CHAPITRE XXVII

Nous faillîmes d’abord nous faire descendre par nos propres troupes, mais heureusement une escorte de deux « Anges Noirs » vint à notre rencontre et nous accompagna jusqu’à l’avion amiral, d’où le maréchal Rexton suivait les opérations. L’avion régla sa vitesse sur la nôtre et nous fit passer à son bord avec une boucle volante. Je trouvai la manœuvre assez déplaisante.

Rexton aurait bien voulu nous renvoyer chez nous avec son pied quelque part, mais l’homme capable de se débarrasser du Patron de cette façon-là n’est pas encore né. Finalement ils nous débarquèrent et je posai notre autavion sur la route de la corniche, à l’ouest de Pass Christian. J’avais une trouille effroyable, car nous fûmes secoués par des rafales de D.C.A. tout le temps de notre descente. On se battait autour et au-dessus de nous mais un calme étrange régnait dans les parages de la soucoupe elle-même.

L’astronef nous dominait de sa masse, à moins de cinquante mètres devant nous. Il était aussi menaçant, aussi réel que l’imitation en matière plastique que nous avions vue dans l’Iowa avait été toquarde. Il avait la forme d’un disque de grandes dimensions, légèrement penché vers nous. Il s’était en partie posé sur une des vieilles maisons sur pilotis qui bordent cette côte. La soucoupe se trouvait calée par les ruines de la maison, et par un gros tronc d’arbre qui jadis ombrageait cette dernière.

La position penchée de l’astronef nous laissait apercevoir sa surface supérieure et ce qui devait sûrement être un sas atmosphérique ; celui-ci avait la forme d’un hémisphère de métal d’environ quatre mètres de diamètre situé au centre du disque. L’hémisphère en question était soulevé au-dessus de la coque de l’astronef à une hauteur de un mètre cinquante à deux mètres. Je ne pouvais pas voir ce qui le maintenait en l’air, mais je supposai qu’il devait y avoir un axe ou un piston central, car il saillait comme une valve de pneu. Il était facile de voir pourquoi la soucoupe ne s’était pas refermée et n’avait pas repris l’air : le sas était endommagé. Il était maintenu ouvert par une « tortue de sable » (un de nos petits tanks amphibies) faisant partie des forces de débarquement du Fulton.

Je tiens à signaler ici que ce tank était commandé par l’enseigne Gilbert Calhoun, de Knoxville ; il était accompagné de l’électricien de 2e classe, Florent Berzowski et du canonnier Booker T. W. Johnson ; Tous, bien entendu, étaient morts avant notre arrivée.

Sitôt posé, notre autavion fut encerclé par une patrouille commandée par un garçon aux joues roses qui paraissait très désireux de tirer sur quelqu’un ou quelque chose. Il se calma un peu en voyant Mary, mais refusa néanmoins de nous laisser approcher de la soucoupe avant d’avoir reçu des instructions de son capitaine qui, à son tour, en référa au commandant du Fulton. La réponse nous parvint dans un délai relativement court, si l’on tient compte du fait que l’on en référa sans doute par la voie hiérarchique jusqu’à Washington.

En l’attendant, j’observai la bataille et me félicitai de ne pas y être mêlé. Il allait y avoir de la casse… Il y en avait même déjà eu ! Juste derrière notre autavion, je vis le cadavre d’un jeune garçon qui ne devait pas avoir plus de quatorze ans. Il serrait encore un lance-fusées et, sur ses épaules, on apercevait les marques des envahisseurs. Je me demandai si la larve avait abandonné le cadavre avant de mourir, ou si, peut-être, elle n’avait pas réussi à se transporter sur le marin qui avait abattu le gamin d’un coup de baïonnette.

Pendant que j’examinais le cadavre, Mary s’était avancée sur la route avec le jouvenceau qui commandait la patrouille.

L’idée qu’une larve, peut-être encore vivante, se trouvait dans les parages, me fit courir vers elle.

« Remonte dans l’autavion », ordonnai-je.

Elle continua à regarder la route devant elle. « J’aurais bien voulu faire un carton, dit-elle, les yeux brillants.

— Elle ne risque rien ici, m’assura le jeune enseigne. Nous les contenons un peu plus bas sur la route. »

Je ne fis pas attention à lui. « Écoute-moi bien, petite enragée, lui dis-je, si tu ne remontes pas immédiatement dans l’autavion, je te flanque une raclée !

— Bien, Sam. »

Elle fit demi-tour et obéit.

Je toisai le jeune loup de mer. « Qu’est-ce que vous avez à me regarder comme ça ? » grognai-je. Je trouvais que toute cette ambiance puait l’envahisseur à plein nez et l’attente m’énervait.

« Rien de particulier, dit-il en me toisant à son tour. Mais chez moi on ne parle pas comme ça aux dames.

— Alors vous feriez mieux d’y retourner », répliquai-je en lui tournant le dos.

Le Patron, lui aussi, avait disparu. Cela ne me disait rien de bon.

Une ambulance qui revenait de l’ouest se posa à côté de moi. « La route de Pascagoula est-elle ouverte ? » demanda le pilote.

La rivière Pascagoula, à trente milles à l’est de l’endroit où avait atterri la soucoupe, représentait à peu près la lisière de la zone jaune pour cette région. La ville du même nom, à l’est de l’embouchure, était dans la zone verte – tandis qu’à soixante ou soixante-dix milles à l’ouest de nous se trouvait La Nouvelle-Orléans – la plus forte concentration connue de titans au sud de Saint-Louis. Les forces qui nous attaquaient venaient de La Nouvelle-Orléans, tandis que notre base la plus proche était Mobile.

« Je n’en sais rien », dis-je au pilote.

Il se rongea un ongle. « Après tout, je suis bien passé à l’aller, je m’en tirerai peut-être aussi au retour ! » Ses turbines bourdonnèrent et il disparut. Je continuai à chercher le Patron.

Bien que la bataille terrestre se fût déplacée à quelque distance de nous, la bataille aérienne continuait à faire rage au-dessus de nos têtes. Je regardais les sillages de vapeur et essayais de deviner à quel parti ils appartenaient et comment les pilotes pouvaient s’y reconnaître, quand un grand avion de transport surgit non loin de nous, lâcha une volée de fusées retardatrices pour se freiner et déchargea une compagnie de troupes aéroportées. Cela me fit me poser de nouvelles questions ; les soldats étaient trop loin pour que je pusse dire s’ils portaient ou non des parasites. En tout cas, ils arrivaient de l’est.

Je repérai le Patron en train de parler avec le commandant du groupe de débarquement. Je m’approchai de lui et les interrompis. « Nous devrions filer, Patron, dis-je. Ils vont nous lâcher des bombes atomiques sur la tête avant dix minutes.

— Ne vous affolez pas, coupa le commandant imperturbable. Nous sommes trop peu nombreux pour qu’ils nous fassent seulement l’honneur d’une bombe miniature. »

J’allais lui demander comment il savait que les larves raisonneraient comme lui, quand le Patron me coupa la parole.

« Il a raison, petit. »

Il me prit le bras et me mena vers l’autavion. « Il a raison, mais ses raisons ne sont pas les bonnes.

— Hein ?

— Pourquoi n’avons-nous jamais osé bombarder les villes qu’ils tiennent ? Tu penses bien qu’ils n’ont pas envie d’abîmer leur astronef ; ils veulent le reprendre intact. Retourne près de Mary et n’oublie pas de te méfier des chiens et des étrangers, hein ! »

Je me tus, mais sans être convaincu. Je m’attendais d’une seconde à l’autre à nous voir tous transformés en déclics de compteur Geiger. Les larves se battaient avec l’intrépidité de coqs de combat – peut-être du reste, parce qu’elles n’étaient pas individualisées. Pourquoi se seraient-elles tant souciées du sort d’un de leurs astronefs ? Elles tenaient peut-être plus à nous l’enlever des mains qu’à le conserver.

Nous venions d’arriver à l’autavion, et je parlais avec Mary quand le jeune enseigne arriva au grand trot. Il salua le Patron.

« Le commandant a dit que vous pouviez faire tout ce que vous vouliez, monsieur. Absolument tout. »

À son attitude, je devinai que la dépêche de Washington avait dû être écrite en lettres de feu, avec force fioritures et enjolivures.

« Je vous remercie, dit doucement le Patron. Nous voulons seulement examiner l’astronef capturé.

— Certainement, monsieur. Veuillez m’accompagner, je vous prie. »

Ce fut du reste lui qui nous accompagna, ne sachant pas trop s’il devait escorter le Patron ou Mary. Ce fut Mary qui gagna. Je fermai la marche en m’attachant surtout à veiller au grain et à ne pas paraître voir le jeune enseigne. Sur la côte où nous nous trouvions, l’arrière-pays est une véritable jungle. La soucoupe empiétait sur une zone de brousse que le Patron traversa pour couper au plus court. « Attention monsieur, recommanda le petit enseigne. Regardez bien où vous marchez.

— Il y a des larves ? » demandai-je.

Il secoua la tête. « Non, des serpents corail. »

Au point où nous en étions un serpent venimeux m’aurait semblé aussi inoffensif qu’un lapin de choux. Je dus cependant prêter quelque attention à son conseil, car j’avais la tête penchée vers le sol quand l’incident se produisit.

J’entendis un cri. Je veux bien être pendu si ce n’était pas un tigre du Bengale en train de nous charger !

Ce fut sans doute Mary qui le toucha la première. Mon rayon précéda peut-être légèrement celui du jeune officier. En tout cas je ne fus pas en retard sur lui. Le Patron tira le dernier. À nous tous, nous grillâmes la pauvre bête de telle façon qu’aucun fourreur n’aurait pu seulement en tirer une descente de lit. Pourtant le parasite qu’il portait était indemne. Je lui réglai son compte d’une deuxième décharge. Le jeune officier le regarda sans étonnement.

« C’est curieux, dit-il, je croyais pourtant bien que nous avions liquidé toute la cargaison.

— Que voulez-vous dire ?

— Je parle du premier tank de transport qu’ils ont envoyé. C’était une vraie arche de Noé ! Il y avait de tout là-dedans, depuis des gorilles jusqu’à des ours blancs. Vous êtes-vous jamais fait charger par un buffle ?

— Jamais et je ne tiens pas à essayer.

— Notez que c’est encore préférable aux chiens. Si vous voulez mon avis, ces animaux-là n’ont aucun bon sens. »

Il regardait la créature sans aucune émotion.

Sans nous attarder davantage, nous grimpâmes sur l’astronef. Ma nervosité s’en accrut encore. Pourtant l’aspect de l’engin n’avait rien d’effrayant en lui-même.

Mais cet aspect n’était pas normal. Quoique l’objet en présence duquel nous nous trouvions fût évidemment artificiel, on savait d’instinct, sans avoir besoin de se l’entendre dire, qu’il n’avait pas été fait de main d’homme. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Sa surface était mate et polie comme un miroir, sans une seule marque d’aucune sorte. Il était impossible de dire comment il avait été construit. Il était lisse comme un cube de matière plastique.

Je n’aurais pas pu dire de quoi il était fait. De métal ? Évidemment il fallait que ce fût du métal. Mais en était-ce bien ? On se serait attendu à le trouver ou terriblement froid, ou, au contraire, brûlant encore du choc de l’atterrissage. Je le touchai. Il n’était rien du tout : ni froid, ni chaud. Un autre détail me frappa : un engin de cette taille atterrissant à grande vitesse aurait dû ravager un ou deux hectares de terrain. Or on ne voyait aucune zone brûlée autour de lui, la végétation y était restée verte et humide comme partout ailleurs.

Nous montâmes jusqu’à cette espèce de parasol qui devait être le sas atmosphérique. Le bord en était rabattu sur le petit char amphibie dont le blindage était cabossé comme une boîte de carton que l’on aurait serrée dans sa main. Ces « tortues de sable » sont faites pour pouvoir rouler sur des fonds de deux cents mètres ; je vous jure que c’est costaud !

Celle-ci devait l’être, car si le parasol l’avait endommagée, l’écluse n’avait pas pu se refermer. En revanche, le métal, ou Dieu sait quel élément, dont était construite la porte de l’astronef ne portait pas la moindre trace de l’effort supporté.

« Attends-moi ici, avec Mary, dit le Patron en se tournant vers moi.

— Vous n’allez pas entrer tout seul là-dedans ?

— Si. Nous n’avons sans doute pas beaucoup de temps devant nous.

— J’ai ordre de rester avec vous, monsieur, lui dit l’enseigne. C’est ce qu’a dit le commandant.

— Très bien, acquiesça le Patron. Venez. »

Il se pencha sur le puits de l’écluse, s’agenouilla et se suspendit dans le vide par les mains. L’enseigne le suivit. Je me sentais terriblement nerveux, mais je ne voulus pas discuter.

Ils disparurent tous deux dans le trou sombre. Mary se tourna vers moi.

« Sam, je n’aime pas cela, me dit-elle. J’ai peur. »

Sa remarque me surprit. J’avais peur moi aussi, mais je n’aurais pas cru qu’il en serait de même pour elle. « Je suis là », dis-je pour la rassurer.

« Faut-il rester ici ? Il ne nous l’a pas exactement ordonné…»

Je réfléchis.

« Si tu veux revenir à l’autavion, je peux t’y reconduire, proposai-je.

— Ma foi… Et puis, non, Sam. Je crois qu’il vaut mieux rester ici. Viens plus près. »

Elle tremblait.


Je ne sais combien de temps s’écoula avant que leurs deux têtes réapparaissent au bord du puits. Le jeune enseigne sortit le premier et le Patron lui dit de monter la garde en nous attendant. « Venez, nous dit-il. Il n’y a pas de danger – du moins je le crois.

— C’est déjà ça, grognai-je, tout en suivant Mary qui descendait déjà dans l’astronef avec l’aide du Patron.

— Attention à ta tête, me recommanda-t-il, la voûte est très basse d’un bout à l’autre. »

C’est un truisme de dire que les objets fabriqués par des races non humaines n’ont eux-mêmes rien d’humain, mais bien peu d’hommes ont jamais mis les pieds à l’intérieur d’un labyrinthe vénusien et il en est moins encore qui aient vu les ruines martiennes – et je n’étais pas du nombre. Je ne sais pas à quoi je m’attendais. À première vue, l’intérieur de la soucoupe n’était pas, me sembla-t-il, trop ahurissant, mais il était étrange. Il avait été conçu par des cerveaux inhumains qui ignoraient toutes les notions humaines en matière de construction, qui, par exemple, n’avaient jamais entendu parler de l’angle droit, ni de la ligne droite, ou les regardaient comme inutiles ou indésirables.

Nous nous trouvions dans une petite pièce ovale ; de là, nous rampâmes dans un tube d’environ un mètre cinquante de diamètre qui semblait s’enfoncer dans les entrailles de l’astronef et brillait sur toute sa surface d’une lueur rougeâtre.

Une odeur bizarre et assez troublante, rappelant un peu celle du gaz des marais flottait dans le tube ; elle était mélangée à la puanteur des larves mortes. Ce fait, joint au reflet rougeâtre et à l’absence totale de sensation calorifique, quand je posais la paume sur les parois du tube, me donnait la désagréable impression de ramper dans les entrailles d’un monstre d’un autre monde, bien plutôt que dans l’intérieur d’une machine inconnue.

Le tube se séparait en deux branches, comme une artère. Ce fut à cet embranchement que nous découvrîmes notre premier androgyne titanien. Il (appelons-le « il » pour plus de commodité) était étendu sur le dos comme un enfant endormi, la tête calée sur son parasite. Un semblant de sourire flottait sur sa petite bouche pareille à un bouton de rose. Je ne réalisai pas tout de suite qu’il était mort.

Au premier abord, les similitudes existant entre les Titaniens et nous sont plus frappantes que les différences, mais c’est parce que nous imprimons sur ce que nous voyons les caractéristiques mêmes que nous nous attendons à y voir. Prenez par exemple la petite « bouche » de cet être : pouvais-je me douter que c’était un organe qui chez eux ne servait qu’à la respiration ?

Pourtant, malgré certaines ressemblances fortuites entre les Titaniens et nous, dues surtout au fait qu’ils ont quatre membres et une protubérance semblable à une tête, nous ne leur ressemblons pas plus qu’une grenouille-bœuf ne ressemble à un petit chien. Cependant leur aspect général n’est pas désagréable et reste vaguement humain. Ils me faisaient penser à des elfes ; c’étaient les elfes des lunes de Saturne.

En voyant le petit être, j’avais tiré mon pistolet. Le Patron se retourna. « Ne t’affole pas, me dit-il. Il est mort. Ils sont tous morts, étouffés par l’oxygène de notre atmosphère quand le tank a démoli leur écluse. »

Je tenais toujours mon pistolet à la main. « Je vais brûler la larve, insistai-je. Elle vit peut-être encore. »

Elle n’était pas recouverte de la carapace que nous avions maintenant pris l’habitude de leur voir et sa nudité ne la rendait que plus hideuse.

Le Patron haussa les épaules. « Comme tu voudras, mais elle ne peut pas te faire de mal. Cette espèce-ci ne peut pas vivre sur un porteur respirant de l’oxygène. »

Il enjamba le petit cadavre, ce qui m’aurait empêché de tirer même si j’en avais eu envie. Mary n’avait pas sorti son arme de son étui, mais elle s’était blottie contre moi. Elle respirait à petits coups pressés. Le Patron s’arrêta. « Vous venez Mary ? » dit-il sans impatience.

Elle parut étouffer. « Allons-nous-en, haleta-t-elle. Sortons vite d’ici.

— Elle a raison, dis-je. Ce n’est pas à trois que nous pourrons faire du travail utile. Il faudrait toute une équipe de chercheurs et des masses de matériel. »

Il ne m’écouta pas. « Il le faut, Mary, insista-t-il. Vous le savez bien. C’est de vous que j’ai besoin et de personne d’autre.

— Pourquoi ça ? » demandai-je avec colère.

Il ne paraissait toujours pas entendre. « Alors, Mary ? » répéta-t-il.

Du plus profond d’elle-même, elle mobilisa toutes ses réserves de courage. Sa respiration redevint normale, ses traits se détendirent, et elle rampa par-dessus l’elfe et son parasite avec la sérénité d’une reine montant à l’échafaud. Je la suivis maladroitement, gêné que j’étais par mon pistolet, en m’efforçant de ne pas frôler le cadavre.

Nous arrivâmes enfin dans un vaste compartiment qui était vraisemblablement le poste de direction. Il contenait un grand nombre de petits elfes, mais tous étaient morts. Sa surface intérieure était creusée de cavités et piquetée de lumières beaucoup plus brillantes que la lueur rougeâtre du tube. L’espace libre était meublé d’appareils suspendus en feston aux parois et qui n’avaient pas plus de signification intelligible pour moi que les circonvolutions d’un cerveau humain. De nouveau je me laissai effleurer par l’idée (complètement erronée) que l’astronef était en réalité un organisme vivant.

Sans s’arrêter, le Patron se coula dans un autre tube dont les parois brillaient de la même lueur rougeâtre que le précédent. Nous en suivîmes les détours jusqu’à un endroit où il s’élargissait pour atteindre un diamètre d’environ trois mètres. Le « plafond » était assez haut pour nous permettre de nous tenir debout. Mais ce n’est pas là ce qui nous frappa le plus ; nous constatâmes en effet que les parois avaient cessé d’être opaques.

De chaque côté de nous, derrière des membranes transparentes, nous pouvions apercevoir des milliers et des milliers de larves nageant, flottant, se tordant dans une sorte de fluide qui les soutenait. Chaque réservoir irradiait une lueur diffuse qui lui était propre et je pouvais en distinguer le fond à travers la masse palpitante. J’avais envie de hurler.

Je tenais toujours mon pistolet mais le Patron se hâta de placer sa main devant mon arme. « Non ! lança-t-il. Tu ne vas pas nous lâcher ça dans les jambes ! Nous en aurons besoin. »

Mary regardait comme moi, mais elle était trop calme. Je doute qu’elle ait eu sa pleine conscience, au sens strict du mot. Je la regardai, je regardai encore une fois les parois de ce fantomatique aquarium. « Sortons vite d’ici s’il en est encore temps, dis-je avec insistance, et lâchons une bombe atomique là-dessus.

— Non, me dit tranquillement le Patron. Il y a encore autre chose à voir. Viens. »

Le tube se rétrécit de nouveau, puis s’élargit encore une fois. Nous nous trouvâmes dans un compartiment un peu plus petit que le précédent. De nouveau, nous voyions des murs transparents ; de nouveau des êtres flottaient derrière.

Je dus y regarder à deux fois pour parvenir à croire au témoignage de mes sens.

Derrière la paroi, flottant sur le ventre, je reconnus le cadavre d’un homme, d’un véritable humain, d’un homme de notre planète, âgé de quarante ou cinquante ans. Ses bras étaient croisés sur sa poitrine et ses genoux repliés sur son ventre, comme s’il dormait.

Je l’observai, l’esprit parcouru de pensées terrifiantes. Le cadavre n’était pas seul ; il y en avait d’autres à côté de lui, hommes, femmes, jeunes et vieux. Mais celui que j’avais vu le premier retenait particulièrement mon attention. J’étais certain qu’il était mort ; l’idée ne me serait pas venue de penser autre chose. Mais au même moment je vis sa bouche s’agiter faiblement – et je regrettai qu’il ne fût pas mort…


Mary errait dans le compartiment comme une femme ivre – non, pas vraiment ivre, mais soucieuse, ahurie. Elle allait d’une paroi à l’autre, cherchant à percer de son regard les profondeurs glauques tout encombrées de corps humains. Le Patron ne regardait qu’elle. « Eh bien, Mary ? dit-il doucement.

— Je ne les vois pas », dit-elle d’une voix pitoyable de petite fille grondée.

Elle courut de l’autre côté.

Le Patron lui saisit le bras. « Vous ne les cherchez pas au bon endroit, dit-il énergiquement. Retournez là où ils sont. Vous vous souvenez ?

— Je ne peux pas me souvenir ! gémit-elle.

— Il le faut. C’est le plus grand service que vous puissiez leur rendre. Il faut que vous retourniez là où ils sont et que vous les cherchiez. »

Elle ferma les yeux. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle haletait et paraissait prête à étouffer. Je m’interposai entre elle et le Patron.

« Assez, criai-je. Qu’est-ce que vous lui faites donc ? »

Il me repoussa. « Non, mon petit, murmura-t-il d’une voix dure ; ne te mêle pas de ça. Tu ne dois pas t’en mêler.

— Mais…

— Non ! »

Il lâcha Mary et m’entraîna vers la sortie. « Toi, reste là. Si tu aimes ta femme, si tu hais nos envahisseurs, ne te mêle pas de ça. Je te jure que je ne lui ferai pas de mal.

— Mais qu’allez-vous faire ? »

Il m’avait déjà tourné le dos. Je restai immobile, bien à contrecœur, mais sans oser me mêler d’une question que je ne comprenais absolument pas.

Mary s’était laissée tomber sur le sol ; elle se tenait accroupie comme une enfant, le visage caché dans ses mains. Le Patron s’agenouilla et lui toucha le bras. « Retournez là-bas, l’entendis-je lui dire. Retournez là où tout a commencé. »

Ce fut à peine si j’entendis la réponse de Mary. « Non… oh ! non.

— Quel âge aviez-vous ? Quand on vous a trouvée, vous sembliez avoir sept ou huit ans. C’était avant… ?

— Oui… oui… avant…»

Elle s’abattit sur le sol. « Maman, maman ! sanglota-t-elle.

— Que vous dit votre maman ? lui demanda-t-il doucement.

— Elle ne me dit rien. Elle me regarde si drôlement… Il y a quelque chose sur son dos… J’ai peur. J’ai peur ! »

J’accourus vers eux en baissant la tête pour éviter de me cogner au plafond bas. Sans quitter Mary des yeux le Patron me fit signe de reculer. Je m’arrêtai, hésitai. « Retourne là-bas, commanda-t-il. Tout de suite ! »

C’était à moi que s’adressait l’ordre, et j’y obéis, mais Mary aussi.

« Il y avait un avion…, murmura-t-elle. Un très grand avion. » Il lui dit quelque chose tout bas ; je n’entendis pas la réponse de Mary, si elle lui en fit une. Cette fois je n’osais plus bouger. Malgré mon trouble, je comprenais que j’assistais à une chose qui devait être d’une extrême importance pour absorber ainsi toute l’attention du Patron en présence de l’ennemi.

Il continuait à parler d’une voix apaisante, mais insistante. Mary se calma et parut sombrer dans une sorte de léthargie, mais j’entendais bien qu’elle répondait au Patron. Au bout d’un moment elle se mit à débiter un flot de paroles monotones, comme cela se produit dans les cas de débâcle émotionnelle. Le Patron n’avait que rarement besoin de la relancer dans son récit.

J’entendis quelque chose ramper dans le couloir derrière moi. Je me retournai et sortis mon arme, pensant avec une brusque panique que nous étions pris au piège. Je faillis tirer avant de reconnaître le sempiternel enseigne que nous avions laissé dehors. « Venez vite », dit-il d’une voix émue. Il passa devant moi et répéta la même chose au Patron.

Celui-ci paraissait exaspéré au-delà de toute expression.

« Vous, taisez-vous et foutez-moi la paix ! ordonna-t-il.

— Il faut partir, insista le jeune homme. Le commandant vous fait dire de venir tout de suite. Nous sommes obligés de nous replier et le commandant peut être forcé de tout faire sauter d’une seconde à l’autre. Si nous sommes encore là-dedans à ce moment-là… Bang !

— C’est bien, dit le Patron avec le plus grand calme. Allez dire à votre commandant qu’il faut absolument qu’il tienne jusqu’à ce que nous soyons ressortis. J’ai des renseignements de la plus haute importance. Aide-moi à porter Mary, petit.

— À vos ordres, dit le jeune enseigne. Mais dépêchez-vous ! »

Il repartit à quatre pattes. Je ramassai Mary et la portai à l’orifice du tube. Elle semblait presque sans connaissance.

Je la posai sur le sol.

« Il va falloir la tirer là-dedans, me dit le Patron. Elle risque de ne pas revenir à elle. Attends… je vais la mettre sur ton dos et tu ramperas avec elle. »

Sans l’écouter, je secouai Mary. « Mary ! hurlai-je. Tu m’entends ? Il faut nous en aller, chérie. Tu peux ramper ?

— Oui Sam. »

Elle refermait déjà les yeux. Je la secouai de nouveau. « Mary !

— Oui, chéri, qu’y a-t-il ? Je suis si fatiguée…

— Écoute-moi bien, Mary : il faut sortir d’ici en rampant. Sinon les larves nous attraperont. Tu comprends ?

— Bien, chéri. »

Ses yeux restaient ouverts, mais vides. Je la fis passer devant moi dans le tube et la suivis. Chaque fois qu’elle semblait défaillir, je lui donnais des claques pour la réveiller. Je la portai et la tirai à la fois pour traverser le compartiment aquarium où étaient les larves, puis le poste de commande (si c’en était un). Quand nous arrivâmes à l’endroit où le tube était en partie obstrué par le cadavre du petit elfe, elle s’arrêta ; je me faufilai devant elle et poussai le cadavre dans l’autre branche du tube. Cette fois, pas de doute : le parasite était bien mort. Je dus gifler de nouveau Mary pour qu’elle s’aidât un peu.

Après un interminable cauchemar fait d’efforts incohérents où nos membres semblaient transformés en masses de plomb, nous atteignîmes enfin la porte extérieure. Le jeune officier était là et il m’aida à soulever Mary hors de l’astronef. Il la tirait pendant que le Patron et moi la soulevions et la poussions à la fois. Je fis la courte échelle au Patron, sautai dehors par mes propres moyens. Il faisait déjà presque nuit.

Nous contournâmes la maison en ruine, en évitant la brousse et, de là, revînmes sur la route. Notre autavion n’y était plus. On nous fit monter en hâte dans une « tortue de sable ». Il était temps, car on se battait déjà non loin de nous.

Le commandant du tank referma les capots et l’embarcation s’enfonça dans l’eau. Un quart d’heure plus tard nous étions à bord du Fulton.

Une heure après, nous débarquions à Mobile. Le Patron et moi avions pris du café et des sandwiches au mess du Fulton ; des officiers des formations féminines de la Marine s’étaient occupées de Mary. Elle nous rejoignit au moment où nous débarquions. Elle paraissait tout à fait normale. « Mary, ma chérie, dis-je, ça va maintenant ? »

Elle me sourit. « Bien sûr, chéri. Pourquoi cela n’irait-il pas ? »

Un avion militaire escorté nous prit à son bord. Je m’attendais à le voir nous conduire aux bureaux de la Section, ou à Washington, mais le pilote nous amena dans un hangar à flanc de montagne, après un de ces atterrissages en glissé latéral qu’aucun appareil civil ne peut réussir : on est dans le ciel à grande vitesse et, hop, une seconde plus tard, on se retrouve arrêté dans une grotte.

« Où sommes-nous ? » demandai-je.

Le Patron descendit sans répondre. Mary et moi le suivîmes. Le hangar était exigu ; il ne pouvait contenir qu’une douzaine d’appareils, un quai d’atterrissage freiné et une unique rampe de lancement. Des sentinelles nous conduisirent à une porte taillée en plein roc. Après l’avoir franchie, nous nous retrouvâmes dans une antichambre. Un haut-parleur nous ordonna de nous déshabiller complètement. Je regrettai pour ma part de devoir abandonner mon pistolet et mon téléphone.

Nous entrâmes dans une autre pièce où nous fûmes accueillis par un jeune homme vêtu, en tout et pour tout, d’un brassard orné de trois chevrons et d’éclairs entrecroisés. Il nous repassa à une jeune personne encore moins vêtue que lui, car elle n’avait que deux chevrons. Mary fit une vive impression sur l’un et sur l’autre mais chacun réagit d’une façon très caractéristique de son sexe. Je crois que la caporale ne fut pas fâchée de nous repasser à la capitaine qui nous reçut ensuite.

« Nous avons reçu un message, dit le capitaine. Le docteur Steelton vous attend.

— Merci, dit le Patron. Où cela ?

— Un instant », dit-elle.

Elle s’approcha de Mary et lui tâta les cheveux. « Il faut tout vérifier », dit-elle pour s’excuser. Si elle s’aperçut que la chevelure de Mary était en partie postiche, elle ne le laissa pas voir. « C’est bien, dit-elle enfin, allons-y. » Ses propres cheveux étaient coupés très court comme ceux d’un homme.

« D’accord, dit le Patron. Non, mon petit, ajouta-t-il à mon adresse, toi, tu vas rester là.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Parce que tu as bien failli tout gâcher tout à l’heure, expliqua-t-il sèchement. Et maintenant, tais-toi.

— Le mess des officiers est dans le premier couloir à gauche, dit la capitaine. Si vous alliez nous y attendre ? »

C’est ce que je fis. Je passai devant une porte agréablement décorée d’une tête de mort et de tibias en sautoir peints en rouge ; le tout surmontait une inscription au pochoir. « Attention, parasites vivants. Entrée interdite sauf pour raisons de service. Suivez les consignes A. » Je me gardai bien d’enfreindre ces instructions.

Au mess, je trouvai trois ou quatre hommes et deux femmes qui se reposaient. Je dénichai un fauteuil libre et m’y assis en me demandant mélancoliquement combien de ficelles il fallait avoir sur la manche pour pouvoir obtenir un drink… Au bout de quelque temps, je fus rejoint par un grand gaillard d’humeur communicative qui portait les insignes de colonel suspendus à une chaîne de cou.

« Vous êtes nouveau ici ? » me demanda-t-il.

J’en convins.

« Expert civil, sans doute ? continua-t-il.

— Je ne sais pas si je suis expert, répliquai-je. J’appartiens à un service de renseignements.

— Votre nom, je vous prie ? Je regrette de vous importuner, mais je suis l’officier responsable de la sécurité. Je m’appelle Kelly. » Je lui dis mon nom et il hocha la tête.

« À vrai dire, je vous avais vu arriver. Et maintenant, monsieur Nivens, que diriez-vous d’un verre de quelque chose ? »

Je me levai.

« Je commençais justement à me demander s’il faudrait que j’assassine quelqu’un pour lui prendre son verre ! » dis-je.


« Remarquez qu’à mon avis nous avons autant besoin d’un service de sécurité ici qu’un cheval d’une paire de patins à roulettes, me dit un peu plus tard Kelly. Nous devrions publier toutes nos découvertes aussitôt que nous les avons faites. »

Je remarquai que ce n’était pas là le point de vue qu’on eût attendu d’un militaire. Il se mit à rire. « Croyez-moi, mon vieux, tous les militaires ne sont pas tels qu’on se les représente. C’est seulement un air qu’ils se donnent. »

Je lui dis incidemment que le maréchal Rexton ne me paraissait pas né de la dernière pluie.

« Vous le connaissez ? me demanda le colonel.

— Pas exactement, mais ces temps-ci, j’ai eu assez souvent l’occasion de l’approcher pour raisons de service. Je l’ai vu ce matin encore.

— Hé, hé, dit le colonel, moi je ne l’ai jamais rencontré. Vous fréquentez des milieux plus élevés que moi, cher monsieur. »

J’eus beau lui expliquer que ce n’était qu’un simple hasard, il me manifesta à partir de ce moment une considération accrue. Il me parla bientôt du travail dont s’occupait le laboratoire où nous nous trouvions. « À l’heure actuelle, nous connaissons mieux ces créatures que le diable en personne. Mais malheureusement il y a encore un hic : nous ne savons toujours pas comment les tuer sans tuer en même temps leurs porteurs.

« Naturellement, continua-t-il, si nous pouvions les attirer une à une dans un petit coin et les anesthésier, on pourrait sauver les porteurs – mais c’est toujours la vieille histoire du grain de sel à mettre sur la queue des oiseaux. Je ne suis pas un savant, moi – au fond, sous un autre nom, je ne suis qu’un vulgaire flic – mais j’ai parlé à des savants. Nous menons une guerre biologique. Ce qu’il nous faut c’est un microbe qui s’attaquera à la larve mais pas au porteur. Ça a l’air tout simple, hein ? Nous connaissons une centaine de micro-organismes qui tuent les larves ; ceux de la variole, du typhus, de la syphilis, de l’encéphalite léthargique, du virus d’Obermayer, de la peste, de la fièvre jaune et j’en passe… Mais ils tuent le porteur en même temps.

— On ne pourrait pas utiliser une maladie contre laquelle tout le monde serait immunisé ? Tout le monde a été vacciné contre la typhoïde. Et presque tout le monde contre la variole…

— Ça ne donnerait rien. Si le porteur est immunisé, le parasite n’est pas atteint. Maintenant que les larves ont développé cette cuticule protectrice qui les enveloppe, c’est le porteur qui représente leur milieu vital. Non, il nous faut quelque chose que le porteur puisse attraper et qui tue la larve sans donner au porteur autre chose qu’une légère fièvre. »

J’allais répondre quand j’aperçus le Patron sur le pas de la porte. Je m’excusai et courus vers lui. « Sur quel sujet t’interrogeait donc Kelly ? me demanda-t-il.

— Il ne m’interrogeait pas, répliquai-je.

— Que tu crois ! Tu sais de quel Kelly il s’agit ?

— Non, pourquoi ?

— Tu devrais le savoir, quoiqu’il ne se laisse jamais photographier. C’est B. J. Kelly, le plus grand criminologiste de notre temps.

— Pas possible ? Mais ce Kelly-là n’est pas dans l’Armée.

— Il est sans doute de la réserve. Cela te donne une idée de l’importance du laboratoire. Viens.

— Où est Mary ?

— Tu ne peux pas la voir en ce moment. Elle récupère.

— Est-elle… très souffrante ?

— Je t’ai promis qu’elle ne courait aucun danger. Steelton est notre meilleur spécialiste. Mais il a fallu descendre à un niveau très profond et lutter contre une grande résistance. C’est toujours fatigant pour le sujet. »

Je réfléchis un instant. « Avez-vous découvert ce que vous cherchiez ? demandai-je.

— Oui et non. Nous n’avons pas encore fini.

— Que cherchez-vous au juste ? »

Nous suivions un des interminables couloirs de cette étrange ruche. Il tourna bientôt à droite, entra dans un petit bureau et s’assit. Il toucha le bouton d’un téléphone. « Conférence privée, dit-il.

— Très bien, monsieur, dit une voix. Nous n’enregistrerons pas. »

Une lampe verte s’alluma au plafond.

« Je n’en crois rien, grogna le Patron, mais comme cela Kelly sera peut-être le seul à écouter l’enregistrement ! Et maintenant, petit, à nous deux. Tu m’as posé une question, mais je ne sais pas si j’ai le droit de te répondre. Tu as beau être son mari, l’âme de Mary ne t’appartient pas. Et ce dont je vais te parler remonte à si longtemps qu’elle ignorait elle-même le savoir. »

Je restai muet. « Il vaut peut-être quand même mieux t’en dire assez pour que tu comprennes, reprit-il d’un air soucieux. Autrement tu la tourmenteras jusqu’à ce que tu le saches et c’est ce que je ne veux sous aucun prétexte. Tu risquerais de lui détraquer complètement le système nerveux. Je crois qu’elle ne se souviendra de rien – Steelton est très adroit – mais tu risquerais malgré tout de remuer certaines choses qui…

— C’est vous qui êtes juge, dis-je en prenant ma respiration.

— Bon. Je vais donc te confier certaines choses et répondre à tes questions – à quelques-unes tout au moins. J’exige en échange une promesse solennelle ; jamais tu n’ennuieras ta femme avec ça. Tu n’es pas assez adroit.

— C’est bien. Je vous le promets.

— Vois-tu, petit, il y a eu jadis un groupe de gens, une secte pourrait-on dire, qui se sont attiré une mauvaise réputation…

— Les Whitmaniens ? Je sais.

— Hein ? Comment le savais-tu ? Par Mary ? Non, c’est impossible, elle ne le savait pas elle-même…

— Non, pas par Mary. C’est une hypothèse à laquelle j’étais arrivé par mes propres moyens. »

Il me regarda avec un respect assez surprenant chez lui. « Je t’ai peut-être sous-estimé, petit, dit-il. C’étaient les Whitmaniens en effet. Mary faisait partie de la secte quand elle était encore toute petite à l’époque où ils s’étaient fixés dans l’Antarctique, en…»

De petites roues se mirent à tourner dans ma mémoire ; un nombre se forma enfin.

«… En 1974, achevai-je.

— C’est bien cela.

— Mais alors Mary aurait près de quarante ans !

— Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— Hein ? Euh non, rien. Mais c’est impossible.

— Elle a quarante ans, sans les avoir. Chronologiquement, elle a une quarantaine d’années, biologiquement, entre vingt et trente ans. Subjectivement elle est encore plus jeune, puisqu’elle ne se rappelle rien de son existence antérieure à 1990 environ.

— Que voulez-vous dire ? Qu’elle ne se souvienne de rien, je peux le comprendre : elle ne veut pas se souvenir de cette période. Mais que veut dire le reste de votre phrase ?

— Ce que j’ai dit. Si elle n’est pas plus vieille qu’elle ne le paraît, c’est parce que… Écoute-moi : te souviens-tu de cette pièce où la mémoire a commencé à lui revenir ? Eh bien, elle a passé dix ans ou plus en état d’animation suspendue, dans un bac tout pareil à celui-là.

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