XIX. Baley

78

Baley les regarda partir, de loin. Le Dr Amadiro et le Président étaient arrivés ensemble, mais ils s’en allèrent séparément.

Fastolfe revint, après les avoir accompagnés, et ne cacha pas son immense soulagement.

— Venez, Baley, dit-il, vous allez déjeuner avec moi et ensuite, dès que ce sera possible, vous repartirez pour la Terre.

Son personnel robotique était déjà visiblement prévenu et s’activait.

Baley hocha la tête et dit ironiquement :

— Le Président a réussi à me remercier, mais ça lui restait manifestement dans la gorge.

— Vous n’avez aucune idée de l’honneur qu’il vous a fait. Le Président remercie très rarement quelqu’un, mais aussi personne ne remercie jamais le Président. On laisse toujours à la postérité le soin de chanter ses louanges et celui-ci est en fonction, au service du pays, depuis plus de quarante ans. Il est devenu bougon et irritable, comme presque tous les Présidents dans les dernières décennies de leur mandat.

» Cependant, Mr Baley, une fois de plus je vous remercie moi-même et, par mon intermédiaire, Aurora vous remerciera. Vous vivrez assez longtemps, même avec votre courte vie, pour voir les Terriens conquérir l’espace et nous vous aiderons avec notre technologie.

» Comment vous avez réussi à résoudre notre problème en deux jours et demi – même moins –, je ne le comprendrai jamais, Baley. Vous avez véritablement du génie… Mais venez, vous voulez certainement vous laver et vous reposer un peu. Je sais que moi-même j’en ai besoin.

Pour la première fois depuis l’arrivée du Président, Baley eut le temps de penser à autre chose qu’à sa phrase suivante.

Il ne savait toujours pas quelle était l’idée qui lui était venue par trois fois, d’abord au moment de s’endormir, puis à l’instant de perdre connaissance et enfin dans l’apaisement post-coïtal.

« Il était là avant. »

Cela ne signifiait toujours rien, et pourtant il avait amené le Président à ses vues. Alors, est-ce que c’était significatif, si cela faisait partie d’un mécanisme sans corrélation aucune et qui ne paraissait pas indispensable ? Etait-ce un non-sens ?

Cela continua de l’irriter quand il se mit à table, en vainqueur mais sans le moindre sentiment de victoire. Il avait l’impression que le plus important lui échappait encore.

Et d’abord, est-ce que le Président serait fidèle à sa résolution ? Amadiro avait perdu la bataille mais ne faisait pas du tout l’effet d’un homme prêt à céder. Mais mieux valait lui rendre justice et supposer qu’il pensait sincèrement ce qu’il disait, qu’il n’avait pas été poussé par une vanité personnelle mais par son patriotisme d’Aurorain. Dans ce cas, il ne pourrait pas renoncer.

Baley jugea nécessaire d’en avertir Fastolfe.

— Docteur Fastolfe, je ne crois pas que ce soit fini. Le Dr Amadiro va continuer de lutter pour exclure la Terre.

Fastolfe hocha la tête, alors qu’on leur servait le repas.

— Je n’en doute pas un instant. Je m’y attends. Mais je ne crains rien, tant qu’il ne sera plus question de l’immobilisation de Jander. Cette affaire mise de côté, je suis sûr de pouvoir déjouer les manœuvres d’Amadiro dans la Législature. N’ayez pas peur, Baley, la Terre ne sera pas exclue. Et vous n’avez pas non plus à craindre pour votre personne une vengeance d’Amadiro. Vous allez quitter la planète et retourner chez vous avant le coucher du soleil. Et Daneel vous accompagnera, naturellement. De plus, le rapport que nous enverrons vous assurera, une fois de plus, une intéressante promotion.

— J’ai hâte de partir, avoua Baley, mais j’espère que j’aurai le temps de faire mes adieux. J’aimerais… j’aimerais revoir une dernière fois Gladïa, et dire aussi au revoir à Giskard, qui m’a probablement sauvé la vie hier soir.

— Très certainement, Baley. Mais mangez donc, je vous en prie.

Baley mangea, mais du bout des dents et sans rien savourer. Comme la confrontation avec le Président et la victoire qui avait suivi, les plats lui paraissaient singulièrement fades.

Il n’aurait pas dû gagner. Le Président aurait dû le faire taire. Amadiro aurait dû tout nier plus vigoureusement. Sa parole aurait été acceptée contre celle du Terrien, ou son raisonnement.

Mais Fastolfe jubilait.

— Je craignais le pire, dit-il. J’avais peur que cette réunion avec le Président soit prématurée et que rien de ce que vous pourriez dire ne parvienne à sauver la situation. Pourtant, vous vous êtes admirablement débrouillé. En vous écoutant, j’étais éperdu d’admiration. Je m’attendais à tout instant à ce qu’Amadiro exige qu’on préfère sa parole à celle d’un Terrien qui, après tout, était dans un état de demi-folie, sur une planète inconnue, en plein air…

— Sauf le respect que je vous dois, docteur Fastolfe, interrompit assez froidement Baley, je n’étais pas dans un état de demi-folie. Hier soir, c’était exceptionnel et c’est le seul moment où j’ai perdu le contrôle de moi-même. Pendant tout le reste de mon séjour ici, j’ai été parfois mal à l’aise, de temps en temps, mais j’ai toujours conservé toute ma lucidité. (Un peu de la colère qu’il avait réprimée à grand-peine durant la conversation avec le Président s’exprimait maintenant.) C’est seulement pendant l’orage, monsieur, et aussi, naturellement, pendant quelques instants dans le vaisseau spatial, avant l’atterrissage…

Baley ne sut absolument pas de quelle manière la pensée, le souvenir, l’interprétation lui vint, ni à quelle rapidité. L’idée n’existait pas et puis soudain, à l’instant suivant, elle était là, nette dans son esprit, comme elle l’avait toujours été et n’avait besoin que de la brusque déchirure d’un voile, de l’éclatement d’une bulle de savon pour resplendir.

— Par Jehosaphat ! murmura-t-il en abattant son poing sur la table au risque de casser la vaisselle. Par Jehosaphat !

— Qu’y a-t-il, Baley ? s’étonna le Dr Fastolfe. Baley le regarda fixement et n’entendit la question qu’avec du retard.

— Rien, docteur Fastolfe. Je pensais simplement à l’infernal toupet d’Amadiro, infligeant ces dommages à Jander et essayant ensuite de rejeter le blâme sur vous, s’arrangeant pour me rendre à moitié fou sous l’orage, hier soir, pour ensuite se servir de cela pour faire douter de mes déclarations. J’étais simplement… momentanément… furieux.

— Vous n’avez pas à l’être, Baley. En réalité, il est tout à fait impossible qu’Amadiro ait immobilisé Jander. Je persiste à penser que c’était un accident fortuit… Certes, il est possible que les investigations d’Amadiro aient accru les risques d’un tel accident, mais je préfère ne pas en discuter.

Baley n’entendit cela que d’une oreille. Ce qu’il venait de dire à Fastolfe était une pure invention et ce que répondait Fastolfe n’avait aucune importance. C’était (comme l’aurait dit le Président) sans rapport avec l’affaire. En fait, tout ce qui s’était passé, tout ce qu’il avait lui-même expliqué, ne comptait pas… Mais cela ne changeait rien.

Sauf un détail… au bout d’un moment.

Par Jehosaphat ! pensa-t-il encore une fois, et il attaqua soudain son repas, avec grand appétit et avec joie.

79

Une fois de plus, Baley traversait la longue pelouse, entre l’établissement de Fastolfe et celui de Gladïa. Il allait la voir pour la quatrième fois en trois jours et (son cœur se serra à cette pensée) pour la dernière.

Giskard l’accompagnait, mais à distance, plus préoccupé que jamais par ce qui les entourait. Pourtant, maintenant que le Président était au courant de tout, il n’était sûrement plus nécessaire de s’inquiéter pour la sécurité du Terrien, si jamais il y avait eu une raison. Finalement, c’était Daneel qui avait été en danger. Giskard n’avait probablement pas encore reçu de nouvelles instructions à ce sujet.

Une fois seulement il s’approcha de Baley, et à la demande de ce dernier qui l’appela pour lui demander :

— Giskard, où est Daneel ?

Rapidement, Giskard couvrit la distance qui les séparait, comme s’il lui répugnait de parler autrement qu’à voix basse.

Daneel est en route vers le cosmoport, monsieur, en compagnie de plusieurs autres robots du personnel, pour prendre des dispositions en vue de votre retour sur la Terre. Quand vous serez conduit au cosmoport, il vous y attendra et il sera dans le vaisseau avec vous. Il vous fera ses adieux au moment de vous quitter, une fois sur Terre.

— Voilà une bonne nouvelle. J’apprécie chaque instant passé en compagnie de Daneel. Et toi, Giskard ? Viendras-tu avec nous ?

— Non, monsieur. J’ai l’ordre de rester sur Aurora. Mais Daneel vous servira aussi bien en mon absence.

— J’en suis certain, Giskard. Il n’empêche que tu vas me manquer.

— Merci, monsieur, dit Giskard, et il battit en retraite aussi rapidement qu’il s’était approché.

Baley le suivit des yeux, en réfléchissant… Mais non, procédons par ordre, se dit-il. Il devait d’abord voir Gladïa.

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Elle s’avança à sa rencontre pour l’accueillir et il pensa que tout avait changé en deux jours. Elle n’était pas joyeuse, elle ne dansait pas, elle n’était pas rayonnante ; elle avait toujours la mine grave d’une personne qui a subi un choc et une grande perte… mais l’aura d’inquiétude qui l’avait entourée s’était dissipée. Il émanait d’elle à présent une espèce de sérénité, comme si elle avait compris que la vie continuait malgré tout et qu’elle pourrait même, à l’occasion, être douce.

Ce fut avec un sourire chaleureux et amical qu’elle s’approcha et lui tendit la main.

— Ah, prenez-la, prenez-la, Elijah, dit-elle comme il hésitait. C’est ridicule de vous retenir et de faire semblant que vous ne voulez pas me toucher, après hier soir. Vous voyez, je m’en souviens encore et je ne regrette rien. Bien au contraire.

Baley n’eut pas à se forcer pour lui rendre son sourire.

— Je m’en souviens aussi, Gladïa, et je ne regrette rien non plus. J’aimerais même recommencer, mais je suis venu vous faire mes adieux.

La figure de Gladïa s’assombrit.

— Ainsi, vous repartez pour la Terre. Pourtant, le réseau de renseignements de robots, qui fonctionne constamment entre l’établissement de Fastolfe et le mien, m’a appris que tout s’est bien passé. Vous ne pouviez absolument pas échouer.

— Je n’ai pas échoué. Le Dr Fastolfe a même remporté une victoire totale. Je crois qu’aucune insinuation ne sera faite selon laquelle il aurait pu d’une façon ou d’une autre être responsable de la mort de Jander.

— A cause de ce que vous avez dit, Elijah ?

— Je crois.

— J’en suis certaine, dit-elle avec une certaine satisfaction. Je savais que vous réussiriez quand je leur ai dit de vous faire venir pour élucider l’affaire… Mais alors, pourquoi êtes-vous renvoyé chez vous ?

— Précisément parce que l’affaire est résolue. Si je restais ici plus longtemps, je serais un élément étranger irritant pour le corps politique, apparemment.

Elle le regarda un moment d’un air sceptique, puis elle dit :

— Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par là. Ce doit être une expression terrienne. Mais peu importe. Avez-vous pu découvrir qui a tué Jander ? C’est ça qui est le plus important.

Baley se tourna de tous côtés. Giskard était dans une niche, un des robots de Gladïa dans une autre.

Elle interpréta sans difficulté son regard.

— Voyons, Elijah, vous devez cesser de vous soucier des robots. Vous ne vous inquiétez pas de la présence de ce fauteuil, n’est-ce pas ? Ni de ces rideaux ?

— Vous avez raison… Eh bien… Je suis navré, Gladïa, terriblement navré mais j’ai dû leur dire que Jander était votre mari.

Elle ouvrit de grands yeux et il se hâta d’expliquer :

— C’était indispensable. C’était essentiel à l’affaire, mais je vous promets que cela ne compromettra pas votre situation à Aurora.

Aussi brièvement qu’il le put, il fit un petit résumé de la confrontation et conclut :

— Ainsi, vous voyez, personne n’a tué Jander. L’immobilisation fut le résultat d’une modification accidentelle dans ses circuits positroniques, encore qu’il soit possible que les risques d’accident aient été aggravés par ce qui se passait.

— Et je n’en savais rien, gémit-elle. Dire que je ne me suis jamais doutée de rien ! J’ai été complice de cet odieux projet d’Amadiro… Et c’est lui le responsable, tout autant que s’il avait délibérément cassé Jander à coups de marteau !

— Gladïa, protesta Baley, ce n’est pas charitable. Il n’avait aucune intention de lui faire du mal et il agissait, dans son idée, pour le bien d’Aurora. Il est assez puni. Il est vaincu, ses projets sont réduits à néant et l’Institut de Robotique va tomber entre les mains de Fastolfe. En dépit de tous vos efforts, vous n’auriez pu trouver vous-même de châtiment plus approprié.

— J’y réfléchirai… Mais que vais-je faire avec Santirix Gremionis, ce beau jeune valet dont la mission était de m’attirer au-dehors, loin de chez moi ? Pas étonnant qu’il se soit entêté à revenir malgré mes refus répétés. Eh bien, il peut revenir et j’aurai le plaisir de…

Baley secoua vigoureusement la tête.

— Non, Gladïa ! Je l’ai interrogé et je vous assure qu’il ne savait absolument pas ce qui se passait. Il était tout aussi abusé que vous. Vous voyez même les choses à l’envers. Il ne persévérait pas parce qu’il était important de vous attirer loin de chez vous ; il était utile à Amadiro justement à cause de sa persévérance, et s’il persévérait c’était par estime pour vous. Par amour, si le mot a la même signification à Aurora que sur la Terre.

— A Aurora, c’est de la chorégraphie. Jander était un robot et vous étiez un Terrien. C’est différent, avec les Aurorains.

— Vous me l’avez expliqué. Mais, Gladïa, grâce à Jander, vous avez appris à recevoir ; grâce à moi (sans que je le veuille), vous avez appris à donner. Si cela vous a été bénéfique, il n’est que juste et bon que vous enseigniez à votre tour. Gremionis défie déjà les conventions auroraines en persévérant malgré vos refus. Il continuera de les défier. Vous pouvez lui apprendre à donner et à recevoir, et vous apprendrez à faire les deux par alternance, ensemble, avec lui.

Gladïa regarda Baley dans les yeux.

— Elijah, cherchez-vous à vous débarrasser de moi ? Lentement, Baley hocha la tête.

— Oui, Gladïa. En ce moment, je ne veux que votre bonheur, plus que je n’ai jamais rien voulu pour moi ou pour la Terre. Je ne peux pas vous apporter le bonheur, mais si Gremionis peut vous le donner, je serai aussi heureux – presque aussi heureux – que si je vous faisais moi-même ce cadeau.

» Gladïa, vous verrez, il vous surprendra peut-être par son empressement à renoncer à la chorégraphie, quand vous lui montrerez comment faire. Et la rumeur s’en répandra au point que d’autres viendront se pâmer à vos pieds, et Gremionis jugera peut-être possible d’entraîner d’autres femmes. Il se peut que vous révolutionniez tous deux la sexualité d’Aurora. Vous avez devant vous trois siècles pour y parvenir !

Gladïa le dévisagea encore un moment avant d’éclater de rire.

— Vous me taquinez ! Vous faites exprès de délirer. Jamais je n’aurais cru cela de vous, Elijah. Vous avez toujours une si longue figure, si grave. Par Jehosaphat ! s’exclama-t-elle en essayant d’imiter la voix de baryton de Baley.

— Je vous taquine peut-être un peu, mais c’est vrai pour l’essentiel. Promettez-moi d’accorder sa chance à Gremionis.

Elle s’avança encore plus près et, sans hésitation, il la prit dans ses bras. Elle lui plaça un doigt sur les lèvres, qu’il embrassa doucement.

— Est-ce que vous ne préféreriez pas m’avoir toute à vous, Elijah ? souffla-t-elle.

Il murmura, tout aussi doucement (et sans plus s’occuper de la présence des robots):

— Si, j’aimerais mieux, Gladïa. J’ai honte d’avouer qu’en ce moment il me serait égal que la Terre tombe en morceaux, si je pouvais vous avoir… mais je ne peux pas. Dans quelques heures, je vais quitter cette planète et il est impossible que vous soyez autorisée à venir avec moi. Pas plus que je ne serai jamais autorisé à revenir à Aurora, ni qu’il sera possible que vous visitiez jamais la Terre.

» Je ne vous reverrai jamais, Gladïa, mais jamais je ne vous oublierai. Je mourrai dans quelques dizaines d’années et, à ce moment, vous serez encore aussi jeune que vous l’êtes aujourd’hui. De toute façon, nous serions obligés de nous dire adieu bientôt.

Elle appuya sa tête contre l’épaule de Baley.

— Ah, Elijah, vous êtes venu deux fois dans ma vie, à chaque fois pour quelques heures seulement avant de me dire adieu. La première, je n’ai pu que vous effleurer le visage, mais cela a tout changé. La seconde fois, j’ai fait un peu plus et, de nouveau, tout a changé. Moi non plus, Elijah, je ne vous oublierai jamais, même si je vis pendant plus de siècles que je ne pourrais compter.

— Alors, ne permettez pas que ce souvenir vous prive du bonheur. Acceptez Gremionis, rendez-le heureux et laissez-le vous rendre heureuse. Et, rappelez-vous, rien ne vous empêche de m’écrire. L’hyperposte existe, entre Aurora et la Terre.

— Je vous le promets, Elijah. Et vous me répondrez ?

— Certainement, Gladïa.

Un silence tomba et, à contrecœur, ils se séparèrent. Elle resta debout au milieu de la pièce et, quand il arriva sur le seuil et se retourna, elle était toujours là, avec un petit sourire. Les lèvres de Baley formèrent le mot adieu. Et comme cet adieu était muet – car il n’aurait pas pu parler –, il ajouta : mon amour.

Et les lèvres de Gladïa remuèrent aussi de la même façon : Adieu, mon tendre amour.

Il fit alors demi-tour et sortit, sachant qu’il ne la reverrait plus jamais sous une forme tangible, qu’il ne la toucherait plus jamais.

81

Il fallut un moment à Elijah pour se résoudre à envisager la tâche qu’il lui restait à accomplir. Il marcha un moment en silence, couvrant à peu près la moitié du chemin, vers l’établissement de Fastolfe, avant de s’arrêter et de lever le bras.

Giskard, toujours observateur, fut à ses côtés en un instant.

— Combien de temps me reste-t-il avant que je doive partir pour le cosmoport, Giskard ?

— Trois heures et dix minutes, monsieur.

Baley réfléchit un moment.

— J’aimerais aller jusqu’à cet arbre, là-bas, et m’asseoir le dos contre le tronc, pour y passer quelque temps tout seul. Avec toi, naturellement, mais loin des autres êtres humains.

— Au-dehors, monsieur ?

La voix du robot était incapable d’exprimer le choc ou la surprise, mais Baley eut l’impression que si Giskard avait été humain, ses paroles auraient exprimé sa stupéfaction.

— Oui, répondit-il. J’ai besoin de réfléchir et, après hier soir, une journée paisible comme celle-ci, ensoleillée, sans nuages, douce, ne me paraît guère dangereuse. Je rentrerai si je me sens repris par l’agoraphobie, je te le promets. Alors veux-tu me tenir compagnie ?

— Oui, monsieur.

— Bien.

Baley partit en tête. Ils arrivèrent à l’arbre et il toucha le tronc avec précaution puis il regarda ses doigts, qui étaient parfaitement propres. Rassuré, certain qu’il ne se salirait pas en s’y adossant, il examina le sol et puis il s’assit avec prudence par terre et appuya son dos contre l’arbre.

C’était beaucoup moins confortable que le dossier d’un fauteuil mais il y avait une sensation de paix (assez curieusement) qu’il n’aurait sans doute pas ressentie à l’intérieur d’une pièce.

Giskard resta debout et Baley demanda :

— Tu ne veux pas t’asseoir aussi ?

— Je suis très bien debout, monsieur.

— Je sais, Giskard, mais je réfléchirai mieux si je ne suis pas obligé de lever les yeux pour te regarder.

— Je ne pourrais pas vous protéger contre un danger possible, si j’étais assis, monsieur.

— Je sais cela aussi, mais il n’y a aucun danger pour le moment. Ma mission est terminée, l’affaire est résolue, le Dr Fastolfe est raffermi dans sa position. Tu peux prendre le risque de t’asseoir et je t’ordonne de t’asseoir avec moi.

Giskard obéit immédiatement. Il s’assit face à Baley mais ses yeux continuèrent de se tourner en tous sens, toujours. vigilants.

Baley contempla le ciel à travers le feuillage de l’arbre, le vert sur le fond de bleu, il écouta le murmure des insectes, l’appel soudain d’un oiseau, il remarqua une légère agitation dans l’herbe, signifiant probablement qu’un petit animal passait par là, et il pensa de nouveau que tout était singulièrement paisible, que cette paix était bien différente de la Ville. C’était une paix tranquille, isolée, où l’on ne se pressait pas.

Pour la première fois, il comprit vaguement ce que cela pourrait être de préférer l’Extérieur à la Ville. Il se surprit à être reconnaissant de tout ce qu’il avait connu à Aurora, surtout l’orage. Il savait maintenant qu’il serait capable de quitter la Terre et d’affronter les conditions du nouveau monde où il s’établirait peut-être avec Ben, et peut-être avec Jessie.

— Hier soir, dit-il, dans l’obscurité de l’orage, je me suis demandé si j’aurais pu voir le satellite d’Aurora, sans les nuages. Car il y a un satellite, si je me rappelle bien mes lectures.

— Il y en a deux, monsieur. Le plus grand est Tithonus, mais quand même il est si petit qu’il n’a l’air que d’une étoile modérément brillante. Le plus petit n’est pas visible à l’œil nu et quand on en parle, on l’appelle simplement Tithonus II.

— Merci… Et merci, Giskard, de m’avoir sauvé hier soir, dit Baley en regardant le robot. Je ne sais vraiment pas comment te remercier correctement.

— Ce n’est pas du tout nécessaire de me remercier, monsieur. Je ne fais qu’obéir à la Première Loi. Je n’avais pas le choix en la matière.

— Néanmoins, il se peut que je te doive la vie et il est important que tu saches que je le comprends… Et maintenant, Giskard, qu’est-ce que je devrais faire ?

— A quel sujet, monsieur ?

— Ma mission est terminée. La situation et le point de vue du Dr Fastolfe sont assurés. L’avenir de la Terre aussi. Il me semble que je n’ai plus rien à faire et, pourtant, il reste la question de Jander.

— Je ne comprends pas, monsieur.

Eh bien, il semble établi qu’il est mort d’une modification accidentelle d’un potentiel positronique dans son cerveau, mais Fastolfe reconnaît que les chances de cela sont infinitésimales. Même avec les activités d’Amadiro, ce hasard – tout en étant plus grand – reste microscopique. Du moins, c’est ce que pense Fastolfe. Au contraire, il me semble, à moi, que la mort de Jander était un roboticide prémédité. Mais je n’ose pas soulever cette question maintenant. Je ne veux pas compromettre ce qui est arrivé à une conclusion si satisfaisante. Je ne veux pas remettre Fastolfe dans l’embarras, peut-être en danger. Je ne veux pas rendre Gladïa malheureuse. Je ne sais que faire. Je ne peux pas en parler à un être humain, alors je t’en parle à toi, Giskard.

— Oui, monsieur.

— Je pourrai toujours t’ordonner d’effacer ce que j’ai dit et de ne plus t’en souvenir.

— Oui, monsieur.

— A ton avis, qu’est-ce que je dois faire ?

— S’il y a eu un roboticide, monsieur, il doit y avoir quelqu’un capable de le commettre. Seul le Dr Fastolfe est capable de le commettre et il dit qu’il n’a rien fait de cela.

— Oui, c’est notre situation de départ et je crois le Dr Fastolfe, je suis tout à fait certain qu’il ne l’a pas fait.

— Alors comment pourrait-il y avoir eu roboticide, monsieur ?

— Suppose que quelqu’un d’autre en sache autant sur les robots que le Dr Fastolfe, Giskard.

Baley plia les jambes, croisa les mains autour de ses genoux, et sans regarder Giskard, il parut se perdre dans ses pensées.

— Qui cela pourrait-il être, Giskard ?

Et, enfin, Baley en arriva au point crucial :

— Toi, Giskard.

82

Si Giskard avait été humain, il aurait ouvert des yeux ronds, sans doute ; il serait resté silencieux et comme assommé ; ou il aurait pu s’emporter ; ou reculer avec terreur, ou encore avoir toute une diversité de réactions. Comme c’était un robot, il ne manifesta aucune émotion, pas la moindre, et demanda simplement :

— Pourquoi dites-vous cela, monsieur ?

— Je suis tout à fait certain, Giskard, que tu sais exactement comment je suis arrivé à cette conclusion, mais tu me rendrais service si tu me permettais, en ce lieu paisible, durant ce peu de temps qui me reste avant de partir, d’expliquer l’affaire pour ma propre satisfaction. J’aimerais m’entendre en parler. Et j’aimerais que tu me corriges quand je me trompe.

— Certainement, monsieur.

— Je pense que mon erreur initiale a été de supposer que tu étais un robot moins complexe et plus primitif que Daneel, simplement parce que tu as l’air moins humain. L’être humain croira toujours que plus le robot paraît humain, plus il est avancé, complexe et intelligent. Il est évident qu’un robot comme toi est plus facile à créer et à construire que Daneel et que le robot humaniforme est un grand problème pour des hommes comme Amadiro ; ce genre de robot ne saurait être fabriqué et dirigé que par un génie de la robotique comme Fastolfe. Cependant, la difficulté de création de Daneel, je pense, consiste à reproduire tous les aspects humains, tels que les expressions du visage, l’intonation de la voix, les gestes et mouvements, ce qui est extraordinairement compliqué mais n’a rien à voir avec la complexité du cerveau. Ai-je raison ?

— Tout à fait raison, monsieur.

— Donc, je t’ai automatiquement sous-estimé, comme le fait tout le monde. Cependant, tu t’es trahi quand nous avons atterri sur Aurora. Tu te souviens peut-être qu’au cours de l’atterrissage, j’ai succombé à une crise d’agoraphobie, j’ai été pris de convulsions et, pendant un moment, j’étais encore plus inconscient qu’hier soir pendant l’orage.

— Je me souviens, monsieur.

A ce moment-là, Daneel était avec moi dans la cabine, alors que tu étais dehors, devant la porte. J’ai sombré dans une sorte d’état cataleptique, sans bruit, et peut-être Daneel ne me regardait-il pas et n’en a donc rien su. Tu étais hors de la cabine et pourtant c’est toi qui t’es précipité et qui as éteint l’astrosimulateur que je tenais. Tu es arrivé le premier, avant Daneel, bien qu’il ait des réflexes aussi rapides que les tiens, j’en suis sûr… comme il l’a d’ailleurs démontré quand il a empêché le Dr Fastolfe de me frapper.

— Voyons, monsieur, il n’est pas possible que le Dr Fastolfe ait voulu vous frapper !

— Non, il mettait simplement à l’épreuve les réflexes de Daneel… Et pourtant, comme je disais, c’est toi qui es arrivé avant, dans la cabine. Je n’étais guère en état de le remarquer mais j’ai été entraîné à tout observer et même la terreur agoraphobique ne me prive pas totalement de toutes mes facultés, comme je l’ai prouvé hier soir. J’ai bien remarqué que tu t’es précipité le premier, mais ensuite je l’ai oublié. Il n’y a à cela, naturellement, qu’une seule explication logique.

Baley s’interrompit, comme s’il attendait un accord de Giskard, mais le robot ne dit rien.

(Dans les années à venir, quand Baley songerait à son séjour à Aurora, c’était ce qu’il se rappellerait en premier. Pas l’orage. Pas même Gladïa. C’était ce petit intermède paisible sous l’arbre, les feuilles vertes sur le bleu du ciel, la brise légère, le doux murmure des insectes et des animaux, et Giskard en face de lui avec des yeux légèrement lumineux.)

— Il semble donc, reprit-il, que tu aies pu, je ne sais comment, te rendre compte de mon état d’esprit. Même à travers la porte fermée tu aurais compris que j’avais une crise. Ou, pour parler plus brièvement et plus simplement, il semble que tu saches lire dans la pensée.

— Oui, monsieur, dit tranquillement Giskard.

— Et que tu puisses aussi, d’une certaine façon, influencer les pensées. Je crois que tu as su que je l’avais détecté et que tu l’as effacé dans mon cerveau, pour que je ne m’en souvienne pas, ou tout au moins que je n’en comprenne pas le sens si jamais je me rappelais vaguement la situation. Mais tu n’as pas entièrement réussi, peut-être parce que tes pouvoirs sont limités…

— Monsieur, la Première Loi passe avant tout. Je devais me porter à votre secours, bien que je fusse conscient que cela me trahissait. Et je devais vous brouiller au minimum la mémoire, de manière à ne causer aucun dommage à votre cerveau.

— Oui, je vois que tu as eu des difficultés. Brouiller au minimum… si bien que je me le rappelais quand mon esprit était suffisamment détendu et pouvait penser de lui-même, par libre association d’idées. Juste avant de perdre connaissance sous l’orage, j’ai su que tu arriverais avant les autres, le premier, comme à bord du vaisseau. Peut-être m’as-tu trouvé grâce à la radiation infrarouge mais tous les mammifères et les oiseaux dégagent des radiations aussi, et cela aurait pu t’égarer… Mais tu pouvais aussi détecter l’activité mentale, même si j’étais inconscient, ce qui allait t’aider à me retrouver.

— Cela m’a certainement aidé, reconnut Giskard.

— Quand je m’en souvenais, au bord du sommeil ou de l’inconscience, j’oubliais de nouveau dès que j’étais pleinement conscient. Hier soir, cependant, je me le suis rappelé pour la troisième fois et je n’étais pas seul. Gladïa était avec moi et elle a pu me répéter ce que j’avais dit : « Il était là avant. » Et même alors, j’ai été incapable de me rappeler la signification, jusqu’à ce qu’une réflexion du Dr Fastolfe déclenche par hasard un processus de pensée qui a cheminé en forçant sa progression dans le brouillage mental. Quand j’ai enfin compris, je me suis rappelé d’autres incidents. Ainsi, alors que je me demandais si nous allions réellement atterrir sur Aurora, tu m’as assuré que c’était bien notre destination, avant même que je te le demande… Je présume que tu tiens à ce que personne ne connaisse tes facultés télépathiques ?

— C’est exact, monsieur.

— Pourquoi ?

— Ma télépathie me donne une facilité unique pour obéir à la Première Loi, monsieur, son existence m’est donc précieuse. Je peux éviter qu’il arrive une mésaventure à un être humain, plus rapidement et bien plus efficacement. Il me semble cependant que le Dr Fastolfe, ni d’ailleurs aucun autre être humain, ne tolérerait longtemps un robot télépathe, alors je garde le secret de cette faculté. Le Dr Fastolfe adore raconter la légende du robot qui lisait dans les pensées et qui a été détruit par Susan Calvin, et je ne voudrais pas qu’il imite le geste du Dr Calvin.

— Oui, il m’a raconté la légende. Je le soupçonne de savoir, subconsciemment, que tu lis dans les pensées, sinon il n’insisterait pas tant sur cette fameuse légende. Et dans ton cas, il a tort de faire ça, c’est dangereux, me semble-t-il. Elle a indiscutablement contribué à m’ouvrir les yeux.

— Je fais ce que je peux pour neutraliser le danger, sans vraiment manipuler le cerveau du Dr Fastolfe. Invariablement, il souligne la nature impossible et légendaire de cette histoire, quand il la raconte.

— Oui, je m’en souviens aussi. Mais si Fastolfe ne sait pas que tu lis dans les pensées, c’est probablement que tu n’as pas été initialement conçu avec cette faculté. Alors comment se fait-il que tu possèdes ce pouvoir ? Non, ne me le dis pas, Giskard. Laisse-moi hasarder une hypothèse. Miss Vasilia t’aimait beaucoup, tu la fascinais particulièrement quand elle était jeune fille et commençait à s’intéresser à la robotique. Elle m’a dit qu’elle s’était livrée à des expériences, en te programmant sous la surveillance, lointaine, de Fastolfe. Est-il possible qu’une fois, tout à fait accidentellement, elle ait fait quelque chose qui t’a donné ce pouvoir ? Est-ce que c’est ça ?

— C’est bien ça, monsieur.

— Et sais-tu ce qu’elle a fait alors ?

— Oui, monsieur.

— Es-tu le seul robot télépathe qui existe ?

— Jusqu’à présent, oui, monsieur. Il y en aura d’autres.

— Si je te demandais ce que le Dr Vasilia a fait pour te donner une telle faculté, ou si le Dr Fastolfe te le demandait, est-ce que tu nous le dirais en vertu de la Deuxième Loi ?

— Non, monsieur, car je juge que cela vous ferait du mal de le savoir et mon refus de vous le dire tomberait sous le coup de la Première Loi, qui est prioritaire. Mais le problème ne se posera pas, car je saurai quand une personne va poser la question et donner l’ordre, alors je retirerai de son cerveau le désir de le faire, avant qu’elle puisse formuler son ordre.

— Oui, murmura Baley. Avant-hier soir, alors que nous revenions chez Fastolfe, j’ai demandé à Daneel s’il avait été en contact avec Jander, lors du séjour de ce dernier chez Gladïa, et il m’a répondu non très simplement. Je me suis alors tourné vers toi pour te poser la même question mais, je ne sais comment, je ne l’ai pas posée. Tu m’as ôté l’envie de le faire, si je comprends bien ?

— Oui, monsieur.

— Parce que si je te l’avais posée, tu aurais dû répondre que tu l’avais bien connu à ce moment et tu ne voulais pas que je le sache.

— En effet, monsieur.

— Mais au cours de cette période de contacts avec Jander, tu savais qu’il était examiné par Amadiro parce que, je présume, tu pouvais lire dans le cerveau de Jander, ou détecter ses potentiels positroniques…

— Oui, monsieur, la même faculté fonctionne avec le cerveau robotique, tout comme avec l’activité mentale humaine. Les robots sont beaucoup plus faciles à comprendre.

— Tu réprouvais les activités d’Amadiro, parce que tu es d’accord avec Fastolfe sur la colonisation de la Galaxie ?

— Oui, monsieur.

— Et pourquoi n’as-tu pas empêché Amadiro d’agir ? Pourquoi n’as-tu pas retiré de son esprit l’envie de sonder Jander ?

Monsieur, répondit Giskard, je ne manipule pas légèrement les cerveaux. La résolution d’Amadiro était si profondément ancrée et complexe que j’aurais dû beaucoup manipuler, et son cerveau est si intelligent, si avancé, que je ne voulais pas l’endommager. J’ai laissé aller les choses pendant un long moment, tout en me demandant quelle serait la meilleure solution pour me permettre d’obéir aux impératifs de la Première Loi. Finalement, j’ai pris ma décision, et j’ai trouvé la façon de remédier à la situation. Ce n’a pas été une décision facile à prendre.

— Tu as décidé d’immobiliser Jander avant qu’Amadiro arrive à percer le secret de la conception et de la fabrication d’un robot totalement humaniforme. Tu savais comment t’y prendre puisque tu avais, au fil des années, parfaitement assimilé la théorie de Fastolfe en lisant dans son esprit. C’est bien ça ?

— Exactement, monsieur.

— Donc, Fastolfe n’était pas le seul, après tout, à être assez expert pour immobiliser Jander.

— Dans un sens, il l’est, monsieur. Mes propres capacités ne sont que le reflet des siennes, ou leur extension.

— Mais elles suffisent. Tu n’as pas vu que ce blocage allait mettre Fastolfe en grand danger ? Qu’il serait le suspect numéro un ? Est-ce que tu avais l’intention d’avouer ton acte et de révéler tes capacités, si cela avait été nécessaire pour le sauver ?

— Je voyais très bien que le Dr Fastolfe se trouverait dans une situation douloureuse, mais je n’avais pas du tout l’intention d’avouer ma culpabilité. J’espérais mettre à profit la situation pour vous faire venir à Aurora.

— Me faire venir, ici ? Moi ? C’était ton idée ? s’exclama Baley avec stupeur.

— Oui, monsieur. Avec votre permission, j’aimerais vous l’expliquer.

— Ah oui, je t’en prie !

— Je vous connaissais grâce à Miss Gladïa et au Dr Fastolfe ; non seulement par ce qu’ils disaient de vous, mais par ce qu’ils pensaient. J’ai ainsi appris la situation sur la Terre. Les Terriens, c’était évident, vivent entre des murs dont ils ont du mal à s’échapper, mais il était tout aussi évident pour moi que les Aurorains aussi vivent entre des murs.

— Les Aurorains vivent derrière des murs de robots, qui les abritent de toutes les vicissitudes de la vie et qui, selon les plans d’Amadiro, construiraient aussi des sociétés abritées pour y enfermer les Aurorains venus s’établir dans de nouveaux mondes. Les Aurorains vivent aussi derrière des murs faits de leur extrême longévité, qui les contraint à attacher un trop grand prix à l’individualité et les empêche de mettre en commun leurs ressources scientifiques. Ils ne se livrent pas non plus aux mêlées et aux corps à corps de la controverse mais, par l’intermédiaire de leur Président, ils exigent de court-circuiter toute incertitude, ils veulent que les solutions aux problèmes soient trouvées avant que ces problèmes soient présentés officiellement. Ça ne les intéresse pas de chercher eux-mêmes les meilleures solutions, ils ne veulent pas s’en donner la peine. Ce qu’ils veulent, c’est des solutions tranquilles.

— Les murs des Terriens sont réels et épais, si bien que leur existence est évidente et contraignante et il y a toujours des gens qui rêvent d’y échapper. Les murs des Aurorains sont immatériels et invisibles, et par conséquent personne ne peut concevoir une évasion. Il m’a donc semblé que ce devait être aux Terriens, et non aux Aurorains – ou aux autres Spatiens – de coloniser la Galaxie et de fonder ce qui deviendra un jour l’Empire galactique.

— Tout cela, c’était le raisonnement du Dr Fastolfe et j’étais d’accord avec lui. Mais le Dr Fastolfe, lui, se contentait du raisonnement tandis que moi, étant donné mes facultés, je ne le pouvais pas. Je devais examiner directement le cerveau d’au moins un Terrien, afin de vérifier mes conclusions, et vous étiez le Terrien que je pensais pouvoir faire venir à Aurora. L’immobilisation de Jander a donc servi à la fois à mettre fin aux agissements d’Amadiro et à assurer votre visite. J’ai très légèrement poussé Miss Gladïa pour qu’elle suggère au Dr Fastolfe de vous convoquer ; puis je l’ai poussé, lui, très légèrement, pour qu’il suggère cela à son tour au Président ; et j’ai poussé le Président, très légèrement, pour qu’il donne son accord. Et quand vous êtes arrivé, je vous ai étudié et ce que j’ai découvert m’a plu.

Giskard se tut et redevint robotiquement impassible. Baley fronça les sourcils.

— On dirait que je ne mérite aucune félicitation pour ce que j’ai fait ici. Tu as dû faire en sorte que je découvre la vérité !

— Non, monsieur. Au contraire. J’ai placé des obstacles sur votre chemin… raisonnables, bien entendu. J’ai refusé de vous laisser reconnaître mes facultés, alors même que j’étais forcé de me trahir. Je vous ai encouragé à vous aventurer à l’Extérieur, afin d’étudier vos réactions. Je me suis assuré que vous passiez par des moments de découragement et de détresse. Et pourtant, vous avez réussi à aller de l’avant et à surmonter tous ces obstacles, et j’en ai été très content.

« J’ai découvert que vous regrettiez les murs de votre Ville mais que vous reconnaissiez que vous deviez apprendre à vous en passer. J’ai découvert que vous souffriez de la vue d’Aurora, de l’espace, et de votre exposition à l’orage, mais que rien de tout cela ne vous empêchait de réfléchir ni ne vous détournait de votre problème. J’ai découvert que vous acceptiez vos défauts et votre vie brève, et que vous n’éludiez pas la controverse.

— Et comment sais-tu si je suis un bon représentant des Terriens en général ?

— Je sais que vous ne l’êtes pas. Mais dans votre esprit, je vois qu’il y en a d’autres comme vous et qu’avec ceux-là nous construirons. J’y veillerai… et maintenant que je connais clairement le chemin qu’il faut suivre, je préparerai d’autres robots comme moi, et ils y veilleront aussi.

Alarmé, Baley s’exclama :

— Tu veux dire que des robots télépathes vont venir sur la Terre ?

— Non, pas du tout. Et vous avez raison d’en avoir peur. L’emploi direct de robots ne servirait qu’à élever ces mêmes murs qui sont la condamnation d’Aurora et des mondes spatiens, et les paralysent. Les Terriens devront s’établir dans la Galaxie sans robots d’aucune sorte. Cela signifiera des dangers, des difficultés, des malheurs et des maux imprévisibles, des événements que les robots s’attacheraient à empêcher s’ils étaient présents ; mais, à la longue, à la fin, les êtres humains bénéficieront d’avoir travaillé par eux-mêmes et peut-être un jour – un jour lointain dans l’avenir – les robots pourront de nouveau intervenir. Qui peut le dire ?

Baley demanda, avec curiosité :

— Peux-tu voir l’avenir ?

— Non, monsieur, mais en étudiant les esprits comme je le fais, je peux deviner vaguement qu’il existe des lois gouvernant le comportement humain, comme les Trois Lois de la Robotique gouvernent le comportement des robots, et grâce à elles, il se peut que l’avenir soit affronté avec succès, d’une façon ou d’une autre… un jour. Les lois humaines sont infiniment plus compliquées que celles de la Robotique, et je ne sais pas comment elles sont organisées. Elles peuvent être de nature statistique, ou bien ne pas porter de fruits sauf en cas d’énormes populations. Elles peuvent être si peu contraignantes qu’elles n’ont guère de sens, à moins que ces énormes populations ignorent le fonctionnement de ces lois.

— Dis-moi, Giskard, est-ce cela que le Dr Fastolfe appelle la future science de la « psycho-histoire »?

— Oui, monsieur. J’ai doucement glissé cela dans son cerveau afin que le processus puisse commencer. Cette science sera nécessaire un jour, maintenant que l’existence des mondes spatiens, en tant que civilisation robotisée où règne une extraordinaire longévité, touche à sa fin et que va commencer une nouvelle vague d’expansion humaine avec des Terriens à la vie courte et sans robots.

» Et maintenant, dit Giskard en se levant, je crois, monsieur, que nous devons rentrer à l’établissement du Dr Fastolfe et préparer votre départ. Tout ce que nous avons dit ici ne sera pas répété, naturellement.

— Cela restera strictement confidentiel, je peux te le promettre, dit Baley.

— Certainement, répondit calmement Giskard. Mais vous n’avez pas à craindre la responsabilité de devoir garder le silence. Je vous permettrai de vous en souvenir, mais jamais vous n’aurez aucune envie d’en parler, pas la moindre.

Baley haussa les sourcils et poussa un petit soupir résigné.

— Un dernier mot, Giskard, avant que tu ne me dévoiles plus rien. Veux-tu veiller à ce que Gladïa ne soit pas troublée, sur cette planète, à ce qu’elle ne soit pas maltraitée parce qu’elle est solarienne et qu’elle a accepté un robot pour mari, et… Et t’arrangeras-tu pour qu’elle accepte les offres de Gremionis ?

— J’ai entendu votre dernière conversation avec Miss Gladïa, monsieur, et je comprends. Je m’en occuperai. Et maintenant, monsieur, puis-je vous faire mes adieux ici, alors que personne ne nous observe ?

Giskard tendit la main et ce fut le geste le plus humain que Baley lui ait jamais vu faire.

Baley la prit. Les doigts étaient durs et froids.

— Adieu… Ami Giskard.

— Adieu, Ami Elijah, répondit Giskard, et souvenez-vous que si les gens d’ici appliquent ces mots à Aurora, c’est désormais la Terre elle-même qui est le véritable Monde de l’Aube.

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