XII. Encore Gremionis

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Quelques minutes plus tard à peine, Baley se trouva dans le quatrième établissement aurorain qu’il voyait sur la planète depuis son arrivée, il n’y avait qu’un jour et demi.

Celui de Gremionis lui parut plus petit et plus modeste que les autres même s’il présentait, à l’œil de Baley peu accoutumé aux affaires auroraines, des signes de construction récente. La marque distinctive des établissements aurorains, les niches robotiques, était présente, cependant. En entrant, Giskard et Daneel allèrent rapidement se placer dans deux niches vides, où ils restèrent immobiles et silencieux. Le robot de Gremionis, Brundij, se dirigea presque aussi vivement vers une troisième.

Ils ne semblèrent avoir aucun mal à faire leur choix et rien n’indiquait qu’une niche plutôt qu’une autre fût réservée aux deux robots en visite. Baley se demanda comment les robots évitaient les conflits et pensa qu’il devait y avoir entre eux un quelconque moyen de communication par signes, non perceptible aux êtres humains. Il se promit de demander des précisions à Daneel à ce sujet.

Baley remarqua que Gremionis aussi examinait les niches.

Gremionis avait porté une main à sa lèvre supérieure et, pendant un instant, il caressa de l’index sa petite moustache. Il dit, d’une voix un peu hésitante :

— Votre robot, celui à l’aspect humain, n’a pas l’air à sa place, dans cette niche. C’est Daneel Olivaw, n’est-ce pas ? Le robot du Dr Fastolfe ?

— Oui. Il était dans la dramatique, lui aussi. Ou du moins un acteur jouait son rôle, qui avait davantage le physique de l’emploi.

— Oui, je me souviens.

Baley nota que Gremionis, comme Vasilia, et même comme Gladïa et Fastolfe, gardait une certaine distance. On aurait dit qu’il y avait un champ de répulsion… invisible, intangible, que l’on ne sentait en aucune façon, qui entourait Baley et empêchait les Spatiens de s’approcher trop près de lui, qui les contraignait à faire un petit détour quand ils devaient passer près de lui.

Il se demanda si Gremionis en avait conscience ou si c’était purement automatique. Et que faisaient-ils des fauteuils dans lesquels il s’asseyait chez eux, des assiettes où il mangeait, des serviettes qu’il employait ? Est-ce qu’il suffisait de les laver ? Existait-il des procédures spéciales de désinfection ? Est-ce qu’ils jetteraient tout ? Les établissements seraient-ils désinfectés une fois qu’il aurait quitté la planète ? Et la Personnelle communautaire dont il s’était servi ? Allaient-ils la démolir et la reconstruire ?

Il se dit qu’il devenait stupide.

Tout cela était idiot. Ce que faisaient les Aurorains, comment ils se débrouillaient avec leurs problèmes, c’était leur affaire et il n’avait pas à s’en soucier. Par Jehosaphat ! Il avait bien assez de ses propres problèmes et, pour le moment, l’épine dans le pied était Gremionis… et Baley se dit qu’il s’occuperait de ça après le déjeuner.

Ce déjeuner fut assez simple, principalement végétarien mais, pour la première fois, Baley n’eut pas de difficultés. Chaque chose en soi était facile à reconnaître. Les carottes avaient un goût de carottes plutôt prononcé, les petits pois de petits pois, pour ainsi dire.

Un peu trop, sans doute.

Il mangea du bout des lèvres, en essayant de ne pas montrer son léger dégoût.

Bientôt, il s’aperçut qu’il s’y habituait… comme si ses papilles saturées lui permettaient d’absorber plus facilement les goûts excessifs. L’idée lui vint, assez tristement, que s’il continuait de manger longtemps de la cuisine auroraine, à son retour sur la Terre il regretterait ces nettes différences de saveur et ne saurait plus apprécier celles des nourritures terrestres plus faibles et plus nuancées.

Même la consistance croustillante de divers mets, qui l’avait tant surpris au début, chaque fois qu’en mordant il faisait un bruit qui devait sûrement (pensait-il) gêner la conversation, commençait à lui plaire, comme s’il avait là une preuve manifeste qu’il était bien en train de manger. Quand il retrouverait le silence des repas de la Terre, il lui manquerait quelque chose.

Il se mit à faire attention à ce qu’il absorbait, à étudier les divers goûts. Peut-être, quand les Terriens s’établiraient sur d’autres mondes, cette nourriture à la mode d’Aurora serait la caractéristique de la nouvelle alimentation, surtout s’il n’y avait pas de robots pour préparer et servir les repas.

Non, se reprit-il, pas « quand » mais « si » les Terriens s’établissaient sur d’autres mondes, et ce grand « si » dépendait uniquement de lui, de l’inspecteur Elijah Baley. Le fardeau d’une telle responsabilité l’accabla.

Le repas terminé, deux robots apportèrent des serviettes chaudes et humides, avec lesquelles les convives se nettoyèrent les mains. Mais celles-ci n’étaient pas des serviettes ordinaires car, lorsque Baley posa la sienne sur le plateau elle parut bouger légèrement et s’étirer. Puis, brusquement, elle bondit et disparut par un orifice, au plafond. Baley sursauta et leva les yeux.

— C’est quelque chose de nouveau que j’ai fait installer, expliqua Gremionis. Elles se désintègrent, vous voyez, mais je ne sais pas si ça me plaît. Certains me disent que ça ne tardera pas à boucher l’orifice de désagrégation, d’autres s’inquiètent de la pollution, en disant qu’on risque d’aspirer des particules. Le fabricant assure que non, mais…

Baley s’aperçut tout à coup que Gremionis n’avait pas prononcé un mot pendant le repas, que c’était la première fois que l’un ou l’autre parlait depuis ces quelques mots au sujet de Daneel avant que le déjeuner soit servi. Et il n’avait que faire de considérations oiseuses à propos de serviettes.

Il demanda, assez brutalement :

— Etes-vous barbier, monsieur Gremionis ?

Le jeune homme rougit et sa peau claire se colora jusqu’à la racine des cheveux. Il répondit d’une voix étranglée :

— Qui vous a dit ça ?

— Si c’est là une manière impolie de désigner votre profession, je vous fais mes excuses. Sur Terre, c’est une façon de parler courante, et aucunement insultante.

— Je suis créateur capillaire et styliste. C’est une forme d’art reconnue. Je suis, en fait, un artiste. Encore une fois, son index caressa sa moustache.

— J’ai remarqué votre moustache, dit gravement Baley. Est-il courant d’en porter à Aurora ?

— Non, pas du tout. J’espère lancer la mode. Prenez un visage masculin… Beaucoup peuvent être améliorés, virilisés, par l’emploi artistique de la barbe et de la moustache. Tout est dans le style, et cela fait partie de ma profession. On peut aller trop loin, naturellement. Dans le monde de Pallas, la barbe est chose courante mais on a l’habitude de la teindre de plusieurs couleurs. Chaque poil est teint séparément pour produire une sorte de mélange de nuances… Ça, c’est idiot. Ça ne dure pas, les couleurs s’altèrent avec le temps et c’est vraiment très laid. Mais même cela vaut mieux qu’un visage glabre, bien souvent. Rien n’est moins plaisant qu’un désert facial. C’est une expression à moi ; je l’emploie dans mes conversations personnelles avec ma clientèle future, et cela a beaucoup de succès. Les femmes peuvent se passer d’ornements pileux, parce qu’elles les compensent par d’autres moyens. Dans le monde de Smitheus…

La voix basse, rapide, de Gremionis, son expression franche, produisaient un effet hypnotique, comme sa manière d’arrondir les yeux en fixant Baley avec une intense sincérité. Baley dut se secouer pour s’en libérer.

— Etes-vous roboticien, monsieur Gremionis ? demanda-t-il.

Gremionis parut surpris et un peu décontenancé d’être ainsi interrompu en plein exposé.

— Roboticien ?

— Oui. Roboticien.

— Non, non, pas du tout. J’emploie des robots, comme tout le monde, mais je ne sais pas ce qu’ils ont à l’intérieur… A vrai dire, je m’en moque.

— Mais vous vivez ici, dans l’enceinte de l’Institut de Robotique. Comment cela se fait-il ?

— Pourquoi n’y vivrais-je pas ?

La voix de Gremionis était nettement plus hostile.

— Si vous n’êtes pas roboticien…

— C’est stupide ! L’Institut, quand il a été conçu il y a quelques années, devait être une communauté se suffisant à elle-même. Nous avons nos propres ateliers de réparation de véhicules de transport, nos propres ateliers d’entretien des robots, nos propres structuralistes. Notre personnel habite ici et si on a besoin d’un artiste, il y a Santirix Gremionis et je vis également ici. Y a-t-il quelque chose de répréhensible dans ma profession qui me l’interdirait ?

— Je n’ai pas dit ça !

Gremionis se détourna avec un reste de mauvaise humeur que la protestation hâtive de Baley n’avait pas dissipée. Il appuya sur un bouton puis, après avoir examiné une bande rectangulaire multicolore, il fit un geste qui ressemblait singulièrement à des doigts qui pianotaient.

Une sphère tomba lentement du plafond et resta en suspens à un mètre au-dessus de leur tête. Elle s’ouvrit, comme une orange se séparant par quartiers, et un déploiement de couleurs apparut à l’intérieur, en même temps que se diffusait une sorte de musique douce. Les couleurs et les sons se mêlaient avec un tel art que Baley, contemplant avec stupéfaction ce spectacle, s’aperçut au bout d’un court montent qu’il avait du mal à distinguer les uns des autres.

Les fenêtres s’opacifièrent et les quartiers d’orange devinrent plus vifs.

— Trop vif ? demanda Gremionis.

— Non, répondit Baley après une légère hésitation.

— C’est conçu pour l’ambiance et j’ai choisi une combinaison apaisante, qui nous permettra de parler plus facilement d’une manière civilisée, vous savez… Bon, si nous en venions au vif du sujet ? ajouta Gremionis en changeant de ton.

Baley, non sans quelque difficulté, s’arracha à la contemplation de ce… (Gremionis ne lui avait pas donné de nom) et répondit :

— Si vous voulez. Je ne demande pas mieux.

— M’avez-vous accusé d’avoir eu quelque chose à faire avec l’immobilisation de ce robot, Jander ?

— J’enquête simplement sur les circonstances de la fin de ce robot.

— Mais vous m’avez cité, en rapport avec cette fin… En fait, il y a un instant, vous me demandiez si j’étais roboticien. Je sais à quoi vous pensiez. Vous cherchiez à me faire avouer que je connais un peu la robotique, afin de pouvoir étayer votre hypothèse et me présenter comme le… le… le finisseur du robot.

— Vous pourriez dire le tueur.

— Le tueur ? On ne peut pas tuer un robot. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas fait, je ne l’ai pas achevé, ou je ne l’ai pas tué, comme vous voudrez ! Je vous l’ai dit, je ne suis pas roboticien. Je ne connais rien à la robotique. Comment pouvez-vous penser une seconde que…

— Je dois explorer toutes les pistes, étudier tous les rapports. Jander appartenait à Gladïa, la Solarienne, et vous étiez très ami avec elle. Il y a un rapport.

— Cela pourrait être vrai de tous ses amis. Ce n’est pas un rapport.

— Etes-vous prêt à déclarer que vous n’avez jamais vu Jander, durant le temps qu’il vous est arrivé de passer dans l’établissement de Gladïa ?

— Jamais ! Pas une seule fois !

— Vous ne saviez pas qu’elle avait un robot humaniforme ?

— Non !

— Elle ne vous a jamais parlé de lui ?

— Elle avait des robots dans tous les coins. Rien que des robots ordinaires. Elle n’a parlé d’aucun autre. Baley haussa les épaules.

— Très bien. Je n’ai aucune raison – jusqu’à présent – de supposer que ce n’est pas la vérité.

— Alors dites-le à Gladïa !

— Gladïa a-t-elle une raison de penser autrement ?

— Naturellement ! Vous lui avez empoisonné l’esprit. Vous l’avez interrogée sur moi, dans ce contexte, et elle a supposé… elle a ajouté… Le fait est qu’elle m’a appelé ce matin et m’a demandé si j’avais eu quelque chose à voir avec ça. Je vous l’ai dit.

— Et vous avez nié ?

— Bien sûr que j’ai nié ! Et avec une grande force, parce que je n’ai réellement rien eu à voir dans cette affaire. Mais ce n’est pas convaincant si c’est moi qui le nie. Je veux que vous le fassiez, vous. Je veux que vous lui disiez que, à votre avis, je suis absolument innocent dans cette histoire. Vous venez de me dire que vous le pensiez et vous ne pouvez, sans la moindre preuve, détruire ma réputation. Je pourrais vous signaler.

— A qui ?

— Au Comité de Défense Personnelle. A la Législature. Le directeur de cet Institut est un ami personnel du Président lui-même et je lui ai déjà envoyé un rapport complet sur cette affaire. Je n’attends pas, vous comprenez. J’agis !

Gremionis secoua la tête d’un air qui se voulait féroce, mais qui, avec la douceur naturelle de son visage, n’emportait pas la conviction.

— Ecoutez, reprit-il, nous ne sommes pas sur la Terre. Ici, nous sommes protégés. Là-bas, sur votre planète surpeuplée, les gens ne sont qu’autant de ruches, de fourmilières. Vous pouvez vous bousculer, vous étouffer les uns les autres, ça n’a pas d’importance. Une vie ou un million de vies… ça n’a pas d’importance.

Baley intervint en faisant un effort pour ne pas parler avec dédain.

— Vous lisez trop de romans historiques.

— J’en lis, bien sûr, et ils décrivent la Terre comme elle est. On ne peut avoir un milliard de gens sur un seul monde sans qu’il en soit ainsi… A Aurora, nous représentons chacun une vie précieuse. Nous sommes tous physiquement protégés, par nos robots, si bien qu’il n’y a jamais une seule agression, et moins encore un meurtre, sur Aurora.

— Sauf dans le cas de Jander.

— Ce n’est pas un meurtre ! Ce n’était qu’un robot. Et nous sommes protégés par notre Législature contre d’autres maux que les agressions. Le Comité de Défense Personnelle considère d’un mauvais œil – d’un très mauvais œil – tout acte qui nuit injustement à une réputation, ou à la situation sociale de n’importe quel citoyen. Un Aurorain, agissant comme vous le faites, aurait beaucoup d’ennuis. Quant à un Terrien… ma foi…

— Je poursuis une enquête à la demande, je présume, de la Législature. Je ne pense pas que le Dr Fastolfe m’aurait fait venir ici sans une autorisation législative.

— C’est possible, mais cela ne vous donne pas le droit de dépasser les limites de l’investigation loyale.

— Allez-vous porter cela devant la Législature, alors ?

— Je vais demander au directeur de l’Institut…

— Au fait, comment s’appelle-t-il ?

— Kelden Amadiro. Je vais lui demander de porter cela devant la Législature – et il fait partie de la Législature, vous savez – c’est un des chefs du parti globaliste. Alors je pense que vous feriez mieux d’expliquer clairement à Gladïa que je suis totalement innocent.

— Je ne demande pas mieux, monsieur Gremionis, car j’ai l’impression que vous devez l’être, mais comment puis-je changer cette impression en certitude, si vous ne me permettez pas de vous poser quelques questions ?

Gremionis hésita. Puis, avec méfiance, il s’appuya contre le dossier de sa chaise, en croisant les mains derrière son cou, sans réussir pour autant à paraître à l’aise.

— Posez toujours. Je n’ai rien à cacher. Et quand vous aurez fini, vous devrez appeler Gladïa, là, par cet émetteur de télévision derrière vous, et lui dire ce que vous avez à lui dire, sinon vous aurez plus d’ennuis que vous ne pouvez l’imaginer.

— Je comprends. Mais d’abord… Depuis combien de temps connaissez-vous le Dr Vasilia Fastolfe ? Ou le Dr Vasilia Aliena, si vous la connaissez sous ce nom ?

Gremionis hésita, puis il répondit d’une voix tendue :

— Pourquoi me demandez-vous ça ? Quel rapport y a-t-il ?

Baley soupira et son expression amère s’accentua encore.

— Je vous rappelle, monsieur Gremionis, que vous n’avez rien à cacher et que vous devez me convaincre de votre innocence, afin que je puisse à mon tour en convaincre Gladïa. Alors dites-moi simplement depuis quand vous connaissez le Dr Vasilia. Si vous ne la connaissez pas, dites-le, mais avant que vous disiez cela, il est juste que je vous prévienne que le Dr Vasilia a déclaré que vous la connaissiez très bien, assez bien, tout au moins, pour vous être offert à elle.

Gremionis parut chagriné et répondit, sur un ton mal assuré :

— Je ne sais pas pourquoi on fait tant de bruit autour de cela. Une offre est un usage social tout à fait naturel, qui ne regarde personne… Naturellement, vous êtes un Terrien, alors bien sûr vous en faites toute une histoire !

— J’ai cru comprendre qu’elle n’avait pas accepté votre offre.

Gremionis laissa tomber ses mains sur ses genoux, les poings crispés.

— Accepter ou refuser, c’était uniquement son affaire. Il y a des personnes qui se sont offertes à moi, que j’ai repoussées. C’est sans la moindre importance.

— Admettons. Depuis combien de temps la connaissez-vous ?

— Depuis des années. Une quinzaine d’années.

— Vous la connaissiez quand elle vivait encore avec le Dr Fastolfe ?

— Je n’étais qu’un petit garçon, dit Gremionis en rougissant.

— Comment avez-vous fait sa connaissance ?

— Quand j’ai terminé mes études d’artiste, j’ai été chargé de lui créer une garde-robe. Elle en a été contente et ensuite elle a eu recours à mes services, pour cela exclusivement.

— Est-ce sur sa recommandation que vous avez obtenu votre situation actuelle de – comment dire… – d’artiste officiel pour les membres de l’Institut de Robotique ?

— Elle a reconnu mes qualifications. J’ai été pris à l’essai, avec d’autres, et j’ai obtenu la place grâce à mes seuls mérites.

— Mais vous a-t-elle recommandé ?

Laconiquement, et avec agacement, Gremionis répliqua :

— Oui.

— Et vous avez estimé que le meilleur moyen de la remercier serait de vous offrir à elle ?

Gremionis fit une grimace et humecta ses lèvres comme s’il goûtait quelque chose de déplaisant.

— Ce que vous dites est… répugnant ! Je suppose que ce doit être la tournure d’esprit des Terriens. Mon offre signifiait simplement que j’avais du plaisir à la faire.

— Parce qu’elle est très séduisante et possède une personnalité chaleureuse ?

Gremionis hésita.

— Eh bien, non, on ne peut pas dire qu’elle ait une personnalité chaleureuse… mais il est certain qu’elle est très séduisante.

— Je me suis laissé dire que vous vous offriez à tout le monde, sans discrimination.

— Ce n’est pas vrai !

— Qu’est-ce qui n’est pas vrai ? Que vous vous offrez à tout le monde ou qu’on me l’ait dit ?

— Que je m’offre à tout le monde. Qui vous a raconté ça ?

— Je crois qu’il ne servirait à rien que je réponde à cette question. Voudriez-vous que je vous cite comme une source d’informations embarrassantes ? Me parleriez-vous librement, si vous pensiez que je le ferais ?

— Ma foi, celui ou celle qui vous a dit ça a menti.

— Ce n’était peut-être qu’une exagération spectaculaire. Vous êtes-vous offert à d’autres personnes, avant le Dr Fastolfe ?

Gremionis se détourna.

— Une ou deux fois. Jamais sérieusement.

— Mais vous pensiez sérieusement au Dr Fastolfe ?

— Ma foi…

— Si j’ai bien compris, vous vous êtes offert à elle à plusieurs reprises, ce qui est tout à fait contraire aux usages aurorains.

— Oh, vous savez, les usages aurorains… (Il s’interrompit, pinça les lèvres, et son front se plissa.) Ecoutez, monsieur Baley, est-ce que je peux vous parler confidentiellement ?

— Certainement. Toutes mes questions sont simplement destinées à me convaincre que vous n’êtes responsable en rien de la mort de Jander. Une fois que je serai satisfait de ce que vous me dites, soyez assuré que je garderai vos réflexions pour moi.

— Très bien, alors. Ce n’est rien de mal, rien dont je puisse avoir honte, comprenez-vous. Mais simplement, j’ai un sens profond de l’intimité personnelle et c’est bien mon droit, il me semble. Non ?

— Absolument.

— Eh bien, voyez-vous, j’estime que les rapports sexuels sont meilleurs quand il existe entre les partenaires une affection et un amour profonds.

— Je crois que c’est tout à fait vrai.

— Alors, on n’a pas besoin des autres, n’est-ce pas ?

— Cela me paraît… plausible.

— J’ai toujours rêvé de trouver la partenaire idéale et de ne plus rechercher personne d’autre. On appelle cela de la monogamie. Cette pratique n’existe pas à Aurora, mais elle existe dans d’autres mondes, sur Terre, il paraît. N’est-ce pas ?

— En principe, monsieur Gremionis.

— C’est ça que je veux. C’est ce que je cherche depuis des années. Au cours de mes quelques expériences sexuelles, j’ai compris qu’il manquait quelque chose. Et puis j’ai fait la connaissance du Dr Vasilia et elle m’a dit… Vous savez, les gens se confient facilement à leur styliste personnel, parce qu’ils font un travail très personnel, et voici la partie vraiment confidentielle…

— Eh bien ? Je vous écoute.

Gremionis s’humecta encore les lèvres.

— Si ce que je vais dire maintenant se savait, je serais ruiné, détruit : Elle ferait tout pour cela, pour que je n’aie plus une seule commande. Etes-vous bien sûr que cela ait un rapport avec l’affaire ?

— Je vous affirme, avec le plus de force que je peux, que cela peut être d’une importance capitale.

Gremionis ne parut pas entièrement convaincu mais il se lança tout de même :

— Eh bien, voilà. Je crois avoir compris, d’après certaines bribes de confidences, diverses choses que le Dr Vasilia m’a dites que… qu’elle est… (et il baissa la voix de plusieurs tons) qu’elle est encore vierge.

— Je vois, murmura Baley.

Il se rappela la certitude qu’avait Vasilia que son père en la refusant avait marqué et perverti sa vie et il comprit mieux la haine qu’elle ressentait pour lui.

— Cela m’a excité. Il me semblait que je pourrais l’avoir toute à moi. Que je serais le seul homme qu’elle aurait jamais. Je ne peux pas expliquer l’importance que cela avait pour moi. Cela la rendait encore plus merveilleusement belle à mes yeux et je la désirais comme un fou.

— Vous vous êtes donc offert à elle.

— Oui.

— Avec insistance. Vous n’étiez pas découragé par ses refus ?

— Ça ne faisait que confirmer sa virginité, pour ainsi dire, et augmentait mon désir. C’était d’autant plus excitant que ce n’était pas facile. Je ne peux pas vous l’expliquer et je n’espère pas que vous le comprendrez.

— Figurez-vous, monsieur Gremionis, que je le comprends très bien… Mais il me semble qu’un moment est venu où vous avez cessé de vous offrir au Dr Vasilia ?

— Eh bien… oui.

— Et vous avez commencé à vous offrir à Gladïa.

— Oui.

— Avec insistance.

— Eh bien, oui.

— Pourquoi ? Pourquoi ce changement ?

— Le Dr Vasilia a fini par me faire comprendre que je n’avais aucune chance et puis Gladïa est arrivée, elle ressemblait au Dr Vasilia et… et… Et voilà.

— Mais Gladïa n’est pas vierge. Elle était mariée, sur Solaria. Et il paraît qu’elle a eu pas mal d’expériences, sur Aurora.

— Je sais, mais elle… elle s’est arrêtée. Vous comprenez, elle est solarienne, pas auroraine, et elle ne comprenait pas très bien les usages d’ici. Mais elle a cessé, parce qu’elle n’aimait pas ce qu’elle appelait la débauche.

— Elle vous a dit ça ?

— Oui. La monogamie est d’usage à Solaria. Elle n’était pas heureuse en ménage mais c’était malgré tout la coutume à laquelle elle était habituée. Alors, quand elle a essayé les usages aurorains, ils ne lui ont pas plu, et justement, la monogamie c’est ce que je recherche aussi. Vous comprenez ?

— Oui. Mais comment avez-vous fait sa connaissance ?

— Comme ça, simplement. Elle est passée en hypervision à son arrivée, en réfugiée romanesque de Solaria, et puis elle jouait un rôle dans cette dramatique…

— Oui, oui, mais il y avait autre chose, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas ce que vous voulez encore.

— Eh bien, voyons un peu, que je devine. Est-ce qu’un moment n’est pas venu où le Dr Vasilia vous a dit qu’elle vous refusait à jamais, et ne vous a-t-elle pas alors suggéré une solution de remplacement ?

Gremionis, soudain furieux, hurla :

— C’est le Dr Vasilia qui vous a dit ça ?

— Non, pas du tout, mais malgré tout, je crois savoir ce qui s’est passé. Est-ce qu’elle ne vous a pas dit que ce serait une bonne idée de rendre visite à une nouvelle venue, une jeune Solarienne qui était la pupille ou la protégée du Dr Fastolfe… lequel, vous le savez sans doute, est le père du Dr Vasilia. Ne vous aurait-elle pas dit que de l’avis de tous, cette jeune femme, Gladïa, lui ressemblait beaucoup mais qu’elle était plus jeune et avait une personnalité chaleureuse ? En un mot, est-ce que le Dr Vasilia ne vous a pas encouragé à transférer vos attentions ?

Visiblement, Gremionis souffrait. Il jeta un coup d’œil à Baley et se détourna. C’était la première fois que Baley voyait de la peur au fond des yeux d’un Spatien… Ou bien était-ce de la crainte respectueuse ?

Baley secoua imperceptiblement la tête, en se disant qu’il ne devait pas trop se glorifier d’avoir impressionné un Spatien. Cela risquait de compromettre son objectivité.

— Eh bien ? demanda-t-il. Ai-je tort ou raison ? Et Gremionis répondit à voix basse :

— Ainsi, cette dramatique n’était pas une exagération… Vous êtes vraiment capable de lire dans les pensées !

48

Baley reprit, calmement :

— Je me contente de poser des questions… Et vous ne m’avez pas répondu directement. Ai-je tort ou raison ?

— Ça ne s’est pas passé tout à fait comme ça. Pas tout simplement comme ça. Elle n’a pas parlé de Gladïa mais… (Il se mordilla la lèvre inférieure.) Mais ça se résumait à peu près à ce que vous avez dit. Oui, vous ne l’avez pas si mal décrit.

— Et vous n’avez pas été déçu ? Vous avez trouvé que Gladïa ressemblait effectivement au Dr Vasilia ?

— Dans un sens, oui, répondit Gremionis, et ses yeux s’animèrent. Mais pas vraiment. Si vous les mettez côte à côte, vous verrez la différence. Gladïa a beaucoup plus de délicatesse et de grâce. Un esprit bien plus vif… plus gai.

— Vous êtes-vous offert à Vasilia, depuis que vous avez fait la connaissance de Gladïa ?

— Etes-vous fou ? Jamais de la vie !

— Mais vous vous êtes offert à Gladïa.

— Oui.

— Et elle vous a repoussé ?

— Eh bien… oui, mais vous devez comprendre qu’elle voulait être sûre, comme je veux l’être aussi. Pensez à l’erreur que j’aurais commise si j’avais persuadé le Dr Vasilia de m’accepter. Gladïa ne veut pas commettre cette erreur et je la comprends.

— Mais vous, vous ne pensiez pas qu’elle aurait tort de vous accepter, alors vous vous êtes offert encore une fois… puis deux… puis trois…

Pendant un moment, Gremionis regarda fixement Baley et puis un frisson le parcourut. Il fit une moue d’enfant récalcitrant.

— Vous dites cela d’une manière insultante…

— Excusez-moi. Je n’avais aucune intention de vous insulter. Répondez à ma question, s’il vous plaît.

— Eh bien, oui, c’est vrai.

— Combien de fois vous êtes-vous offert ?

— Je n’ai pas compté. Quatre fois. Ou cinq. Ou peut-être plus.

— Et elle vous a toujours repoussé ?

— Oui, bien sûr, sinon je n’aurais pas fait de nouvelles offres, n’est-ce pas ?

— Vous repoussait-elle avec colère ?

— Oh non ! Ce ne serait pas Gladïa. Non, très gentiment.

— Est-ce que cela vous a poussé à vous offrir à d’autres ?

— Pardon ?

— Quand Gladïa vous a rejeté. Par réaction, vous auriez pu vous offrir à quelqu’un d’autre. Pourquoi pas ? Si Gladïa ne voulait pas de vous…

— Non ! Je ne veux personne d’autre.

— Pourquoi, à votre avis ?

Gremionis soupira.

— Comment voulez-vous que je sache pourquoi ? Je veux Gladïa. C’est un… une espèce de folie, encore que je pense que ce soit la folie la meilleure et la plus raisonnable. Je serais fou de ne pas souffrir de ce genre de folie… mais vous ne pouvez pas comprendre, bien sûr.

— Avez-vous essayé d’expliquer cela à Gladïa ? Elle comprendrait peut-être, elle.

— Jamais. Je lui ferais de la peine. Je la gênerais. On ne parle pas de ces choses-là. Je devrais consulter un mentologue.

— Vous ne l’avez pas fait ?

— Non.

— Pourquoi ?

Gremionis fronça les sourcils.

— Vous avez le chic de poser les questions les plus indiscrètes, Terrien !

— Sans doute parce que je suis un Terrien. Je ne suis pas très raffiné. Mais je suis aussi un enquêteur et je dois être éclairé. Pourquoi n’avez-vous pas consulté un mentologue ?

Gremionis surprit Baley en éclatant de rire.

— Je vous l’ai dit. Le remède serait pire que le mal. Je préfère être repoussé par Gladïa qu’accepté par n’importe quelle autre personne. Rendez-vous compte ! Avoir l’esprit dérangé et vouloir qu’il reste dérangé ! Tous les mentologues me soumettraient à un traitement intensif.

Baley réfléchit un moment, puis il demanda :

— Savez-vous si le Dr Vasilia est mentologue ?

— Elle est roboticienne. Il paraît que c’est ce qui s’en approche le plus. Si l’on sait comment fonctionne un robot, on doit savoir comment fonctionne le cerveau humain, du moins à ce qu’on dit.

— Avez-vous jamais pensé que Vasilia connaît ces singuliers sentiments que vous éprouvez pour Gladïa ? Gremionis se redressa.

— Je ne lui en ai jamais parlé… Du moins pas ouvertement.

— Ne serait-il pas possible qu’elle comprenne vos sentiments sans avoir à vous poser de questions ? Sait-elle que vous vous êtes offert plusieurs fois à Gladïa ?

— Ma foi… Il est arrivé qu’elle me demande si je progressais. Sur un plan strictement amical, vous savez. Je lui disais diverses choses. Rien d’intime.

— Vous êtes bien sûr qu’il n’y avait rien d’intime ? Elle vous a sûrement encouragé à persévérer, non ?

— C’est bizarre… Maintenant que vous en parlez, je vois les choses sous un autre jour. Je ne sais pas comment vous vous êtes arrangé pour me fourrer ça dans la tête. C’est vos questions, je suppose, mais il me semble maintenant qu’elle a bien continué à encourager mon amitié pour Gladïa. Elle l’a activement soutenue. (Il parut soudain mal à l’aise.) Je ne m’en étais jamais rendu compte. Dans le fond, je n’y avais jamais pensé.

— Pourquoi croyez-vous qu’elle vous a encouragé à persister à vous offrir à Gladïa ?

Gremionis fronça les sourcils et lissa machinalement sa moustache.

— Elle essayait peut-être de se débarrasser de moi ? De s’assurer que je ne viendrais plus l’importuner ? Ce n’est pas très flatteur pour moi, on dirait, ajouta-t-il avec un petit rire gêné.

— Est-ce que le Dr Vasilia vous a conservé son amitié ?

— Oh oui, tout à fait. Elle était même plus amicale, dans un sens.

— Vous a-t-elle conseillé, expliqué, comment mieux réussir auprès de Gladïa ? Par exemple, en vous intéressant à ce qu’elle faisait, à son art ?

— Elle n’en avait pas besoin. Le travail de Gladïa ressemble beaucoup au mien. Je m’occupe d’êtres humains et elle de robots mais nous sommes tous deux stylistes, artistes… Ça rapproche, vous savez. Parfois, nous nous entraidions, même. Quand je ne m’offrais pas, et que donc je n’étais pas repoussé, nous étions très bons amis… C’est beaucoup, si l’on veut bien y réfléchir.

— Est-ce que le Dr Vasilia vous a suggéré de vous intéresser davantage aux travaux du Dr Fastolfe ?

— Pourquoi l’aurait-elle suggéré ? J’ignore tout des travaux de Fastolfe.

— Gladïa pourrait s’intéresser à ce que fait son bienfaiteur, et cela aurait été pour vous une façon de vous glisser dans ses bonnes grâces.

Gremionis ferma à demi les yeux. Il se leva, avec une violence presque explosive, marcha jusqu’au fond de la pièce, revint et se planta devant Baley.

— Vous… écoutez… une minute ! Je ne suis peut-être pas l’homme le plus intelligent de cette planète, même le second, mais je ne suis pas un fichu imbécile ! Je vois où vous voulez en venir, vous savez.

— Ah ?

— Toutes vos questions ont réussi à me faire plus ou moins avouer que c’est le Dr Vasilia qui m’a poussé à tomber amoureux… C’est ça ! s’exclama-t-il avec un certain étonnement. Je suis amoureux, comme dans les romans historiques…

Il réfléchit un instant, d’un air quelque peu stupéfait. Et puis sa colère revint.

— Qu’elle m’a poussé à tomber amoureux et à le rester, pour que je découvre des choses grâce au Dr Fastolfe et que j’apprenne comment immobiliser ce robot, Jander ?

— Et vous ne le croyez pas ?

— Non, pas du tout ! cria Gremionis. Je n’entends rien à la robotique. Rien ! Même si la robotique m’était longuement expliquée, avec méthode, je n’y comprendrais rien. Et Gladïa non plus, je pense. D’ailleurs, je n’ai jamais interrogé personne à ce sujet. Jamais personne, ni le Dr Fastolfe ni personne, ne m’a rien dit de la robotique. Personne n’a jamais suggéré que je m’occupe de robotique. Le Dr Vasilia ne l’a jamais suggéré. Toute votre foutue hypothèse s’effondre, elle ne vaut rien ! N’y pensez plus.

Il se rassit, croisa les bras et pinça les lèvres fortement. Sa petite moustache se hérissa.

Baley leva les yeux vers les quartiers d’orange qui bourdonnaient toujours leur légère mélodie, en diffusant une lumière aux couleurs changeantes et en se balançant doucement sur un rythme hypnotique.

Si l’éclat de Gremionis avait désorganisé l’attaque de Baley, il n’en montra rien.

— Je comprends ce que vous me dites, mais il n’en reste pas moins vrai que vous voyez beaucoup Gladïa, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, c’est vrai.

— Vos offres répétées ne l’offensent pas et ses refus répétés ne vous offensent pas non plus ?

Gremionis haussa les épaules.

— Mes offres sont polies. Ses refus n’ont rien d’agressif. Pourquoi serions-nous offensés ?

— Mais comment passez-vous le temps, quand vous êtes ensemble ? Les rapports sexuels sont exclus, manifestement, et vous ne parlez pas de robotique. Alors que faites-vous ?

— Est-ce que la bonne compagnie se limite à ça, la sexualité ou la robotique ? Nous faisons beaucoup de choses ensemble. Nous bavardons, d’abord. Elle est très curieuse d’Aurora et je passe des heures à décrire notre planète. Elle l’a très peu visitée, vous savez. Et elle passe des heures à me parler de Solaria, du trou infernal que c’est, apparemment. J’aimerais encore mieux vivre sur Terre, soit dit sans vous offenser. Et puis il y a son mari, qui est mort. Quel sale caractère il avait. Gladïa a eu une triste vie.

» Nous allons au concert. Je l’ai emmenée quelques fois à l’Institut d’Art, et puis nous travaillons ensemble. Je vous l’ai dit. Nous examinons ensemble mes dessins, ou les siens. Pour être tout à fait franc, je ne trouve pas très intéressant de travailler sur des robots, mais à chacun ses idées, vous savez. Tenez, par exemple, elle était stupéfaite quand je lui ai expliqué pourquoi il était si important de couper les cheveux correctement… Les siens ne sont pas très bien coiffés… Mais, le plus souvent, nous nous promenons, à pied.

— A pied ? Où donc ?

— Sans but particulier. De simples promenades. C’est son habitude, c’est ainsi qu’elle a été élevée à Solaria. Etes-vous jamais allé à Solaria ?… Oui, bien sûr, que je suis bête… A Solaria, il y a d’immenses propriétés avec un seul être humain ou deux, et à part ça rien que des robots. On peut faire des kilomètres à pied en restant solitaire, et Gladïa me dit que cela vous donne l’impression que toute la planète vous appartient. Les robots sont toujours là, naturellement, pour vous surveiller et prendre soin de vous mais ils restent hors de vue et ici, à Aurora, elle regrette cette sensation de posséder le monde.

— En somme, elle aimerait posséder le monde ?

— Vous voulez dire par ambition, par goût du pouvoir ? C’est de la folie. Elle veut simplement dire que l’impression d’être seule avec la nature lui manque. J’avoue que je ne le comprends pas très bien, mais je ne veux pas la contrarier. Il est évident qu’on ne peut trouver à Aurora cette sensation solarienne de solitude. On rencontre fatalement du monde, surtout dans la zone urbaine d’Eos, et les robots ne sont pas programmés pour rester hors de vue. En fait, les Aurorains se déplacent en général avec des robots… Malgré tout, je connais des chemins agréables, pas trop encombrés, et Gladïa les aime bien.

— Et vous ?

— Au début, seulement parce que j’étais avec Gladïa. Les Aurorains sont grands marcheurs aussi, dans l’ensemble, mais je dois reconnaître que je ne le suis pas. Au commencement, mes muscles protestaient et Vasilia se moquait de moi.

— Elle était au courant de vos promenades, alors ?

— Eh bien, un jour, je suis arrivé en boitant, j’avais mal aux cuisses, les articulations qui craquaient et j’ai dû lui expliquer. Elle a ri en disant que c’était une bonne idée et que le meilleur moyen d’obtenir que les marcheurs acceptent vos offres, c’était de marcher avec eux. « Persévérez, disait-elle, et elle reviendra sur ses refus avant que vous ayez l’occasion de vous offrir encore une fois. Elle s’offrira d’elle-même. » Ce n’est pas arrivé, mais malgré tout j’ai fini par beaucoup aimer nos promenades.

Gremionis semblait avoir surmonté son emportement et il était tout à fait à l’aise. Peut-être pensait-il aux promenades, se dit Baley, car il avait un demi-sourire aux lèvres. Il avait l’air plutôt sympathique – et vulnérable – tandis qu’il se rappelait on ne sait quelles bribes de conversation au cours d’une promenade on ne sait où. Baley faillit sourire aussi.

— Vasilia sait donc que vous avez poursuivi ces promenades ?

— Sans doute. J’ai pris l’habitude de m’accorder les mercredis et les samedis, parce que cela convenait à l’emploi du temps de Gladïa et parfois Vasilia plaisantait à ce sujet quand je lui apportais des croquis.

— Est-ce que le docteur Vasilia aime la marche ?

— Certainement pas.

Baley changea de position et contempla attentivement ses mains en disant :

— Je suppose que des robots vous accompagnaient dans vos promenades ?

— Oui, bien sûr. Un des miens, un des siens. Mais ils restaient plutôt à distance. Ils n’étaient pas sur nos talons, à la manière auroraine, comme dit Gladïa. Elle disait qu’elle préférait la solitude solarienne, alors je ne demandais pas mieux que de lui faire plaisir. Encore qu’au début, j’attrapais un torticolis à force de me retourner pour voir si Brundij était toujours avec moi.

— Et quel robot accompagnait Gladïa ?

— Ce n’était pas toujours le même. De toute façon, il se tenait à l’écart aussi. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui parler.

— Et Jander ?

Aussitôt, la figure de Gremionis s’assombrit.

— Quoi, Jander ? grogna-t-il.

— Il n’est jamais venu, lui ? S’il était venu, vous l’auriez su, n’est-ce pas ?

— Un robot humaniforme ? Certainement. Il ne nous a jamais accompagnés. Jamais.

— Vous en êtes certain ?

— Absolument, répliqua Gremionis avec mauvaise humeur. Elle devait le trouver trop précieux pour le gaspiller en lui confiant des tâches à la portée de n’importe quel robot.

— Vous paraissez agacé. Vous le pensiez aussi ?

— C’était son robot. Je ne m’en souciais pas.

— Et vous ne l’avez jamais vu quand vous étiez chez Gladïa ?

— Jamais.

— Vous a-t-elle parlé de lui ?

— Je ne m’en souviens pas.

— Vous ne trouvez pas ça bizarre ?

Gremionis secoua la tête.

— Non. Pourquoi aurions-nous parlé de robots ? Les yeux sombres de Baley se fixèrent sur la figure du jeune homme.

— Aviez-vous une idée des rapports entre Gladïa et Jander ?

— Vous voulez dire qu’il y en avait, entre eux ?

— Est-ce que cela vous surprendrait ?

— Ce sont des choses qui arrivent, marmonna Gremionis. Ce n’est pas insolite. On peut se servir d’un robot, parfois, si on en a envie. Et un robot humaniforme… totalement humaniforme, je crois…

— Totalement, affirma Baley.

Gremionis fit une grimace.

— Eh bien, dans ce cas, une femme aurait du mal à résister, je pense.

— Elle vous a résisté, à vous. Ça ne vous gêne pas que Gladïa vous ait préféré un robot ?

— Ma foi, si on en arrive là… J’avoue avoir du mal à croire que ce soit vrai mais, si ça l’est, il n’y a aucune raison de s’en inquiéter. Un robot n’est qu’un robot. Une femme et un robot, ou un homme et un robot, ce n’est que de la masturbation.

— Très franchement, vous avez tout ignoré de ces rapports ? Vous n’avez jamais rien soupçonné ?

— Je n’y ai jamais pensé.

— Vous ne le saviez pas ? Ou bien vous le saviez mais n’y faisiez pas attention ?

Gremionis fronça les sourcils.

— Vous recommencez à insister. Que voulez-vous que je vous dise ? Maintenant que vous me mettez cette idée dans la tête, et que vous insistez, il me semble, avec le recul, que je me suis peut-être interrogé. Malgré tout, je n’ai jamais eu l’impression qu’il se passait quelque chose avant que vous vous mettiez à poser des questions.

— Vous en êtes bien sûr ?

— Oui, j’en suis sûr. Ne me harcelez pas !

— Je ne vous harcèle pas. Je me demande simplement s’il est possible que vous ayez su que Gladïa avait des rapports sexuels réguliers avec Jander, si vous saviez que jamais elle ne vous accepterait comme amant tant que cette liaison durerait, si vous la désiriez tant que vous auriez fait n’importe quoi pour éliminer Jander, en un mot, si vous étiez si jaloux que vous…

A ce moment Gremionis – comme si un ressort, tenu serré depuis plusieurs minutes, s’était brusquement détendu – se jeta sur Baley en poussant un grand cri. Baley, pris au dépourvu, eut un mouvement de recul instinctif et sa chaise bascula en arrière.

49

Immédiatement, des bras solides entourèrent Baley. Il se sentit soulevé. La chaise fut redressée et il eut conscience d’être soutenu par un robot. Il était facile d’oublier leur présence dans une pièce, quand ils se tenaient immobiles et silencieux dans leurs niches.

Ce n’était pas Daneel ni Giskard qui étaient venus à son secours, cependant. C’était Brundij, le robot de Gremionis.

— Monsieur, dit-il d’une voix un peu anormale, j’espère que vous ne vous êtes pas fait mal.

Mais où étaient Daneel et Giskard ?

La réponse fut aussitôt donnée. Les robots s’étaient partagé le travail rapidement et intelligemment. Daneel et Giskard, estimant instantanément qu’une chaise renversée risquait moins de blesser Baley qu’un Gremionis enragé, s’étaient rués sur lui. Brundij, voyant tout de suite qu’on n’avait pas besoin de lui de ce côté, s’occupa de l’invité.

Gremionis, encore debout, haletant, était complètement immobilisé dans la double étreinte des robots de Baley.

— Je vous en prie, croyez-moi, murmura-t-il, je suis tout à fait maître de moi.

— Oui, monsieur, dit Giskard.

— Certainement, monsieur Gremionis, susurra aimablement Daneel.

Leur étreinte se relâcha mais ni l’un ni l’autre ne s’écarta. Gremionis regarda à droite et à gauche, lissa un peu ses vêtements et puis il alla se rasseoir. Sa respiration était encore rapide et il était plus ou moins décoiffé.

Baley s’était relevé et s’appuyait des deux mains sur le dossier de sa chaise.

— Excusez-moi de m’être laissé emporter, dit Gremionis. De toute ma vie d’adulte, cela ne m’est pas arrivé. Vous m’avez accusé d’être… jaloux. C’est un mot qu’aucun Aurorain qui se respecte n’emploierait à l’égard d’un autre, mais j’aurais dû me souvenir que vous êtes un Terrien. C’est un mot qu’on ne trouve que dans les romans historiques et, même alors, il est généralement écrit « j » suivi de points de suspension. Naturellement, il n’en est pas de même chez vous. Je le comprends.

— Je vous présente également mes excuses, répondit gravement Baley. Je suis navré que mon oubli des usages aurorains m’ait égaré. Je vous donne ma parole que cela ne m’arrivera plus.

Il se rassit et déclara sur un autre ton :

— Je crois que nous nous sommes tout dit… Mais Gremionis parut ne pas l’entendre.

— Quand j’étais enfant, murmura-t-il, il m’arrivait de bousculer un camarade et d’être bousculé, et il fallait un moment avant que les robots prennent la peine de venir nous séparer, naturellement…

Daneel intervint :

— Si je puis me permettre d’expliquer, camarade Elijah. Il a été établi que la suppression totale de l’agressivité chez les très jeunes enfants a des conséquences peu souhaitables. Un peu de bagarre, une certaine compétitivité sont permises, et même encouragées, à la condition que personne ne se fasse vraiment mal. Les robots chargés des petits sont soigneusement programmés pour évaluer les risques et le degré de violence qui ne doit pas être dépassé. Moi, par exemple, je ne suis pas programmé en ce sens et je ne serais pas qualifié comme gardien de jeunes enfants, sauf en cas d’urgence et pour de brèves périodes. Giskard non plus.

— Ce genre de comportement agressif est réprimé durant l’adolescence, je suppose ? demanda Baley.

— Progressivement, répondit Daneel, à mesure que le degré du mal infligé risque d’augmenter et quand la nécessité de se contrôler devient plus indispensable.

— Quand je suis arrivé à l’âge des études secondaires, dit Gremionis, comme tous les Aurorains je savais déjà très bien que toute compétition se limitait à la comparaison des qualités mentales et du talent…

— Il n’y avait pas de compétitions physiques ?

— Si, bien sûr, mais seulement dans des activités n’entraînant pas de contact physique avec intention de blesser.

— Mais depuis votre adolescence…

— Je n’ai attaqué personne. Non, vraiment pas. Il m’est arrivé d’en avoir envie, c’est certain. Je suppose que dans le cas contraire, je ne serais pas entièrement normal, mais jusqu’à cet instant, j’ai toujours su me maîtriser. Mais aussi, jamais personne ne m’avait traité de… de ce que vous avez dit.

— D’ailleurs, il ne servirait à rien d’attaquer, si des robots sont là pour vous retenir, n’est-ce pas ? Je présume qu’il y a toujours un robot à deux pas, des deux côtés, pour l’agresseur et l’agressé.

Certainement… Raison de plus pour que j’aie honte de m’être laissé aller. J’espère que vous n’aurez pas besoin de signaler cet incident dans la relation de votre enquête.

— Je vous assure que je n’en parlerai à personne. Cela n’a aucun rapport avec l’affaire qui nous occupe.

— Merci. Avez-vous dit que cette entrevue est terminée ?

— Je crois qu’elle l’est.

— Dans ce cas, voulez-vous faire ce que je vous ai demandé ?

— Quoi donc ?

— Dire à Gladïa que je ne suis en rien responsable de l’immobilisation de Jander.

Baley hésita.

— Je lui dirai que telle est mon opinion.

— Je vous en prie, soyez plus catégorique ! Je veux qu’elle soit absolument certaine que je n’ai rien à voir avec ça et d’autant plus si elle avait de l’affection pour ce robot sur le plan sexuel. Je ne pourrais pas supporter qu’elle pense que j’étais j… j… Comme elle est solarienne, elle pourrait le penser.

— Oui, elle le pourrait, murmura Baley, tout songeur.

Gremionis parla alors rapidement et avidement :

— Je ne sais rien des robots et personne – ni le Dr Vasilia ni aucune autre personne – ne m’en a jamais parlé. Pour m’expliquer leur fonctionnement, je veux dire. Je n’avais absolument aucun moyen de détruire Jander.

Pendant un moment, Baley resta plongé dans ses pensées. Puis il dit, comme à contrecœur :

— Je ne puis m’empêcher de vous croire. Il est certain que je ne sais pas tout et il est possible – je dis cela sans vouloir vous offenser – que vous mentiez, le Dr Vasilia ou vous. Je sais étonnamment peu de chose sur la nature intime de la société auroraine et il est sans doute facile de m’abuser. Et, pourtant, je ne puis m’empêcher de vous croire. Néanmoins, je ne puis faire plus que dire cela à Gladïa, à savoir qu’à mon avis, vous êtes totalement innocent. Je suis obligé de dire « à mon avis ». Je suis sûr qu’elle trouvera cela suffisamment convaincant.

— Il faudra donc que je m’en contente, marmonna Gremionis. Mais si cela peut aider, je vous donne ma parole de citoyen aurorain que je suis innocent.

Baley sourit légèrement.

— Loin de moi la pensée de douter de votre parole, mais mon entraînement me force à ne me fier qu’aux seules preuves objectives.

Il se leva, contempla gravement Gremionis pendant un moment, puis il dit :

— Gremionis, je vous prie de ne pas prendre en mauvaise part ce que je vais vous dire. Si j’ai bien compris, vous voulez que je rassure ainsi Gladïa, parce que vous tenez à conserver son amitié.

— J’y tiens beaucoup.

— Et vous avez l’intention, quand l’occasion propice se présentera, de vous offrir encore une fois ?

Gremionis rougit, ravala sa salive, et répondit :

— Oui, c’est mon intention.

— Puis-je me permettre de vous donner un conseil ? Ne le faites pas.

— Vous pouvez garder vos conseils. Je n’ai aucune intention de renoncer à elle.

— Ce que je veux dire, c’est… Ne vous y prenez pas de la manière habituelle, protocolaire. Vous pourriez envisager de, simplement… (Baley se détourna, inexplicablement gêné)… de la prendre dans vos bras et de l’embrasser.

— Non ! s’écria Gremionis. Je vous en prie ! Aucune Auroraine ne le supporterait. Et aucun Aurorain !

— Ne pouvez-vous vous rappeler que Gladïa n’est pas auroraine ? Elle est solarienne, elle a d’autres usages, d’autres traditions. A votre place, j’essaierais.

L’expression posée de Baley masquait une fureur intérieure. Qui était donc Gremionis, pour qu’il lui donne un tel conseil ? Pourquoi dire à un autre de faire ce que lui-même rêvait de faire ?

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