« Ça va, les mains ? me demanda le Patron.
— Ça ira. Ils m’ont mis de la peau artificielle pour une semaine. Demain on me greffera un bout d’oreille. »
Il parut agacé. « La greffe n’aura pas le temps de prendre. Il faudra que le service de Cosmétique t’en arrange une fausse.
— Peu importe l’oreille, lui dis-je. Ça ne vaut pas la peine de m’en faire coller une fausse. Il faut que je me déguise ?
— Pas exactement. Maintenant que tu es bien au courant, que penses-tu de la situation ?
— Pas fameuse, dus-je avouer. Tout le monde se méfie de tout le monde… Autant vaudrait être en Russie !
— Oui… À propos, est-ce qu’à ton avis, il serait plus facile de pénétrer en Russie et d’y organiser un réseau de surveillance que d’en faire autant en zone rouge ? Que préférerais-tu ? »
Je le regardai d’un œil méfiant.
« Ça, ça cache quelque chose ! Vous n’avez pas l’habitude de laisser vos agents choisir eux-mêmes leurs missions.
— Je te demande ton avis, en tant que spécialiste.
— Hum… Je n’ai pas assez de données précises. Les larves ont-elles infesté la Russie ?
— C’est justement ce qu’il faut que je découvre. »
Je compris tout à coup que Mary avait raison : les agents secrets ne devraient pas se marier.
« À cette époque de l’année, dis-je, il me semble qu’il faudrait y entrer par Canton. À moins que vous n’envisagiez un parachutage…
— Qu’est-ce qui te fait croire que j’aie envie de t’y envoyer ? Il serait plus commode et plus rapide d’obtenir le renseignement de la zone rouge.
— Hein ?
— Certainement. Si l’infestation s’est répandue en dehors de notre continent, les envahisseurs de la zone rouge doivent le savoir. Pourquoi faire le tour de la moitié du globe pour le découvrir ? »
Je mis au rancart l’idée qui m’était venue de me transformer en marchand hindou voyageant avec sa femme, et réfléchis à ce qu’il me disait. Ce n’était pas impossible…
« Mais comment diantre pénétrer en zone rouge, maintenant ? demandai-je. Je ne vais pas me coller une fausse larve en plastique entre les omoplates. Je me ferais repérer la première fois qu’on m’appellerait en conférence directe.
— Pas de défaitisme ! Quatre agents ont déjà pénétré là-bas.
— Et ils en sont revenus ?
— Ma foi, non… pas exactement…
— Vous trouvez qu’il est temps de faire des compressions de personnel sur mon dos ?
— Je crois que tes collègues n’ont pas suivi la bonne tactique.
— Évidemment !
— Ce qu’il faut, ce serait les convaincre que tu es un renégat. Tu as une idée ? »
Les idées que j’avais étaient trop violentes pour que je pusse les exprimer décemment. Je finis pourtant par éclater. « Vous ne pourriez pas me faire commencer par quelque chose de plus facile ? Un rôle de marlou panaméen, par exemple ? Ou d’étrangleur sadique ? Il faut bien que je me mette dans l’ambiance…
— Ce n’est pourtant pas sorcier, dit-il. Il y a peut-être des difficultés pratiques, mais…
— Pouah !
— … Mais tu dois pouvoir t’en tirer. De tous mes agents, tu es celui qui a le plus d’expérience de leurs mœurs. À part ta petite brûlure aux doigts, tu dois être retapé maintenant… À moins que nous ne te parachutions au-dessus de Moscou et que tu voies directement de quoi il retourne là-bas. Penses-y, mais sans t’énerver. Nous avons un jour ou deux devant nous.
— Merci ! Trop aimable. »
Je changeai de sujet.
« Et Mary ? Que comptez-vous en faire ?
— Occupe-toi donc de tes affaires.
— C’est ma femme, tout de même.
— Je sais.
— Ça alors ! Et vous ne me présentez pas vos vœux ?
— Il me semble, dit-il lentement, que tu as déjà eu toute la part de chance qu’un homme est en droit d’attendre ici-bas. Enfin je t’offre toujours ma bénédiction pour ce qu’elle vaut.
— Ah !… Ma foi, merci quand même. »
Je ne suis pas rapide. Jusqu’à ce moment, je n’avais jamais imaginé que le Patron était peut-être pour quelque chose dans le fait que nos permissions à Mary et à moi aient si opportunément coïncidé. « Écoutez, papa, dis-je.
— Hein ? »
C’était la deuxième fois que je l’appelais ainsi dans le mois et cela le mit aussitôt sur la défensive.
« Vous avez toujours voulu que j’épouse Mary, hein ? Vous avez tout combiné pour cela.
— Ne dis donc pas de bêtises. Je crois au libre arbitre, mon petit – et au libre choix. Vous aviez tous les deux droit à une permission – le reste est purement accidentel.
— Hum ! Je ne crois pas beaucoup au hasard, quand vous êtes dans le coup. Enfin peu importe. Je ne me plains pas du résultat. Et maintenant, pour cette mission, laissez-moi un peu plus de temps pour que je réfléchisse aux différentes éventualités. Je vais toujours passer demander une oreille en caoutchouc au service de Cosmétique. »