CHAPITRE XIV

FERMEZ VOS PORTES À CLÉ !

BAISSEZ LES TABLIERS DE VOS CHEMINÉES

NE PÉNÉTREZ JAMAIS DANS UN ENDROIT OBSCUR

ÉVITEZ LES ATTROUPEMENTS !

UN HOMME HABILLÉ EST UN ENNEMI: N’HÉSITEZ PAS À TIRER !


En même temps qu’il était soumis à un intensif barrage de propagande, le pays fut découpé en sections, et survolé par des escadres aériennes qui cherchaient le lieu d’atterrissage d’éventuelles soucoupes volantes. Notre réseau radar avait mission de signaler tout objet non identifié apparaissant sur ses écrans. Toute l’armée, depuis les unités aéroportées jusqu’au personnel des rampes de lancement d’engins téléguidés, se tenait prête à écraser au sol tout nouvel astronef découvert.

Dans les régions non contaminées, les gens ôtèrent leurs chemises de bon ou de mauvais gré, cherchèrent partout et ne trouvèrent pas le moindre parasite. Ils regardaient les actualités de la stéréo, s’étonnaient et attendaient que le gouvernement leur annonce que le danger était passé. Mais rien ne se produisit ; le gros public, et même les autorités locales, commençaient à se demander s’il était bien utile de parcourir les rues en tenue de plage.

Et les régions contaminées, direz-vous ? Les rapports qui en émanaient ne présentaient matériellement aucune différence avec ceux qui venaient d’ailleurs.

Jadis, au temps de la radio, cela n’aurait même pas pu se produire ; tout le pays aurait entendu la station de Washington d’où aurait été diffusé le message présidentiel. Mais la téléstéréo utilise des ondes si courtes qu’elles ne peuvent dépasser la ligne d’horizon ; au-delà il faut des stations relais, et les postes récepteurs de province ne peuvent recevoir que les émissions provinciales ; la densité et le peu de portée de notre réseau sont la rançon de la haute définition de nos images.

Or, dans les zones infectées, les larves étaient maîtresses des postes émetteurs et les habitants n’entendirent jamais la solennelle mise en garde du Président.

Cependant, de Washington, nous avions toute raison de croire qu’ils l’avaient entendue. Les rapports qui nous parvenaient – disons de l’Iowa – ne différaient en rien de ceux venus de Californie. Le gouverneur de l’Iowa fut un des premiers à adresser un message au Président pour lui promettre tout son appui. Une émission relayée nous montra même le gouverneur s’adressant à ses ressortissants, nu jusqu’à la taille. Il faisait face à la caméra et j’avais envie de lui dire de se retourner. L’image fut reprise ensuite par une autre caméra et nous vîmes un dos en gros plan, tandis que la voix du gouverneur continuait à se faire entendre. Nous assistions à cette émission dans une salle de conférences toute proche du bureau du Président. Celui-ci avait gardé le Patron auprès de lui. Je l’avais suivi, et Mary continuait à veiller sur le Président. Martinez, le sous-secrétaire d’État à la Défense était là, lui aussi, ainsi que le chef d’État-Major général, le maréchal de l’air Rexton.

Le Président attendit en silence la fin de l’émission. Il se tourna ensuite vers le Patron.

« Alors, Andrew ? Je croyais que nous serions forcés d’isoler l’Iowa ? »

Le Patron se contenta d’un grognement.

« À mon avis, intervint le maréchal Rexton – notez bien que je n’ai pas encore eu le temps de me faire une opinion mûrement réfléchie – ils sont entrés dans la clandestinité. Il nous faudra sans doute passer au peigne fin toutes les régions suspectes.

— Fouiller tout l’Iowa, meule par meule, ne me dit pas grand-chose, grogna le Patron.

— Et comment voulez-vous faire autrement ?

— Mettez-vous donc à la place de l’ennemi ! Il ne peut pas entrer dans la clandestinité puisqu’il ne peut pas vivre sans porteur humain.

— Soit. En admettant que ce soit vrai, combien de parasites supposez-vous qu’il y ait dans l’Iowa ?

— Eh, sacrebleu, que voulez-vous que j’en sache ? Ils ne m’ont pas fait leurs confidences.

— Si nous faisions une estimation maximale et si…

— Votre estimation n’a aucune base sûre, interrompit le Patron. Vous ne pouvez donc pas comprendre que les titans viennent de gagner une nouvelle manche ?

— Hein ?

— Vous venez d’entendre le gouverneur. On nous a laissés voir son dos – ou, en tout cas, un dos. Avez-vous remarqué qu’il ne s’est pas retourné devant la caméra ?

— Mais si, dit quelqu’un, je l’ai vu.

— J’ai certainement eu l’impression qu’il se retournait, dit lentement le Président. Voulez-vous dire que le gouverneur Packer serait lui-même possédé ?

— Exactement. Vous avez vu ce qu’on voulait que vous voyiez. Il y a eu un arrêt dans la séquence des images, juste avant qu’il ne se soit complètement retourné. C’est une chose qu’on ne remarque presque jamais. Croyez-moi, M. le Président, tous les messages venus de l’Iowa sont truqués. »

Le Président parut songeur.

« Impossible ! s’écria le sous-secrétaire d’État Martinez. J’admets que le message du gouverneur ait pu être truqué. Un acteur habile aurait pu l’imiter. Mais nous avons capté des douzaines d’émissions venant de l’Iowa. Tenez, cette vue des rues de Des Moines, par exemple. Vous n’allez pas me dire qu’on peut truquer des images représentant des centaines de gens allant et venant en short ! À moins que vos parasites ne pratiquent l’hypnose en série ?

— Je n’ai pas connaissance qu’ils en soient capables, reconnut le Patron. Heureusement, du reste, sans quoi nous n’aurions qu’à jeter l’éponge ! Mais qui vous fait penser que cette émission venait de l’Iowa ?

— Hein ? Enfin, bon Dieu, elle a été retransmise par le réseau de l’Iowa !

— Qu’est-ce que ça prouve ? Avez-vous vu des noms de rues ? Cela ressemblait à n’importe quelle rue d’un quartier commerçant de grande ville. Oubliez ce que le présentateur a pu vous dire. De quelle ville s’agissait-il ? »

Le sous-secrétaire d’État ouvrit la bouche. J’ai moi-même à un degré assez élevé cet œil photographique que les bons détectives sont censés posséder. Je tâchai de me remémorer la série d’images que je venais de voir – non seulement je n’aurais pu préciser de quelle ville il s’agissait, mais je n’aurais même pas pu dire dans quelle région des États-Unis elle était située. Cela pouvait aussi bien être Memphis, Seattle, ou Boston qu’autre chose. La plupart des villes américaines ont des quartiers commerçants aussi standardisés que des boîtes de conserve.

« Peu importe, continua le Patron. Mais je suis incapable de vous le dire, et pourtant, j’étais à l’affût de tout détail caractéristique. L’explication est toute simple : le poste de Des Moines a capté une émission illustrant l’opération « Dos nu » dans une ville non contaminée et l’a retransmise avec son propre commentaire. Ils ont coupé tout ce qui pouvait permettre de la localiser et nous avons gobé l’appât. Messieurs, l’ennemi nous connaît bien. Son plan de campagne a été minutieusement préparé et il est prêt à contrer chacun de nos mouvements.

— Vous êtes bien défaitiste, Andrew, dit le Président. Vous oubliez une autre possibilité : celle que les envahisseurs se soient transportés ailleurs.

— Ils sont toujours dans l’Iowa, affirma sans hésiter le Patron. Mais ce n’est pas avec ce truc-là que vous le prouverez », conclut-il en montrant le poste de stéréo.

Martinez s’agita sur son siège. « C’est ridicule ! À vous entendre nous ne pourrions pas plus recevoir de nouvelles authentiques de l’Iowa que s’il s’agissait d’un territoire occupé ?

— C’est exactement le cas.

— Mais je suis moi-même passé à Des Moines il y a deux jours ! Tout y était normal. Je ne discute pas l’existence de vos parasites, remarquez bien, quoique je n’en aie personnellement jamais vu. Mais il faut les chercher là où ils sont et les exterminer et non pas nous laisser aller à des songes creux. »

Le Patron paraissait très las. « Ceux qui contrôlent les moyens de communication d’un pays contrôlent le pays lui-même, dit-il enfin. Vous feriez bien d’agir au plus vite, Monsieur le sous-secrétaire d’État, sans quoi vous n’aurez bientôt plus de moyens de communication du tout.

— Mais je ne…

— C’est à vous de les dénicher, conclut grossièrement le Patron. Je vous ai dit qu’ils étaient en force dans l’Iowa, à La Nouvelle-Orléans et dans une bonne douzaine d’autres endroits. Ma tâche s’arrête là. »

Il se leva. « Monsieur le Président, j’ai eu une rude journée pour un homme de mon âge. Quand je manque de sommeil, je manque de patience. Veuillez me permettre de me retirer.

— Bien sûr, Andrew. »

Il n’avait pas perdu patience, et je crois que le Président le savait. Le Patron ne perd jamais sa patience – il la fait seulement perdre aux autres.

« Un instant, coupa Martinez. Vous affirmez des choses… Nous allons bien voir ! »

Il se tourna vers le chef d’État-Major général. « Rexton !

— Euh… oui ?

— Cette nouvelle station près de Des Moines… Fort – je ne sais quoi… Vous savez bien, ce fort auquel on a donné le nom de je ne sais qui…

— Fort-Patton ?

— C’est cela même. Ne perdons pas de temps : qu’on nous le passe sur le circuit militaire.

— En télévision, ajouta le Patron.

— En télévision, bien entendu. Nous allons montrer à ce… Enfin nous allons savoir ce qui se passe au juste dans l’Iowa. »

Le maréchal de l’air, après en avoir demandé la permission au Président, s’approcha du poste de stéréo et se mit en liaison avec son quartier général. Il demanda l’officier de garde de Fort-Patton.

Bientôt l’écran nous apporta l’image d’un standard militaire de communications. Au premier plan, nous voyions un jeune officier dont les insignes de grade et le numéro d’unité apparaissaient sur sa casquette. Il avait le torse nu.

Martinez se tourna triomphalement vers le Patron. « Eh bien, dit-il, vous voyez ?

— Je vois.

— Nous allons vérifier. Lieutenant !

— Oui, monsieur ? »

Le jeune officier paraissait terrorisé et ses yeux allaient avec inquiétude d’un haut personnage à un autre. Le son et l’image étaient bien synchronisés. Les yeux de l’image regardaient bien là où ils avaient l’air de regarder.

« Levez-vous et faites demi-tour, continua Martinez.

— Pardon ? À vos ordres…»

Il semblait étonné, mais il obéit. Cela faillit le faire sortir du champ. Nous vîmes son dos nu, jusqu’à la hauteur des premières côtes, mais pas plus haut.

« Nom de Dieu ! tonna Martinez. Asseyez-vous et pivotez sur place.

— À vos ordres. »

Le jeune homme semblait ému. « Un instant, je vous prie, il faut que j’ouvre davantage l’angle de prise d’images. »

L’image s’estompa et une série d’arcs-en-ciel sinueux se succédèrent sur l’écran. La voix de l’officier continuait à nous parvenir par le haut-parleur.

« C’est mieux comme cela, monsieur ?

— Mais sacristi, nous ne voyons plus rien du tout !

— Vraiment ? Un instant, je vous prie. »

L’écran se ranima brusquement et pendant une seconde je me crus de nouveau à Fort-Patton. Mais cette fois nous étions en face d’un commandant, et la pièce où il se tenait semblait plus vaste que la précédente. « Ici le quartier général, annonça l’image. Major Donovan, officier radio de service.

— Major, dit Martinez d’une voix grinçante, j’étais en liaison avec Fort-Patton. Que s’est-il passé ?

— Je sais, monsieur. C’était moi qui contrôlais la transmission. Nous avons eu un léger incident technique. Nous allons vous repasser Fort-Patton dans un instant.

— Dépêchez-vous.

— Certainement, monsieur. »

L’écran fut parcouru de stries multicolores et s’éteignit.

Le Patron se leva. « Vous me préviendrez quand vous serez venus à bout de votre léger incident technique, déclara-t-il. Moi, je vais me coucher. »

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