CHAPITRE XII

Quand le docteur m’eut donné mon exeat, je me mis à la recherche de Mary. Je n’avais toujours que la parole du Patron pour seule garantie, mais je me rendais déjà assez nettement compte que j’avais fait l’idiot. Je ne m’attendais pas à la trouver très bien disposée à mon endroit, mais je tenais à placer mon petit discours.

On pourrait croire qu’une grande et belle fille rousse est aussi facile à retrouver qu’une plaine dans le Texas, mais les agents vont et viennent et le personnel sédentaire est dressé à ne s’occuper que de ce qui le regarde. Le Service du personnel m’envoya carrément au bain. Ils m’adressèrent au Bureau des opérations, c’est-à-dire au Patron. Cela ne me convenait pas.

Je me heurtai à plus de méfiance encore quand j’essayai de pointer les listes d’entrées et de sorties. Je me faisais l’effet d’un espion dans mon propre service.

J’allai au laboratoire biologique, mais ne pus découvrir son chef et dus me contenter d’un adjoint. Celui-ci ignorait tout d’une femme ayant tenu un rôle dans « l’Opération Interview », et il se remit à se gratter l’oreille en feuilletant des rapports. Je repartis du laboratoire et allai au bureau du Patron. Je n’avais guère le choix.

Il y avait une tête nouvelle au bureau de Miss Haines. Je ne revis du reste jamais cette dernière et me gardai bien de demander ce qu’elle était devenue. Je ne tenais pas à le savoir.

La nouvelle secrétaire transmit mon indicatif au Patron. Par miracle celui-ci était là et pouvait me recevoir.

« Qu’est-ce que tu veux ? dit-il d’un air bougon.

— Je croyais que vous auriez du boulot à me donner. »

Ce n’était d’ailleurs pas du tout ce que j’avais eu l’intention de lui dire.

« Justement j’allais te faire demander. Ça fait assez de temps que tu tires ta flemme. »

Il aboya quelque chose dans son téléphone et se leva. « Viens », me dit-il.

Je me sentais brusquement apaisé. « Je vais au service de Cosmétique ? dis-je.

— Non, ta sale gueule suffira. Nous partons pour Washington. »

Nous nous arrêtâmes cependant au service de Cosmétique, mais seulement pour y prendre une tenue de ville. Je touchai un pistolet neuf et fis vérifier mon téléphone crânien.

La sentinelle nous obligea à nous découvrir le dos avant de nous laisser approcher pour sortir. Nous émergeâmes enfin à la surface du sol, dans les bas quartiers de La Nouvelle Philadelphie.

« J’en conclus que le patelin n’est pas infecté ? dis-je au Patron.

— Dans ce cas, tu as le cerveau rouillé, me répliqua-t-il. Ouvre l’œil et le bon. »

Je ne pus lui poser d’autres questions. La présence de tant d’hommes habillés me troublait ; je me surpris à tourner la tête pour voir s’ils avaient le dos rond. Monter dans un ascenseur encombré pour gagner le quai de départ me semblait d’une folle imprudence. Quand nous fûmes dans notre autavion et que les appareils de pilotage automatique furent réglés, je le dis au Patron. « On se demande ce que fichent les autorités, remarquai-je. Je jurerais que le flic devant lequel nous venons de passer avait une bosse.

— C’est possible. C’est même probable.

— Ça alors, c’est énorme ! Je croyais que vous aviez la situation bien en main et que vous aviez lancé la contre-offensive sur tous les fronts ?

— À ton avis, que devrais-je faire ?

— C’est pourtant bien simple : même s’il gelait à pierre fendre, on ne devrait pouvoir apercevoir nulle part un dos couvert tant que nous n’aurions pas la certitude que tous les parasites sont morts.

— Tu as raison.

— Eh bien, alors ?… Voyons, le Président sait pourtant bien de quoi il retourne ?

— Il le sait.

— Qu’est-ce qu’il attend alors ? Il devrait proclamer la loi martiale et agir. »

Le Patron regarda le paysage. « Est-ce que tu t’imagines, petit, que c’est le Président qui dirige le pays ?

— Non, bien sûr, mais il est le seul à pouvoir agir.

— Hum… On appelle quelquefois le président Tsvetkov, « le prisonnier du Kremlin ». Ce qui est vrai en tout cas c’est que le Président est le prisonnier du Congrès.

— Vous voulez dire que le Congrès n’a encore rien fait ?

— Depuis que nous avons fait avorter la tentative de capture du Président, j’ai passé mon temps à l’aider à convaincre le Congrès. Tu as déjà eu affaire à une commission parlementaire, petit ? »

Je tâchai de saisir la situation : ainsi donc nous étions là bien tranquilles, pendant que l’espèce homo sapiens tout entière était en voie de disparition…

« Il est grand temps que tu découvres l’a b c de la vie politique, petit, continua-t-il. Le Congrès a souvent refusé d’agir dans des circonstances où le danger était plus manifeste encore qu’en ce moment. À l’heure actuelle il n’est pas évident. Nos preuves sont minces et très difficiles à croire.

— Et le sous-secrétaire d’État au Trésor ? Ils ne peuvent pas ne pas tenir compte de cela.

— Tu crois ? On a trouvé une larve sur le dos du sous-secrétaire d’État au Trésor, en pleine Maison Blanche, et nous avons abattu deux de ses gardes du corps du F.B.I., c’est exact, mais pour le moment notre Excellence est à Walter Reed sous le coup d’une dépression nerveuse, et il ne se souvient de rien. Le Trésor a seulement annoncé qu’une tentative d’assassinat contre le Président avait été heureusement déjouée. C’est vrai, mais pas au sens où ils l’entendaient.

— Et le Président a laissé dire ?

— Ses conseillers lui ont recommandé d’attendre. Sa majorité est incertaine et il y a dans les deux assemblées des gens qui veulent sa peau. La politique n’est pas un sport de tout repos.

— Enfin, quand même, dans un cas comme celui-ci, on ne devrait pas s’occuper de questions de parti. »

Le Patron souleva un sourcil. « Tu crois ça ? » dit-il seulement.

Je parvins enfin à lui poser la question pour laquelle j’étais allé le voir dans son bureau.

« Qu’est devenue Mary ? demandai-je.

— De ta part c’est une drôle de question », grogna-t-il.

Je ne répondis pas. « Où veux-tu qu’elle soit ? continua-t-il. Elle veille sur le Président. »

Nous commençâmes par nous rendre à une session secrète d’une commission interparlementaire. Au moment où nous arrivâmes, on passait des stéréos de mon ami Napoléon, l’anthropoïde. On voyait d’abord le singe avec son titan sur le dos, puis le titan en gros plan. Tous les parasites se ressemblent, mais je connaissais personnellement celui-ci et j’étais heureux de le savoir mort.

Je succédai au singe sur l’écran. Je me vis attaché au fauteuil. Je regrette de devoir dire que je faisais une bien sale gueule : la vraie frousse, ce n’est pas beau à voir. Je les vis enlever le titan du singe et le poser sur mon dos nu. Je m’évanouis sur l’écran et faillis bien m’évanouir une deuxième fois en chair et en os. Je ne tiens pas à décrire ce que j’éprouvai ; rien que d’y penser me rend malade.

Mais je vis cette créature mourir. Rien que cela valait le dérangement.

Le film s’arrêta. « Eh bien, messieurs ? dit le Président.

— Monsieur le Président !

— La parole est au représentant de l’Indiana…

— Parlant sans aucune idée préconçue, je dois dire que j’ai vu de meilleurs truquages à Hollywood…»

Ils se mirent à ricaner. « Très bien, très bien », dit quelqu’un.

Après la déposition du chef de laboratoire de biologie, je fus appelé à la barre. Je leur donnai mon nom, mon adresse, ma profession et on me posa quelques questions indifférentes sur ce que j’avais fait pendant que j’étais sous la domination des parasites. Les questions étaient écrites d’avance sur une feuille de papier. Ce qui m’énervait le plus, c’est qu’ils ne voulaient pas écouter mes réponses. Il y en avait deux qui lisaient leur journal.

On ne me posa que deux questions non préparées.

« Monsieur Nivens…, me dit un sénateur. À propos vous vous appelez bien Nivens ? »

J’acquiesçai.

« Monsieur Nivens, continua-t-il, vous dites être un agent de renseignements ?

— Oui.

— Vous appartenez au F.B.I., sans doute ?

— Non ! Mon chef hiérarchique relève directement du Président. »

Le sénateur sourit. « C’est bien ce que je pensais. Dites-moi, monsieur Nivens, vous êtes bien acteur, n’est-il pas vrai ? » Il semblait consulter des notes.

Je voulus trop préciser. Je voulais lui expliquer que s’il était exact que j’aie joué la comédie pendant une saison, dans une troupe de province, je n’en étais pas moins un authentique agent de renseignements. On ne m’en laissa pas la possibilité.

« Ce sera tout, monsieur Nivens. Je vous remercie. »

L’autre question me fut posée par un vieux sénateur qui désirait savoir mes opinions relativement à l’emploi de fonds budgétaires pour le réarmement de pays étrangers. Il en prit prétexte pour exprimer ses propres vues sur la question. Mes opinions sur ce point sont assez confuses, mais je n’eus pas à les exprimer. Je n’avais pas ouvert la bouche qu’on m’invitait déjà à quitter la barre.

Je m’y accrochai. « Écoutez-moi, dis-je. Il est évident que vous croyez qu’il s’agit d’un coup monté. Mais en ce cas, pour l’amour du Ciel, faites venir un détecteur de mensonges ! Ou faites-moi administrer du sérum de vérité. Cette séance est une plaisanterie. »

Le Président frappa la table de son maillet. « Reprenez votre place, monsieur Nivens », ordonna-t-il.

J’obéis.

Le Patron m’avait expliqué que le but de la séance était d’étudier une résolution interparlementaire déclarant l’état d’urgence et donnant au Président les mêmes pouvoirs qu’en temps de guerre. Nous fûmes expulsés avant le vote. « Ça va mal, dis-je au Patron.

— Ne t’en fais pas, me dit-il. Le Président a compris que cette procédure était vouée à l’échec dès qu’il a su les noms des membres de la commission.

— Mais alors, où en sommes-nous ? Attendrons-nous que les larves s’emparent aussi du Congrès ?

— Le Président va adresser un message au Congrès pour demander les pleins pouvoirs.

— Les obtiendra-t-il ? »

Le Patron se contenta de froncer les sourcils.

La séance commune des deux assemblées n’était pas publique, mais nous y assistâmes néanmoins – sur l’ordre personnel du Président. Le Patron et moi avions pris place dans l’espèce de petit balcon qui surplombe la tribune présidentielle. La séance fut ouverte avec les simagrées habituelles ; conformément à l’étiquette on envoya chercher le Président. Celui-ci arriva aussitôt, accompagné de la délégation réglementaire. Il était escorté de ses gardes du corps, tous des membres de notre section.

Mary aussi l’accompagnait. Quelqu’un lui apporta un pliant et elle s’installa tout à côté du Président. Elle tripotait un carnet et manipulait des papiers en feignant d’être une secrétaire, mais c’était là son seul déguisement. Elle me faisait penser à Cléopâtre par une belle nuit d’été et elle était aussi déplacée qu’un lit dans une église. On faisait au moins autant attention à elle qu’au Président.

Nos yeux se croisèrent et elle m’adressa un de ses doux sourires appuyés. Je pris une expression béate de jeune chiot et le Patron dut me donner un coup de coude dans les côtes. Je me ressaisis et tâchai de me conduire convenablement.

Le Président se lança dans un exposé raisonné de la situation. C’était aussi logique et direct qu’un rapport technique et à peu près aussi émouvant. Il se contenta d’énoncer des faits. À la fin, il mit ses notes de côté. « Il s’agit, dit-il, d’un danger si étrange et si terrible, si totalement en dehors de toute notre expérience que je dois vous demander des pouvoirs étendus pour y faire face. Dans certaines régions, la loi martiale doit être décrétée. Pour un temps, il sera nécessaire de restreindre considérablement les libertés individuelles. Le droit de libre déplacement doit être suspendu. Le droit qu’a chacun d’être à l’abri de fouilles et d’arrestations arbitraires doit s’incliner devant le droit de tous à la sécurité. Étant donné que tout citoyen, quel que soit son patriotisme ou son honorabilité, peut devenir un esclave involontaire de ces ennemis mystérieux, tous nos compatriotes doivent accepter de renoncer temporairement à une partie de leurs droits et de leurs libertés, jusqu’à ce que ce fléau soit enrayé.

« C’est donc avec le plus grand regret que je vous demande d’autoriser ces indispensables mesures de sécurité. »

Là-dessus, il se rassit.

Les sentiments d’une foule se perçoivent très bien. Nos parlementaires étaient mal à l’aise, mais pas convaincus. Le président du Sénat regarda le chef de la majorité. Il avait en effet été prévu que ce serait ce dernier qui soumettrait aux Chambres le projet de résolution.

Je ne sais s’il secoua la tête ou s’il fit un signal muet au président du Sénat, mais il ne demanda pas la parole. Entre-temps un silence gêné était tombé sur l’hémicycle. On entendit quelques cris de « monsieur le Président ! » et « À l’ordre ! »

Le président du Sénat fit mine de ne pas remarquer plusieurs candidats à la parole et la donna finalement à un membre de son parti, le sénateur Gottlieb, un vieux routier de la politique qui aurait voté pour son propre lynchage si tel avait été le vœu de son parti. Gottlieb commença par affirmer qu’il ne le cédait à personne en respect pour la Constitution, la Déclaration des Droits (et sans doute aussi le Grand Canyon du Colorado !) Il rappela modestement la durée de ses services et parla avec éloquence de la place occupée par les États-Unis dans l’histoire. Je crus d’abord qu’il cherchait à gagner du temps pendant que les autres mettaient leur tactique au point, mais je compris brusquement que ses paroles avaient un sens redoutable : il ne proposait rien de moins que de modifier l’ordre du jour et de procéder à la mise en accusation du Président.

Je ne mis du reste pas plus de temps qu’un autre à piger : le sénateur avait tellement enrobé sa proposition de phraséologie parlementaire qu’il était difficile de comprendre où il voulait en venir. Je regardai le Patron.

Le Patron regardait Mary.

Celle-ci le regardait d’un air excessivement insistant.

Le Patron prit un bloc-notes dans sa poche, y griffonna quelque chose et le fit passer à Mary. Elle le prit, le lut – et le passa au Président.

Celui-ci était paisiblement installé dans son fauteuil et ne paraissait pas s’apercevoir qu’un de ses plus vieux amis était en train de le diffamer à la tribune et de mettre la République en danger en même temps que lui. Il lut le message du Patron et se retourna sans hâte vers ce dernier. Le Patron hocha affirmativement la tête.

Le Président poussa du coude le président du Sénat qui se pencha vers lui. Ils échangèrent quelques mots à voix basse. Gottlieb parlait toujours. Le président du Sénat frappa sur son pupitre avec son maillet. « S’il vous plaît, monsieur le sénateur ! »

Gottlieb parut surpris.

« Je ne renonce pas à la parole, protesta-t-il.

— Je ne vous demande pas de renoncer à la parole. En raison de l’extrême importance de votre intervention, je vous prie de la poursuivre à la tribune. »

Gottlieb, qui paraissait intrigué, avança lentement vers la tribune. Le pliant de Mary en barrait les marches. Au lieu de lui laisser le passage, elle se leva, se détourna maladroitement et ramassa son pliant, obstruant ainsi davantage encore le passage. Le sénateur s’arrêta. Elle le frôla. Il lui prit le bras autant pour l’aider que pour maintenir son propre équilibre. Elle lui dit à mi-voix une phrase à laquelle il répondit, mais personne ne put entendre leurs paroles. Il parvint enfin à monter à la tribune.

Le Patron frémissait comme un chien à l’arrêt. Mary leva les yeux vers lui et hocha affirmativement la tête. « Saute-lui dessus », me lança le Patron.

D’un bond, j’enjambai la balustrade et atterris sur les épaules de Gottlieb. « Tes gants, petit, tes gants », entendis-je le Patron me crier. Sans prendre la peine de les enfiler, je déchirai le veston du sénateur et aperçus une larve qui palpitait sous sa chemise. Je déchirai celle-ci et tout le monde put en voir autant que moi.

Six caméras de stéréo n’auraient pas suffi à enregistrer ce qui se passa dans les quelques secondes qui suivirent. J’assommai Gottlieb pour l’empêcher de se débattre tandis que Mary le tenait par les jambes. Le Président, debout derrière moi, hurlait : « Êtes-vous convaincus maintenant ? » Le président du Sénat restait pétrifié, son maillet à la main. Le Congrès n’était plus qu’une foule déchaînée. Des femmes criaient d’une voix perçante. Au-dessus de moi, le Patron donnait ses ordres aux gardes du corps du Président.

Grâce aux pistolets des gardes et aux coups de maillet du président de séance, un semblant d’ordre fut bientôt rétabli. Le Président prit la parole. Il leur dit qu’une heureuse chance leur avait permis de constater de visu la nature de l’ennemi et leur proposa de passer un à un à la tribune pour y voir de leurs yeux un spécimen de la faune de Titan, la plus grande des lunes de Saturne. Sans attendre leur accord, il désigna du doigt les premiers bancs et leur dit d’avancer.

Ils obéirent.

Mary n’avait pas quitté la tribune. Déjà une vingtaine de parlementaires étaient passés (une femme-députée eut même une attaque de nerfs) quand je vis Mary faire un signe au Patron. Cette fois, je devançai son ordre d’une fraction de seconde. Heureusement deux de nos hommes se trouvaient tout près de là car l’honorable parlementaire (un ancien fusilier marin) était jeune et costaud. Nous l’allongeâmes à côté de Gottlieb.

À partir de ce moment, de gré ou de force, ils durent tous passer à la visite. Je passais la main sur le dos des femmes au fur et à mesure et je découvris une autre larve. Je crus un instant en avoir repéré une troisième, mais j’avais seulement fait une erreur gênante : l’honorable parlementaire était très grasse et je m’y étais trompé. Mary en repéra deux encore. Après quoi, il y eut une longue période de calme : il passa près de trois cents parlementaires devant nous sans que nous fassions de nouvelle découverte. Il était clair que certains faisaient traîner les choses en longueur.

Huit hommes armés ne suffisaient pas à la besogne – ni même onze, si l’on compte le Patron, Mary et moi. La plupart des larves se seraient échappées si le vice-président n’avait pas mobilisé des renforts. Avec son aide nous en attrapâmes treize, dont dix vivantes. Seul un des porteurs fut gravement blessé.

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