Baley se tourna vers Daneel et grommela :
— Ça m’agace, Daneel, de rester prisonnier ici parce que les Aurorains, à bord de ce vaisseau, me considèrent comme une source d’infection. C’est de la superstition pure. J’ai été traité.
— Ce n’est pas parce que les Aurorains ont peur de la contagion que vous êtes prié de rester dans votre cabine, camarade Elijah.
— Ah non ? C’est pourquoi, alors ?
— Vous vous souviendrez peut-être que lorsque nous nous sommes retrouvés ici à bord, Vous m’avez demandé pour quelles raisons j’étais envoyé pour vous escorter. J’ai dit que c’était pour vous donner quelque chose de familier, en guise d’ancre, et pour me faire plaisir. J’allais vous parler de la troisième raison quand Giskard nous a interrompus en apportant les films et la visionneuse, et ensuite nous nous sommes embarqués dans une discussion sur le roboticide.
— Et tu ne m’as jamais donné la troisième raison. Quelle est-elle ?
— Eh bien, camarade Elijah, c’est simplement pour aider à vous protéger.
— Contre quoi ?
— Des passions anormales ont été attisées par l’incident que nous sommes convenus d’appeler un roboticide. Vous avez été appelé à Aurora pour tenter de démontrer l’innocence du Dr Fastolfe et la dramatique de l’Hyperonde…
— Par Jehosaphat, Daneel ! s’exclama Baley furieux. Est-ce qu’on a vu ce truc-là à Aurora aussi ?
— On l’a vu dans tous les mondes spatiens, camarade Elijah. Cela a été un programme très populaire et qui a pleinement démontré que vous êtes un enquêteur tout à fait exceptionnel.
— Alors quel que soit le responsable du roboticide, il a très bien pu avoir une peur exagérée de ce que je pourrais accomplir et, par conséquent, risquer gros pour empêcher mon arrivée… ou me tuer.
— Le Dr Fastolfe, dit calmement Daneel, est tout à fait convaincu que personne n’est responsable du roboticide puisque aucun être humain, à part lui, n’aurait été capable de le commettre. Il est d’avis que c’était un événement purement fortuit. Cependant, il y en a qui essaient de profiter de l’occasion et ce serait dans leur intérêt de vous empêcher de le prouver. Pour cette raison, vous devez être protégé.
Baley fit quelques pas rapides vers une paroi de la cabine et puis revint vers l’autre, comme pour accélérer le cheminement de sa pensée par un exemple physique. Il n’arrivait pas à se sentir personnellement en danger.
— Daneel, dit-il, combien y a-t-il de robots humaniformes, en tout, à l’Aurora ?
— Vous voulez dire maintenant que Jander ne fonctionne plus ?
— Oui, maintenant que Jander est mort.
— Un seul, camarade Elijah.
Baley s’arrêta net et regarda fixement Daneel. Ses lèvres articulèrent deux mots, en silence : « Un seul ? »
— Attends, Daneel, dit-il enfin. Que je comprenne bien. Tu es l’unique robot humaniforme d’Aurora ?
— D’Aurora et de tous les autres mondes, camarade Elijah. Je croyais que vous le saviez. Je suis le prototype et ensuite Jander a été construit. Depuis lors, le Dr Fastolfe a refusé d’en fabriquer d’autres et personne sinon lui n’est capable de le faire.
— Mais, dans ce cas, puisque sur deux robots anthropoïdes, ou humaniformes comme tu dis, un a été tué, l’idée ne vient pas au Dr Fastolfe que l’unique humaniforme restant – toi, Daneel – pourrait être en danger ?
— Il reconnaît cette possibilité. Mais le risque qu’un événement aussi invraisemblable qu’un gel mental total se produise une seconde fois, accidentellement, est tellement inimaginable qu’il ne le prend pas au sérieux. Il pense, cependant, qu’il existe le risque d’une autre mésaventure. Cela, je crois, a joué un petit rôle dans sa décision de m’envoyer vous chercher. Cela m’éloignait d’Aurora pendant une semaine ou deux.
— Et tu es maintenant tout aussi prisonnier que moi, n’est-ce pas, Daneel ?
— Je suis un prisonnier, répondit gravement Daneel, uniquement en ce sens que je ne dois pas quitter cette cabine.
— Dans quel autre sens est-on prisonnier ?
— Dans ce sens que la personne ainsi restreinte dans ses mouvements résiste à la contrainte. Un véritable emprisonnement implique qu’il est involontaire. Je comprends très bien la raison de ma présence ici et j’en reconnais la nécessité.
— Toi peut-être, grommela Baley, mais pas moi ! Je suis un prisonnier dans toute l’acception du mot. Et d’abord, qu’est-ce qui garantit notre sécurité ici ?
— Eh bien d’abord, camarade Elijah, Giskard est de garde devant la porte.
— Est-il assez intelligent pour ça ?
— Il comprend entièrement les ordres. Il est solide, fort, et il se rend parfaitement compte de l’importance de sa tâche.
— Tu veux dire qu’il est prêt à être détruit, pour nous protéger tous les deux ?
— Oui, naturellement, tout comme je suis prêt à être détruit pour vous protéger.
Baley se sentit un peu honteux.
— Tu ne t’insurges pas contre une situation où tu pourrais être forcé de renoncer à l’existence pour moi ?
— C’est dans ma programmation, camarade Elijah, dit Daneel avec simplicité, et sa voix parut s’adoucir. Pourtant, je ne sais comment, il me semble que même si ce n’était pas dans ma programmation, vous sauver la vie rendrait la perte de ma propre existence bien peu de chose par comparaison.
Baley fut bouleversé par cet aveu et ne put se contenir. Il tendit la main et la referma sur celle de Daneel, en la serrant farouchement.
— Merci, camarade Daneel, mais je t’en prie, tâche que cela n’arrive pas. Je ne souhaite pas la perte de ton existence. Il me semble qu’à côté, la préservation de la mienne est sans grande importance pour moi.
Baley fut ahuri de s’apercevoir qu’il parlait très sincèrement. Il fut même vaguement horrifié à la pensée qu’il serait prêt à risquer sa vie pour un robot. Non… pas pour un robot. Pour Daneel.
Giskard entra sans prévenir. Baley avait fini par s’y habituer. Le robot, étant son gardien, devait être libre d’aller et de venir à son gré. Et Giskard n’était qu’un robot, aux yeux de Baley, même si on ne parlait pas de lui comme d’un objet, même si l’on ne mentionnait pas le « R ». S’il se grattait, se mettait les doigts dans le nez, se livrait à n’importe quelle fonction biologique malpropre, il lui semblait que Giskard resterait indifférent, ne jugerait pas, serait incapable de réagir autrement que froidement, en enregistrant l’observation dans quelque banque interne de mémoire.
Cela faisait simplement de lui un meuble ambulant et Baley n’éprouvait aucune gêne en sa présence, non que Giskard se soit jamais montré importun en faisant irruption à un moment délicat, pensa distraitement Baley.
Giskard apportait une espèce de coffret.
— Monsieur, dit-il, je me doute que vous souhaitez toujours voir Aurora de l’espace.
Baley sursauta. Il fut certain que Daneel avait remarqué son irritation et avait décidé de plaider sa cause ; c’était sa façon de s’y prendre. Laisser faire cela par Giskard et le présenter comme si c’était une idée de son esprit simplet de robot, c’était vraiment de la délicatesse de la part de Daneel. Cela éviterait à Baley d’exprimer obligatoirement sa gratitude. Du moins Daneel le pensait.
Effectivement, Baley avait été plus exaspéré d’être inutilement, à son point de vue, empêché de regarder Aurora que d’être maintenu prisonnier. Depuis le Bond, il y avait déjà deux jours, il ne cessait de fulminer et de regretter de ne pas voir ce spectacle. Il se tourna donc vers Daneel et lui sourit.
— Merci, mon ami.
— C’est une idée de Giskard, répondit Daneel.
— Oui, bien sûr, dit Baley avec un autre petit sourire. Je le remercie aussi. Qu’est-ce que c’est que ça, Giskard ?
— C’est, essentiellement, un récepteur de télévision ordinaire, relié au poste de vision, monsieur. Si je puis me permettre…
— Oui ?
— Vous ne trouverez pas la vue particulièrement passionnante, monsieur. Je ne voudrais pas que vous soyez inutilement déçu.
— J’essaierai de ne pas espérer trop, Giskard. Quoi qu’il en soit, je ne te tiendrai pas pour responsable de la déception que j’éprouverai peut-être.
— Merci, monsieur. Je dois retourner à mon poste mais Daneel pourra vous aider à faire fonctionner l’instrument, si besoin est et si vous avez un problème.
Il sortit et Baley se tourna vers Daneel.
— Je trouve que Giskard s’est très bien débrouillé, là. C’est peut-être un modèle simple, mais il a été bien conçu.
— Lui aussi est un robot Fastolfe, camarade Elijah. Ce poste de télévision se règle automatiquement. Comme il est déjà branché sur Aurora, il vous suffit de toucher la télécommande. Cela le mettra en marche et vous n’aurez rien d’autre à faire. Voulez-vous le mettre en marche vous-même ?
Baley fit un geste d’indifférence.
— Inutile. Tu peux le faire.
— Très bien.
Daneel avait placé le coffret sur la table où Baley avait visionné ses films.
— Ceci, dit-il en indiquant un petit rectangle plat qu’il avait à la main, c’est la commande, camarade Elijah. Il suffit de la tenir par les bords, de cette manière, et de les presser légèrement pour la mise en marche. Vous pressez de la même façon pour éteindre.
Daneel pressa le rectangle de contrôle et Baley poussa un cri étranglé.
Il s’attendait à ce que le coffret s’illumine et à y voir la représentation d’un champ d’étoiles. Mais ce ne fut pas ce qui se passa. Brusquement, Baley se trouva dans l’espace – dans l’espace – avec des étoiles étincelantes et fixes dans toutes les directions.
Cela ne dura qu’un instant et puis tout redevint normal : la cabine, la table, Baley, Daneel, le coffret.
— Tous mes regrets, camarade Elijah, dit Daneel. Je l’ai éteint dès que j’ai compris votre malaise. Je ne me rendais pas compte que vous n’étiez pas préparé à l’événement.
— Alors prépare-moi. Qu’est-il arrivé ?
— Cet appareil agit directement sur le centre visuel du cerveau humain. Il n’y a aucun moyen de distinguer l’impression qu’il produit de la réalité tridimensionnelle. C’est un système relativement récent et, jusqu’à présent, il n’a été utilisé que pour des scènes astronomiques qui sont, après tout, pauvres en détail.
— Tu as vu la même chose, Daneel ?
— Oui, mais très mal et sans le réalisme qui frappe un être humain. Je vois un contour vague en surimpression sur le contenu de la pièce, qui reste net, mais on m’a expliqué que les êtres humains ne voient que la scène. Sans aucun doute, quand le cerveau de mes semblables sera encore plus délicatement réglé et amélioré…
Baley avait retrouvé son équilibre.
— Le fait est, Daneel, que je ne voyais réellement rien d’autre. Je n’avais même pas conscience de mon corps. Je ne voyais pas mes mains, je ne sentais pas où elles étaient. J’avais l’impression d’être un esprit désincarné ou… euh… J’imagine que c’est ce que je ressentirais si j’étais mort mais existant encore consciemment dans une sorte d’au-delà immatériel.
— Je comprends maintenant que vous ayez trouvé cela plutôt troublant.
— Très troublant, tu veux dire !
— Je suis navré, camarade Elijah. Je vais demander à Giskard de le remporter.
— Non, non. Je suis préparé, maintenant. Donne-moi ce rectangle… Est-ce que je pourrai éteindre, si je n’ai pas conscience de l’existence de mes doigts ?
— Il restera collé à votre main et vous ne pourrez pas le laisser tomber, camarade Elijah. Le Dr Fastolfe, qui a expérimenté ce phénomène, m’a dit que la pression est automatiquement appliquée quand l’être humain qui le tient désire mettre fin au spectacle. C’est un phénomène automatique, basé sur une manipulation des nerfs, tout comme l’est la vue elle-même. Du moins, c’est ainsi que ça marche pour les Aurorains et j’imagine…
— Les Terriens sont physiologiquement assez semblables aux Aurorains pour que ça marche aussi pour nous. Bon, alors donne-moi la télécommande et je vais essayer.
Avec un petit pincement d’inquiétude au cœur, Baley pressa le bord du rectangle et se retrouva dans l’espace. Cette fois, il s’y attendait et quand il s’aperçut qu’il respirait sans difficulté et qu’il n’avait absolument pas l’impression d’être plongé dans un vide, il fit un effort pour accepter tout cela comme si c’était une illusion d’optique. En respirant assez bruyamment (peut-être pour se convaincre qu’il respirait réellement), il regarda avec curiosité dans toutes les directions.
En se rendant compte soudain qu’il entendait le bruit de sa respiration, il demanda :
— Peux-tu m’entendre, Daneel ?
Baley perçut sa propre voix, un peu lointaine, un peu artificielle mais bien audible.
Puis il entendit celle de Daneel, pas différente au point d’être méconnaissable.
— Oui, je le peux, répondit Daneel. Et vous devriez m’entendre, camarade Elijah. Les sens visuel et kinesthétique sont modifiés pour permettre une plus grande illusion de la réalité, mais le sens auditif reste intact. Dans une large mesure, en tout cas.
— Ma foi, je ne vois que des étoiles, des étoiles ordinaires. Aurora a un soleil. Nous sommes assez près d’Aurora, je pense, pour rendre l’étoile qui est son soleil considérablement plus étincelante que les autres.
— Beaucoup trop éblouissante, camarade Elijah. Elle est effacée, sinon vous souffririez de graves atteintes rétiniennes.
— Alors où est la planète ? Où est Aurora ?
— Voyez-vous la constellation d’Orion ?
— Oui, je la vois… Tu veux dire que nous voyons toujours les constellations telles que nous les découvrons dans le ciel de la Terre ? Comme au planétarium de la Ville ?
— A peu près, oui. Si l’on compte en distances interstellaires, nous ne sommes pas très loin de la Terre et du système solaire dont elle fait partie. Nous avons donc la même vue des étoiles. Sur la Terre, le soleil d’Aurora est appelé Tau Ceti et il n’est qu’à 3,6 parsecs de cette planète… Si vous tracez une ligne imaginaire, de Bételgeuse à l’étoile du milieu de la ceinture d’Orion et si vous continuez sur une longueur égale et encore un peu plus, l’étoile de moyenne luminosité que vous voyez est la planète Aurora. Elle deviendra de plus en plus nette durant les prochains jours, alors que nous nous en approchons rapidement.
Baley la contempla gravement. Ce n’était qu’une étoile parmi d’autres. Aucune flèche lumineuse clignotante ne l’indiquait. Son nom n’avait pas été soigneusement calligraphié autour d’elle.
— Où est le Soleil ? demanda-t-il. L’étoile de la Terre, je veux dire ?
— Il est dans la constellation de la Vierge, telle qu’on la voit d’Aurora. C’est un astre de seconde magnitude. Malheureusement, l’astrosimulateur que nous avons – cet appareil dont nous nous servons – n’est pas très bien informatisé et il ne serait pas facile de vous le désigner. Il ne vous apparaîtrait d’ailleurs que comme une simple étoile ordinaire, comme toutes les autres.
— Peu importe… Je vais éteindre ce truc, maintenant. Si j’ai des ennuis, aide-moi.
Baley n’eut pas le moindre ennui. L’appareil s’éteignit juste au moment où il pensait à le faire et il cligna soudain des yeux dans la lumière vive de la cabine.
Ce fut seulement à ce moment, en retrouvant tous ses sens normaux, qu’il s’aperçut que pendant plusieurs minutes il avait été dans l’espace, sans aucun mur de protection d’aucune sorte, et pourtant il n’avait pas souffert de son agoraphobie terrestre. Il avait été parfaitement à l’aise, une fois sa non-existence acceptée.
Cette pensée l’intrigua et le détourna pendant un certain temps de son visionnage des livres.
Périodiquement, il retournait à l’astrosimulateur et jetait encore un coup d’œil à l’espace, d’un poste d’observation juste en dehors du vaisseau spatial, où lui-même n’était présent nulle part (apparemment). Parfois, cela ne durait qu’un instant, simplement pour se rassurer et s’assurer que le vide infini ne lui causait pas de malaise. Parfois, il se perdait dans le déploiement des étoiles, il essayait distraitement de les compter ou de former des figures géométriques, il savourait assez le plaisir de faire quelque chose qu’il n’aurait jamais pu faire sur la Terre, parce que l’agoraphobie croissante prendrait rapidement le pas sur tout le reste.
Finalement, il devint évident qu’Aurora brillait de plus en plus. Tout d’abord, la planète commença à être facile à repérer parmi les autres points lumineux, puis elle se précisa encore et devint finalement évidente. Ce fut d’abord une fine lamelle de lumière qui, très rapidement, grandit et commença à présenter des phases.
C’était un demi-cercle de lumière presque parfait quand Baley remarqua ces phases. Il interrogea Daneel qui répondit :
— Nous approchons de l’extérieur du plan orbital, camarade Elijah. Le pôle sud d’Aurora est plus ou moins au centre du disque, plutôt dans la partie éclairée. C’est le printemps, dans l’hémisphère sud.
— D’après les ouvrages que je viens de lire, l’axe d’Aurora est incliné de seize degrés.
Baley avait parcouru la description physique de la planète avec une attention insuffisante, dans sa hâte de connaître les Aurorains, mais il se souvenait de cela.
— Oui, camarade Elijah. Bientôt, nous allons nous mettre sur orbite autour d’Aurora et la phase changera rapidement. Aurora tourne plus vite sur elle-même que la Terre…
— Oui, elle a une journée de vingt-deux heures.
— Une journée de vingt-deux virgule trois heures traditionnelles. Le jour aurorain est divisé en dix heures auroraines de cent secondes. Ainsi, la seconde auroraine correspond plus ou moins à une seconde de la Terre.
C’est ça que veulent dire les livres, quand ils parlent d’heures métriques, de minutes métriques ?
— Oui. Au début, il a été difficile de persuader les Aurorains d’abandonner les unités de temps auxquelles ils étaient habitués et l’on se servait des deux systèmes, le normal et le métrique. Finalement, bien sûr, c’est le métrique qui a gagné. A présent, nous ne parlons plus que d’heures, de minutes et de secondes, sans spécifier, mais c’est invariablement de la version décimalisée qu’il s’agit. Le même système a été adopté dans tous les mondes spatiens, bien que sur les autres il ne concorde pas avec la rotation de la planète. Chacune emploie également un système local, naturellement.
— Comme la Terre.
— Oui, mais la Terre n’utilise que les unités de temps originales standard. C’est gênant pour les mondes spatiens, pour les échanges et le commerce, mais les Spatiens permettent à la Terre d’agir comme il lui plaît en cela.
— Pas par amitié, j’imagine ! Je les soupçonne de vouloir souligner la différence de la Terre… Mais comment est-ce que la décimalisation concorde avec l’année ? Aurora doit avoir une période naturelle de révolution autour de son soleil, qui contrôle le cycle de ses saisons. Comment a-t-on maîtrisé cela ?
— Aurora tourne autour de son soleil en 373, 5 jours aurorains, c’est-à-dire à peu près 0,95 année terrestre. Ce n’est pas considéré comme une question capitale, en chronologie. Aurora accepte que trente de ses jours équivalent à un mois, et dix mois à une année métrique. L’année métrique est égale à environ 0,8 année saisonnière ou à trois quarts d’une année terrestre. Le rapport est différent sur chaque monde, bien entendu. On appelle généralement dix jours un décimois. Tous les mondes spatiens emploient ce système.
— Mais il doit bien y avoir un moyen commode de suivre le cycle des saisons ?
— Chaque monde a son année saisonnière mais on n’y fait pas grande attention. On peut, par l’ordinateur, convertir n’importe quel jour, passé ou présent, à sa position dans l’année saisonnière si, pour une raison quelconque, cette information est souhaitée, et cela est vrai de n’importe quel monde, où la conversion des jours locaux est également possible. Et naturellement, camarade Elijah, n’importe quel robot peut faire la même chose et guider l’activité humaine là où la saison ou l’heure locale ont de l’importance. L’avantage du système métrique, c’est qu’il fournit à l’humanité une chronométrie unifiée qui n’exige guère que le déplacement d’une virgule décimale.
Baley était agacé que les livres qu’il avait parcourus n’expliquent clairement rien de tout cela. Mais aussi, d’après ses propres connaissances de l’histoire de la Terre, il savait qu’à une époque le mois lunaire était la clef du calendrier et qu’à un certain moment, pour faciliter la chronométrie, le mois lunaire avait été abandonné et jamais regretté. Pourtant, s’il avait donné sur la Terre des livres à un étranger, cet étranger n’aurait fort probablement trouvé aucune mention du mois lunaire ni de tout bouleversement historique des calendriers. Les dates étaient données sans explications.
Qu’y avait-il d’autre, que l’on donnait sans explications ?
Jusqu’à quel point pouvait-il compter, par conséquent, sur les connaissances qu’il glanait ? Il aurait à poser constamment des questions, sans rien prendre pour acquis.
Baley se dit qu’il y aurait de nombreux cas où l’évidence lui échapperait, beaucoup de risques de malentendus et mille et une façons de prendre le mauvais chemin.
Maintenant, quand Baley allumait l’astrosimulateur, Aurora emplissait sa vision et ressemblait à la Terre. (Il n’avait jamais vu la Terre de cette façon, mais il y avait des photos dans les ouvrages d’astronomie.)
Or, ce que voyait Baley sur Aurora, c’était les mêmes motifs nuageux, le même aperçu de régions désertiques, les mêmes vastes étendues de jour et de nuit, les mêmes groupements de lumières clignotantes dans l’hémisphère plongé dans la nuit, exactement comme sur les photos du globe terrestre.
Baley regardait avec ravissement et pensait : « Et si, pour une mystérieuse raison, j’avais été emmené dans l’espace, si l’on m’avait dit qu’on me transportait à Aurora alors qu’en réalité on me ramenait sur la Terre dans je ne sais quel dessein… pour une raison subtile et démente ? Comment pourrais-je m’en apercevoir avant l’atterrissage ? »
Y avait-il une raison d’avoir des soupçons ? Daneel avait pris soin de lui dire que les constellations étaient les mêmes dans le ciel des deux planètes, mais est-ce que ce n’était pas naturel, pour des planètes tournant autour d’astres voisins ? Vu de l’espace, l’aspect général des deux planètes était identique, mais ne fallait-il pas s’y attendre si toutes deux étaient habitables et habitées, confortablement adaptées à la vie humaine ?
Y avait-il une raison d’imaginer une aussi invraisemblable tromperie dont il serait victime ? Cela servirait à quoi ? Et si une raison avait existé de faire une chose aussi fantastique, ne l’aurait-il pas immédiatement décelée ?
Daneel pourrait-il être complice d’une telle conspiration ? Sûrement pas, s’il était un être humain. Mais il n’était qu’un robot ; ne pouvait-il donc avoir reçu un ordre de se conduire d’une manière appropriée ?
Baley était incapable de prendre une décision. Il se surprenait à chercher les contours de continents qu’il saurait reconnaître, comme étant terrestres ou non. Ce serait la preuve concluante, mais ça ne marchait pas, hélas !
Les aperçus qui passaient rapidement entre les nuages ne lui étaient d’aucune utilité. Il ne connaissait pas assez bien la géographie de la Terre. Tout ce qu’il connaissait de sa planète, c’était ses villes souterraines, ses caves d’acier.
Les portions de côtes qu’il voyait ne lui rappelaient rien. Il était incapable de dire si elles étaient de la Terre ou d’Aurora.
Et d’ailleurs, pourquoi cette incertitude ? Quand il était allé à Solaria, jamais il n’avait douté de sa destination, pas un instant il n’avait soupçonné qu’il retournait sur la Terre. Oui, mais c’était alors une mission claire et précise, qui avait une chance raisonnable de réussite. Tandis que maintenant, il avait l’impression de n’avoir pas la moindre chance.
Peut-être voulait-il retourner sur la Terre, dans le fond ; alors il échafaudait une conspiration imaginaire, pour croire la chose possible ?
L’incertitude en venait à avoir une vie propre, dans son esprit. Il ne pouvait s’en départir. Il se surprenait à observer Aurora avec une intensité presque démente, il était incapable de revenir à la réalité de la cabine.
Aurora bougeait, tournait lentement…
Il l’avait observée assez longtemps pour le remarquer. Alors qu’il contemplait l’espace, tout était resté immobile, comme une toile peinte, un motif silencieux et statique de points lumineux avec, plus tard, un petit demi-cercle de lumière parmi eux. Etait-ce l’immobilité qui lui avait permis de ne pas être agoraphobe ?
Mais à présent il voyait bouger Aurora et il comprenait que le vaisseau entamait sa descente en spirale et se préparait à atterrir. Les nuages montaient à toute vitesse…
Non, pas les nuages, le vaisseau plongeait. Le vaisseau bougeait. Il bougeait lui-même. Il eut soudain conscience de son existence. Il était précipité à travers les nuages. Il tombait, sans protection, dans le vide, vers un sol dur.
Sa gorge se contracta, il avait grand mal à respirer.
Il se répéta désespérément : « Tu n’es pas dehors, les parois de la cabine, du vaisseau sont tout autour de toi ! »
Mais il ne sentait pas de murs.
Il se dit : « Même sans murs, tu es quand même enveloppé. Tu es entouré d’une peau. »
Mais il ne sentait aucune peau.
C’était pire que s’il était un être humain nu, il était une personnalité non accompagnée, l’essence de l’identité totalement découverte, un point vivant, une singularité entourée par un monde vide et infini et il tombait.
Il voulait éteindre la vision, resserrer les doigts autour de la commande, mais rien ne se passa. Ses yeux refusaient de se fermer, ses doigts ne se contractaient pas. Il était pris, hypnotisé par la terreur, paralysé par la frayeur.
Tout ce qu’il sentait autour de lui, c’était des nuages, blancs, pas tout à fait blancs, blanc cassé, un peu dorés, orangés…
Et tout vira au gris… et il se noyait. Il ne pouvait plus respirer. Il se débattit, il lutta désespérément pour libérer sa gorge nouée, pour appeler Daneel au secours…
Il ne pouvait pas émettre le moindre son…
Baley respirait comme s’il venait de franchir la ligne d’arrivée après une longue course. La cabine était de travers et il y avait une surface dure sous son coude gauche.
Il s’aperçut qu’il était sur le sol.
Giskard était agenouillé à côté de lui, sa main de robot (ferme mais assez froide) refermée autour de son poignet droit. La porte de la cabine, qu’il apercevait derrière l’épaule de Giskard, était entrebâillée.
Baley comprit, sans le demander, ce qui s’était passé. Giskard avait saisit cette main inerte et l’avait serrée sur la télécommande de l’astrosimulateur. Autrement…
Daneel était là aussi, sa figure tout près de celle de Baley, avec une expression que l’on pouvait croire douloureuse.
— Vous n’avez rien dit, camarade Elijah. Si j’avais eu plus rapidement conscience de votre malaise…
Baley essaya de faire signe qu’il comprenait, que ça n’avait pas d’importance. Il était toujours incapable de parler.
Les deux robots attendirent qu’il fasse un faible mouvement pour se relever. Aussitôt, des bras l’entourèrent, le soulevèrent. Il fut déposé dans un fauteuil et la commande fut doucement retirée de sa main par Giskard.
— Nous allons bientôt atterrir, dit Giskard. Vous n’aurez plus besoin de l’astrosimulateur, je pense. Daneel ajouta gravement :
— D’ailleurs, mieux vaut l’emporter.
— Attendez ! protesta Baley.
Sa voix était rauque, chuchotante, il n’était pas sûr de se faire comprendre, alors il respira profondément, s’éclaircit tant bien que mal la gorge et répéta :
— Attendez !… Giskard !
Giskard se retourna.
— Monsieur ?
Baley ne parla pas immédiatement. Maintenant que Giskard savait que l’on avait besoin de lui, il attendrait le temps qu’il faudrait, indéfiniment peut-être. Baley s’efforçait de mettre de l’ordre dans le chaos de ses idées. Agoraphobie ou non, il lui restait encore cette incertitude quant à sa destination réelle. Cette inquiétude s’était déclarée en premier lieu, et il se pouvait bien qu’elle ait intensifié l’agoraphobie.
Il devait savoir ! Giskard ne mentirait pas. Un robot ne pouvait mentir, à moins qu’on lui ait très soigneusement ordonné de le faire. Et pourquoi donner ces ordres à Giskard ? Son compagnon était Daneel, qui ne devait pas le quitter. S’il y avait des mensonges à débiter, ce serait le travail de Daneel. Giskard n’était qu’un simple « garçon » de courses, un gardien à la porte. Il n’y aurait donc eu nul besoin de lui faire la leçon et de lui programmer un tissu de mensonges.
— Giskard, dit-il enfin d’une voix redevenue normale.
— Monsieur ?
— Nous sommes sur le point d’atterrir, n’est-ce pas ?
— Dans un peu moins de deux heures, monsieur.
Deux heures métriques, probablement, pensa Baley. Plus que deux heures réelles ? Moins ? peu importait. Ça ne ferait que tout compliquer. Laissons tomber.
Il dit, avec autant d’autorité qu’il le put :
— Donne-moi immédiatement le nom de la planète sur laquelle nous allons atterrir.
Un être humain, s’il avait répondu, ne l’aurait fait qu’après une légère pause et d’un air considérablement surpris.
Mais Giskard répondit instantanément, par une affirmation dépourvue de la moindre inflexion :
— C’est Aurora, monsieur.
— Comment le sais-tu ?
— C’est notre destination. Et puis, aussi, ça ne pourrait pas être la Terre, par exemple, puisque le soleil d’Aurora, Tau Ceti, ne représente que 90 % de la masse du soleil de la Terre. Tau Ceti est légèrement plus froid, par conséquent, et sa lumière a une teinte orangée très nette pour l’œil neuf de Terriens qui n’y sont pas habitués. Vous avez peut-être déjà remarqué la couleur caractéristique du soleil d’Aurora dans les reflets de la couche supérieure des nuages. Vous la verrez certainement dans tout l’aspect du paysage, jusqu’à ce que vos yeux s’y accoutument.
Baley se détourna de la figure impassible de Giskard. Il avait effectivement remarqué la couleur différente mais n’y avait attaché aucune importance. Une grave erreur, se dit-il.
— Tu peux aller, Giskard.
— Bien, monsieur.
Amèrement, Baley se tourna vers Daneel.
— Je viens de me ridiculiser, Daneel.
— Si je comprends bien, vous avez cru que nous vous trompions et vous emmenions ailleurs qu’à Aurora. Aviez-vous une raison de soupçonner cela, camarade Elijah ?
— Aucune. Il est possible que ce soupçon ait été provoqué par le malaise venant d’une agoraphobie subliminale. En contemplant tout cet espace immobile, je n’ai pas ressenti de malaise perceptible mais il devait exister juste sous la surface, créant une inquiétude croissante.
— La faute est la nôtre, camarade Elijah. Connaissant votre aversion pour les grands espaces, nous avons eu tort de vous soumettre à l’astrosimulation ou, l’ayant fait, de ne pas mieux vous surveiller.
Baley, agacé, secoua la tête.
— Ne dis pas ça, Daneel. J’étais bien assez surveillé. La question qui se pose pour moi, c’est de savoir à quel point je serai surveillé à Aurora même.
— Il me semble, camarade Elijah, qu’il sera difficile de vous permettre un libre accès à Aurora et aux Aurorains.
— Néanmoins, c’est justement ce qui doit m’être permis. Si je veux découvrir la vérité sur ce roboticide, je dois être libre d’enquêter directement sur les lieux et d’interroger toutes les personnes en cause.
Baley était maintenant tout à fait remis, bien qu’encore un peu fatigué. Curieusement, et cela l’embarrassa, l’intense épreuve par laquelle il venait de passer lui laissait un violent désir d’une pipe de tabac, une habitude dont il croyait s’être définitivement débarrassé depuis plus d’un an. Il croyait sentir le goût et l’odeur du tabac passant par sa gorge et son nez.
Il lui faudrait cependant se contenter du souvenir. Il savait qu’à Aurora, en aucun cas il ne serait autorisé à fumer. Il n’y avait pas de tabac dans les mondes spatiens et, s’il en avait eu sur lui, on le lui aurait confisqué et détruit.
— Camarade Elijah, dit Daneel, il faudra discuter de cela avec le Dr Fastolfe, dès que nous aurons atterri. Je n’ai aucun pouvoir pour prendre quelque décision que ce soit à ce sujet.
— Je le sais bien, Daneel, mais comment vais-je parler à Fastolfe ? Par l’équivalent d’un astrosimulateur ? Avec une télécommande dans la main ?
— Pas du tout, camarade Elijah. Vous vous entretiendrez face à face. Il a l’intention de vous attendre et de vous accueillir au cosmoport.
Baley guettait les bruits de l’atterrissage. Il ne savait pas quels ils seraient, bien entendu. Il ignorait le mécanisme du vaisseau, le nombre d’hommes et de femmes qu’il transportait, ce que l’équipage aurait à faire au cours du processus d’atterrissage, quel genre de bruit retentirait.
Des cris ? Des vrombissements ? Une vague vibration ?
Il n’entendit rien du tout.
— Vous me paraissez tendu, camarade Elijah, dit Daneel. Je préférerais que vous n’attendiez pas pour me parler de tout malaise que vous pourriez éprouver. Je dois vous aider au moment même où, pour une raison ou pour une autre, vous êtes malheureux.
Le mot « dois » était un peu appuyé.
Baley pensa distraitement que Daneel était mû par la Première Loi. Il se dit : « Il a sûrement souffert à sa façon autant que j’ai souffert moi-même en esprit quand je me suis effondré, ce qu’il n’avait pas prévu à temps. Un déséquilibre interne de potentiels positroniques ne signifie sans doute rien pour moi mais risque de produire chez lui le même effet et la même réaction qu’une vive douleur chez moi. »
Et il alla plus loin, pensant : « Comment puis-je savoir ce qui existe sous la pseudo-peau et la pseudo-conscience d’un robot, pas plus qu’il ne peut comprendre ce qui se passe en moi ? »
Puis, éprouvant du remords d’avoir pensé à Daneel comme à un robot, Baley regarda au fond de ses yeux chaleureux (quand avait-il commencé à trouver leur expression chaleureuse ?) et dit :
— Je t’avertirai immédiatement du moindre malaise. En ce moment, je n’en éprouve aucun, je cherche seulement à entendre les bruits qui pourraient me révéler tant soit peu de la procédure d’atterrissage, camarade Daneel.
— Merci, camarade Elijah, répondit gravement Daneel en inclinant légèrement la tête. L’atterrissage ne devrait provoquer aucun malaise. Vous sentirez sans doute l’accélération mais elle sera réduite au minimum car cette cabine s’infléchira, dans une certaine mesure, dans la direction de l’accélération. La température montera peut-être, mais d’à peine deux degrés Celsius. Quant aux effets soniques, vous percevrez un léger sifflement bas, quand nous traverserons l’atmosphère épaissie. Est-ce que cela vous dérangera ?
— Je ne le pense pas. Ce qui me chiffonne, c’est de n’être pas libre de participer à l’atterrissage. J’aimerais apprendre comment ça se passe. Je ne veux pas être emprisonné et tenu à l’écart des événements.
— Vous avez découvert, camarade Elijah, que la nature des événements ne convient pas à votre tempérament.
— Et comment vais-je surmonter ça, Daneel ? Ce n’est pas une raison suffisante pour me garder ici !
— Camarade Elijah, je vous ai déjà expliqué que vous êtes gardé ici pour votre propre sécurité. Baley secoua la tête d’un air nettement écœuré.
— J’y ai réfléchi et je trouve ça ridicule. Mes chances d’éclaircir cette regrettable affaire sont déjà si minces, avec toutes les restrictions qu’on m’impose et avec la difficulté que je vais avoir à comprendre quoi que ce soit d’Aurora, qu’il me semble qu’aucune personne de bon sens ne devrait se donner le mal d’essayer de me retenir. Et si on essaie, pourquoi prendre la peine de m’attaquer personnellement ? Pourquoi ne pas saboter le vaisseau ? Si nous imaginons que nous affrontons une horde de malfrats qui estiment que tous les coups sont permis, ils devraient se dire qu’un vaisseau est un prix bien léger à payer, un vaisseau et tous ceux qui sont à bord, bien sûr, Giskard et toi, et moi bien entendu !
— Cela a été envisagé, camarade Elijah. Le vaisseau a été soigneusement étudié et examiné. La moindre trace de sabotage aurait été détectée.
— En es-tu certain ? Sûr à cent pour cent ?
— Il est impossible d’être absolument certain de ce genre de chose. Cependant, Giskard et moi avons été rassurés par la pensée que la certitude était très élevée et que l’on pouvait partir avec un risque infime de catastrophe.
— Et si vous vous trompiez ?
Quelque chose de semblable à un vague signe d’inquiétude passa sur la figure de Daneel, comme s’il pensait qu’on lui demandait de considérer un sujet allant à l’encontre du bon fonctionnement des circuits positroniques de son cerveau. Il répliqua :
— Mais nous ne nous sommes pas trompés.
— Tu ne peux pas encore l’affirmer. Nous allons bientôt atterrir et c’est le moment le plus dangereux. En fait, à ce stade, il n’est pas besoin de saboter le vaisseau. Mon danger personnel est plus grand maintenant, en ce moment même. Je ne peux pas rester caché dans cette cabine, si je dois débarquer à Aurora. Je vais devoir traverser le vaisseau et être à la portée de tous les autres. As-tu pris des précautions pour assurer la sécurité de l’atterrissage ?
(Baley savait qu’il était mesquin, en s’attaquant inutilement à Daneel pour la simple raison que son long emprisonnement l’exaspérait… et à cause de l’indignité de son instant de défaillance.)
Mais Daneel répondit calmement :
— Nous en avons pris, camarade Elijah. Et, incidemment, nous avons atterri. Nous sommes en ce moment posés sur la surface d’Aurora.
Baley fut tout à fait ahuri. Il se retourna vivement de tous côtés mais, naturellement, il n’y avait rien à voir que les parois de la cabine. Il n’avait rien senti, rien entendu, rien de ce que Daneel avait décrit. Pas la moindre accélération, pas de chaleur, pas de sifflement du vent… A moins que Daneel n’ait volontairement abordé le sujet du danger personnel qu’il courait, afin de le détourner d’autres questions inquiétantes mais sans importance ?
— Et pourtant, insista Baley, il y a encore la question du débarquement. Comment vais-je descendre sans m’exposer à des ennemis possibles ?
Daneel s’approcha d’une paroi et toucha un endroit précis. Aussitôt, la paroi se fendit en deux et les deux moitiés s’écartèrent. Baley vit devant lui un long cylindre, un tunnel.
Giskard entra alors dans la cabine par l’autre porte et annonça :
— Nous allons passer tous les trois par le tube de sortie, monsieur. D’autres personnes le surveillent de l’extérieur. A l’autre extrémité du tube, le Dr Fastolfe attend.
— Nous avons pris toutes les précautions, déclara Daneel.
— Je te demande pardon, Daneel, marmonna Baley. A Giskard aussi.
La mine sombre, il s’engagea dans le tube de sortie. Tous les efforts pour le rassurer, pour lui dire que toutes les précautions avaient été prises, l’assuraient aussi que ces précautions étaient jugées nécessaires.
Baley aimait à croire qu’il n’était pas un lâche mais il se trouvait sur une planète inconnue, sans aucun moyen de distinguer l’ami de l’ennemi, sans la moindre possibilité de trouver un réconfort dans des choses familières (à l’exception de Daneel, bien entendu). Dans des moments vitaux, pensa-t-il avec un frisson, il se trouverait sans protection pour l’entourer de sa chaleur et le soulager.