Baley sortit de la maison de Gladïa dans le coucher de soleil. Il se tourna vers ce qu’il pensait être l’ouest et découvrit le soleil d’Aurora, d’une couleur écarlate foncé, couronné de fines écharpes de nuages rougeoyants dans un ciel vert pomme.
— Nom de Jehosaphat ! marmonna-t-il.
Manifestement, le soleil d’Aurora, plus frais et plus orangé que celui de la Terre, accentuait la différence au crépuscule, quand sa lumière traversait une plus grande épaisseur de l’atmosphère d’Aurora.
Daneel était derrière lui ; Giskard, comme à l’aller, en avant-garde.
Il entendit à son oreille la voix de Daneel :
— Vous sentez-vous bien, camarade Elijah ?
— Tout à fait bien, répondit Baley content de lui. Je supporte très bien l’Extérieur. Je peux même admirer le coucher de soleil. C’est toujours comme ça ?
Daneel se tourna avec indifférence vers le couchant.
— Oui, mais rentrons vite à l’établissement du Dr Fastolfe. A cette époque de l’année, le crépuscule ne dure pas longtemps, camarade Elijah, et j’aimerais que vous rentriez tant que l’on y voit encore.
— Je suis prêt. Partons.
Baley se demanda s’il ne vaudrait pas mieux attendre la nuit. Le paysage serait moins agréable à voir mais, d’un autre côté, l’obscurité lui donnerait l’illusion d’être dans un lieu clos ; tout au fond de lui-même, il ne savait pas combien de temps durerait cette euphorie causée par l’admiration d’un coucher de soleil (un cou cher de soleil, notez bien, à l’Extérieur). Mais cette incertitude tenait de la lâcheté et il ne voulait pas l’avouer.
Giskard revint vers lui, sans bruit, et demanda :
— Préféreriez-vous attendre, monsieur ? Est-ce que la nuit vous conviendrait mieux ? Nous-mêmes ne serions pas incommodés.
Baley s’aperçut de la présence d’autres robots, plus éloignés, de tous les côtés. Gladïa avait-elle dépêché ses robots des champs comme gardes du corps, ou bien Fastolfe avait-il envoyé les siens ?
Cela accentuait la protection dont il était l’objet et, non sans une certaine perversité, il refusa de reconnaître une faiblesse.
— Non, dit-il, partons tout de suite.
Sur ce, il se mit en marche d’un bon pas vers l’établissement de Fastolfe qu’il distinguait tout juste entre les arbres lointains.
Que les robots me suivent ou non, pensait-il audacieusement. Il savait que s’il se permettait d’y penser, il y aurait en lui quelque chose qui renâclerait encore à l’idée de lui-même à la surface extérieure d’une planète, sans autre protection que de l’air entre lui et le grand vide, mais il n’allait pas y penser !
C’était la joyeuse exaltation d’être délivré de la peur qui le faisait un peu trembler, qui le faisait claquer des dents. Ou alors c’était le vent frais du soir, qui faisait naître aussi la chair de poule sur ses bras.
Ce n’était pas l’Extérieur.
Non, non et non !
En faisant un effort pour desserrer les dents, il demanda :
— Connaissais-tu Jander, Daneel ?
— Oui, camarade Elijah. Nous avons été côte à côte pendant un certain temps. Depuis le moment de la construction de l’Ami Jander jusqu’à ce qu’il passe dans l’établissement de Miss Gladïa, nous avons été constamment ensemble.
— Est-ce que cela te gênait, Daneel, que Jander te ressemble tant ?
— Non, monsieur. Lui et moi savions nous distinguer et le Dr Fastolfe ne nous confondait pas non plus. Nous étions, par conséquent, deux individus distincts.
— Et toi, Giskard, tu savais les distinguer aussi ? Ils étaient plus près de lui, maintenant, sans doute parce que les autres robots avaient pris la relève, pour la protection à longue distance.
— Il ne s’est présenté aucune occasion, si ma mémoire est bonne, où il a été important que je fasse cela.
— Et s’il y en avait eu, Giskard ?
— Alors, j’aurais pu les distinguer.
— Quelle était ton opinion de Jander, Daneel ?
— Mon opinion, camarade Elijah ? Vous souhaitez avoir mon opinion sur quel aspect de Jander ?
— Est-ce qu’il effectuait bien son travail, par exemple ?
— Certainement.
— Etait-il satisfaisant en tout ?
— En tout, à ma connaissance.
— Et toi, Giskard ? Quelle était ton opinion ?
— Je n’ai jamais été aussi proche de l’Ami Jander que de l’Ami Daneel et il ne serait pas convenable de ma part de donner une opinion. Je puis dire que, à ma connaissance, le Dr Fastolfe était parfaitement satisfait de l’Ami Jander. Il paraissait également satisfait de l’Ami Jander et de l’Ami Daneel. Cependant, je ne pense pas que ma programmation soit de nature à me permettre d’être catégorique à ce sujet.
— Et pendant la période où Jander est entré au service de Miss Gladïa ? Est-ce que tu le fréquentais à ce moment, Daneel ?
— Non, camarade Elijah. Miss Gladïa le gardait chez elle. Quand elle rendait visite au Dr Fastolfe, Jander ne l’accompagnait jamais, autant que je sache. Lorsqu’il m’est arrivé d’escorter le Dr Fastolfe pour une visite à l’établissement de Miss Gladïa, je n’ai pas vu l’Ami Jander.
Baley fut un peu surpris d’apprendre cela. Il se tourna vers Giskard pour lui poser la même question, hésita puis haussa les épaules. Il n’arriverait pas à grand-chose de cette façon et, comme l’avait fait observer le Dr Fastolfe, il ne servait à rien d’interroger un robot. Jamais ils ne diraient en connaissance de cause des choses qui pourraient faire du mal à un être humain, pas plus qu’ils ne pouvaient être harcelés, cajolés ou soudoyés pour parler. Ils ne débiteraient pas de mensonges flagrants, en revanche, ils pouvaient s’en tenir obstinément, mais poliment, à des réponses évasives ou inutilisables.
Et – peut-être – cela n’avait-il plus d’importance.
Ils étaient maintenant sur le seuil de la maison de Fastolfe et Baley sentit sa respiration s’accélérer. Maintenant, il était bien certain que le tremblement de son bras et de sa lèvre inférieure avait été provoqué par la fraîcheur du vent.
Le soleil avait disparu, quelques étoiles apparaissaient, le ciel s’assombrissait en prenant une curieuse teinte violet verdâtre qui lui donnait un aspect maladif. Baley franchit la porte et entra dans la chaleur des murs lumineux.
Il était en sécurité.
Fastolfe l’accueillit.
— Vous êtes rentré rapidement, Baley. Votre entrevue avec Gladïa a-t-elle été féconde ?
— Très féconde, docteur Fastolfe. Il est même possible que je tienne dans ma main la clef de la solution.
Fastolfe se contenta de sourire poliment, d’une manière n’indiquant ni surprise, ni plaisir, ni scepticisme. Il précéda son invité dans une pièce, visiblement une salle à manger, mais plus petite et plus intime que celle où ils avaient déjeuné.
— Nous allons, mon cher Baley, annonça Fastolfe avec amabilité, faire un petit dîner sans cérémonie, tous les deux. Rien que nous. Nous n’aurons même pas les robots, si cela peut vous faire plaisir. Et nous ne parlerons pas de notre affaire à moins que vous n’y teniez absolument.
Baley ne dit rien mais s’arrêta pour contempler les murs avec stupéfaction. Ils étaient d’un vert lumineux changeant, mouvant, avec des différences d’éclat et d’une nuance qui allait en progressant, de bas en haut. Il y avait des soupçons de palmes ou de larges feuilles d’un vert plus foncé et de vagues ombres ici et là. Ces murs donnaient à la salle l’illusion d’une grotte bien éclairée, au fond de la mer. L’effet était vertigineux, du moins Baley eut-il cette impression.
Fastolfe n’eut pas de mal à interpréter l’expression de son invité.
— C’est un goût acquis, Baley, je le reconnais… Giskard, atténue l’illumination du mur, s’il te plaît… Merci.
Baley laissa échapper un soupir de soulagement.
— Merci infiniment, docteur Fastolfe. Si je pouvais aller à la Personnelle…?
— Certainement.
Baley hésita.
— Pourriez-vous…
Fastolfe rit tout bas.
— Vous la trouverez parfaitement normale, Baley. Vous n’aurez à vous plaindre de rien.
Baley baissa la tête.
— Ah ! Je vous remercie.
Sans les intolérables illusions, la Personnelle – il pensa que c’était la même qu’il avait utilisée plus tôt dans la journée – n’était que ce qu’elle était, bien plus luxueuse et hospitalière que toutes celles qu’il avait connues. Elle était tout à fait différente de celles de la Terre, où l’on trouvait des rangées de cabines s’étendant à l’infini, toutes identiques, toutes destinées à une seule personne.
Baley éprouva un léger malaise à la pensée que celle-ci était une Personnelle universelle, dont n’importe qui pouvait être invité à se servir, homme ou femme, jeune ou vieux.
La pièce étincelait, en quelque sorte, de propreté hygiénique. Chaque surface moléculaire externe pouvait être détachée après chaque usage et remplacée par une neuve. Obscurément, Baley sentait que s’il restait assez longtemps sur Aurora, il aurait peut-être du mal à se réadapter aux foules de la Terre, qui repoussaient à l’arrière-plan l’hygiène et la propreté, au rang d’un idéal difficile sinon impossible à atteindre, que l’on respectait de loin.
Baley, entouré d’appareils d’ivoire et d’or (pas de l’ivoire véritable, sans nul doute, ni de l’or vrai) lisses et brillants, se surprit soudain à frémir au souvenir de l’indifférence des Terriens aux échanges de bactéries et aux dangers de contagion. N’était-ce pas justement ce qu’éprouvaient les Spatiens ? Pouvait-il le leur reprocher ?
Très songeur, il se lava les mains, en jouant avec les petits contacts de la commande, ici et là, pour varier la température. Et pourtant, ces Aurorains décoraient leurs intérieurs avec un luxe si criard, ils cherchaient tellement à feindre de vivre à l’état de nature, alors qu’ils avaient domestiqué et brisé la nature… Ou bien était-ce seulement Fastolfe ?
Après tout, pensa Baley, l’établissement de Gladïa était beaucoup plus austère… mais peut-être était-ce parce qu’elle avait été élevée à Solaria.
Le dîner qui suivit fut un ravissement. Encore une fois, comme au déjeuner, il eut le sentiment très net d’être plus près de la nature. Les plats étaient nombreux, variés, tous servis par petites portions et, dans bien des cas, il était possible de voir qu’ils étaient composés de parties de plantes ou d’animaux. Les inconvénients, un petit os par-ci, un peu de cartilage par-là, des brins de fibres qui l’auraient dégoûté naguère commençaient à lui faire un peu l’effet d’une aventure.
Le premier service était du poisson, un petit poisson que l’on mangeait entier avec tous les organes internes, et cela lui parut, au premier abord, une autre manière assez ridicule de se frotter à la Nature avec un grand N. Mais il avala quand même le petit poisson, comme le fit Fastolfe, et il fut immédiatement converti par le goût. Jamais il n’avait rien mangé de pareil. C’était comme si des papilles du goût avaient été soudain inventées et greffées sur sa langue.
Les goûts changeaient, d’un plat à l’autre. Certains étaient vraiment bizarres et pas particulièrement plaisants mais Baley n’y attacha pas d’importance. Le plaisir d’un goût distinct, de goûts distincts (sur les conseils de Fastolfe, il buvait une gorgée d’eau légèrement parfumée entre chaque plat), voilà ce qui comptait, et non les détails.
Baley s’efforça de ne pas dévorer, de ne pas concentrer toute son attention sur le repas, de ne pas récurer son assiette. Désespérément, il continua d’observer et d’imiter Fastolfe, en s’appliquant à ne pas se soucier du regard amical mais nettement amusé de son hôte.
— J’espère, dit Fastolfe, que vous trouvez tout ceci à votre goût ?
— C’est délicieux, répondit Baley en se forçant un peu.
— Je vous en prie, ne vous contraignez pas à une politesse inutile. Ne mangez rien qui vous paraisse trop bizarre ou désagréable. A la place de ce qui vous déplaît, je ferai apporter ce que vous aimez.
— Ce n’est pas nécessaire, docteur Fastolfe. Tout est plutôt à ma satisfaction.
— J’en suis heureux.
Malgré l’offre de Fastolfe de se passer de la présence de robots, le service était effectué par un robot. (Fastolfe, qui y était habitué, ne le remarquait sans doute même pas, pensa Baley, et il ne fit aucune réflexion.)
Comme il fallait s’y attendre, le robot était silencieux et ses mouvements d’une admirable précision. Son élégante livrée semblait sortir des émissions historiques que Baley avait vues en Hyperonde. Ce n’était qu’en regardant de très près, avec attention, que l’on voyait que le costume n’était qu’une illusion d’optique, due à l’éclairage, et que la surface externe du robot était aussi proche que possible d’un revêtement de métal poli, pas davantage.
— Est-ce que la surface du serveur a été dessinée par Gladïa ? demanda Baley.
— Oui, répondit Fastolfe, visiblement ravi. Elle serait flattée de savoir que vous avez reconnu son talent. Elle en a beaucoup, n’est-ce pas ? Ses œuvres ont de plus en plus de succès et elle occupe un créneau fort utile dans la société auroraine.
Durant tout le repas, la conversation fut plaisante mais banale. Baley n’avait pas tellement envie de « parler affaires » d’ailleurs, préférant de loin garder le silence pour mieux apprécier les mets, en laissant son subconscient, ou toute autre faculté prenant la relève, décider comment aborder la question qui, maintenant, lui semblait être le point crucial du problème Jander.
Fastolfe lui évita d’en faire l’effort, en disant cependant :
— Et maintenant que vous mentionnez Gladïa, Baley, puis-je vous demander comment il se fait que vous vous êtes rendu chez elle dans un état d’assez profonde dépression et que vous en revenez presque gai, en déclarant que vous aviez peut-être dans votre main la clef de toute l’affaire. Avez-vous appris quelque chose de nouveau, d’inattendu peut-être, chez elle ?
— En effet, répondit distraitement Baley mais il s’intéressait surtout au dessert, qu’il n’identifiait pas du tout et dont une seconde petite portion venait d’être placée devant lui (un vague désir dans ses yeux ayant sans doute inspiré le serveur).
Il se sentait repu. Jamais encore dans sa vie il n’avait tant apprécié un repas et, pour la première fois, il regrettait les limites physiologiques qui l’empêchaient de continuer de manger éternellement. Il en avait d’ailleurs un peu honte.
— Et ce que vous avez appris était-il nouveau et inattendu ? insista Fastolfe avec patience. Quelque chose que j’ignore moi-même, peut-être ?
— Peut-être. Gladïa m’a dit que vous lui avez donné Jander il y a environ six mois, en temps normal. Fastolfe hocha la tête.
— Cela, je le sais, bien sûr. Oui, c’est vrai.
— Pourquoi ? demanda vivement Baley.
L’expression aimable de Fastolfe s’altéra quelque peu et il riposta :
— Pourquoi pas ?
— Je ne sais pas… Mais peu importe, docteur Fastolfe. Ma question demeure : Pourquoi le lui avez-vous donné ?
Fastolfe secoua légèrement la tête et ne dit rien.
— Docteur Fastolfe, je suis ici pour éclaircir une bien regrettable affaire. Rien de ce que vous avez fait, absolument rien, n’a simplifié les choses. Au contraire, vous avez paru prendre un malin plaisir à me montrer à quel point elle était grave et à réfuter toutes les solutions possibles que je pourrais avancer. Je ne m’attends pas à ce que d’autres répondent à mes questions. Je n’ai aucune position officielle dans ce monde et je n’ai pas le droit de poser des questions, encore moins de forcer les gens à répondre.
» Vous, toutefois, vous êtes différent. Je suis ici à votre demande et j’essaie de sauver votre carrière aussi bien que la mienne. De plus, à en juger par votre récit de l’affaire, je dois essayer de sauver non seulement la Terre mais Aurora. Par conséquent, j’aimerais que vous répondiez à mes questions, pleinement et franchement, en toute vérité. Je vous en prie, ne vous livrez pas à une tactique aboutissant à des impasses en me demandant par exemple « pourquoi pas » quand je vous demande pourquoi. Alors, encore une fois, et pour la dernière fois, pourquoi avez-vous donné Jander à Gladïa ?
Fastolfe fit une moue et sa figure s’assombrit.
— Pardonnez-moi, Baley. Si j’hésitais à répondre c’est parce que, à la réflexion, il me semble qu’il n’y a pas de raison très pertinente. Gladïa Delamarre – non, elle ne veut pas qu’on l’appelle par ce nom – Gladïa, donc, est une étrangère sur cette planète ; elle a subi une épreuve traumatisante dans son monde natal, comme vous le savez, et une épreuve traumatisante ici, comme vous ne le savez peut-être pas…
— Si, je le sais maintenant. Je vous en prie, soyez plus direct.
— Eh bien donc, elle me faisait de la peine. Elle était seule et Jander, pensais-je, serait une compagnie pour elle.
— De la peine ? Simplement comme ça ? Etiez-vous amants ? L’avez-vous été ?
— Non, pas du tout. Je n’ai rien offert. Elle non plus… Pourquoi ? Vous aurait-elle dit que nous étions amants ?
— Non, non, mais j’avais besoin d’une confirmation. Je vous le ferai savoir, quand il y aura une contradiction ; vous n’avez pas à vous inquiéter pour cela. Comment se fait-il qu’avec la sympathie que vous éprouvez pour elle et, d’après ce qu’elle m’a dit, la reconnaissance qu’elle ressent pour vous, ni l’un ni l’autre ne vous soyez offert ? J’ai cru comprendre qu’à Aurora les propositions sexuelles sont aussi courantes que les conversations sur la pluie et le beau temps.
Fastolfe fronça les sourcils.
— Vous n’avez rien compris du tout, Baley. Ne nous jugez pas par les principes de votre monde. Les rapports sexuels n’ont pas pour nous une importance capitale mais nous ne nous y livrons pas à la légère. En dépit des apparences et des idées que vous vous faites, aucun d’entre nous ne s’offre à la légère. Gladïa, inaccoutumée à nos usages et sexuellement frustrée sur Solaria, s’est peut-être offerte sans discrimination – ou plutôt en désespoir de cause, ce serait plus juste – et ce n’est probablement pas très surprenant, par conséquent, qu’elle n’ait guère apprécié les résultats.
— N’avez-vous pas tenté d’améliorer les choses ?
— En m’offrant moi-même ? Je ne suis pas ce qu’il lui faut et elle n’est pas non plus ce qu’il me faut. Elle me faisait de la peine. Elle me plaît beaucoup, j’admire ses talents artistiques et je veux qu’elle soit heureuse… Après tout, Baley, vous devez bien reconnaître que la sympathie d’un être humain pour un autre ne repose pas forcément sur le désir sexuel, ni sur autre chose qu’une affinité naturelle. N’avez-vous jamais éprouvé de sympathie pour quelqu’un ? N’avez-vous jamais voulu aider quelqu’un sans autre raison que la joie de soulager ses misères ? De quelle espèce de planète venez-vous donc ?
— Ce que vous dites est juste, docteur. Je ne doute pas que vous soyez un être généreux. Malgré tout, ayez un peu de patience avec moi, s’il vous plaît. Quand je vous ai demandé, la première fois, pourquoi vous avez donné Jander à Gladïa, vous ne m’avez pas répondu ce que vous venez de me dire maintenant, et avec une émotion considérable, dois-je ajouter. Votre premier mouvement a été d’éluder la question, d’hésiter, de répondre à côté, de gagner du temps en demandant « pourquoi pas ? ».
» Compte tenu de ce que vous m’avez enfin dit à l’instant, qu’y avait-il dans ma question qui vous a gêné au début ? Quelle raison, que vous ne vouliez pas avouer, vous est venue à l’esprit avant que vous vous décidiez pour celle que vous acceptiez d’avouer ? Pardonnez mon insistance mais je dois le savoir, et pas du tout par curiosité personnelle, je vous assure. Si ce que vous me dites n’est d’aucune utilité dans cette triste affaire, alors considérez que c’est déjà rejeté dans un trou noir.
A voix basse, Fastolfe répondit :
— En toute franchise, je ne sais pas trop pourquoi j’ai éludé votre question. Vous m’avez surpris, montré peut-être quelque chose que je ne voulais pas affronter. Laissez-moi réfléchir, Mr Baley.
Ils gardèrent un moment le silence. Le robot vint desservir et quitta la pièce. Daneel et Giskard étaient ailleurs (ils gardaient probablement la maison). Baley et Fastolfe se retrouvaient enfin seuls dans la salle à manger, sans robots.
Finalement, le savant hasarda :
— Je ne sais pas ce que je dois vous dire mais, si vous le voulez bien, laissez-moi revenir en arrière de quelques dizaines d’années. J’ai deux filles. Peut-être le savez-vous. Elles sont de deux mères différentes…
— Auriez-vous préféré des fils, docteur Fastolfe ? Fastolfe parut sincèrement surpris.
— Non, pas du tout ! La mère de ma seconde fille voulait un fils, je crois, mais je n’ai pas donné mon autorisation à l’insémination artificielle avec du sperme sélectionné – pas même avec le mien – car je tenais à ce que les dés génétiques soient jetés naturellement. Avant que vous me demandiez pourquoi, c’est parce que je préfère qu’il y ait un certain élément de hasard dans la vie et parce que je crois que, dans l’ensemble, j’aimais mieux avoir une fille. J’aurais accepté un garçon, bien sûr, mais je ne voulais pas renoncer à la chance d’avoir une fille. Je ne sais pas pourquoi, j’aime bien les filles. Bref, la seconde a donc été encore une fille et c’est peut-être pour cela que la mère a voulu dissoudre le mariage peu après la naissance. D’autre part, un assez grand nombre de mariages sont dissous peu après une naissance, alors j’ai tort sans doute de chercher des raisons particulières.
— Elle a emmené l’enfant avec elle, je suppose ? Fastolfe regarda Baley d’un air perplexe.
— Pourquoi diable l’aurait-elle fait ?… Ah oui, j’oubliais. Vous êtes de la Terre. Non, bien sûr que non. L’enfant devait être placée dans une crèche, où elle pourrait être soignée correctement, bien entendu… A vrai dire, confia le savant en plissant le nez comme si un souvenir bizarre le mettait soudain dans l’embarras, elle n’y a pas été placée. J’ai décidé de l’élever moi-même. C’était légal mais inhabituel. J’étais très jeune, il faut dire, je n’avais pas encore atteint mon premier siècle, mais je m’étais déjà taillé une réputation en robotique.
— Et vous n’avez pas eu de difficultés ?
— Pour bien l’élever, vous voulez dire ? Oh non ! Je me suis beaucoup attaché à elle. Je l’ai appelée Vasilia. C’était le nom de ma mère, vous savez. (Il rit un peu d’une réminiscence.) Il m’arrive d’avoir de ces singuliers petits élans du cœur comme mon affection pour mes robots. Je n’ai jamais connu ma mère, bien entendu, mais son nom figure dans mes documents. Et elle est encore en vie, à ma connaissance, alors je pourrais la voir… mais il me semble qu’il y a quelque chose d’un peu… je ne sais pas… d’écœurant à rencontrer une personne dans le ventre de qui on a été… Où en étais-je ?
— Vous avez appelé votre fille Vasilia.
— Oui. Je l’ai élevée moi-même et, naturellement, je me suis attaché à elle. Beaucoup attaché. Je comprenais l’attrait que pouvait avoir une telle façon d’agir mais, bien entendu, j’étais une source de gêne pour mes amis et je devais tenir ma fille à l’écart, où elle n’aurait de contacts avec personne, autant sur le plan mondain que professionnel. Je me rappelle, un jour…
Fastolfe s’interrompit.
— Oui ?
— Voilà bien des dizaines d’années que je n’y ai plus repensé. Elle est arrivée en courant et pleurant, je ne sais plus pourquoi, et s’est jetée dans mes bras alors que j’étais avec le Dr Sarton. Nous discutions d’un des tout premiers projets de robot humaniforme. Elle n’avait que sept ans, je crois, alors bien sûr je l’ai serrée contre moi, je l’ai embrassée, j’ai oublié l’affaire en cours, ce qui était tout à fait impardonnable de ma part. Sarton est parti, en s’étranglant, profondément indigné et choqué. J’ai mis une semaine entière à reprendre contact avec lui et à poursuivre nos délibérations. Les enfants ne doivent pas produire cet effet sur les gens, je suppose, mais il y a si peu d’enfants et on les croise si rarement !
— Et votre fille, Vasilia, elle vous aimait aussi ?
— Oh oui, du moins, jusqu’à ce que… Oui, oui, elle m’aimait beaucoup. Je m’occupais de ses études, je m’assurais que son intelligence se développait pleinement.
— Vous dites qu’elle vous aimait jusqu’à… Vous avez laissé votre phrase en suspens. Il est donc venu un moment où elle ne vous a plus aimé ? Quand ?
— Elle a voulu avoir son propre établissement, une fois qu’elle a été assez âgée pour cela. C’était bien naturel.
— Et vous ne le vouliez pas ?
— Qu’entendez-vous par là ? Je ne le voulais pas ? Bien sûr que si, je le voulais. Vous avez l’air de me prendre pour un monstre, Baley.
— Dois-je donc penser qu’une fois à l’âge où elle pouvait avoir son propre établissement, elle n’a plus éprouvé pour vous cette affection qu’elle avait quand elle était réellement votre fille, vivait avec vous et dépendait de vous ?
— Ce n’est pas tout à fait aussi simple. A vrai dire, c’est plutôt compliqué. Voyez-vous… (Fastolfe parut gêné.) Je l’ai repoussée quand elle s’est offerte à moi.
— Elle s’est offerte… à vous ? s’exclama Baley, horrifié.
— Cela, c’était assez normal, dit Fastolfe avec indifférence. Elle me connaissait mieux que personne. Je lui avais appris les choses de l’amour physique, je l’avais encouragée à faire des expériences, je l’avais emmenée aux Jeux d’Eros, j’avais fait tout ce que je pouvais pour elle. Il fallait donc s’y attendre et j’ai été fou de ne pas m’y attendre et de me laisser prendre par surprise.
— Un inceste !
— Pardon ? dit Fastolfe. Ah oui, un mot terrien. A Aurora, ce mot n’existe pas, Baley. Très peu d’Aurorains connaissent leur famille proche. Naturellement, s’il est question de mariage et si l’on postule pour des enfants, il y a une enquête généalogique, mais quel rapport avec la sexualité ? Non, non, l’anormal, c’est que j’aie repoussé ma propre fille.
Fastolfe rougit, ses grandes oreilles plus encore que le reste de sa figure.
— Eh bien vrai ! marmonna Baley.
— Je n’avais aucune raison valable non plus, du moins aucune que je pouvais expliquer à Vasilia. C’était criminel de ma part de ne pas l’avoir prévu et de n’avoir pas préparé des raisons pour rejeter une personne aussi jeune et inexpérimentée, si cela devenait nécessaire, des explications qui éviteraient de la blesser et de la soumettre à une terrible humiliation. Je suis réellement honteux d’avoir assumé la responsabilité d’élever une enfant, pour finir par lui imposer une telle épreuve. Il me semblait que nous pourrions continuer à avoir des rapports de père et de fille – d’amis – mais elle n’a pas renoncé. Chaque fois que je la repoussais, même avec mille ménagements et toute l’affection possible, les choses ne faisaient qu’empirer entre nous.
— Jusqu’à ce que finalement…
— Finalement, elle a voulu son propre établissement. Je m’y suis opposé au début, non que je ne voulais pas qu’elle en ait un, mais parce que je souhaitais rétablir nos rapports affectueux avant qu’elle s’en aille. Rien de ce que j’ai tenté n’y a fait. Ce fut, probablement, la période la plus éprouvante de ma vie. Enfin, elle a si bien insisté, avec violence, pour partir, qu’il me fut impossible de la retenir plus longtemps. Elle était déjà une roboticienne professionnelle – je suis heureux qu’elle n’ait pas abandonné la profession par animosité envers moi – et elle était capable de fonder un établissement sans mon aide. C’est ce qu’elle a fait et, depuis, il y a eu très peu de contacts entre nous.
— Il se pourrait, docteur Fastolfe, que dans la mesure où elle n’a pas renoncé à la robotique elle ne se soit pas totalement détachée de vous.
— C’est ce qu’elle fait le mieux et ce qui l’intéresse le plus. Cela n’avait rien à voir avec moi. Je le sais parce qu’au début, j’ai pensé comme vous et j’ai fait des avances amicales mais elles ont été repoussées.
— Vous manque-t-elle, docteur ?
— Naturellement, elle me manque, Baley ! C’est un exemple de l’erreur qu’il y a à élever soi-même son enfant. On cède à une impulsion irrationnelle, à un désir atavique, et cela finit par inspirer à l’enfant le sentiment d’amour le plus fort possible et par vous soumettre à l’embarras d’avoir à refuser la première offre que fait d’elle-même cette enfant, en la marquant psychologiquement pour la vie. Et, en plus de cela, on s’inflige à soi-même ce sentiment totalement irrationnel du chagrin de l’absence. C’est une chose que je n’avais jamais ressentie et que je n’ai jamais éprouvée depuis. Elle et moi avons inutilement souffert et je suis le seul coupable.
Fastolfe se plongea dans une sorte de méditation et Baley demanda, avec douceur :
— Et quel est le rapport de tout cela avec Gladïa ? Fastolfe sursauta.
— Ah oui ! J’avais oublié. Eh bien, c’est assez simple. Tout ce que je vous ai dit sur Gladïa est vrai. Elle me plaisait. Je sympathisais avec elle, je la plaignais, j’admirais son talent. Mais, de plus, elle ressemble à Vasilia. Je l’ai remarqué dès que j’ai vu le premier reportage en Hyperonde de son arrivée de Solaria. La ressemblance est frappante et c’est à cause de cela que je me suis intéressé à elle. (Il soupira.) Quand je me suis rendu compte que, comme Vasilia, elle avait été sexuellement frustrée et portait aussi une cicatrice, ce fut plus que je n’en pouvais supporter. Je me suis arrangé pour qu’elle soit établie près de moi, comme vous voyez. J’ai été son ami et j’ai tout fait pour aplanir ses difficultés d’adaptation à un monde étranger.
— En somme, vous avez opéré un transfert, elle est pour vous une figure de fille.
— Dans un sens, oui, je suppose qu’on pourrait dire cela, Baley… Et vous n’avez pas idée, vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux qu’elle ne se soit jamais mis en tête de s’offrir à moi. Si je l’avais repoussée, j’aurais revécu mon rejet de Vasilia. Si je l’avais acceptée, par incapacité de répéter ce rejet, cela aurait empoisonné ma vie car alors j’aurais eu l’impression de faire pour cette étrangère, pour ce vague reflet de ma fille, ce que j’avais refusé à ma fille elle-même. Dans un sens comme dans l’autre… Mais peu importe. Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai hésité à vous répondre au début. Cela ramenait en quelque sorte mon esprit vers ce drame de ma vie.
— Et votre autre fille ?
— Lumen ? dit Fastolfe avec indifférence. Je n’ai jamais eu de contact avec elle, bien que j’aie de ses nouvelles de temps en temps.
— Il paraît qu’elle se présente à une fonction politique ?
— Une élection locale. Sur la liste globaliste.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Les globalistes ? Ils sont pour Aurora seule, rien que notre propre globe, vous comprenez. Les Aurorains doivent prendre la tête pour coloniser la Galaxie. Les autres doivent être rejetés le plus loin possible, en particulier les Terriens. Ils appellent cela de l’auto-intérêt éclairé ».
— Ce ne sont pas vos opinions, naturellement.
— Bien sûr que non ! Je suis à la tête du parti humaniste, qui croit que tous les êtres humains ont un droit sur la Galaxie. Quand je parle de mes ennemis, je veux dire les globalistes.
— Donc, Lumen fait partie de vos ennemis.
— Vasilia aussi. Elle fait même partie de l’Institut de Robotique d’Aurora, l’I.R.A., fondé il y a quelques années et dirigé par des roboticiens qui me considèrent comme un démon qu’on doit vaincre à n’importe quel prix. A ma connaissance, cependant, mes diverses ex-femmes sont apolitiques ; peut-être même humanistes.
Fastolfe sourit ironiquement et demanda :
— Eh bien, Baley, avez-vous posé toutes les questions que vous vouliez poser ?
Les mains de Baley cherchèrent distraitement des poches dans son large pantalon d’Aurorain – un geste qu’il faisait régulièrement depuis qu’il avait dû adopter ce costume à bord du vaisseau – et n’en trouva pas. Il eut recours à un compromis, comme cela lui arrivait souvent, et croisa les bras.
— Ma foi, Fastolfe, pour tout vous avouer je ne suis pas du tout sûr que vous ayez répondu à la première. On dirait que vous ne vous lassez pas de l’éluder. Pourquoi avez-vous donné Jander à Gladïa ? Finissons en une fois pour toutes, étalons tout ça sur la table pour qu’un peu de lumière jaillisse au milieu de ce qui n’est pour le moment qu’obscurité.
Encore une fois, Fastolfe rougit. Peut-être était-ce de colère, à présent, mais il continua de parler d’une voix basse et posée.
— Ne me bousculez pas, Baley. Je vous ai donné votre réponse. Gladïa me faisait de la peine, j’ai pensé que Jander serait pour elle une bonne compagnie. Je vous ai parlé plus franchement qu’à n’importe qui, en partie à cause de la situation dans laquelle je me trouve, en partie parce que vous n’êtes pas aurorain. En échange, j’exige un respect normal.
Baley se mordit la lèvre. Il n’était pas sur la Terre. Il n’était soutenu par aucune autorité officielle et il y avait plus en jeu que son simple orgueil professionnel.
— Je vous fais des excuses, docteur, si je vous ai blessé. Je ne voulais pas insinuer que vous mentiez ou que vous refusiez de collaborer avec moi. Néanmoins, il m’est impossible d’enquêter si je ne connais pas toute la vérité. Permettez-moi de suggérer la réponse possible que je cherche, et ensuite vous me direz si j’ai raison, ou en partie raison ou tout à fait tort. Se pourrait-il que vous ayez donné Jander à Gladïa afin qu’il serve de cible à ses pulsions sexuelles et qu’elle n’ait ainsi ni l’occasion ni l’idée de s’offrir à vous ? Peut-être n’était-ce pas votre raison consciente, mais pensez-y maintenant. Est-il possible qu’un tel sentiment soit à l’origine du cadeau ?
Fastolfe allongea la main et prit un léger ornement transparent sur la table de la salle à manger. Il le tourna et le retourna entre ses doigts. A part ce mouvement, il restait figé, apparemment pétrifié. Enfin il soupira.
— C’est possible, Baley. Il est certain qu’après lui avoir prêté Jander – incidemment, ce n’était pas vraiment un cadeau – je me suis senti moins inquiet à ce sujet.
— Savez-vous si Gladïa s’est servie de Jander pour des besoins sexuels ?
— Avez-vous demandé à Gladïa si elle s’était servie de lui, Baley ?
— C’est sans rapport avec ma question. Je vous demande si vous le savez, vous. Avez-vous été témoin de pratiques sexuelles, entre eux ? Un de vos robots vous l’a dit ? Est-ce qu’elle-même vous l’a dit ?
— La réponse à toutes ces questions, Baley, est la même. C’est non. A la réflexion, l’usage de robots par des hommes ou des femmes, pour des actes sexuels, n’a rien de particulièrement insolite. Les robots, en général, ne sont pas faits pour cela, mais à cet égard les êtres humains ne manquent pas d’ingéniosité. Quant à Jander, il y était adapté parce qu’il est aussi humaniforme qu’il m’a été possible de le faire…
— Pour qu’il puisse participer à des rapports sexuels ?
— Non, cela n’a jamais été notre intention. Ce qui intéressait le regretté Dr Sarton et moi-même, c’était le problème abstrait de la fabrication d’un robot totalement humaniforme.
— Mais ces robots humaniformes sont conçus pour des rapports sexuels, n’est-ce pas ?
— Je suppose qu’ils le sont et maintenant que j’y réfléchis… – et j’avoue que cette idée a peut-être été cachée dans un coin de mon cerveau dès le début – maintenant que j’y réfléchis, il est très possible que Gladïa se soit servie de Jander pour cela. Dans l’affirmative, j’espère que cela lui a procuré du plaisir. Je considérerais alors mon prêt comme une bonne action.
— Est-ce que cette bonne action n’a pas pu être encore meilleure que ce que vous escomptiez ?
— En quel sens ?
— Que diriez-vous si je vous apprenais que Gladïa et Jander étaient mari et femme ?
La main de Fastolfe, qui tenait toujours l’ornement, se referma convulsivement, le garda un moment serré et le laissa tomber.
— Quoi ? C’est complètement ridicule ! C’est légalement impossible. Il ne peut être question d’enfants, il est donc inconcevable qu’on en postule. Sans cette intention, il ne peut y avoir de mariage.
— Ce n’était pas une question de légalité, docteur Fastolfe. Gladïa est solarienne, ne l’oubliez pas, et elle n’a pas le point de vue aurorain. Non, c’est une question d’émotion. Gladïa elle-même m’a confié qu’elle considérait Jander comme son mari. Je crois qu’à présent, elle se considère comme sa veuve et qu’elle a subi un nouveau traumatisme sexuel, très grave celui-là. Si, de quelque manière que ce soit, vous avez en connaissance de cause contribué à ce trau…
— Par tous les astres ! s’écria Fastolfe avec une violence exagérée. Je n’y ai pas contribué ! Quelle qu’ait pu être ma pensée, jamais je n’ai imaginé que Gladïa pourrait élaborer le fantasme d’un mariage avec un robot, tout humaniforme qu’il fût ! Aucun Aurorain ne pourrait imaginer une chose pareille !
Baley hocha la tête et leva une main.
— Je vous crois, docteur. Je ne pense pas que vous soyez assez bon comédien pour m’abuser avec une fausse sincérité. Mais je dois savoir. C’était après tout possible, tout juste, que…
— Non, ça ne l’était pas ! Vous voulez dire, possible que j’aie prévu cette situation ? Que j’aie délibérément créé cet abominable veuvage ? Jamais ! Non, Baley. Je n’ai pas voulu cela. Les bonnes intentions sont une mauvaise défense, je le sais, mais c’est tout ce que j’ai à vous offrir.
— Bien, docteur, nous n’en parlerons plus. Ce que j’ai maintenant à vous offrir, moi, déclara Baley, c’est une solution possible à ce mystère.
Fastolfe poussa un profond soupir et se laissa retomber contre son dossier.
— C’est ce que vous m’avez laissé entendre quand vous êtes revenu de chez Gladïa, dit-il. (Il examina Baley avec une certaine dureté dans les yeux.) Est-ce que vous n’auriez pas pu me dire quelle est cette fameuse clef dès le début de notre conversation ? Au lieu de m’imposer… tout ceci ?
— Je suis navré, docteur Fastolfe. La clef n’a aucun sens sans… tout ceci.
— Eh bien alors, parlez !
— C’est ce que je vais faire. Jander se trouvait dans une situation que vous, le plus grand roboticien de tous les mondes, vous n’aviez pas prévue, de votre propre aveu. Il plaisait tant à Gladïa, il lui procurait tant de plaisir qu’elle était profondément amoureuse de lui et le considérait comme son mari. Et s’il se révélait que, en lui plaisant, il lui déplaisait aussi ?
— Je ne comprends pas très bien.
— Ecoutez, docteur. Elle est assez secrète, à propos de toute l’affaire. J’ai cru comprendre, que, sur Aurora, les histoires de rapports sexuels ne sont pas des choses que l’on cache à tout prix, n’est-ce pas ?
— Nous ne les diffusons pas en Hyperonde, dit ironiquement Fastolfe, mais nous n’en faisons pas non plus un plus grand mystère que toute autre affaire strictement personnelle. Nous savons généralement qui a été le dernier partenaire de qui et, si l’on a affaire à des amis, on se fait le plus souvent une idée des talents, de l’enthousiasme, ou des réticences, de l’un ou l’autre partenaire. Ou des deux. C’est parfois abordé, dans des conversations à bâtons rompus.
— Oui, mais vous ne saviez rien des rapports de Gladïa avec Jander.
— Je soupçonnais…
— Ce n’est pas la même chose. Elle ne vous a rien dit. Vous n’avez rien vu. Vos robots n’ont rien pu vous rapporter. Elle a gardé le secret, envers vous qui êtes certainement son meilleur ami sur Aurora. Manifestement, vos robots avaient reçu des instructions précises pour ne jamais parler de Jander et Jander lui-même avait reçu l’ordre de ne rien révéler.
— Je suppose que c’est une déduction juste.
— Pourquoi a-t-elle fait ça, docteur ?
— Les principes solariens concernant les tabous sexuels ?
— Est-ce que cela ne revient pas à dire qu’elle en avait honte ?
— Il n’y avait aucune raison. Encore que si l’on avait su qu’elle considérait Jander comme un mari, elle eût été la risée de tout le monde.
— Elle aurait pu dissimuler cet aspect-là très facilement sans cacher absolument tout. Supposons qu’elle en ait eu honte, à sa manière solarienne.
— Bon, et alors ?
— Personne n’aime avoir honte et elle a pu en rendre Jander responsable, à la façon déraisonnable qu’ont les gens de chercher à rejeter sur d’autres la responsabilité des désagréments qui leur arrivent par leur propre faute.
— Oui ?
— Alors il y a eu peut-être un moment où Gladïa, qui a un caractère emporté, a fondu en larmes, disons, et s’est mise en colère contre Jander en l’accusant d’être la cause de sa honte et de son malheur. Il est possible que cela n’ait pas duré longtemps, qu’elle se soit rapidement confondue en excuses et l’ait couvert de caresses, mais est-ce que Jander n’aurait pas eu quand même la nette impression qu’il était la cause de la honte et du malheur de Gladïa ?
— Peut-être.
— Et est-ce que cela n’aurait pas signifié, pour Jander, que s’il poursuivait ces rapports il la rendrait encore plus malheureuse, et que s’il mettait fin aux rapports il la rendrait malheureuse aussi ? Quoi qu’il fit, il violerait la Première Loi. Alors, incapable d’agir de manière à éviter cette transgression, il ne pouvait que se réfugier dans la non-action et il s’est donc mis en état de gel mental… Vous rappelez-vous l’histoire que vous m’avez racontée à midi, sur le robot télépathe légendaire, qui a été poussé à la stase par cette pionnière de la robotique ?
— Par Susan Calvin, oui ! Je vois ! Vous fondez votre scénario sur cette vieille légende. Très ingénieux, Baley, mais ça ne marche pas.
— Pourquoi ? Quand vous m’avez dit que vous pouviez provoquer un gel mental chez Jander, vous n’aviez pas la moindre idée qu’il était si profondément plongé dans une situation aussi inattendue. Elle correspond exactement à la situation de Susan Calvin.
— Supposons que l’histoire de Susan Calvin et du robot télépathe ne soit pas une légende. Prenons-la au sérieux. Il n’y aurait quand même aucun parallèle entre cette histoire et la situation de Jander. Dans le cas de Susan Calvin, nous avions un robot incroyablement primitif, un robot qui, aujourd’hui, ne serait même pas accepté comme jouet. Il ne pouvait traiter de telles affaires que qualitativement : A crée du malheur ; non a crée du malheur : donc, gel mental.
— Et Jander ? demanda Baley.
— N’importe quel robot moderne, n’importe quel robot du siècle passé, soupèserait les questions quantitativement. Laquelle des deux situations, A et non-A, créerait le plus de malheur ? Le robot prendrait rapidement une décision et choisirait le moindre mal. Les chances qu’il juge les deux situations s’excluant mutuellement et capables de produire un malheur égal sont minimes, et même dans ce cas, le robot moderne possède un facteur supplémentaire où entre le hasard. Au cas où A et non-A produisent exactement le même degré de malheur selon son jugement, il choisit l’un ou l’autre d’une manière complètement imprévisible et il obéit ensuite à sa décision sans la remettre en question. Il ne se met pas en état de gel mental.
— Vous voulez dire qu’il était impossible à Jander de se provoquer un gel mental ? Vous disiez que vous pouviez l’avoir provoqué, vous.
— Dans le cas du cerveau positronique humaniforme, il y a un moyen de court-circuiter le facteur hasard, qui dépend entièrement de la construction initiale du cerveau. Même si vous connaissez la théorie fondamentale, c’est très long et très difficile de mener ainsi le robot par le bout du nez, pour ainsi dire, au moyen d’une habile succession de questions et d’ordres qui finissent par provoquer le gel mental. Il est inconcevable que cela arrive accidentellement, et la simple existence d’une contradiction apparente telle que celle qui est produite par l’amour et la honte simultanés ne pourrait y parvenir sans le plus laborieux réglage quantitatif dans les conditions les plus insolites… Ce qui nous laisse, comme je me tue à le répéter, le facteur indéterminable comme unique cause de l’accident.
— Mais vos ennemis vont affirmer que votre culpabilité n’en est que plus probable… Ne pourrions-nous, à notre tour, affirmer que Jander a été amené à l’état de gel mental par le conflit entre l’amour et la honte de Gladïa ? Est-ce que ça ne paraîtrait pas plausible ? Et est-ce que cela ne ferait pas basculer l’opinion publique en votre faveur ?
Fastolfe fronça les sourcils.
— Baley, vous commettez un excès de zèle. Réfléchissez sérieusement. Si nous tentions d’échapper à notre dilemme de cette manière plutôt malhonnête, quelles en seraient les conséquences ? Je ne parlerai pas de la honte et du malheur que cela causerait à Gladïa, qui souffrirait non seulement de la perte de Jander mais du remords d’avoir elle-même provoqué cette perte, si, en fait, elle a réellement éprouvé de la honte et l’a révélée. Je ne voudrais pas faire ça, mais laissons cela de côté, si nous le pouvons. Considérez, plutôt, que mes ennemis prétendraient que je lui ai prêté Jander, précisément pour aboutir à ce qui s’est passé. J’aurais fait cela, diraient-ils, afin de mettre au point une méthode, pour causer le gel mental des robots humaniformes, tout en échappant moi-même à tout soupçon. Notre situation serait encore pire que maintenant, car je ne serais pas seulement accusé d’être un ignoble intrigant et un traître mais, en plus, de m’être conduit d’une façon monstrueuse avec une femme innocente dont je me prétendais l’ami, ce qui m’a été épargné jusqu’à présent.
Baley était suffoqué. Il resta un moment bouche bée avant de bredouiller :
— Mais… mais sûrement ils ne…
— Oh que si ! Vous-même étiez presque enclin à le penser il n’y a pas plus de cinq minutes.
— Simplement comme une très lointaine…
— Mes ennemis ne trouveraient pas cette possibilité lointaine et ils la crieraient sur les toits.
Baley savait qu’il rougissait. Il sentait monter la bouffée de chaleur et avait du mal à regarder Fastolfe en face. Il s’éclaircit la gorge et murmura :
— Vous avez raison. Je me suis précipité sur un moyen d’en sortir, sans réfléchir, et je ne puis qu’implorer votre pardon. Je suis profondément honteux… Il n’y a pas d’issue, sans doute, à part la vérité. Si nous pouvons la découvrir.
— Ne désespérez pas. Vous avez déjà découvert des événements se rapportant à Jander que jamais je n’aurais pu imaginer. Vous pourrez en trouver d’autres et, éventuellement, ce qui est pour nous un mystère total en ce moment s’éclairera et deviendra évident. Que comptez-vous faire ?
Mais Baley ne pouvait penser à rien d’autre qu’à la honte de son fiasco.
— Je n’en sais vraiment rien.
— Ma foi, dans ce cas je suis injuste de le demander.
Vous avez eu une longue journée, et pas facile, Baley. Il n’est pas étonnant que votre cerveau soit un peu lent en ce moment. Vous devriez vous reposer, voir un film, dormir. Vous irez mieux demain matin.
Baley acquiesça.
— Vous avez peut-être raison.
Mais, à cet instant, il ne pensait pas du tout qu’il irait mieux le lendemain matin.
La chambre était froide, autant par la température que par l’ambiance. Baley frissonna légèrement. Une température aussi basse, dans une pièce, lui donnait toujours l’impression désagréable d’être à l’Extérieur. Les murs étaient d’un blanc cassé et (inattendu dans l’établissement de Fastolfe) sans la moindre décoration. Le sol ressemblait à de l’ivoire poli, à la vue, mais sous ses pieds nus il avait une illusion de tapis. Le lit était blanc et la couverture aussi froide au toucher que le reste.
Il s’assit sur le bord du lit et constata qu’il était souple et s’affaissait légèrement sous son poids.
Il dit à Daneel, qui était entré avec lui :
— Daneel, est-ce que cela te dérange quand un être humain raconte un mensonge ?
— Je sais bien qu’il arrive aux êtres humains de mentir, camarade Elijah. Parfois, un mensonge peut être utile, ou même indispensable. Mon sentiment du mensonge dépend du menteur, des circonstances et de la raison.
— Peux-tu toujours deviner quand un être humain dit un mensonge ?
— Non, camarade Elijah.
— Est-ce qu’il te semble que le Dr Fastolfe ment souvent ?
— Je n’ai jamais eu l’impression que le Dr Fastolfe me disait un mensonge.
— Même en ce qui concerne la mort de Jander ?
— Autant qu’il me soit permis de le savoir, il dit la vérité dans tous les cas.
— Peut-être t’a-t-il ordonné de me répondre de cette façon, si jamais je te posais la question ?
— Il ne l’a pas fait, camarade Elijah.
— Mais peut-être t’a-t-il aussi ordonné de dire cela…
Baley s’interrompit. Encore une fois, à quoi servait d’interroger un robot ? Et, dans ce cas particulier, il invitait à des dénégations à l’infini.
Il s’aperçut soudain que le matelas s’était peu à peu affaissé au point que maintenant il lui enveloppait à demi les hanches. Il se leva brusquement et demanda :
— Y a-t-il un moyen de chauffer cette pièce, Daneel ?
— Elle vous paraîtra plus chaude quand vous serez sous les couvertures et une fois la lumière éteinte, camarade Elijah.
Baley regarda autour de lui avec méfiance.
— Veux-tu éteindre, Daneel, et rester dans la chambre quand tu l’auras fait ?
La lumière s’éteignit presque aussitôt et Baley comprit qu’il s’était lourdement trompé en s’imaginant que cette pièce de la maison, au moins, n’était pas décorée. Car dès qu’il fit noir, il eut l’impression d’être à l’Extérieur. Il entendait le léger murmure du vent dans les arbres, les petits marmonnements ou pépiements ensommeillés de lointaines formes de vie. Il y avait même une illusion de ciel étoilé où passait, de temps en temps, un nuage à peine visible.
— Rallume, Daneel !
La lumière inonda la chambre.
— Daneel, je ne veux rien de tout ça ! protesta Baley. Je ne veux pas d’étoiles, de nuages, de bruits, d’arbres, de vent… et pas d’odeurs non plus ! Je veux de l’obscurité, opaque, sans rien, sans fioritures. La nuit. Peux-tu m’arranger ça ?
— Certainement, camarade Elijah.
— Alors fais-le et montre-moi comment je peux éteindre moi-même quand je voudrai dormir.
— Je suis ici pour vous protéger, camarade Elijah. Baley bougonna :
— Tu peux le faire de l’autre côté de la porte, j’en suis sûr. J’imagine que Giskard est juste sous les fenêtres, s’il y a des fenêtres derrière ces draperies.
— Il y en a… Camarade Elijah, si vous franchissez ce seuil, vous trouverez une Personnelle, réservée pour vous seul. Cette partie du mur n’est pas matérielle et vous passerez facilement au travers. La lumière s’allumera dès que vous entrerez et s’éteindra quand vous sortirez. Et il n’y a pas de décoration. Vous pourrez prendre une douche, si vous le désirez, ou faire tout ce que vous avez l’habitude de faire avant de vous coucher ou à votre réveil.
Baley se tourna dans la direction indiquée. Il ne vit aucune brèche, aucune trace sur le mur mais le sol, à cet endroit, paraissait un peu renflé, comme s’il y avait effectivement un seuil.
— Comment verrai-je dans le noir, Daneel ? demanda-t-il.
— Cette partie du mur – qui n’est pas un mur – deviendra faiblement lumineuse. Quant à la lumière de la chambre, il y a cette petite dépression au chevet de votre lit. Si vous y placez le doigt alors que la chambre est éclairée, elle s’éteindra, et s’éclairera si elle est plongée dans l’obscurité.
— Merci, Daneel. Tu peux me laisser, maintenant.
Une demi-heure plus tard, quand il eut fini de faire usage de la Personnelle, Baley se blottit sous la couverture, la lumière éteinte, enveloppé par une chaude obscurité rassurante.
Comme le disait Fastolfe, la journée avait été longue. Il n’arrivait pas à croire que c’était ce matin seulement qu’il était arrivé à Aurora. Il avait appris beaucoup de choses mais rien de tout cela ne lui était vraiment utile.
Allongé dans le noir, il passa en revue les événements de la journée, calmement et par ordre chronologique, dans l’espoir qu’une idée lui viendrait, quelque chose qui lui aurait échappé, mais il ne se passa rien.
Et voilà pour les réflexions posées, pondérées de l’astucieux super-cerveau Elijah Baley, du feuilleton en Hyperonde ; pensa-t-il.
De nouveau, le matelas l’enveloppait comme un lieu clos bien douillet. Il bougea légèrement et le matelas s’aplanit pour se replier ensuite lentement autour de lui en se moulant sur la nouvelle position.
Baley savait qu’il ne servirait à rien de repasser encore une fois la journée dans son esprit fatigué et déjà englué de sommeil, mais il ne put s’empêcher de le tenter une seconde fois, en suivant ses propres pas durant tout le jour – le premier à Aurora – du cosmoport jusqu’à l’établissement de Fastolfe, puis chez Gladïa et de nouveau chez Fastolfe.
Gladïa – plus belle qu’il ne se la rappelait, mais dure – oui, elle avait quelque chose de dur, à moins que ce ne fût qu’une carapace protectrice ? Pauvre femme ! Il songea chaleureusement à la réaction qu’elle avait eue quand elle lui avait touché la joue… s’il avait pu rester avec elle… il aurait pu lui apprendre… imbéciles d’Aurorains… avec leur attitude licencieuse répugnante… tout permettre… ce qui veut dire que rien n’a de valeur… rien ne va plus… stupides… Fastolfe… Gladïa… Fastolfe… retournons à Fastolfe.
Baley s’agita un peu et sentit le matelas se mouler différemment autour de lui. Revenons à Fastolfe. Que s’était-il passé pendant le retour chez Fastolfe ? On avait dit quelque chose ? On n’avait pas dit quelque chose ? Et à bord du vaisseau, avant l’arrivée à Aurora… quelque chose qui avait un rapport…
Baley était plongé dans les limbes du demi-sommeil, où l’esprit est libéré et obéit à une loi qui lui est propre. C’est un peu comme si l’on volait, si le corps planait dans les airs, libéré de la gravité.
De lui-même, le cerveau prenait les événements… de petits aspects que Baley n’avait pas notés… les assemblait… une chose aboutissait à une autre… s’enclenchait, se tissait… formait une trame… une étoffe.
Alors Baley crut entendre un bruit. Il se secoua et remonta à un niveau de réveil. Il tendit l’oreille, n’entendit rien et retomba dans son demi-sommeil pour essayer de reprendre le cours de ses pensées… mais elles lui échappèrent.
On aurait dit une œuvre d’art sombrant dans un marécage. Il distinguait encore son contour, les masses de couleur. Elles s’estompèrent mais il savait qu’elles étaient encore là. Mais quand il chercha désespérément à la rattraper, elle avait complètement disparu et il ne se la rappelait même pas, pas du tout.
Avait-il réellement pensé à quelque chose ? Ou bien son souvenir de l’avoir fait n’était-il lui-même qu’une illusion née de quelque vagabondage sans queue ni tête d’un esprit endormi ? Et, d’ailleurs, il dormait.
Mais il se réveilla brièvement pendant la nuit et se dit : « J’ai eu une idée, une idée importante. »
Seulement il ne se souvenait de rien, sinon qu’il y avait eu quelque chose.
Il resta un moment éveillé, les yeux ouverts dans le noir. S’il y avait bien eu quelque chose, après tout, cela lui reviendrait.
Ou ne reviendrait jamais ! (Nom de Jehosaphat !)… Et il se rendormit.