XVII. Le Président

68

Quand Baley ouvrit les yeux, il trouva la pièce inondée de soleil et en fut heureux. Dans son étonnement encore ensommeillé, il l’accueillit avec joie.

Cela signifiait que l’orage était fini, c’était comme s’il n’avait jamais éclaté. Le soleil, quand on ne le considérait que comme l’alternative de la lumière égale, tamisée, chaude et contrôlée des Villes, ne pouvait être jugé que néfaste et incertain. Mais si on le comparait à l’orage, c’était la promesse de la paix. Tout, pensa Baley, est relatif et il comprit que plus jamais il ne pourrait envisager le soleil comme un mal absolu.

— Camarade Elijah ?

Daneel se tenait à côté de lui. Giskard était derrière lui.

La longue figure de Baley s’éclaira d’un de ses rares sourires de plaisir pur. Il tendit les deux mains, une à chaque robot.

— Par Jehosaphat, mes garçons, s’exclama-t-il sans avoir le moins du monde conscience, à ce moment, de l’incongruité de cette appellation, la dernière fois que je vous ai vus ensemble tous les deux, je n’étais pas du tout certain de vous retrouver un jour !

— Voyons, dit gentiment Daneel, il ne pouvait rien arriver de mal à aucun de nous, dans ces circonstances.

— Maintenant, avec ce soleil, je le vois bien. Mais hier soir, j’avais l’impression que l’orage me tuerait et j’étais certain que tu courais un danger mortel, Daneel. Il me semblait même possible que Giskard puisse être endommagé, je ne sais comment, en essayant de me défendre contre des ennemis écrasants. C’était mélodramatique, je le reconnais, mais je n’étais pas dans mon état normal, vous savez.

— Nous le sentions bien, monsieur, dit Giskard. C’est ce qui nous a fait hésiter à vous quitter en dépit de votre ordre pressant. Nous espérons qu’aujourd’hui ce n’est pas pour vous une source de mécontentement.

— Pas du tout, Giskard.

— Et, dit Daneel, que vous avez été bien soigné depuis que nous vous avons quitté.

Ce fut alors, seulement, que Baley se rappela les événements de la soirée.

Gladïa !

Il regarda de tous côtés, avec une stupéfaction subite. Elle n’était pas dans la chambre. Avait-il imaginé…

Non, bien sûr que non. Ce serait impossible.

Il regarda Daneel en fronçant les sourcils, comme s’il soupçonnait sa réflexion d’être de nature libidineuse.

Mais cela aussi, c’était impossible. Un robot, même humaniforme, ne pouvait être conçu pour prendre aux sous-entendus un plaisir lubrique.

— Très bien soigné, répondit Baley. Mais pour le moment, j’ai surtout besoin qu’on m’indique la Personnelle.

— Nous sommes là, monsieur, expliqua Giskard, pour vous guider et vous aider toute la matinée. Miss Gladïa a pensé que vous seriez plus à l’aise avec nous qu’avec son propre personnel et elle a bien insisté pour que nous ne vous laissions manquer de rien.

Baley parut un peu inquiet.

— Jusqu’où vous a-t-elle ordonné d’aller ? Je me sens assez bien, maintenant, alors je n’ai pas besoin qu’on me lave et qu’on m’essuie. Je peux très bien faire ça moi-même. Elle le comprend, j’espère.

— Vous n’avez à craindre aucune gêne, camarade Elijah, dit Daneel avec ce petit sourire qui (semblait-il à Baley) chez un être humain, dans ces moments-là, pourrait traduire de l’affection. Nous devons simplement veiller à votre confort. Si, à quelque moment que ce soit, vous devez être plus à l’aise dans la solitude, nous resterons à distance.

— Dans ce cas, Daneel, allons-y, dit Baley, et il sauta du lit.

Il constata avec plaisir qu’il se tenait fort bien sur ses jambes. La nuit de repos et le traitement administré avaient fait merveille… et Gladïa aussi.

69

Encore nu, juste assez humide après la douche pour se sentir parfaitement frais, Baley, s’étant brossé les cheveux, se regarda d’un œil critique. Il lui semblait normal de prendre le petit déjeuner avec Gladïa mais il ne savait pas trop comment il serait reçu. Peut-être vaudrait-il mieux faire comme s’il ne s’était rien passé, se laisser guider. Et peut-être, pensa-t-il, vaudrait-il mieux aussi faire bonne figure… à condition que ce soit dans le domaine du possible. Il se fit une grimace dans la glace et appela :

— Daneel !

— Oui, camarade Elijah ?

Parlant tout en se brossant les dents, Baley grommela :

— On dirait des vêtements neufs, que tu as là.

— Ils ne m’appartiennent pas, camarade Elijah. Ils étaient à l’Ami Jander.

Baley haussa les sourcils.

— Elle t’a prêté les effets de Jander ?

— Miss Gladïa ne souhaitait pas que je reste sans vêtements en attendant que les miens soient lavés et séchés. Ils sont maintenant prêts, mais Miss Gladïa dit que je peux garder ceux-ci.

— Quand te l’a-t-elle dit ?

— Ce matin, camarade Elijah.

— Elle est donc levée ?

— Certes. Et vous la rejoindrez pour le petit déjeuner quand vous serez prêt.

Baley pinça les lèvres. Bizarrement, il était plus inquiet à la pensée d’affronter Gladïa maintenant que, un peu plus tard, le Président. L’affaire avec le Président, après tout, était celle du Destin. Baley avait décidé de sa stratégie et elle marcherait ou ne marcherait pas. Tandis que pour Gladïa… il n’avait aucune stratégie.

Il lui faudrait donc l’affronter.

Il dit, avec le plus d’indifférence nonchalante qu’il put :

— Et comment va Miss Gladïa ce matin ?

— Elle paraît aller bien, répondit Daneel.

— Gaie ? Déprimée ?

Daneel hésita.

— C’est difficile de juger de l’humeur interne d’un être humain. Il n’y a rien dans son comportement qui indique un bouleversement intérieur.

Baley jeta un bref coup d’œil à Daneel et se demanda encore une fois si le robot humaniforme ne faisait pas allusion aux événements de la nuit, mais il écarta tout de suite cette possibilité.

Baley passa dans la chambre et considéra, d’un air songeur, les vêtements qui avaient été préparés pour lui. Il se demandait s’il saurait les mettre sans commettre d’erreurs et sans l’aide des robots. L’orage et la nuit étaient passés et il voulait retrouver ses responsabilités d’adulte et son indépendance.

Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il en prenant une longue et large écharpe de tissu couverte d’arabesques multicolores.

— C’est une ceinture de pyjama, répondit Daneel. Purement décorative. Elle se passe sur l’épaule gauche et se noue à la taille du côté droit. Dans certains mondes spatiens, on la porte traditionnellement au petit déjeuner, mais ce n’est pas tellement la mode à Aurora.

— Alors pourquoi la porterais-je ?

— Miss Gladïa a pensé qu’elle vous irait bien, camarade Elijah. La méthode, pour faire le nœud, est assez compliquée et je me ferai un plaisir de vous aider.

Par Jehosaphat, pensa Baley, elle veut que je sois joli ! Qu’est-ce qu’elle peut bien avoir en tête ?

N’y pense pas !

— Laisse, dit-il. Je suis bien capable de faire un simple nœud tout seul. Mais écoute, Daneel, après le petit déjeuner je dois aller chez le Dr Fastolfe, où il y aura une conférence entre lui, Amadiro, le Président de la Législature et moi. Je ne sais pas s’il y aura d’autres personnes présentes.

— Oui, camarade Elijah, je suis au courant. Je crois qu’il n’y aura personne d’autre.

— Eh bien, dans ce cas, dit Baley en commençant à mettre ses sous-vêtements, lentement pour ne pas commettre d’erreurs qui nécessiteraient de faire appel à Daneel, parle-moi du Président. Je sais, d’après mes lectures, qu’il est à Aurora l’équivalent d’un chef d’Etat. Mais j’ai cru comprendre, d’après ces mêmes lectures, que cette fonction est purement honorifique. Il n’a aucun pouvoir, semble-t-il.

— Je crains, camarade Elijah…

Giskard interrompit Daneel :

— Monsieur, je suis plus au courant de la situation politique sur Aurora que ne l’est l’Ami Daneel. Je fonctionne depuis beaucoup plus longtemps. Voulez-vous que je réponde à votre question ?

— Certainement, Giskard. Je t’écoute.

— Initialement, lorsque le gouvernement d’Aurora a été constitué, commença Giskard sur un ton didactique, comme si une cassette d’information se dévidait méthodiquement, il était entendu que le chef de l’Etat n’accomplirait que des devoirs officiels, cérémoniels. Il devait accueillir les dignitaires des autres mondes, ouvrir toutes les sessions de la Législature, présider à ses délibérations et ne voter qu’en cas de scrutin égal, pour départager les parties. Après la Controverse Fluviale, cependant…

— Oui, j’ai lu tout ça, dit Baley. Tu n’as pas besoin d’entrer dans les détails.

— Bien, monsieur. Donc, après la Controverse Fluviale, il y a eu un consensus pour ne plus jamais permettre à la controverse de mettre en péril la société auroraine. Par conséquent, la coutume s’est instaurée de régler toutes les querelles en privé et pacifiquement, en dehors de la Législature. Quand les législateurs passent au vote, c’est après s’être mis d’accord, si bien qu’il y a toujours une importante majorité, d’un côté ou de l’autre.

» Le personnage clef, dans le règlement des disputes, est le Président de la Législature. Il est considéré comme au-dessus des partis et ses pouvoirs, bien qu’entièrement théoriques, sont considérables en pratique. Mais ils ne durent qu’aussi longtemps qu’il reste impartial. Le Président conserve donc jalousement son objectivité et, tant qu’il réussit à le faire, c’est lui qui prend généralement la décision qui règle toute controverse dans un sens ou un autre.

— Tu veux dire que le Président m’écoutera, écoutera Fastolfe et Amadiro, et prendra ensuite une décision ?

— Probablement. D’autre part, monsieur, il peut rester indécis et faire appel à d’autres témoignages, exiger un temps de réflexion, ou les deux à la fois.

— Et si le Président prend une décision, est-ce qu’Amadiro la respectera si elle s’oppose à lui, ou Fastolfe si elle s’oppose à lui ?

— Ce n’est pas une nécessité absolue. Il y a presque toujours des gens qui n’acceptent pas la décision du Président et le Dr Amadiro comme le Dr Fastolfe sont deux hommes volontaires et obstinés, à en juger par leur conduite. La plupart des législateurs, cependant, accepteront la décision du Président, quelle qu’elle soit. Le Dr Amadiro ou le Dr Fastolfe, suivant que la décision du Président aille à l’encontre des vœux de l’un ou de l’autre, sera alors certain de se trouver une petite minorité lorsqu’on passera au vote.

— Tout à fait certain, Giskard ?

— Presque. Le mandat du Président est ordinairement de trente ans, avec la possibilité d’être renouvelé par la Législature pour trente ans de plus. Si, toutefois, le vote devait aller à l’encontre de la recommandation du Président, il serait forcé de démissionner tout de suite et il y aurait une crise gouvernementale, pendant que la Législature lui cherche un remplaçant, dans un climat d’aigres querelles. Peu de législateurs sont prêts à prendre ce risque et les chances d’obtenir une majorité contre le Président, alors qu’une crise peut en résulter, sont pratiquement nulles.

— Dans ce cas, dit Baley avec inquiétude, tout dépend de la conférence de ce matin.

— C’est fort probable.

— Merci, Giskard.

Préoccupé, Baley mit de l’ordre dans ses pensées. Il lui semblait avoir des raisons d’espérer, mais il n’avait pas la moindre idée de ce que dirait Amadiro, et il ne savait pas du tout comment était le Président. C’était Amadiro qui avait organisé cette réunion et il devait être assez sûr de lui.

Baley se rappela alors qu’une fois de plus, alors qu’il s’endormait avec Gladïa dans ses bras, il avait vu – ou cru voir – la signification de tous les événements d’Aurora. Tout lui avait paru clair, évident, certain. Et une fois de plus, l’illumination avait disparu sans laisser de traces.

Et, avec cette pensée, ses espoirs s’envolaient aussi.

70

Daneel conduisit Baley dans la pièce où le petit déjeuner était servi, plus intime qu’une salle à manger ordinaire. Elle était très simple, sans autres meubles qu’une table et deux chaises. Quand Daneel se retira, il ne se plaça pas dans une niche. Il n’y avait d’ailleurs pas de niches et, pendant un moment, Baley se trouva seul – entièrement seul – dans la pièce.

Non, il n’était pas entièrement seul, il en était certain. Il devait y avoir des robots à portée de voix. Malgré tout, c’était une pièce pour deux ; une pièce sans robots ; une pièce (l’idée fit hésiter Baley) pour des amants.

Sur la table, il y avait deux piles de grosses crêpes mais qui ne sentaient pas la crêpe, tout en ayant quand même une bonne odeur. Elles étaient flanquées de deux récipients contenant quelque chose qui ressemblait à du beurre fondu et il y avait un pichet d’une boisson chaude (que Baley avait déjà goûtée et n’aimait pas beaucoup) qui remplaçait le café.

Gladïa arriva, habillée assez strictement, les cheveux brillants, bien coiffés. Elle s’arrêta un instant sur le seuil, avec un demi-sourire.

— Elijah ?

Baley, surpris de cette apparition soudaine, se leva d’un bond.

— Comment allez-vous, Gladïa ? demanda-t-il en bafouillant un peu.

Elle n’y prit pas garde. Elle paraissait gaie, insouciante.

— Si l’absence de Daneel vous inquiète, vous avez tort, dit-elle. Il est en sécurité. Quant à nous…

Elle s’approcha et leva lentement une main vers la joue de Baley comme elle l’avait fait sur Solaria. Elle rit, légèrement.

— C’est tout ce que j’ai fait alors, Elijah. Vous vous souvenez ?

Il hocha la tête en silence.

— Avez-vous bien dormi, Elijah ?… Mais asseyez-vous donc, chéri.

Il se rassit.

— J’ai très bien dormi… Merci, Gladïa.

Il hésita, avant de renoncer à employer des mots tendres.

— Ne me remerciez pas. J’ai passé ma meilleure nuit depuis des semaines, et je n’aurais pas si bien dormi si je n’avais pas quitté ce lit avant d’être sûre que vous dormiez profondément. Si j’étais restée – comme je le voulais –, je vous aurais agacé avant que la nuit soit finie et vous n’auriez pas profité de votre repos.

Il comprit la nécessité d’être galant.

— Il y a des choses plus importantes que le repos, Gladïa, dit-il, mais sur un ton si protocolaire qu’elle rit encore.

— Pauvre Elijah ! Vous êtes embarrassé.

Il fut d’autant plus gêné qu’elle s’en apercevait. Il s’était préparé à de la contrition, du dégoût, de la honte, à une indifférence affectée, à des larmes… à tout sauf à cette attitude franchement érotique.

— Allons, ne souffrez pas tant, dit-elle. Vous avez faim. Vous n’avez pratiquement rien mangé hier soir. Il faut emmagasiner des calories, vous vous sentirez plus en forme.

Baley regarda d’un air sceptique les crêpes.

— Ah ! s’exclama Gladïa, vous n’avez probablement jamais vu ça. C’est une spécialité solarienne. Des pachinkas. J’ai dû reprogrammer mon chef pour qu’il arrive à les réussir. Tout d’abord, il faut utiliser une farine importée de Solaria. Celles d’Aurora ne donnent pas de bons résultats. Et les pachinkas sont fourrées. On peut employer au moins mille garnitures différentes mais celle-ci est ma préférée et je suis sûre que vous l’aimerez aussi. Je ne vous dirai pas tout ce qu’elle contient, à part de la purée de châtaignes et un peu de miel. Mais goûtez et dites-moi ce que vous en pensez. Vous pouvez manger avec vos doigts mais faites attention en mordant.

Elle prit une pachinka, délicatement entre le pouce et le majeur de chaque main, en mordit une petite bouchée, lentement, et lécha la crème dorée, à demi-liquide, qui en coulait.

Baley l’imita. La pachinka était dure au toucher, chaude mais pas brûlante Il en mit prudemment une extrémité dans sa bouche et s’aperçut qu’elle résistait un peu sous les dents. Il mordit plus fortement, la croûte craqua et le contenu se répandit sur ses mains.

— Vous avez pris une trop grande bouchée et mordu trop fort, lui dit Gladïa en se précipitant vers lui avec une serviette. Maintenant léchez vos doigts. D’ailleurs, personne ne peut manger proprement une pachinka. C’est impossible. On est censé se barbouiller. Idéalement, ça devrait se manger tout nu et on prendrait une douche après.

Baley lécha avec précaution le bout de ses doigts et son expression fut assez éloquente.

— Vous aimez ça, n’est-ce pas ? dit Gladïa.

— C’est délicieux, assura-t-il, et il prit une autre bouchée, plus lentement et plus doucement.

Ce n’était pas trop sucré et ça fondait dans la bouche.

Il mangea trois pachinkas et seule la bienséance le retint d’en prendre davantage. Il se lécha les doigts sans avoir besoin d’y être invité et négligea la serviette.

— Trempez vos doigts dans le rinceur, Elijah, dit-elle en lui montrant comment faire.

Le « beurre fondu » n’était autre qu’un rince-doigts. Baley obéit et s’essuya les mains. Elles ne gardaient pas la moindre odeur.

— Etes-vous embarrassé à cause d’hier soir, Elijah ? demanda Gladïa. C’est tout l’effet que ça vous fait ?

Que répondre à cela ? se demanda-t-il. Il finit par acquiescer.

— Un peu, je le crains. Ce n’est pas tout ce que je ressens, de très loin, mais oui, je suis embarrassé. Réfléchissez, Gladïa. Je suis un Terrien, vous le savez, mais pour le moment vous préférez ne pas vous en souvenir et « Terrien » n’est pour vous qu’un mot de deux syllabes sans signification particulière. Hier soir, vous aviez pitié de moi, vous vous inquiétiez des problèmes que j’avais eus pendant l’orage, vous éprouviez pour moi ce que vous auriez éprouvé pour un enfant et… et par compassion, à cause de cette vulnérabilité, vous êtes venue à moi. Mais ce sentiment se dissipera – je suis étonné qu’il n’en soit pas déjà ainsi – et alors vous vous souviendrez que je suis un Terrien et vous aurez honte, vous vous sentirez avilie, souillée. Vous m’en voudrez terriblement et je ne veux pas être détesté… Je ne veux pas être détesté, Gladïa !

(Il se dit que s’il avait l’air aussi malheureux qu’il l’était, il devait avoir une mine vraiment pitoyable.)

Gladïa dut le penser aussi car elle allongea un bras vers lui et lui caressa la main.

— Je ne vous déteste pas, Elijah. Pourquoi vous en voudrais-je ? Vous ne m’avez rien fait que je n’aie désiré. C’est moi qui vous ai forcé et je m’en réjouirai toute ma vie. Vous m’avez libérée par un contact il y a deux ans, Elijah, et hier soir vous m’avez libérée encore une fois. Il y a deux ans, j’avais besoin de savoir que j’étais capable de désir et, hier soir, j’avais besoin de savoir que je pouvais de nouveau éprouver du désir, après Jander. Elijah… Restez avec moi. Ce serait…

Il l’interrompit et parla avec une grande sincérité :

— Comment serait-ce possible, Gladïa ? Je dois retourner dans mon propre monde. J’ai là-bas des devoirs, des tâches et vous ne pouvez pas venir avec moi. Vous seriez incapable de mener la vie que l’on mène sur Terre. Vous pourriez mourir de maladies terriennes, si la foule et la claustrophobie ne vous tuaient pas avant. Vous devez le comprendre !

— Pour ce qui est de la Terre, je comprends, reconnut-elle avec un soupir, mais vous n’avez pas besoin de partir immédiatement.

— Il se peut qu’avant la fin de la matinée je sois chassé de la planète par le Président.

— Vous ne le serez pas, déclara Gladïa avec force. Vous ne le permettrez pas… Et si vous êtes chassé, nous pouvons nous réfugier dans un autre monde spatien. Il y en a des dizaines parmi lesquels nous pouvons choisir. La Terre vous tient-elle tant à cœur que vous ne voudriez pas vivre dans un monde spatien ?

— Je pourrais vous répondre évasivement, Gladïa, faire observer que dans aucun monde spatien on ne me permettra de m’établir définitivement, et vous le savez très bien. Mais ce qui est beaucoup plus vrai, c’est que même si un des mondes spatiens m’accueillait, m’acceptait, la Terre aurait quand même une grande importance pour moi et il faudrait que j’y retourne… Même si pour cela je dois vous abandonner.

— Et ne plus jamais revenir sur Aurora ? Ne plus jamais me revoir ?

— Si je pouvais vous revoir, je reviendrais, dit Baley. Je reviendrais sans cesse. Mais à quoi bon le dire ? Vous savez que je ne serai sûrement plus invité. Et vous savez que je ne puis revenir sans invitation.

— Je ne veux pas croire cela, Elijah, murmura Gladïa d’une voix sourde.

— Gladïa… Gladïa, ne vous rendez pas malheureuse. Il s’est passé quelque chose de merveilleux, mais il vous arrivera d’autres choses merveilleuses – beaucoup, de toutes sortes – mais pas la même chose. Tournez-vous vers l’avenir, tournez-vous vers d’autres.

Elle ne répondit pas.

— Gladïa, reprit Baley sur un ton pressant, a-t-on besoin de savoir ce qui s’est passé entre nous ? Elle releva la tête, l’air peiné.

— En auriez-vous tellement honte ?

— De ce qui s’est passé ? Certainement pas ! Mais même si je n’en ai pas honte, cela pourrait avoir des conséquences plutôt embarrassantes. On parlerait de l’affaire. Par la faute de cette horrible dramatique, qui a présenté une version déformée de nos rapports, nous sommes à la pointe de l’actualité. Le Terrien et la Solarienne. S’il y a jamais le moindre soupçon de… d’amour entre nous, cela se saura sur la Terre, à la rapidité d’un vol hyperspatial.

Gladïa haussa les sourcils avec un certain dédain.

— Et la Terre vous jugera avili ? Vous vous serez permis des relations sexuelles avec une personne au-dessous de votre condition ?

— Mais non, mais non, voyons, bien sûr que non, protesta Baley, mal à l’aise car il savait que ce serait certainement l’opinion de milliards de Terriens. Mais l’idée ne vous est donc pas venue que ma femme pourrait en entendre parler ? Je suis marié !

— Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ?

Baley poussa un profond soupir.

— Vous ne comprenez pas, Gladïa. Les mœurs de la Terre ne sont pas celles des Spatiens. Nous avons connu des époques dans notre histoire où les mœurs sexuelles étaient assez libres, du moins dans certains pays et pour certaines classes. L’époque actuelle n’est pas comme ça. Les Terriens vivent les uns sur les autres et, dans ces conditions, une morale stricte, puritaine, est indispensable pour conserver la stabilité du système de la famille.

— Vous voulez dire que chacun a un seul ou une seule partenaire ?

— Non, avoua Baley. Pour être tout à fait franc, ça ne se passe pas toujours ainsi. Mais on prend soin de garder ces irrégularités suffisamment discrètes pour que tout le monde… que tout le monde puisse…

— Faire comme si elles n’existaient pas ?

— Eh bien, oui. Mais dans notre cas…

— Ce serait tellement public que personne ne pourrait feindre de n’en rien savoir et votre femme serait très fâchée contre vous. Elle vous frapperait ?

— Non, elle ne me frapperait pas, mais elle serait humiliée, ce qui est pire. Je serais humilié aussi, ainsi que mon fils. Ma situation sociale en souffrirait et… Gladïa, si vous ne comprenez pas, bon, vous ne comprenez pas, mais promettez-moi de ne pas parler librement de cela, comme le font les Aurorains.

Baley se rendait compte qu’il avait une attitude assez piteuse. Gladïa le considéra d’un air songeur.

— Je ne voulais pas vous taquiner, Elijah. Vous avez été bon pour moi et je ne voudrais, pas être méchante avec vous mais… (elle leva les mains et les laissa retomber, d’un geste résigné)… mais que voulez-vous… Vos coutumes terriennes sont ridicules.

— Sans aucun doute. Cependant, je dois les observer, comme vous avez observé les coutumes solariennes.

— Oui, reconnut-elle, la figure assombrie par ce souvenir. Pardonnez-moi, Elijah. Je vous fais des excuses. Réellement et sincèrement. Je veux ce que je ne peux pas avoir, et je m’en prends à vous.

— Ça ne fait rien.

— Si. Je vous en prie, Elijah, laissez-moi vous expliquer quelque chose. J’ai l’impression que vous ne comprenez pas ce qui s’est passé hier soir. Croyez-vous que vous serez encore plus embarrassé si je vous l’explique ?

Baley se demanda ce que Jessie éprouverait et ce qu’elle ferait si elle pouvait entendre cette conversation. Il savait très bien qu’il ferait mieux de se préoccuper de sa confrontation avec le Président, qui n’allait pas tarder, et non de son dilemme conjugal, qu’il devait penser au danger de la Terre et non à celui de sa femme, mais à la vérité, il ne pouvait penser qu’à Jessie.

— Je serai probablement embarrassé, dit-il, mais expliquez toujours…

Gladïa déplaça sa chaise, sans appeler un robot de son personnel pour le faire. Baley attendit, nerveusement.

Elle plaça la chaise tout à côté de lui, en sens inverse, pour lui faire face en s’asseyant. En même temps, elle posa sa petite main dans la sienne et il la pressa machinalement.

— Vous voyez, dit-elle, je ne crains plus le contact. Je n’en suis plus au stade où je pouvais tout juste effleurer un instant votre joue.

— C’est possible, mais cela ne vous apporte pas ce que vous a apporté ce bref frôlement, il y a deux ans, n’est-ce pas, Gladïa ?

— Non. Ce n’est pas la même chose, mais ça me plaît quand même. Je pense que c’est un progrès, réellement. D’être si profondément bouleversée par un simple contact fugace, c’était bien la preuve que je menais depuis bien longtemps une vie anormale. Maintenant, ça va mieux. Puis-je vous expliquer en quel sens ? Ce que je viens de dire n’est que le prologue.

— Je vous écoute.

— J’aimerais que nous soyons au lit et qu’il fasse noir. Je parlerais plus librement.

— Nous sommes assis et il fait jour, Gladïa, mais je vous écoute.

— Oui… A Solaria, Elijah, il n’y a pour ainsi dire pas de rapports sexuels. Vous le savez.

— Oui.

— Je n’ai jamais vraiment su ce que c’était. Deux fois, seulement deux, mon mari s’est approché de moi par devoir. Je ne vous décrirai pas la scène, mais j’espère que vous me croirez si je vous dis que, lorsque j’y pense maintenant avec le recul, c’était pire que rien.

— Je n’en doute pas.

— Mais je savais ce que c’était. J’avais lu des descriptions dans des livres. J’en avais parlé, parfois, avec d’autres femmes, qui prétendaient toutes que c’était un horrible devoir que devaient subir les Solariennes. Si elles avaient des enfants, jusqu’à la limite de leur quota, elles disaient toutes qu’elles étaient enchantées de ne plus avoir à s’y soumettre.

— Et vous les avez crues ?

— Naturellement. Je n’avais jamais entendu dire autre chose, et les rares récits non solariens que j’avais lus étaient dénoncés, traités de fantaisies, de mensonges. Je croyais cela aussi. Mon mari a découvert des livres que je possédais, il les a appelés de la pornographie et il les a brûlés. Et puis aussi, vous savez, les gens peuvent se convaincre de n’importe quoi. Les Solariennes étaient certainement sincères et méprisaient ou détestaient réellement les rapports sexuels. Elles me paraissaient en tout cas sincères et ça me donnait l’impression d’être terriblement anormale, parce que j’étais curieuse de ces choses-là et… et parce que j’éprouvais des sensations bizarres que je ne comprenais pas.

— A ce moment-là, vous n’avez pas cherché à utiliser des robots pour calmer vos ardeurs, d’une façon ou d’une autre ?

— Non, cette idée ne m’est même pas venue. Ni mes mains ni aucun objet inanimé. On chuchotait que cela se faisait parfois, mais avec une telle horreur ou prétendue horreur, que pour rien au monde je ne me serais permis une chose pareille. Naturellement, je faisais des rêves et, parfois, quelque chose me réveillait qui, lorsque j’y pense maintenant, devait être un début d’orgasme. Je n’y ai jamais rien compris, bien entendu, et je n’osais pas en parler. J’en avais affreusement honte. J’étais même terrifiée par le plaisir que j’y prenais. Et puis je suis venue sur Aurora.

— Vous me l’avez dit. Mais les rapports avec les Aurorains n’ont pas été satisfaisants.

— Non. Ils me faisaient penser que les Solariens avaient raison, après tout. Que les rapports sexuels n’étaient pas du tout comme mes rêves. C’est seulement avec Jander que j’ai compris. Ce n’est pas comme les rapports sexuels qu’on a à Aurora. C’est… c’est une chorégraphie, ici. Chaque stade est dicté par la mode, par la méthode d’approche, du début jusqu’à la fin. Il n’y a rien d’inattendu, rien de spontané. A Solaria, comme il n’y a pas de sexualité, rien n’est donné ou reçu. Et à Aurora, tout est tellement stylisé que, finalement, rien n’est donné ni reçu non plus. Comprenez-vous ?

— Je ne sais pas, Gladïa, puisque je n’ai jamais eu de rapports avec une Auroraine. Et je n’ai jamais été un Aurorain. Mais il n’est pas nécessaire de donner des explications. J’ai une vague idée de ce que vous voulez dire.

— Vous êtes terriblement gêné, n’est-ce pas ?

— Pas au point de ne pouvoir vous écouter.

— Et puis j’ai connu Jander et j’ai appris à me servir de lui. Ce n’était pas un homme aurorain. Son seul but, son seul but possible, était de me plaire. Il donnait et je prenais, et pour la première fois j’ai vécu les rapports sexuels comme ils doivent l’être. Cela, vous le comprenez ? Pouvez-vous imaginer ce que c’est de s’apercevoir soudain qu’on n’est pas folle, ni anormale, ni perverse, ni même dans son tort, simplement… mais de savoir que l’on est une femme et que l’on a un partenaire sexuel ?

— Je pense pouvoir l’imaginer.

— Ensuite, après une période si brève, se voir privée de tout… Je pensais… Je pensais que c’était la fin. J’étais condamnée, maudite. Jamais plus, durant des siècles de vie, je ne connaîtrais de nouveau des rapports sexuels satisfaisants. Ne jamais avoir connu cela, c’était déjà assez grave. Mais l’avoir connu, contre toute attente, et ensuite tout perdre brusquement, se retrouver sans rien… Ça, c’était intolérable ! Vous voyez donc combien cette nuit a été importante.

— Mais pourquoi moi, Gladïa ? Pourquoi pas quelqu’un d’autre ?

— Non, Elijah, il fallait que ce soit vous. Nous sommes arrivés et nous vous avons trouvé, Giskard et moi, et vous étiez sans défense. Vous n’étiez pas totalement inconscient mais votre corps ne vous obéissait plus. Vous deviez être porté, déposé dans la voiture. J’étais là quand vous avez été réchauffé, soigné, baigné, incapable de faire quoi que ce soit par vous-même. Les robots se sont occupés de vous avec une merveilleuse efficacité, se sont affairés pour vous faire revivre et empêcher qu’il vous arrive du mal, mais sans éprouver le moindre sentiment. Tandis que moi j’observais, et j’éprouvais des émotions, des sentiments.

Baley baissa la tête, serrant les dents à la pensée d’avoir été publiquement si désarmé. Sur le moment, il avait savouré le plaisir d’être dorloté, mais à présent il se sentait honteux.

— J’aurais voulu faire tout cela. pour vous, reprit-elle. J’en voulais aux robots de se réserver le droit d’être gentils avec vous, de donner. Et je me voyais à leur place. J’éprouvais une excitation sexuelle croissante, ce que je n’avais pas ressenti depuis la mort de Jander… Et l’idée m’est venue, alors, que pendant mes seuls rapports sexuels réussis, je n’avais fait que prendre, recevoir. Jander donnait ce que je désirais mais il ne prenait jamais. Il était incapable de prendre puisque son seul plaisir était de me faire plaisir. Et il ne m’est jamais venu à l’idée de donner, parce que j’avais été élevée parmi des robots et que je savais qu’ils ne pouvaient pas recevoir.

« Et, en observant, j’ai pensé que je ne connaissais que la moitié des choses du sexe. Et je voulais désespérément connaître l’autre moitié. Mais alors, ensuite, à table au dîner, vous avez paru fort. Vous étiez assez fort pour me consoler et comme j’avais éprouvé ce sentiment pour vous, alors qu’on vous soignait, je n’ai plus eu peur de vous parce que vous étiez de la Terre. J’acceptais volontiers d’être dans vos bras, je le voulais. Mais même là, alors que vous m’enlaciez, j’ai eu des remords et du chagrin parce que, encore une fois, je prenais sans rien donner.

« Et vous m’avez dit alors que vous aviez besoin de vous asseoir. Ah, Elijah, c’est la chose la plus merveilleuse que vous pouviez me dire !

Baley se sentit rougir.

— J’en ai été affreusement gêné, c’était un aveu de faiblesse, à mes yeux.

— C’était justement ce qu’il me fallait. Cela m’a rendue folle de désir. Je vous ai obligé à vous coucher et puis je suis venue à vous et, pour la première fois de ma vie, j’ai donné. Je n’ai rien pris et le charme de Jander a été rompu car je comprenais qu’il n’avait pas suffi. Ce devait être possible de prendre et de donner à la fois… Elijah, restez avec moi !

Baley secoua la tête.

— Gladïa, si je me coupais le cœur en deux, cela ne changerait rien à la réalité. Je ne peux pas rester sur Aurora. Je dois retourner sur la Terre. Vous ne pouvez pas venir sur la Terre.

— Et si je pouvais venir sur la Terre, Elijah ?

— Pourquoi dites-vous une telle sottise ? Même si vous le pouviez, je vieillirais rapidement et ne vous servirais plus à rien. Dans vingt ans, trente au plus, je serai un vieillard, et plus probablement mort, alors que vous resterez telle que vous êtes pendant des siècles.

— Mais c’est justement ce que je veux dire, Elijah ! Sur Terre, je serai sujette à vos maladies et je vieillirai moi aussi très vite.

— Vous ne le voudriez pas. D’ailleurs, la vieillesse n’est pas une maladie. On s’affaiblit, on tombe malade et, très rapidement, on meurt. Gladïa, Gladïa, vous pouvez trouver un autre homme.

— Un Aurorain ? dit-elle avec mépris.

— Vous pouvez enseigner. Maintenant que vous savez comment recevoir et donner, apprenez-leur à faire aussi les deux.

— Si j’enseigne, apprendront-ils ?

— Quelques-uns, oui. Il y en aura sûrement. Vous avez tout le temps de trouver un tel homme. Il y a…

(Non, pensa-t-il, ce n’est pas prudent de mentionner Gremionis en ce moment, mais peut-être que s’il venait à elle… moins poliment et avec un peu plus de détermination…)

Elle resta un moment songeuse.

— Est-ce possible ? murmura-t-elle, puis elle posa sur Baley ses yeux gris-bleu embués de larmes. Ah, Elijah ! Vous ne vous rappelez donc rien de ce qui s’est passé cette nuit ?

— Je dois avouer, dit-il un peu tristement, qu’une partie de cette nuit reste assez vague dans mon souvenir.

— Si vous vous en souveniez, vous ne voudriez pas me quitter.

— Je ne veux pas vous quitter, Gladïa. Simplement, je le dois.

— Et, ensuite, vous aviez l’air si paisiblement heureux, si reposé. J’étais blottie contre votre épaule et je sentais votre cœur battre, rapidement d’abord, puis plus lentement, sauf quand vous vous êtes redressé brusquement… Vous vous rappelez ça ?

Baley sursauta et recula un peu, en la regardant au fond des yeux.

— Non, je ne m’en souviens pas. Que voulez-vous dire ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Je vous l’ai dit. Vous vous êtes redressé brusquement.

— Oui, mais quoi encore ?

Le cœur de Baley battait rapidement, maintenant, aussi rapidement sûrement que la veille après l’amour. Trois fois, quelque chose qui semblait être la vérité lui était apparu, mais les deux premières fois, il était seul. La troisième, la veille, Gladïa était là. Il avait un témoin.

— Il n’y a rien eu d’autre, vraiment, dit-elle. Je vous ai demandé : « Qu’y a-t-il, Elijah ? » Mais vous n’avez pas fait attention à moi. Vous avez dit : « Ça y est, je l’ai. Je l’ai. » Vous ne parliez pas clairement et vos yeux étaient fixes. C’était assez effrayant.

— C’est tout ce que j’ai dit ? Par Jehosaphat, Gladïa ! Je n’ai rien dit d’autre ?

Elle fronça les sourcils.

— Je ne me souviens pas. Vous vous êtes rallongé et je vous ai dit de ne pas avoir peur, que vous étiez en sécurité. Et je vous ai caressé, vous avez refermé les yeux et vous vous êtes endormi… et vous avez ronflé ! Je n’avais encore jamais entendu personne ronfler ; mais c’était sûrement cela, d’après les descriptions.

Visiblement, elle en était amusée.

— Ecoutez-moi, Gladïa. Qu’est-ce que j’ai dit, exactement ? « Je l’ai. Je l’ai. » Est-ce que je n’ai pas dit ce que c’était, que j’avais ?

Elle réfléchit encore.

— Non. Je ne me souviens pas… Si, attendez ! Vous avez dit autre chose, d’une voix très basse. Vous avez dit : « Il était là avant. »

— « Il était là avant. » C’est tout ce que j’ai dit ?

— Oui. J’ai pensé que vous vouliez dire que Giskard était arrivé avant les autres robots, que vous cherchiez à surmonter votre peur d’être enlevé, que vous reviviez ces moments sous l’orage. Oui ! C’est pour cela que je vous ai dit de ne pas avoir peur, que vous étiez en sécurité. Et vous avez fini par vous détendre.

— « Il était là avant… » « Il était là avant… » Maintenant, je ne l’oublierai pas, Gladïa. Merci pour hier soir. Merci de m’avoir parlé.

— Est-ce que c’est important, que vous ayez dit que Giskard vous a trouvé avant les autres ? C’est la vérité. Vous le savez bien.

— Il ne peut pas s’agir de ça, Gladïa. Ce doit être quelque chose que je ne sais pas mais que je parviens à découvrir uniquement quand mon esprit est totalement détendu.

— Mais alors, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Je n’en suis pas sûr, mais si c’est bien ce que j’ai dit, cela doit avoir une signification. Et j’ai à peu près une heure pour le découvrir : (Il se leva.) Je dois partir, maintenant.

Il avait déjà fait quelques pas vers la porte quand Gladïa se précipita et le prit dans ses bras.

— Attendez, Elijah !

Il hésita, puis il baissa la tête pour l’embrasser. Pendant un long moment, ils restèrent enlacés.

— Est-ce que je vous reverrai, Elijah ?

— Je ne sais pas, répondit-il tristement. Je l’espère.

Sur ce, il partit à la recherche de Daneel et de Giskard, pour qu’ils prennent les dispositions nécessaires en vue de la prochaine confrontation.

71

La tristesse de Baley persista, alors qu’il traversait la pelouse immense pour se rendre à l’établissement du Dr Fastolfe.

Les robots marchaient à sa droite et à sa gauche. Daneel paraissait tout à fait à l’aise mais Giskard, fidèle à sa programmation et apparemment incapable de l’oublier, surveillait attentivement tout ce qui les entourait.

— Comment s’appelle le Président de la Législature, Daneel ? demanda Baley.

— Je ne sais pas, camarade Elijah. Chaque fois qu’il a été question de lui devant moi, on disait simplement « le Président ». En s’adressant à lui, on l’appelle « monsieur le Président ».

— Il s’appelle Rutilan Horder, monsieur, dit Giskard, mais ce nom n’est jamais mentionné officiellement. On emploie uniquement le titre. Cela sert à souligner la continuité du gouvernement. Les êtres humains remplissant la fonction ont, individuellement, des mandats fixes, mais « le Président » existe toujours.

— Et ce Président particulier… quel âge a-t-il ?

— Il est très vieux, monsieur. Il a trois cent trente-deux ans, répondit Giskard qui, comme toujours, avait réponse à tout.

— Il est en bonne santé ?

— Je n’ai jamais entendu dire le contraire, monsieur.

— A-t-il des caractéristiques personnelles qu’il serait bon que je connaisse ?

Cela parut faire réfléchir Giskard. Il répondit après un silence :

— Cela m’est difficile de le dire, monsieur. Il est dans son second mandat. On le considère comme un Président efficace, compétent, qui travaille dur et obtient des résultats.

— Est-il coléreux ? Patient ? Dominateur ? Compréhensif ?

— Vous pourrez juger de ces choses par vous-même, monsieur.

— Camarade Elijah, intervint Daneel, le Président est au-dessus des partis et des querelles. Il est juste et impartial par définition.

— Je n’en doute pas, marmonna Baley, mais les définitions sont aussi abstraites que « le Président », alors qu’un Président, avec un nom, est un être concret, avec un esprit concret.

Il secoua la tête. Son propre esprit, il était prêt à en jurer, était fortement concret. Ayant par trois fois pensé à quelque chose, pour l’oublier trois fois, il connaissait maintenant son propre commentaire au moment même où il avait eu cette pensée, et cela ne lui apportait rien : « Il était là avant. »

Qui était là avant ? Quand ?

Baley n’avait aucune réponse à cela.

72

Le Dr Fastolfe attendait Baley à la porte de son établissement, avec un robot derrière lui qui paraissait très peu robotiquement agité, comme s’il était incapable de remplir correctement sa mission d’accueil et s’en désolait.

(Mais aussi, on avait toujours tendance à attribuer aux robots des réactions et des mobiles humains. Fort probablement, il ne s’agissait aucunement d’agitation – ni d’aucune autre espèce de sentiment – mais tout simplement d’une légère oscillation de potentiels positroniques résultant de ce que ses ordres étaient de saluer et d’examiner tous les visiteurs, et il ne pouvait parfaitement accomplir son devoir sans repousser Fastolfe, ce qu’il ne pouvait faire non plus en l’absence de toute nécessité urgente. Il exécutait donc de faux départs, l’un après l’autre, ce qui donnait cette apparence d’agitation.)

Baley regardait distraitement le robot et il dut faire un effort pour ramener les yeux sur Fastolfe. (Il pensait à des robots, sans savoir pourquoi.)

— Je suis heureux de vous revoir, docteur Fastolfe, dit-il en tendant machinalement la main.

(Après son aventure avec Gladïa, il avait du mal à se souvenir que les Spatiens répugnaient à tout contact physique avec un Terrien.)

Fastolfe hésita un instant puis, la courtoisie l’emportant sur la prudence, il prit la main offerte, la tint légèrement et brièvement, la lâcha et dit :

— J’en suis encore plus enchanté que vous, Baley. Votre épreuve d’hier soir m’a beaucoup alarmé. Ce n’était pas un orage particulièrement violent, mais pour un Terrien ce devait être terrifiant.

— Vous êtes donc au courant de ce qui s’est passé ?

— Daneel et Giskard m’ont fait un rapport assez complet. J’aurais été plus rassuré s’ils étaient venus ici directement et si, éventuellement, ils vous avaient amené avec eux, mais leur décision venait du fait que l’établissement de Gladïa était plus près de l’endroit de la panne de l’aéroglisseur, et que vos ordres avaient été particulièrement intenses pour faire passer la sécurité de Daneel avant la vôtre. Ils ne vous ont pas mal interprété, j’espère ?

— Pas du tout. Je les ai forcés à me laisser.

— Etait-ce bien prudent ?

Fastolfe le fit entrer et lui indiqua un fauteuil. Baley s’y assit.

— Il m’a semblé que c’était la meilleure solution. Nous étions poursuivis.

— C’est ce que m’a dit Giskard. Il m’a également dit que…

— Docteur Fastolfe, interrompit Baley, excusez-moi. J’ai très peu de temps et je dois vous poser certaines questions.

— Je vous en prie, dit aussitôt Fastolfe avec son inaltérable politesse.

— Il a été dit que vous placiez vos travaux sur le fonctionnement du cerveau au-dessus de tout le reste ; que vous…

— Laissez-moi achever, Baley. On vous a dit que je ne supporterais aucun obstacle, que je suis totalement dénué de scrupules, sans la moindre considération pour l’immoralité ou les mauvaises actions, que je ne m’arrêterais à rien, que j’excuserais tout, au nom de l’importance de ma recherche.

— Oui.

— Qui vous a dit cela, Baley ?

— Est-ce important ?

— Peut-être pas. D’ailleurs, ce n’est pas difficile à deviner. C’est ma fille, Vasilia ? J’en suis certain.

— Peut-être. Ce que je voudrais savoir, c’est si cette estimation de votre caractère est juste.

Fastolfe sourit tristement.

— Attendez-vous de moi de la franchise sur mon propre caractère ? Par certains côtés, ces accusations sont fondées. Je considère réellement mes travaux comme la chose la plus importante du monde et j’ai réellement tendance à tout y sacrifier. Effectivement, je me désintéresse des idées conventionnelles de bien ou de mal, ou d’immoralité, si elles me gênent… J’en suis capable, mais je ne le fais pas. Je ne peux pas m’y résoudre. Et, plus particulièrement, si j’ai été accusé d’avoir tué Jander parce que cela me permettait en quelque sorte de faire progresser mon étude du cerveau humain, je le nie formellement. C’est absolument faux. Je n’ai pas tué Jander.

— Vous avez suggéré que je me soumette à un sondage psychique pour obtenir de mon esprit une information qu’il m’est impossible de découvrir autrement. Avez-vous pensé que si vous vous soumettiez, vous, à un sondage psychique, votre innocence serait démontrée ?

Fastolfe hocha la tête d’un air réfléchi.

— J’imagine que Vasilia a laissé entendre que puisque je n’ai pas proposé de m’y soumettre, c’est une preuve de ma culpabilité. Cela aussi, c’est faux. Un sondage psychique est dangereux et j’ai aussi peur de m’y soumettre que vous. J’aurais pu le faire en dépit de mes craintes, si mes adversaires n’y tenaient pas tellement. Ils réfuteraient toute preuve de mon innocence et le sondage psychique n’est pas un instrument assez délicat pour démontrer l’innocence au delà de toute dispute. Mais ce qu’ils obtiendraient surtout par ce sondage, ce serait des renseignements sur ma théorie et ma conception des robots humaniformes. C’est cela qu’ils recherchent, et c’est cela que je ne veux pas leur donner.

— Très bien. Je vous remercie, docteur Fastolfe.

— Il n’y a pas de quoi. Et maintenant, si je puis en revenir à ce que je disais, Giskard m’a rapporté qu’après être resté seul dans l’aéroglisseur, vous avez été abordé par des robots inconnus. Du moins, vous avez parlé de robots inconnus, d’une manière assez incohérente, quand vous avez été retrouvé.

— Ces robots inconnus ne m’ont pas attaqué, docteur Fastolfe. J’ai réussi à les dissuader et à les renvoyer, mais j’ai jugé préférable de quitter l’aéroglisseur plutôt que d’attendre leur retour. Je ne réfléchissais peut-être pas très lucidement quand j’ai pris cette décision. Giskard me l’a dit.

Fastolfe sourit.

— Giskard a un point de vue assez simpliste de l’Univers. Savez-vous à qui étaient ces robots ?

Baley changea nerveusement de position, sans arriver à s’asseoir confortablement dans le fauteuil.

— Est-ce que le Président est arrivé ? demanda-t-il.

Pas encore, mais il ne va pas tarder. Amadiro sera là bientôt, lui aussi, le directeur de l’Institut de Robotique que vous avez vu hier. Je ne suis pas certain que c’était très prudent. Vous l’avez irrité.

— Je devais le voir, docteur Fastolfe, et il ne m’a pas paru irrité.

— Avec Amadiro, cela ne veut rien dire. A la suite de ce qu’il appelle vos diffamations et votre intolérable atteinte à sa réputation professionnelle, il a forcé la main du Président.

— De quelle façon ?

— La mission du Président est d’encourager la réunion de parties adverses en vue de travailler à un compromis. Si Amadiro souhaite avoir un entretien avec moi, le Président, par définition, ne peut pas s’y opposer, encore moins l’interdire. Il doit organiser la réunion et si Amadiro trouve suffisamment de preuves contre vous – et il est bien facile de trouver des preuves contre un Terrien –, alors cela mettra fin à l’enquête.

— Peut-être, docteur Fastolfe, avez-vous eu tort de faire appel à un Terrien pour vous aider, puisque vous êtes si vulnérable…

— Peut-être, Baley, mais je ne voyais pas d’autre solution. Je n’en vois toujours pas, alors je dois compter sur vous pour persuader le Président et l’amener à notre point de vue, si vous pouvez.

— La responsabilité repose sur moi ? grogna Baley d’une voix lugubre.

— Entièrement, répliqua Fastolfe sans se troubler.

— Serons-nous seuls, tous les quatre ?

— En réalité, nous serons trois : le Président, Amadiro et moi. Nous sommes les deux principaux intéressés, et l’agent de compromis, pour ainsi dire. Vous serez là comme quatrième partie, Baley, mais uniquement toléré. Le Président pourra vous ordonner de sortir, à son gré. J’espère donc que vous ne ferez rien pour l’irriter.

— Je ferai de mon mieux, docteur.

— Par exemple, ne lui tendez pas la main… si vous me pardonnez ma grossièreté.

Baley rougit au souvenir de son geste inconsidéré.

— Je ne le ferai pas.

— Et soyez d’une parfaite politesse. Ne portez aucune accusation, ne vous mettez pas en colère. N’insistez pas sur des déclarations impossibles à étayer…

— Vous voulez dire que je ne dois pas faire pression pour chercher à forcer quelqu’un à se trahir ? Amadiro, par exemple ?

— Oui, exactement. Ce serait de la diffamation et contre-productif. Par conséquent, soyez poli ! Si la politesse masque une attaque, nous ne vous le reprocherons pas. Et tâchez de ne parler que lorsqu’on vous adresse la parole.

— Comment se fait-il, docteur Fastolfe, que vous ayez tant de conseils de prudence à me donner maintenant, alors que jamais auparavant vous ne m’avez averti des dangers de la diffamation ?

— Je suis entièrement fautif, je vous l’accorde, répondit Fastolfe. Simplement, c’est une chose d’une telle notoriété publique que pas un instant je n’ai pensé qu’elle devait être expliquée.

— Ouais, grommela Baley. C’est ce que je pensais. Fastolfe redressa soudain la tête.

— J’entends un aéroglisseur… J’entends même les pas d’un robot de mon personnel, se dirigeant vers l’entrée. Je suppose que le Président et le Dr Amadiro sont arrivés.

— Ensemble ? s’étonna Baley.

— Sans aucun doute. Amadiro a proposé mon établissement comme lieu de la réunion, m’accordant ainsi l’avantage d’être sur mon propre terrain. Il aura donc l’occasion d’offrir, par courtoisie apparente, d’aller chercher le Président et de le conduire ici. Après tout, ils doivent venir tous les deux. Cela lui donnera quelques minutes pour parler en particulier au Président et faire valoir son point de vue.

— Cela me semble assez injuste, dit Baley. N’auriez-vous pu l’empêcher ?

— Je ne le voulais pas. Amadiro a pris un risque calculé. Il pourrait dire quelque chose qui irritera le Président.

— Le Président est-il anormalement irritable ?

— Non. Pas plus qu’un autre Président, dans la cinquième décennie de son mandat. Cependant, la nécessité de respecter strictement le protocole, la nécessité supplémentaire de ne jamais prendre parti et la réalité d’un pouvoir arbitraire, tout s’allie pour rendre inévitable une certaine irritabilité. Et Amadiro n’est pas toujours très prudent. Son sourire jovial, ses dents blanches, sa bonhomie exubérante peuvent être extrêmement irritants quand ceux qui en sont l’objet ne sont pas de bonne humeur, pour une raison ou une autre… Mais je dois aller les accueillir. Je vous en prie, restez ici et ne bougez pas de ce fauteuil.

Baley ne put donc qu’attendre. Il pensa, sans aucune raison, qu’il était sur Aurora depuis un peu moins de cinquante heures terriennes.

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