CHAPITRE XV

Si je vous ai donné l’impression que le sous-secrétaire d’État Martinez était stupide, je le regrette. Au début tout le monde avait du mal à croire au pouvoir des larves. Il faut en avoir vu une – après on y croit jusqu’au fond des tripes.

Le maréchal Rexton n’était pas non plus un endormi. À eux deux ils travaillèrent toute la nuit, après s’être convaincus par d’autres sondages dans des régions notoirement infectées que les incidents techniques ne peuvent pas se produire si souvent, ni avec autant d’à-propos. Vers quatre heures du matin, ils appelèrent le Patron et le Patron m’appela.

Je retrouvai dans la même pièce Martinez, Rexton, deux grosses huiles de l’État-Major et le Patron. Le Président entra au moment où j’arrivais ; il était vêtu d’une robe de chambre et suivi de Mary. Martinez allait parler, mais le Patron lui coupa la parole : « Montrez-nous votre dos, Tom », dit-il.

Mary lui fit signe que tout était normal, mais le Patron fit mine de ne pas le voir. « Je parle sérieusement, insista-t-il.

— Vous avez raison », dit lentement le Président.

Il ôta sa robe de chambre. Son dos était nu. « Si je ne donnais pas l’exemple, remarqua-t-il, comment pourrais-je demander aux autres de nous prêter leur concours ? »

Martinez et Rexton avaient planté des épingles dans une grande carte : des épingles rouges aux endroits infestés, des vertes aux endroits sains et quelques jaunes dans les cas douteux. L’Iowa semblait avoir la rougeole ; La Nouvelle-Orléans et la région de Teche ne valaient pas mieux. Il en était de même pour Kansas-City. Le haut du bassin Missouri-Mississippi, de Minneapolis et Saint-Paul jusqu’à Saint-Louis était clairement aux mains de l’ennemi. Plus bas, jusqu’à La Nouvelle-Orléans les épingles rouges étaient moins nombreuses, mais il n’y en avait pas du tout de vertes. Il y avait un coin malsain autour d’El Paso et deux autres sur la côte est.

Le Président y jeta un coup d’œil. « Il nous faudra l’aide du Canada et du Mexique, dit-il. Vous avez des nouvelles fraîches ?

— Rien d’intéressant.

— Le Canada et le Mexique ne seront qu’un début, dit gravement le Patron. Il vous faudra le concours du monde entier.

— Ah oui ? dit Rexton. Et la Russie, qu’en faites-vous ? »

Personne ne sut quoi répondre. La Russie était un pays trop vaste pour qu’on puisse l’occuper ou le négliger. La Troisième Guerre mondiale n’avait pas résolu le problème russe et aucune guerre ne le résoudrait jamais. Les parasites se trouveraient peut-être là-bas comme chez eux.

« Nous nous en occuperons quand le moment sera venu, dit le Président qui passa un doigt sur la carte. Avons-nous du mal à transmettre des messages à la côte ?

— Il ne semble pas, répondit Rexton. Ils n’ont pas l’air de gêner les transmissions en relais direct. Mais je fais maintenant passer toutes les communications militaires en relais par les satellites artificiels. »

Il regarda sa montre-bague. « C’est le satellite Gamma qui opère en ce moment, précisa-t-il.

— Hum…, dit le Président. Dites-moi Andrew, à votre avis, ces créatures pourraient-elles s’emparer par surprise d’un satellite artificiel ?

— Comment le saurais-je ? répliqua aigrement le Patron. J’ignore si leurs astronefs sont construits pour cela ou pas. Il me paraît plus probable qu’ils procéderaient par infiltration, en se servant des fusées de ravitaillement. »

Ils discutèrent ensuite la question de savoir si les larves avaient déjà pu conquérir des satellites artificiels ; le plan « Dos nu » ne s’appliquait pas à ces derniers. Nous les avions construits de nos deniers mais juridiquement ils appartenaient à l’O.N.U.

« Ne vous en faites pas pour cela, dit tout à coup Rexton.

— Pourquoi ? demanda le Président.

— Messieurs, étant probablement le seul d’entre vous à y avoir servi, je vous apprendrai que le costume que nous portons en ce moment est quasi de règle dans un satellite. Un homme complètement habillé y paraîtrait aussi déplacé qu’un pardessus sur une plage. Du reste, nous allons bien voir. »

Il donna ses ordres à un aide de camp.

Le Président se remit à étudier la carte.

« Autant que nous le sachions, dit-il en désignant la ville de Grinnell dans l’Iowa, toute l’invasion vient d’un unique engin qui a atterri ici.

— Autant que nous le sachions, précisa le Patron.

— Oh ! mais non ! » coupai-je.

Tout le monde me regarda. « Expliquez-vous, dit le Président.

— Je sais qu’au moins trois autres engins avaient déjà atterri, avant que j’aie été libéré. »

Le Patron parut surpris. « Tu en es sûr, petit ? Nous croyions pourtant bien t’avoir consciencieusement pompé.

— Naturellement, j’en suis sûr.

— Pourquoi n’en as-tu pas parlé ?

— Je n’y avais jamais pensé. »

Je m’efforçai de leur expliquer ce que l’on ressent quand on est possédé : on sait ce qui se passe, mais tout vous semble nuageux, et d’une importance ou d’une insignifiance égales. Je me sentais ému. Je ne suis pas d’un naturel nerveux, mais le fait d’être possédé par un « maître » vous change du tout au tout.

« Du calme, petit », me dit le Patron, tandis que le Président m’adressait un sourire rassurant.

« La question est la suivante, dit Rexton : où ont-ils atterri ? Nous pourrions peut-être encore capturer un engin intact.

— J’en doute, répliqua le Patron. Il ne leur a fallu que quelques heures pour camoufler le premier. En admettant que ç’ait été le premier », ajouta-t-il pensivement.

Je m’approchai de la carte et tâchai de réfléchir. La sueur au front, je désignai du doigt La Nouvelle-Orléans. « Je suis à peu près sûr qu’il y en a eu un par là, mais je ne sais pas où sont les autres, dis-je en fixant la carte.

— Pas par là ? demanda Rexton en me montrant la côte est.

— Je ne sais pas… je ne sais plus…

— Vous ne pouvez rien vous rappeler d’autre ? insista Martinez avec agacement. Faites un effort, sacrebleu !

— Je vous dis que je ne sais pas. Nous ne savions jamais au juste ce qu’ils comptaient faire. »

Je réfléchis à m’en donner la migraine et désignai du doigt Kansas City. « J’ai envoyé plusieurs messages là-bas, mais je ne sais pas si c’était pour commander des cellules porteuses. »

Rexton regarda la carte. « Nous admettrons donc qu’un débarquement a eu lieu près de Kansas City. Les techniciens pourront toujours étudier cela comme un kriegspiel et soumettre le problème à une analyse logistique. Nous pourrions même en déduire l’autre point d’atterrissage.

— L’autre, ou les autres, précisa le Patron.

— Hein ? Ou les autres points, parfaitement. »

Il revint vers la carte et s’absorba dans sa contemplation.

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