Baley s’arrêta à la portière de l’aéroglisseur et dit avec fermeté :
— Giskard, je ne veux pas que les vitres soient opacifiées. Je ne veux pas m’asseoir à l’arrière. Je veux être à l’avant et observer l’Extérieur. Comme je me trouverai entre Daneel et toi, il me semble que je serai suffisamment en sécurité, à moins que le véhicule lui-même soit détruit et, dans ce cas, nous le serons tous, que je sois à l’arrière ou à l’avant.
Giskard répondit à la force de ces instructions en se réfugiant dans un respect plus profond encore.
— Monsieur, si vous éprouviez un malaise…
— Alors tu arrêteras la voiture et je monterai à l’arrière. Tu pourras opacifier ces vitres-là. Ou tu n’auras même pas besoin de t’arrêter. Je peux très bien passer par-dessus le dossier du siège avant pendant que nous nous déplaçons. Le fait est, Giskard, qu’il est important que je me familiarise le plus possible avec Aurora et très important, aussi, que je m’habitue à l’Extérieur. Alors ce que je t’ai demandé est un ordre, Giskard.
Daneel intervint gentiment.
— La demande du camarade Elijah est tout à fait raisonnable, Ami Giskard. Il sera en sécurité entre nous.
Giskard céda, peut-être à contrecœur (Baley savait mal interpréter les expressions de sa figure pas tout à fait humaine) et prit sa place aux commandes. Baley le suivit et regarda par le pare-brise transparent avec moins d’assurance que ne laissait supposer la fermeté de ses ordres. Cependant, la présence d’un robot de chaque côté était réconfortante.
La voiture se souleva sur ses jets d’air comprimé et se balança légèrement, comme si elle cherchait son équilibre. Baley ressentit le mouvement au creux de l’estomac en s’efforçant de ne pas regretter sa petite manifestation de bravoure. Il ne servait à rien de se répéter que Daneel et Giskard ne présentaient aucun signe de frayeur. Ils étaient des robots et ne pouvaient connaître la peur.
Sur ce, la voiture avança brusquement et Baley fut rejeté avec force contre le dossier. En moins d’une minute, il filait déjà plus vite que cela ne lui était jamais arrivé sur les Voies Express de la Ville. Une large route herbue s’étirait devant eux à perte de vue.
La vitesse paraissait d’autant plus grande qu’il n’y avait pas, de chaque côté, les lumières et les structures rassurantes de la Ville mais d’assez vastes étendues de verdure et de formations irrégulières.
Baley faisait de vaillants efforts pour respirer régulièrement et pour parler aussi naturellement que possible de choses normales.
— On dirait que nous ne traversons ni cultures ni pâturages, dit-il. Toutes ces terres me paraissent incultes, Daneel.
— C’est le territoire de la Ville, camarade Elijah. Ces terres sont des parcs et des domaines appartenant à des particuliers.
La Ville ! Baley ne pouvait accepter ce mot. Il savait que c’était une Ville !
— Eos est la plus grande et la plus importante Ville d’Aurora, expliqua Daneel. La première à avoir été fondée. C’est le siège de la Législature du Monde. Le président de la Législature y a sa propriété et nous allons passer devant.
Non seulement une Ville mais la plus grande. Baley regarda à droite et à gauche.
— J’avais l’impression (lue les établissements du Dr Fastolfe et de Gladïa étaient dans la banlieue d’Eos. Il me semble que nous aurions déjà dû franchir les limites de la Ville.
— Pas du tout, camarade Elijah. Nous passons par le centre, en ce moment. Les limites sont à sept kilomètres et notre destination près de quarante kilomètres plus loin.
— Le centre de la Ville ? Je ne vois pas de bâtiments.
— Ils ne sont pas faits pour être vus de la route, mais il y en a un que vous pourrez distinguer entre les arbres. C’est l’établissement de Fuad Labord, un écrivain bien connu.
— Tu connais tous les établissements de vue ?
— Ils sont dans mes banques de mémoire, répondit solennellement Daneel.
— Il n’y a pas de circulation sur cette route. Pourquoi ?
— Les longues distances sont couvertes en véhicules atmosphériques ou en mini-voitures magnétiques. Les liaisons télévisées…
— A Solaria, on dit les visions, interrompit Baley.
— Ici aussi, plus familièrement, mais officiellement, c’est les LTV. Elles permettent une grande partie de la communication. Et puis aussi les Aurorains aiment beaucoup la marche et il n’est pas rare de faire à pied plusieurs kilomètres afin de rendre visite à des amis ou même pour aller à des réunions d’affaires si le temps n’est pas trop mesuré.
— Et comme nous devons nous rendre à une distance trop longue pour la marche, trop proche pour les atmosphériques, et que nous ne voulons pas de télévision… nous utilisons une voiture de sol.
— Un aéroglisseur, plus exactement, camarade Elijah. Mais oui, on pourrait l’appeler une voiture de sol, je suppose.
— Combien de temps nous faudra-t-il pour arriver chez Vasilia ?
— Pas très longtemps, camarade Elijah. Elle est à l’Institut de Robotique, comme vous le savez peut-être. Un silence tomba, que Baley finit par rompre :
— On dirait que le ciel se couvre, là-bas à l’horizon.
Giskard négocia un virage à pleine vitesse et l’aéroglisseur prit une gîte de plus de trente degrés. Baley ravala un cri d’effroi et se cramponna à Daneel qui lui mit un bras autour des épaules et le maintint solidement comme dans un étau. Quand l’aéroglisseur se redressa, Baley laissa lentement échapper le souffle qu’il retenait.
— Oui, répondit Daneel, ces nuages apporteront les précipitations que j’ai prédites, dans le courant de la journée.
Baley fronça les sourcils. Il avait été surpris par la pluie une fois – rien qu’une seule fois – pendant son travail expérimental dans les champs, dans l’Extérieur de la Terre. C’était comme si on passait sous une douche froide, tout habillé. Il avait eu un instant de panique, en s’apercevant qu’il ne pouvait tendre la main vers aucune commande pour la faire cesser. L’eau allait tomber éternellement ! Et puis tout le monde s’était mis à courir et il avait couru avec les autres, vers l’abri sec et contrôlable de la Ville.
Mais ici, c’était Aurora, et il ne savait pas du tout ce que l’on faisait quand il se mettait à pleuvoir. Et il n’y avait pas de Ville où se réfugier. Courait-on vers l’établissement le plus proche ? Ceux qui se réfugiaient étaient-ils automatiquement bien accueillis ?
Un autre petit virage se présenta et Giskard annonça :
— Monsieur, nous sommes dans le parking de l’Institut de Robotique. Nous pouvons maintenant entrer et visiter l’établissement que possède le Dr Vasilia sur les terres de l’Institut.
Baley acquiesça. Le trajet avait duré entre un quart d’heure et vingt minutes (autant qu’il pouvait en juger selon le temps terrestre) et il était content qu’il soit fini. Il dit, d’une voix légèrement essoufflée :
— J’aimerais savoir diverses choses sur la fille du Dr Fastolfe, avant de la rencontrer. Tu ne la connais pas, Daneel ?
— A l’époque où mon existence a commencé, le Dr Fastolfe et sa fille étaient séparés depuis un temps considérable. Je ne l’ai jamais vue.
— Mais toi, Giskard, tu la connaissais très bien, en revanche. C’est bien cela ?
— C’est cela, monsieur, répondit imperturbablement Giskard.
— Et vous vous aimiez beaucoup, tous les deux ?
— Je crois, monsieur, que la fille du Dr Fastolfe éprouvait du plaisir à être avec moi.
— Est-ce que cela te faisait plaisir d’être avec elle ?
Giskard parut choisir ses mots.
— Cela me procure une sensation qui est je crois celle que les êtres humains appellent « plaisir » d’être avec n’importe quel être humain.
— Mais encore plus avec Vasilia, je pense. Est-ce que je me trompe ?
— Son plaisir d’être avec moi, monsieur, semblait effectivement stimuler ces potentiels positroniques qui produisent en moi des actions qui sont l’équivalent de ce que le plaisir produit chez les êtres humains. Du moins c’est ce que m’a expliqué un jour le Dr Fastolfe.
Baley demanda alors, avec brusquerie :
— Pourquoi Vasilia a-t-elle quitté son père ?
Giskard ne répondit pas.
Avec soudain l’accent péremptoire d’un Terrien s’adressant à un robot, Baley gronda :
— Je t’ai posé une question, boy !
Giskard tourna la tête et regarda Baley qui, pendant un moment, crut voir la lueur dans les yeux du robot étinceler et devenir un brasier de ressentiment contre ce terme avilissant.
Cependant, Giskard répondit posément :
— J’aimerais vous répondre, monsieur, mais pour tout ce qui concerne cette séparation, Miss Vasilia m’a ordonné à l’époque de n’en rien dire.
— Mais je t’ordonne de me répondre et je peux te l’ordonner avec beaucoup de fermeté, si je le veux.
— Je regrette. Miss Vasilia, même en ce temps-là, était une habile roboticienne et les ordres qu’elle m’a donnés étaient suffisamment puissants pour être en vigueur encore aujourd’hui, en dépit de tout ce que vous pourrez me dire, monsieur.
— Elle devait vraiment s’y connaître en robotique, car le Dr Fastolfe m’a dit qu’elle avait été amenée à te reprogrammer.
— Ce n’était pas dangereux de le faire, monsieur. Le Dr Fastolfe aurait pu corriger des erreurs s’il y en avait eu.
— Et y en avait-il ?
— Aucune, monsieur.
— Quelle était la nature de la reprogrammation ?
— Des modifications mineures, monsieur.
— Peut-être, mais fais-moi plaisir. Qu’a-t-elle fait, au juste ?
Giskard hésita et Baley comprit immédiatement ce que cela signifiait. Le robot répliqua :
— Je crains de ne pouvoir répondre à aucune question concernant cette reprogrammation.
— On te l’a interdit ?
— Non, monsieur, mais la reprogrammation efface automatiquement ce qui s’est passé avant. Si je suis changé en quoi que ce soit, il m’est impossible de le savoir et je ne conserve aucun souvenir de ce que j’étais auparavant.
— Alors, comment sais-tu que la reprogrammation a été mineure ?
— Comme le Dr Fastolfe n’a vu aucune raison de corriger ce que Miss Vasilia avait fait – ou du moins il me l’a dit une fois – je ne puis que supposer que ces modifications ont été mineures. Vous pourriez peut-être demander cela à Miss Vasilia, monsieur.
— C’est bien ce que je compte faire.
— Je crains cependant qu’elle ne réponde pas.
Le cœur de Baley se serra. Jusqu’à présent, il n’avait interrogé que le Dr Fastolfe, Gladïa et les deux robots, qui tous avaient d’excellentes raisons de coopérer avec lui. Maintenant, pour la première fois, il allait affronter un sujet hostile.
Baley sortit de l’aéroglisseur, qui s’était posé sur un carré de pelouse, en éprouvant un certain plaisir à sentir de la terre ferme sous ses pieds.
Il regarda autour de lui avec étonnement, car les bâtiments étaient plutôt étendus et, sur sa droite, il y en avait un particulièrement grand, de construction fort simple, un peu comme un énorme bloc de métal et de verre aux angles droits.
— C’est l’Institut de Robotique ? demanda-t-il.
— Tout ce complexe est l’Institut, camarade Elijah, répondit Daneel. Vous n’en voyez qu’une partie et il est bâti d’une manière plus dense que la normale à Aurora, parce que c’est une entité politique en soi. Il contient des établissements particuliers, des laboratoires, des bibliothèques, un gymnase commun et d’autres bâtiments. Le plus grand, là, est le centre administratif.
— C’est si peu aurorain, avec tous ces bâtiments – du moins à en juger par ce que j’ai vu jusqu’ici d’Eos – qu’il me semble qu’il a dû y avoir pas mal d’objections.
— Je crois qu’il y en a eu, camarade Elijah, mais le directeur de l’Institut est l’ami du président, qui a une grande influence, et il paraît qu’il y a eu une dispense spéciale, à cause des nécessités de la recherche.
Daneel, l’air songeur, regarda aussi autour de lui.
— C’est en effet plus compact que ce que j’avais supposé.
— Que tu avais supposé ? Tu n’es donc encore jamais venu ici, Daneel ?
— Non, camarade Elijah.
— Et toi, Giskard ?
— Moi non plus, monsieur.
— Tu as trouvé ton chemin jusqu’ici sans encombre, et pourtant tu ne connais pas cet endroit.
— Nous avons été bien informés, camarade Elijah, dit Daneel, puisqu’il était nécessaire que nous venions avec vous.
Baley réfléchit un moment puis il demanda :
— Pourquoi le Dr Fastolfe ne nous a-t-il pas accompagnés ?
Mais aussitôt il se dit, une fois de plus, qu’il ne servait à rien d’essayer de prendre des robots par surprise. Si l’on passait une question rapidement, ou à l’improviste, ils attendaient simplement qu’elle soit absorbée et puis ils répondaient. Jamais ils n’étaient pris de court.
— Comme l’a dit le Dr Fastolfe, expliqua Daneel, il ne fait pas partie de l’Institut et il a jugé qu’il ne serait pas convenable de venir en visite sans y avoir été invité.
— Mais pourquoi n’en fait-il pas partie ?
— On ne m’a pas dit la raison de cela, camarade Elijah.
Baley se tourna vers Giskard qui répondit immédiatement.
— Ni à moi, monsieur.
Ils ne le savaient pas ? Leur avait-on dit de ne pas savoir ? Baley haussa les épaules. Peu importait. Les êtres humains pouvaient mentir et les robots recevoir des instructions.
Naturellement, il était possible d’impressionner des êtres humains ou de les manipuler pour leur soutirer une vérité, si on savait les interroger avec assez d’habileté ou de brutalité, et les robots pouvaient être manœuvrés pour leur faire oublier leurs instructions, à condition d’être assez adroit ou dépourvu de scrupules… mais les talents n’étaient pas les mêmes et Baley n’en avait aucun en ce qui concernait les robots.
— Où aurons-nous le plus de chances de trouver le Dr Vasilia Fastolfe ? demanda-t-il.
— Voici son établissement, juste devant nous, répondit Daneel.
— On vous a donc expliqué où il était ?
— Le site a été enregistré dans nos banques de mémoire, camarade Elijah.
— Parfait, alors montrez-moi le chemin.
Le soleil orangé était monté dans le ciel ; il ne devait pas être loin de midi. Ils se dirigèrent vers l’établissement de Vasilia, s’arrêtèrent dans l’ombre du bâtiment et Baley frissonna un peu en sentant aussitôt la baisse de température.
Ses lèvres se pincèrent à la pensée d’occuper des mondes sans Villes et de s’y établir, des mondes où la température n’était pas contrôlée, était soumise à des variations imprévisibles, à des changements stupides. Et, remarqua-t-il avec une sourde inquiétude, la masse de nuages à l’horizon se rapprochait insensiblement. Il pourrait pleuvoir d’un moment à l’autre, laissant cascader des trombes d’eau.
La Terre ! pensa-t-il. Les Villes lui manquaient.
Giskard entra le premier dans l’établissement et Daneel étendit le bras pour empêcher Baley de le suivre.
Naturellement ! Giskard partait en reconnaissance.
Daneel épiait aussi, d’ailleurs. Ses yeux observaient le paysage avec une intensité dont aucun être humain n’aurait été capable. Baley était certain que rien n’échappait à ces yeux robotiques.
Il se demanda pourquoi les robots n’étaient pas équipés de quatre yeux également distribués tout autour de la tête, ou d’une bande optique qui l’entourerait complètement. Pour Daneel c’était impossible, bien entendu, puisqu’il devait avoir une apparence humaine, mais pourquoi pas Giskard ? A moins que cela ne provoque des complications de la vision que les circuits positroniques ne pourraient pas rectifier ? Baley eut un instant un vague aperçu des complexités accablant la vie d’un roboticien.
Giskard reparut sur le seuil et fit un signe de tête. Le bras de Daneel exerça une pression respectueuse et Baley s’avança. La porte était entrouverte.
Il n’y avait pas de serrure à celle de Vasilia mais (Baley s’en souvint brusquement) il n’y en avait pas non plus à celles de Gladïa ou du Dr Fastolfe. Une population clairsemée et la séparation assuraient l’intimité et, sans aucun doute, la coutume de non-ingérence aidait aussi. De plus, tout bien réfléchi, l’omniprésence des gardes robots était plus efficace que n’importe quelle serrure.
La pression de la main de Daneel sur son bras arrêta Baley. Giskard, devant eux, parlait à voix basse à deux robots à peu près du même modèle que lui.
Une brusque froideur frappa Baley au creux de l’estomac. Et si une rapide manœuvre substituait un autre robot à Giskard ? Serait-il capable de reconnaître la substitution ? Distinguer l’un de l’autre deux de ces robots ? Se retrouverait-il avec un robot sans instructions particulières de le protéger et qui pourrait innocemment le mettre en danger et réagir ensuite avec une rapidité insuffisante quand une aide deviendrait nécessaire ?
Maîtrisant sa voix, il dit calmement à Daneel :
— Ces robots sont remarquablement semblables, Daneel. Peux-tu les distinguer ?
— Certainement, camarade Elijah. Leurs vêtements sont différents et leur numéro de code aussi.
— Je ne les trouve pas différents.
— Vous n’avez pas l’habitude de remarquer ce genre de détails.
Baley regarda attentivement les robots.
— Quels numéros de code ?
— Ils ne sont pas facilement visibles, camarade Elijah, sauf quand on sait où regarder et quand, de plus, les yeux sont plus sensibles aux infrarouges que les yeux des êtres humains.
— Dans ce cas, j’aurais bien des ennuis si je devais les identifier, n’est-ce pas ?
— Pas du tout, camarade Elijah. Vous n’auriez qu’à demander son nom entier et son numéro de série à un robot. Il vous les donnerait.
— Même s’il avait reçu l’ordre de donner un faux nom et un faux numéro ?
— Pourquoi un robot recevrait-il un tel ordre ? Baley préféra ne pas donner d’explications.
D’ailleurs, Giskard revenait. Il annonça à Baley :
— Vous allez être reçu, monsieur. Par ici, s’il vous plaît.
Les deux robots de l’établissement prirent les devants. Derrière eux venaient Baley et Daneel, ce dernier ne relâchant pas son étreinte protectrice.
Giskard fermait la marche.
Les deux robots s’arrêtèrent devant une porte à deux battants qui s’ouvrit, automatiquement sembla-t-il. La pièce était baignée d’une lumière tamisée grisâtre, celle du jour filtrant à travers d’épais rideaux.
Baley distingua, pas très clairement, une petite silhouette humaine au centre, à demi assise sur un haut tabouret, un coude reposant sur une table occupant toute la longueur du mur.
Baley et Daneel entrèrent et Giskard derrière eux. La porte se referma, plongeant la pièce dans une pénombre encore plus prononcée.
Une voix féminine dit sèchement :
— N’approchez pas davantage ! Restez où vous êtes !
Sur ce, la salle fut illuminée par la lumière de midi.
Baley cligna des yeux. Le plafond était vitré et, au travers, il vit le soleil. Mais ce soleil paraissait curieusement atténué et l’on pouvait le regarder en face, même si cela ne semblait pas diminuer l’éclairage intérieur. Il pensa que le verre (ou toute autre substance transparente) diffusait la lumière sans l’absorber.
Il abaissa les yeux sur la femme, qui gardait la même position sur le tabouret, et demanda :
— Docteur Vasilia Fastolfe ?
— Dr Vasilia Aliena, si vous voulez un nom complet. Je n’emprunte pas le nom des autres. Vous pouvez m’appelez simplement Dr Vasilia. C’est par ce nom que je suis couramment connue à l’Institut, dit-elle, et sa voix assez dure se radoucit. Comment vas-tu, mon vieil ami Giskard ?
Giskard répondit, sur un ton curieusement éloigné de sa voix habituelle :
— Je vous salue… (Il s’interrompit et se reprit :) Je te salue, Petite Miss.
— Et voici, je suppose, le robot humaniforme dont j’ai entendu parler ? Daneel Olivaw ?
— Oui, docteur Vasilia, répondit vivement Daneel.
— Et, finalement, nous avons le… le Terrien.
— Elijah Baley, docteur.
— Oui, je sais que les Terriens ont des noms et qu’Elijah Baley est le vôtre, dit-elle froidement. Vous ne ressemblez absolument pas à l’acteur qui jouait votre rôle dans ce spectacle en Hyperonde.
— Je le sais pertinemment, docteur.
— Celui qui jouait Daneel était assez ressemblant, cependant, mais je suppose que nous ne sommes pas ici pour parler de cette émission.
— Non, en effet.
— Si je comprends bien, Terrien, nous sommes ici pour parler de Santirix Gremionis. Quoi que vous ayez à dire, finissons-en. D’accord ?
— Pas tout à fait, dit Baley. Ce n’est pas la principale raison de ma visite, mais nous y viendrons sans doute.
— Vraiment ? Auriez-vous l’impression que nous sommes réunis pour nous livrer à une longue discussion compliquée sur tous les sujets qu’il vous plairait d’aborder ?
— Je pense, docteur Vasilia, que vous feriez mieux de me laisser procéder à cet entretien comme je l’entends.
— C’est une menace ?
— Non.
— Ma foi, je n’ai encore jamais rencontré de Terrien et ce sera peut-être intéressant de voir à quel point vous ressemblez à l’acteur qui a joué votre rôle… je veux dire autrement qu’en apparence. Etes-vous l’homme autoritaire et sûr de lui que dépeignait cette dramatique ?
— L’émission, dit Baley avec une répugnance manifeste, était outrageusement dramatisée et exagérait ma personnalité à tous les égards. J’aimerais mieux que vous m’acceptiez tel que je suis et me jugiez uniquement d’après ce que je vous parais en ce moment.
Vasilia éclata de rire.
— Au moins, je ne semble pas trop vous impressionner. C’est un bon point en votre faveur. A moins que vous ne pensiez que cette affaire Gremionis que vous avez à l’esprit vous mette en mesure de me donner des ordres ?
— Je ne suis pas venu pour autre chose que pour découvrir la vérité sur la mort du robot humaniforme Jander Panell.
— La mort ? Il était donc vivant ?
— J’emploie une seule syllabe de préférence à une locution telle que « rendu non fonctionnel ». Le mot « mort » vous dérouterait-il ?
— Vous êtes bon escrimeur, observa Vasilia. Debrett ! Apporte un siège au Terrien. Il va se fatiguer à rester debout ainsi, si notre conversation doit être longue. Et ensuite, retire-toi dans ta niche. Et tu peux t’en choisir une aussi, Daneel… Giskard, viens près de moi.
Baley s’assit.
— Merci Debrett… Docteur Vasilia, je n’ai aucune autorité pour vous interroger, je n’ai aucun moyen légal de vous forcer à répondre à mes questions. Cependant, la mort de Jander Panell a mis votre père dans une situation assez…
— A mis qui dans une situation ?
— Votre père.
— Sachez, Terrien, que j’appelle parfois un certain individu du nom de père, mais personne d’autre ne le fait. Employez son nom, s’il vous plaît.
— Le Dr Han Fastolfe. Il est bien votre père, n’est-ce pas ? C’est un fait avéré ?
— Vous utilisez un terme biologique. Je partage avec lui des gènes, d’une manière caractérisant ce que l’on considérerait, sur la Terre, comme une relation père-fille. A Aurora, cela est totalement indifférent, sauf en ce qui concerne les questions médicales et génétiques. Je conçois que je peux souffrir de certains états métaboliques dans lesquels il serait juste de considérer la physiologie et la biochimie de ceux dont je partage les gènes, parents, alliés, enfants et ainsi de suite. Autrement, ces rapports ne sont généralement pas évoqués dans la bonne société auroraine… Je vous explique cela parce que vous êtes terrien.
— Si j’ai péché contre la coutume, c’est par ignorance, répliqua Baley, et je vous fais mes excuses. Puis-je appeler le monsieur dont il est question par son nom ?
— Certainement.
— Dans ce cas, la mort de Jander Panell a mis le Dr Han Fastolfe dans une situation assez difficile et je pense que vous êtes suffisamment intéressée pour souhaiter l’aider.
— Vous pensez cela, vraiment ?
— Il est votre… Il vous a élevée. Il a pris soin de vous. Vous aviez une profonde affection l’un pour l’autre. Il a toujours énormément d’affection pour vous.
— Il vous a dit ça ?
— C’était évident, par certains détails de nos conversations… même du fait qu’il s’intéresse à la Solarienne, Gladïa Delamarre, parce qu’elle vous ressemble.
— Il vous a dit ça ?
— Oui, mais même s’il ne me l’avait pas avoué, la ressemblance saute aux yeux.
— Néanmoins, Terrien, je ne dois rien au Dr Fastolfe. Vos suppositions peuvent être écartées.
Baley s’éclaircit la gorge.
— A part les sentiments personnels que vous éprouvez ou non, il y a la question de l’avenir de la Galaxie. Le Dr Fastolfe souhaite que de nouveaux mondes soient explorés et colonisés pour les êtres humains. Si les répercussions politiques de la mort de Jander aboutissaient à l’exploration et à la colonisation des nouveaux mondes par des robots, ce serait catastrophique, pense le Dr Fastolfe, pour Aurora et pour l’humanité. Vous ne voudrez sûrement pas être en partie responsable d’une telle catastrophe.
Vasilia, en examinant attentivement Baley, répondit avec indifférence :
— Sûrement pas, si j’étais d’accord avec le Dr Fastolfe, mais je ne le suis pas. Je ne vois aucun mal à faire faire le travail par des robots humaniformes. C’est même la raison pour laquelle je suis ici à l’Institut, pour rendre cela possible. Je suis globaliste. Comme le Dr Fastolfe est humaniste, il est mon ennemi politique.
Elle s’exprimait par petites phrases courtes et sèches, avec des mots directs. A chaque fois, un net silence suivait, comme si elle attendait, avec intérêt, la question suivante. Baley avait l’impression qu’elle était curieuse de lui, qu’il l’amusait, qu’elle faisait des paris avec elle-même quant à ce que pourrait être la prochaine question, résolue à ne lui donner que le minimum de renseignements nécessaires pour le forcer à en poser encore une.
— Il y a longtemps que vous faites partie de cet Institut ? demanda-t-il.
— Depuis sa création.
— Y a-t-il beaucoup de membres ?
— Je crois qu’un tiers environ des roboticiens d’Aurora en font partie. Mais la moitié seulement d’entre eux vit et travaille dans le complexe de l’Institut.
— Est-ce que d’autres membres de cet Institut partagent votre opinion sur l’exploration robotique d’autres mondés ? S’opposent-ils tous sans exception au point de vue du Dr Fastolfe ?
— Je pense que la plupart sont globalistes mais je ne sais pas si nous avons procédé à un vote à ce sujet, ni même si nous en avons discuté officiellement. Vous feriez mieux de les interroger tous, individuellement.
— Est-ce que le Dr Fastolfe est membre de l’Institut ?
— Non.
Baley attendit quelques instants, mais elle n’ajouta rien à la négation.
— N’est-ce pas surprenant ? dit-il enfin. Il me semble que lui, entre tous les autres, devrait en faire partie.
— Il se trouve que nous ne voulons pas de lui. Ce qui est peut-être moins important, il ne veut pas de nous.
— N’est-ce pas encore plus étonnant ?
— Je ne crois pas…
Et puis, comme poussée à en dire plus par sa propre irritation, elle ajouta :
— Il habite dans la Ville d’Eos. Je suppose que vous connaissez la signification de ce nom, Terrien ?
— Oui. Eos est l’ancienne déesse grecque de l’aube ; comme Aurora était la déesse romaine de l’aurore.
— Précisément. Le Dr Han Fastolfe vit dans la Ville de l’Aube sur le Monde de l’Aurore, mais lui-même ne croit pas à l’Aube. Il ne comprend pas la méthode nécessaire d’expansion dans toute la Galaxie, pour convertir l’Aube en un grand Jour galactique. L’exploration robotique de la Galaxie est le seul moyen pratique de mener à bien cette tâche et il refuse de l’accepter… et de nous accepter.
Baley demanda lentement :
— Pourquoi est-ce le seul moyen pratique ? Aurora et les autres mondes spatiens ont été explorés et colonisés par des êtres humains, pas par des robots.
— Permettez-moi de rectifier. Par des Terriens. C’était un gaspillage, une procédure inefficace et maintenant il n’y a pas de Terriens à qui nous permettions de devenir de futurs colonisateurs. Nous sommes devenus des Spatiens, avec une longue espérance de vie et de santé et nous avons des robots infiniment plus variés et adaptables que ceux qu’avaient à leur disposition les êtres humains qui ont été à l’origine de la colonisation de nos mondes. Les temps et les circonstances sont absolument différents et aujourd’hui seule l’exploration robotique est réalisable.
— Supposons que vous ayez raison et que le Dr Fastolfe ait tort. Même alors, il a un point de vue logique. Pourquoi l’Institut et lui ne s’accepteraient-ils pas mutuellement ? Simplement parce que vous êtes en désaccord sur ce point ?
— Non, ce désaccord est relativement mineur. Il y a un conflit beaucoup plus fondamental.
Encore une fois, Baley attendit une suite mais elle n’ajouta rien à sa réflexion. Il ne jugea pas prudent de manifester son irritation. Il dit calmement, presque en hésitant :
— Quel est ce conflit plus fondamental ?
L’amusement qu’il y avait dans la voix de Vasilia perça quelque peu dans son expression. Cela adoucit ses traits et, pendant un instant, elle ressembla encore plus à Gladïa.
— Vous ne pourriez jamais le deviner, à moins qu’il ne vous soit expliqué, je pense.
— C’est justement pourquoi je pose la question, docteur Vasilia.
— Eh bien, Terrien, je me suis laissé dire que les gens de la Terre ont la vie courte. On ne m’a pas abusée, n’est-ce pas ?
Baley fit un geste vague.
— Certains d’entre nous vivent jusqu’à cent ans, en temps terrestre. Ce qui ferait… (Il calcula un instant.) Ce qui ferait dans les cent trente années métriques, peut-être.
— Et quel âge avez-vous ?
— Quarante-cinq ans terrestres ; soixante métriques.
— J’ai soixante-six ans métriques. Je compte vivre au moins trois siècles métriques de plus, si je suis prudente.
Baley écarta les bras et s’inclina.
— Je vous félicite.
— Il y a des inconvénients.
— On m’a dit ce matin même qu’en trois ou quatre siècles, on risque d’accumuler beaucoup, beaucoup de pertes.
— J’en ai peur, dit Vasilia. Et aussi d’accumuler beaucoup, beaucoup de gains. Dans l’ensemble, cela s’équilibre.
— Eh bien, donc, quels sont les inconvénients ?
— Vous n’êtes pas un savant, naturellement.
— Je suis un inspecteur. Un policier, si vous préférez.
— Mais peut-être connaissez-vous des savants, dans votre monde ?
— J’en ai rencontré quelques-uns, répondit Baley sans se compromettre.
— Vous savez comment ils travaillent ? On nous dit que, sur la Terre, ils collaborent par nécessité. Ils ont, au plus, un demi-siècle de travail actif dans le courant de leur courte existence. Moins de sept décennies métriques. On ne peut pas faire grand-chose dans ce laps de temps.
— Certains de nos savants ont accompli beaucoup en bien moins de temps.
— Parce qu’ils profitaient des découvertes que d’autres avaient faites avant eux, et parce qu’ils profitent de l’usage qu’ils peuvent faire des découvertes contemporaines des autres. N’est-ce pas ainsi que ça se passe ?
— Naturellement. Nous avons un milieu scientifique auquel ils contribuent tous, à travers les étendues de l’espace et du temps.
Exactement. Ça ne marcherait pas autrement. Chaque savant, sachant qu’il a peu de chances d’accomplir beaucoup de choses uniquement par lui-même, est forcé de contribuer aux travaux de tous, il ne peut pas éviter de faire partie du centre d’échanges. Ainsi, le progrès est infiniment plus grand que si cette collaboration n’existait pas.
— N’est-ce pas également le cas à Aurora et dans les autres mondes spatiens ? demanda Baley.
— En principe, si. Théoriquement. En pratique, pas tellement. Les pressions sont moins vives dans une société à longue vie. Les savants ont trois siècles, trois siècles et demi à consacrer à un problème. Alors l’idée vient que des progrès importants peuvent être accomplis durant ce temps par un chercheur solitaire. Il devient possible de ressentir une sorte de gloutonnerie intellectuelle, de vouloir accomplir quelque chose par soi-même, tout seul, de s’arroger un droit de propriété sur telle ou telle facette du progrès, d’accepter de ralentir l’avance générale plutôt que de renoncer à ce que l’on juge être à soi seul. Et l’avance générale est effectivement ralentie par cet état de choses, dans les mondes spatiens, au point qu’il est difficile de dépasser le travail effectué sur la Terre, malgré nos énormes avantages.
— Vous ne diriez pas cela, sans doute, si le Dr Han Fastolfe ne se conduisait pas de cette façon, n’est-ce pas ?
— C’est bien ce qu’il fait. C’est son analyse théorique du cerveau positronique qui a rendu possible le robot humaniforme. Il s’en est servi pour construire – avec l’aide du regretté Dr Sarton – votre ami robot Daneel. Mais il n’a pas publié les détails importants de sa théorie, il ne les a communiqués à personne, absolument personne. Ainsi la production de robots humaniformes est son exclusivité.
Baley plissa le front.
— Et l’Institut de Robotique s’est voué à la collaboration entre savants ?
— Exactement. Cet Institut est formé de plus de cent roboticiens de tout premier plan, d’âges, d’avancement et de talents différents, et nous espérons établir des branches dans d’autres mondes et en faire une association interstellaire. Nous avons tous fait vœu de communiquer nos découvertes ou nos hypothèses personnelles au fond commun, de faire de notre plein gré pour le bien général ce que vous faites sur la Terre par la force des choses, à cause de votre vie si courte.
» Mais cela, le Dr Han Fastolfe s’y refuse. Je suis sûre que vous considérez le Dr Fastolfe comme un noble patriote aurorain idéaliste, mais il ne veut pas mettre sa propriété intellectuelle – comme il l’envisage – dans le fond commun et, par conséquent, il ne veut pas de nous. Et comme il détient un droit de propriété personnelle sur des découvertes scientifiques, nous ne voulons pas de lui… Je suppose que vous ne trouvez plus si singulière notre animosité mutuelle ?
Baley hocha lentement la tête puis il demanda :
— Vous croyez que ça marchera… ce renoncement volontaire à la gloire personnelle ?
— Il faut que ça marche ! déclara sévèrement Vasilia.
— Et est-ce que l’Institut, grâce aux recherches en commun, a repris le travail personnel du Dr Fastolfe et redécouvert la théorie du cerveau positronique humain ?
— Nous y arriverons, avec le temps. C’est inévitable.
— Et vous ne faites rien pour réduire le temps qu’il vous faudrait, en persuadant le Dr Fastolfe de vous livrer son secret ?
— Je pense que nous sommes en bonne voie de le persuader.
— Grâce au scandale Jander ?
— Je crois que vous n’avez vraiment pas besoin de poser cette question… Alors, est-ce que je vous ai dit tout ce que vous vouliez savoir, Terrien ?
— Vous m’avez appris des choses que je ne savais pas.
— Alors il est temps pour vous de me parler de Gremionis. Pourquoi avez-vous cité le nom de ce barbier en l’associant à moi ?
— Ce barbier ?
— Il se prétend styliste capillaire, entre autres choses, mais il n’est qu’un vulgaire barbier. Parlez-moi de lui, ou jugeons que cette entrevue est terminée.
Baley était fatigué. Il était évident que l’escrime verbale avait amusé Vasilia. Elle lui en avait dit assez pour aiguiser son appétit et maintenant il allait être forcé d’« acheter » de nouveaux renseignements avec une information à lui… Mais il n’en avait aucune. Ou du moins, il n’avait que des suppositions. Et si elles étaient toutes fausses, radicalement fausses, tout était fini pour lui.
Par conséquent, il eut à son tour recours à l’escrime.
— Vous devez comprendre, docteur Vasilia, que vous ne pourrez pas vous en tirer en prétendant qu’il est burlesque de supposer qu’il existe un rapport entre Gremionis et vous.
— Pourquoi, alors que justement c’est burlesque ?
— Oh non ! Si c’était si comique, vous m’auriez ri au nez et vous auriez coupé le contact télévisuel. Le simple fait que vous ayez accepté de renoncer à votre intransigeance première et de me recevoir, que vous veniez de me parler longuement et de m’apprendre beaucoup de choses, prouve bien que vous pensez qu’il serait bien possible que je vous tienne le couteau sur la gorge.
Les muscles de Vasilia se crispèrent et elle dit d’une voix basse et furieuse :
— Ecoutez un peu, petit Terrien ! Ma situation est vulnérable et vous le savez probablement. Je suis, en effet, la fille du Dr Fastolfe et il y en a ici, à l’Institut, qui sont assez bêtes, ou assez plats valets, pour se méfier de moi à cause de cela. Je ne sais pas quel genre d’histoire vous avez entendue, ou inventée, mais il est certain qu’elle est plus ou moins bouffonne. Néanmoins, malgré la bouffonnerie, elle pourrait être utilisée contre moi. Par conséquent, je consens à faire un échange. Je vous ai dit certaines choses et je vous en dirai encore, mais uniquement si vous me dites maintenant ce que vous avez dans la manche et si je suis convaincue que vous me dites la vérité. Alors racontez-moi cela tout de suite !
« Si vous essayez de jouer à de petits jeux avec moi, je ne serais pas dans une position pire qu’à présent si je vous jetais dehors et au moins j’en tirerais un grand plaisir. Et je me servirais de toute l’influence que je puis avoir sur le président pour obtenir de lui qu’il annule sa décision de vous laisser venir ici et qu’il vous réexpédie sur la Terre. Il subit en ce moment des pressions considérables pour faire justement cela, et vous ne voudriez pas que j’y ajoute les miennes.
« Alors parlez ! Immédiatement !
Le premier mouvement de Baley fut d’aller au but par des chemins détournés, en suivant sa voie à tâtons pour voir s’il avait raison. Mais il estima que cela ne donnerait rien. Elle verrait tout de suite la manœuvre – elle n’était pas bête – et l’arrêterait. Il savait qu’il était sur la piste de quelque chose et il ne voulait pas tout gâcher.
Ce qu’elle disait de sa position vulnérable, parce qu’elle était la fille de son père, était peut-être vrai, mais elle n’aurait quand même pas été effrayée au point de le recevoir si elle n’avait pas suspecté qu’une partie au moins de ce qu’il pensait était loin d’être burlesque.
Il devait donc trouver quelque chose, quelque chose d’important qui établirait, instantanément, une sorte de domination sur elle. Donc… le coup de dés.
— Santirix Gremionis s’est offert à vous, dit-il, et avant que Vasilia puisse réagir il augmenta la mise en ajoutant, avec plus de dureté : Et pas seulement une fois mais plusieurs fois.
Vasilia croisa ses mains sur un genou, puis elle se redressa et s’assit complètement sur le tabouret, comme pour être plus à l’aise. Elle regarda Giskard, qui se tenait immobile et impassible à côté d’elle.
Puis elle se tourna vers Baley et dit :
— Ma foi, cet imbécile s’offre à tous les gens qu’il voit, sans distinction d’âge ou de sexe. Je serais un phénomène s’il n’avait fait aucune attention à moi.
Baley fit le geste d’écarter ce propos. Elle n’avait pas ri. Elle n’avait pas coupé court à l’entretien. Elle ne s’était même pas mise en colère. Elle attendait de voir comment il élaborerait son idée à partir de cette première déclaration. Donc, il tenait bien quelque chose.
— C’est une exagération, docteur Vasilia. Nul être, même boulimique, ne peut manquer de faire des choix et, dans le cas de Gremionis, vous avez été choisie. Et en dépit de votre refus, il a continué à s’offrir, ce qui est tout à fait contraire à la coutume auroraine.
— Je suis heureux de constater que vous avez deviné mon refus. Il y en a qui pensent que, par courtoisie, n’importe quelle offre… enfin, presque n’importe laquelle, doit être acceptée. Ce n’est pas mon avis. Je ne vois aucune raison de me soumettre à un événement sans intérêt qui me fera simplement perdre du temps. Avez-vous une objection à faire à cela, Terrien ?
— Je n’ai aucune opinion dans l’affaire, favorable ou défavorable, rien à dire sur les coutumes auroraines.
(Elle attendait toujours, en écoutant attentivement. Il se demanda ce qu’elle attendait. Etait-ce ce qu’il voulait dire ? Mais oserait-il ?)
Elle dit avec une légèreté forcée :
— Avez-vous vraiment quelque chose à me dire, ou en avez-vous fini ?
— Nous n’avons pas fini, répliqua Baley, et il était maintenant forcé de tenter un nouveau coup de dés. Vous avez remarqué cette persévérance si peu auroraine, chez Gremionis, et l’idée vous est venue que vous pourriez en profiter.
— Vraiment ? Quelle folie ! A quoi diable pouvait-il bien me servir ?
— Comme, manifestement, il était très vivement attaché à vous, ce ne serait pas difficile de vous arranger pour qu’il soit attiré par une autre, qui vous ressemblerait beaucoup. Vous lui avez conseillé de le faire, peut-être avec insistance et en promettant de l’accepter si l’autre le repoussait.
— Qui donc est cette pauvre femme qui me ressemble tant ?
— Vous ne le savez pas ? Allons donc ! Ne soyez pas naïve, docteur Vasilia. Je parle de la Solarienne, Gladïa, dont j’ai déjà dit qu’elle était devenue la protégée du Dr Fastolfe précisément à cause de cette ressemblance frappante. Vous n’avez exprimé aucune surprise quand j’en ai parlé au début de notre entretien. Il est trop tard maintenant pour feindre l’ignorance.
Vasilia lui jeta un coup d’œil aigu.
— Et, à cause de l’intérêt de Gremionis pour elle, vous avez déduit qu’il avait d’abord dû s’intéresser à moi ? C’est avec cette folle hypothèse que vous m’avez abordée ?
— Ce n’est pas entièrement une folle hypothèse. Il y a d’autres facteurs concluants. Est-ce que vous niez tout en bloc ?
Elle passa la main d’un air songeur sur la longue table à côté d’elle, comme pour l’épousseter, et Baley se demanda quels détails contenaient ces grandes feuilles de papier. Il distinguait, de loin, des schémas complexes qui n’auraient certainement aucune signification pour lui, même s’il les examinait et les étudiait pendant des heures ou même des jours.
— Vous commencez à me fatiguer, dit Vasilia. Vous me dites que Gremionis s’est intéressé d’abord à moi, puis à mon sosie, la Solarienne. Et maintenant vous voudriez que je le nie. Pourquoi prendrais-je la peine de le nier ? Et quelle importance ? Même si c’était vrai, comment est-ce que cela pourrait me faire du tort ? Vous dites que, j’étais agacée par des attentions que je jugeais importunes et que je les ai ingénieusement détournées. Et alors ?
— Ce n’est pas ce que vous avez fait qui est intéressant, mais pourquoi. Vous saviez que Gremionis était le genre de garçon qui insisterait. Il s’était offert à vous à plusieurs reprises et, de même, il s’offrirait inlassablement à Gladïa.
— Et elle le refuserait.
— Elle est solarienne, elle a des problèmes avec la sexualité, elle refusait tout le monde, ce que vous deviez bien savoir puisque j’imagine qu’en dépit de tout votre détachement de votre pè… du Dr Fastolfe, vous avez assez de sentiment pour garder un œil sur votre remplaçante.
— Eh bien dans ce cas, tant mieux pour elle ! Si elle a refusé Gremionis, c’est qu’elle a bon goût.
— Vous savez qu’il n’y a pas de « si ». Vous saviez qu’elle le repousserait.
— Encore une fois… et alors ?
— Alors, ces offres répétées signifieraient que Gremionis se rendrait fréquemment chez Gladïa, qu’il se cramponnerait à elle.
— Une dernière fois ! Et alors ?
— Alors, dans l’établissement de Gladïa, il y avait un objet très insolite, un des deux robots humaniformes qui existent dans l’univers, Jander Panell.
Vasilia hésita. Puis elle demanda :
— Où voulez-vous en venir ?
— Je crois que l’idée vous est venue que si, d’une façon ou d’une autre, le robot humaniforme était tué dans des circonstances qui incrimineraient le Dr Fastolfe, alors cela pourrait être utilisé comme une arme, pour lui arracher le secret du cerveau humaniforme positronique. Gremionis, irrité par les refus répétés de Gladïa et profitant de sa présence constante dans son établissement, a pu être poussé à chercher une effroyable vengeance en tuant le robot.
Vasilia cligna rapidement des yeux.
— Ce pauvre barbier pourrait avoir vingt mobiles de ce genre et vingt occasions, cela n’aurait aucune importance. Il ne saurait pas ordonner à un robot de lui serrer correctement la main. Comment pourrait-il s’arranger en moins d’une année-lumière à seulement tenter d’imposer un gel mental à un robot ?
— Voilà, dit Baley d’une voix aimable, ce qui nous amène au but. Un but que vous avez prévu, je crois, car vous vous êtes retenue de me jeter dehors, parce que vous deviez savoir avec certitude si c’était là mon dessein ou non. Donc, je dis que Gremionis a commis l’acte, avec l’aide de cet Institut de Robotique et en travaillant par votre intermédiaire !