus l’impression d’avoir été déchiré en deux. Momentanément, je restai sans « maître ».

La douleur se dissipa, ne laissant derrière elle qu’un cuisant souvenir. Avant que je puisse me remettre à penser de façon cohérente, le dédoublement que je sentais avait cessé, et je me retrouvai sous l’emprise de mon « maître ». Mais pour la première et unique fois depuis que je le servais, je n’étais pas sans inquiétude. Un peu de son angoisse, de sa panique, m’avait été transmis.

« Alors, demanda le Patron, ça te plaît ? »

Ma panique se dissipa. De nouveau je me sentais rempli d’un bien-être insouciant ; je restais pourtant sur le qui-vive. Mes poignets et mes chevilles, qui avaient commencé à me faire mal, cessèrent de m’incommoder.

« Pourquoi avez-vous fait cela ? demandai-je. Vous pouvez me faire souffrir, c’est évident, mais pourquoi ?

— Réponds à mes questions.

— Posez-les.

— Qu’es-tu ? »

La réponse se fit attendre. Le Patron allongea la main vers sa baguette.

« Nous sommes le peuple…, m’entendis-je répondre.

— Quel peuple ?

— Le seul peuple… Nous vous avons étudiés. Nous connaissons vos mœurs. Nous…

— Continue, dit sévèrement le Patron, avec un geste de sa baguette.

— Nous sommes venus, continuai-je, pour vous apporter…

— Nous apporter quoi ? »

Je voulais parler ; la baguette était redoutablement proche de moi. Mais j’avais du mal à trouver mes mots.

« Vous apporter la paix…», balbutiai-je.

Le Patron renifla dédaigneusement.

«… La paix, continuai-je, la satisfaction… la joie de… de… l’abandon…»

J’hésitai de nouveau. « Abandon » n’était pas le mot que je cherchais. Je dus faire un effort comme cela arrive lorsque l’on s’exprime dans une langue étrangère.

« La joie, répétai-je, de… du nirvâna…»

C’était le mot qui convenait. Je me sentis heureux comme un chien qui reçoit un morceau de sucre pour avoir fait le beau. Je me trémoussai de plaisir.

« Que je comprenne bien, dit le Patron. Vous nous promettez, à nous les humains, que si nous capitulons, vous prendrez soin de nous et nous rendrez heureux ? C’est cela ?

— Exactement. »

Le Patron médita cette réponse tout en fixant mes épaules. Il cracha à terre.

« Tu sais, dit-il lentement, qu’on nous a souvent offert le même marché à moi et à mes semblables. Cela ne nous a jamais rien apporté de bon.

— Essayez vous-même, suggérai-je. C’est bien facile. À ce moment-là, vous comprendrez. »

Il me regarda de nouveau, bien en face, cette fois.

« Je le devrais peut-être. Je dois peut-être à… à quelqu’un de ma connaissance de faire cette expérience. Il n’est pas dit que je ne la ferai pas un jour. Mais pour le moment, continua-t-il avec vivacité, tu dois répondre à mes questions. Réponds vite et bien, et il ne t’arrivera rien. Si tu t’endors, je te réveillerai… avec ça. »

Il brandit sa baguette.

Je me recroquevillai sur moi-même ; la stupeur et la déconvenue se mêlaient en moi. Un moment, j’avais cru qu’il allait accepter et j’évaluais déjà les possibilités de m’échapper.

« Maintenant, continua-t-il, dis-moi d’où tu viens. »

Pas de réponse. Je n’éprouvai aucune impulsion m’enjoignant de répondre.

La baguette se rapprocha.

« De très loin…, hurlai-je.

— Ça, nous le savons. Mais où se trouve votre base ? Votre planète natale ? »

Le Patron attendit un instant en vain.

« Je vois qu’il va falloir te rafraîchir la mémoire », menaça-t-il.

Je l’observais d’un œil morne. Je ne pensais toujours à rien. À ce moment, un assistant interrompit le Patron.

« Quoi ? grogna celui-ci.

— C’est peut-être une difficulté sémantique qui l’arrête, expliqua l’autre. Leurs concepts astronomiques sont peut-être différents des nôtres.

— Pourquoi ? répliqua le Patron. Cette larve sait tout ce que sait son porteur. C’est un fait que nous avons déjà établi. »

Il essaya pourtant une autre approche.

« Écoute-moi bien : tu sais ce qu’est le système solaire ? Votre planète en fait-elle partie ? »

J’hésitai, puis répondis enfin : « Toutes les planètes sont nôtres. »

Le Patron se tira pensivement la lèvre. « Je me demande bien ce que ça veut dire, fit-il d’un ton songeur. Mais peu importe… Vous pouvez revendiquer tout l’univers si ça vous chante. Mais où est votre repaire ? D’où viennent vos astronefs ? »

Il m’était impossible de le lui dire. Je restai silencieux.

Il allongea brusquement la main derrière mon dos et je sentis un choc effroyable.

« Vas-tu parler, nom de Dieu ? De quelle planète venez-vous ? De Mars ? De Vénus ? De Jupiter ? De Saturne ? D’Uranus ? De Neptune ? De Pluton ? »

Au fur et à mesure qu’il les énumérait, je les voyais défiler devant moi – et pourtant je n’ai jamais été plus loin de la Terre que sur un satellite artificiel. Quand il nomma la bonne planète, je sus que c’était bien celle-là – mais cette pensée me fut aussitôt arrachée du cerveau.

« Parle, continua-t-il. Ou gare !

— Ce n’est aucune de celles-là, dis-je. Nous venons de bien plus loin. »

Il regarda mes épaules, puis mes yeux.

« Tu mens, gronda-t-il. Il va falloir une dose de courant pour t’apprendre à être honnête.

— Non, non !

— On peut toujours essayer. »

Il avança lentement la baguette derrière moi. De nouveau, je sus quelle était la vraie réponse à sa question ; j’allais la lui donner quand quelque chose me prit à la gorge. À cet instant précis la douleur recommença.

Elle ne cessait pas. J’étais comme déchiré. Je tâchais de parler – j’aurais fait n’importe quoi pour mettre fin à la douleur que je sentais, mais la main invisible me serrait toujours la gorge.

À travers un brouillard douloureux, je vis flotter en tremblotant les traits du Patron.

« Ça te suffit ? » demanda-t-il.

Je voulus répondre, mais j’étouffai en hoquetant. Je le vis allonger de nouveau la baguette.

Je me sentis disloqué comme par une explosion et je mourus.


Ils étaient penchés sur moi. « Il revient à lui », dit quelqu’un.

Le visage du Patron était penché au-dessus du mien. « Ça va, petit ? » demanda-t-il anxieusement. Je détournai les yeux.

« Reculez-vous, je vous prie, dit une autre voix. Laissez-moi lui faire sa piqûre. »

Celui qui venait de parler s’agenouilla à côté de moi et me fit une piqûre. Il se leva, regarda ses mains, et les essuya sur son short.

« Ça doit être du “gyro” ou quelque chose comme ça », pensai-je distraitement. En tout cas, ça me remettait d’aplomb. Bientôt je pus m’asseoir sans aide. J’étais toujours dans la même pièce, juste devant cette foutue chaise. Je voulus me remettre debout. Le Patron me donna un coup de main, mais je me dégageai brutalement. « Vous, ne me touchez pas ! hurlai-je.

— Pardon, dit-il. Toi, Jones, lança-t-il sèchement, va chercher la civière avec Uto. Emmène-le à l’infirmerie. Allez avec eux, docteur.

— Certainement. »

Celui qui m’avait fait ma piqûre voulut me prendre le bras.

Je fis un pas en arrière. « Ne me touchez pas ! » criai-je de nouveau.

Le docteur regarda le Patron, qui haussa les épaules et fit signe à tout le monde de sortir. Je gagnai seul la porte et passai dans le couloir. Je m’y arrêtai, regardai mes poignets et mes chevilles et conclus que je ferais aussi bien de passer à l’infirmerie. Doris m’y soignerait et je pourrais peut-être dormir.

Il me semblait avoir fait quinze rounds de boxe… et les avoir tous perdus.

« Sam, Sam ! » Je reconnaissais cette voix. Mary courut vers moi ; elle s’arrêta et me regarda avec de grands yeux tristes. « Oh ! Sam ! Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ? » Sa voix était si étouffée que je la comprenais à peine.

« Vous devriez le savoir », répliquai-je.

Je retrouvai assez d’énergie pour la gifler. « Garce ! » lui lançai-je rageusement.


Ma chambre était vide et je ne trouvai pas Doris. Je refermai la porte derrière moi, me jetai à plat ventre sur mon lit et tâchai de m’empêcher de penser ou de sentir. J’entendis bientôt un petit cri étouffé. J’ouvris un œil ; Doris était là. « Mon Dieu ! » s’écria-t-elle. Je sentis ses mains se poser doucement sur moi. « Pauvre petit, dit-elle, ne bougez pas. Je vais chercher le docteur.

— Non !

— Mais il faut bien que le docteur vous voie.

— Je ne veux pas. Occupez-vous de moi vous-même. »

Elle ne répondit pas et je l’entendis sortir. Elle revint peu de temps après – je crois du moins que ce fut peu de temps après – et commença à nettoyer mes plaies. Je faillis hurler quand elle me toucha le dos, mais elle fit rapidement mon pansement. « Maintenant retournez-vous tout doucement, me dit-elle.

— J’aime mieux rester à plat ventre.

— Mais non, protesta-t-elle. Il faut que vous buviez quelque chose. Soyez un peu raisonnable. Là, très bien…»

Je me retournai, ou plutôt ce fut elle qui me retourna, et je bus ce qu’elle me tendait. Bientôt je m’endormis.

Je crois me souvenir de m’être réveillé, d’avoir vu le Patron et de l’avoir injurié. Le docteur était là, lui aussi. À moins que le tout n’ait été qu’un rêve…


Miss Briggs me réveilla et Doris m’apporta mon petit déjeuner.

C’était comme si je n’avais jamais été rayé de la liste des malades. Je n’étais pas en trop mauvaise forme. Il me semblait seulement avoir dégringolé les chutes du Niagara dans un tonneau. J’avais des pansements aux deux bras et aux deux jambes, là où les colliers m’avaient coupé la peau, mais pas de fractures. C’était surtout à l’âme que j’avais mal…

Comprenez-moi bien : le Patron avait le droit de mettre ma vie en danger. Ça, c’était dans le contrat. Mais pas ce qu’il m’avait fait ! Il savait bien ce qui me ferait agir et il s’en était servi pour m’obliger à faire une chose que je n’aurais jamais faite de mon plein gré. Après m’avoir amené là où il voulait, il s’était impitoyablement servi de moi. Oh ! bien sûr, il m’est arrivé de passer des types à tabac pour les faire parler. Quelquefois on ne peut pas faire autrement. Mais cela, vous pouvez m’en croire, c’était tout différent.

C’était de penser au Patron qui me faisait le plus de mal. Mary ? Après tout ce n’était qu’une fille comme beaucoup d’autres. Bien sûr, j’étais dégoûté qu’elle l’ait laissé se servir d’elle comme d’un appât. Elle était parfaitement en droit d’utiliser son sex-appeal dans son métier d’agent. Il y a des espionnes depuis que le monde est monde et celles qui sont jeunes et jolies ont toujours eu recours aux mêmes armes.

Mais elle n’aurait jamais dû accepter qu’on se serve d’elle contre un collègue – et en tout cas pas contre moi.

Ce n’est guère logique, direz-vous ? Moi je trouve que si. J’étais déjà passé par là. Ils pouvaient continuer sans moi « l’Opération Parasite ». J’avais un petit chalet dans les Adirondacks ; assez de provisions au réfrigérateur pour une année, et une bonne réserve de pilules extra-temporelles. Je décidai d’aller là-bas les utiliser. Le monde se sauverait ou se perdrait sans moi.

Si quelqu’un s’approchait à moins de cent mètres de mon chalet, il ferait bien de montrer son dos nu s’il ne voulait pas se faire abattre sur place.

Загрузка...