II. Daneel

6

C’était la seconde fois que Baley prenait un vaisseau spatial et les deux ans écoulés n’avaient pas effacé le souvenir de son premier voyage. Il savait exactement à quoi il devait s’attendre.

Il y aurait l’isolement, le fait que personne ne le verrait ou n’aurait de rapports avec lui à l’exception (peut-être) d’un robot. Il y aurait les soins médicaux constants, la fumigation et la stérilisation. (Pas d’autre moyen d’exprimer ça.) Il y aurait la tentative pour le rendre apte à aborder les Spatiens éternellement conscients de la maladie, qui considéraient les Terriens comme des réceptacles ambulants d’une multitude d’infections variées.

Mais il y aurait aussi des différences. Cette fois, il ne craindrait pas autant le processus, le sentiment de privation du sein maternel serait sûrement moins pénible.

Il serait moins surpris par un environnement plus vaste. Cette fois, se disait-il audacieusement (mais avec une petite crispation d’estomac malgré tout), il serait même capable de réclamer une vue de l’espace.

Serait-ce différent, se demandait-il, des photos du ciel nocturne vu de l’Extérieur ?

Il se souvenait de sa première vision d’un dôme de planétarium (en sécurité dans l’enceinte de la Ville, bien sûr). Il n’avait éprouvé aucune sensation d’Extérieur, pas le moindre malaise.

Et puis il y avait eu les deux fois – non, trois – où il avait été en plein air la nuit, où il avait vu les vraies étoiles de la véritable voûte céleste. C’était infiniment moins impressionnant que le planétarium mais à chaque fois un vent frais soufflait et il avait eu une impression de distance, ce qui rendait le panorama plus effrayant que le dôme artificiel mais moins que dans la journée, car la nuit obscure était comme un mur rassurant autour de lui.

Alors, est-ce que la vue des étoiles par le hublot d’un vaisseau spatial ressemblerait plus au planétarium ou à la nuit de la Terre ? Ou serait-ce une sensation entièrement nouvelle ?

Il se concentra sur ces questions, comme pour éviter de penser à Jessie, à Ben, à la Ville.

Par fanfaronnade, pas autre chose, il refusa la voiture et tint à faire à pied la courte distance entre la porte d’embarquement et le vaisseau. Dans le fond, ce n’était qu’une rue avec un toit.

Le passage bifurquait légèrement et, alors qu’il pouvait encore voir Ben à l’autre extrémité, il se retourna et leva nonchalamment une main, comme s’il prenait simplement la Voie Express pour Trenton. Ben répondit en agitant les deux bras, l’index et le majeur des deux mains écartés pour former l’ancien symbole de la victoire.

La victoire ? Un geste futile, Baley en était certain.

Il passa à d’autres pensées, pour s’occuper. Quel effet cela ferait-il d’embarquer de jour dans un vaisseau spatial, avec le soleil étincelant sur le métal et lui-même, ainsi que les autres passagers, tous exposés à l’Extérieur ?

Quel effet cela lui ferait-il de se trouver dans un petit monde cylindrique, qui se détacherait du monde infiniment plus grand auquel il était temporairement attaché, pour s’élever et se perdre dans un Extérieur infiniment plus immense que n’importe quel Extérieur de la Terre, jusqu’à ce que, après une étendue infinie de Néant, il trouve un autre…

Il se forçait à marcher posément en ne montrant aucun changement d’expression, ou du moins le croyait-il. Le robot qui l’accompagnait l’arrêta cependant.

— Vous vous sentez mal, monsieur ?

(Pas « maître », simplement « monsieur ».)

— Je vais très bien, boy, répliqua Baley d’une voix sourde. Avance.

Il garda les yeux baissés et ne les leva que lorsqu’il fut au pied du vaisseau.

Un engin aurorain !

Il en était sûr. Sous la chaude lumière d’un projecteur, il se dressait, plus grand, plus gracieux et pourtant plus puissant que le solarien qu’il avait pris deux ans plus tôt.

Baley entra et la comparaison demeura favorable à Aurora. Sa cabine était plus grande que celle de l’autre fois, plus luxueuse, plus confortable.

Comme il savait exactement ce qui allait venir, il se déshabilla entièrement, sans hésitation. (Ses vêtements seraient peut-être désintégrés à la torche plasma. Il ne les retrouverait certainement pas en retournant sur Terre… s’il y retournait. On ne les lui avait pas rendus, la première fois.)

Il ne recevrait pas d’autres habits avant d’avoir été entièrement baigné, examiné, désinfecté et avoir reçu une piqûre et une potion. Il en venait presque à accepter cette humiliante procédure qu’on lui imposait. Elle l’aidait à ne pas penser à ce qui se passait. Il eut à peine conscience de l’accélération initiale et il n’eut pour ainsi dire que le temps de penser au moment pendant lequel ils quittaient la Terre et pénétraient dans l’espace.

Quand il fut enfin rhabillé, il s’examina tristement dans la glace. L’étoffe était lisse, brillante et changeait de couleur à chaque mouvement. Les jambes du pantalon étaient serrées aux chevilles et couvertes par les tiges des souliers souples qui se moulaient sur ses pieds. Les manches de la tunique étaient également serrées aux poignets et il portait des gants très fins et transparents. La tunique avait un col montant cachant le cou et un capuchon qui pouvait, s’il le désirait, recouvrir sa tête. Il savait qu’il était ainsi couvert non pour son confort mais pour réduire le danger qu’il représentait pour les Spatiens.

Il pensait, en contemplant sa tenue, qu’il devrait se sentir engoncé, mal à l’aise, moite, qu’il devrait avoir trop chaud. Mais pas du tout. A son grand soulagement, il ne transpirait même pas.

Il fit la déduction normale et demanda au robot qui l’avait accompagné et qui était encore auprès de lui :

— Boy, est-ce que ces vêtements sont climatisés ?

— Certainement, monsieur. C’est une tenue toutes saisons et elle est jugée très désirable. Elle est aussi extrêmement chère. Peu de gens d’Aurora ont les moyens de la porter.

— Vraiment ? Par Jehosaphat !

Baley considéra le robot. C’était apparemment un modèle plutôt primitif, pas très différent de ceux de la Terre. Cependant, il avait une certaine subtilité d’expression qui faisait défaut aux modèles terrestres. Celui-ci pouvait changer d’expression, dans une certaine mesure. Par exemple, il avait légèrement souri en révélant que Baley avait reçu des vêtements que peu d’Aurorains pouvaient s’offrir.

Son corps ressemblait à du métal mais avait pourtant l’aspect de quelque chose de tissé, de légèrement changeant à chaque mouvement, avec des couleurs agréablement contrastées. Autrement dit, à moins de le regarder de près, très attentivement, on avait l’impression que le robot, tout en n’étant nettement pas anthropoïde, portait des vêtements.

— Comment dois-je t’appeler, boy ? demanda Baley.

— Je suis Giskard, monsieur.

— R. Giskard ?

— Si vous voulez, monsieur.

— Y a-t-il une bibliothèque à bord ?

— Oui, monsieur.

— Peux-tu me procurer des films sur Aurora ?

— Quel genre, monsieur ?

— Historiques, de science politique, de géographie, tout ce qui me fera connaître la planète.

— Oui, monsieur.

— Et une visionneuse.

— Bien, monsieur.

Le robot sortit par la porte à double battant et Baley pinça les lèvres en secouant un peu la tête. Lors de son voyage à Solaria, pas un instant l’idée ne lui était venue de passer le temps perdu dans la traversée de l’espace à apprendre quelque chose d’utile. Il avait fait des progrès, depuis deux ans.

Il tenta d’ouvrir la porte par où venait de passer le robot. Elle était fermée à clef et elle ne bougea absolument pas. Le contraire l’aurait profondément surpris.

Il visita sa cabine. Il y avait un écran d’hypervision. Il tourna distraitement des boutons, reçut une bouffée de musique tonitruante et parvint au bout d’un moment à baisser le son. Il écouta avec réprobation. Métallique et discordant. Les instruments de l’orchestre paraissaient vaguement déformés.

Il toucha d’autres boutons et réussit finalement à changer de vue. Il assista alors à une partie de football manifestement disputée dans des conditions de gravité zéro. Le ballon volait en ligne droite et les joueurs (trop nombreux dans chaque camp, avec des ailerons sur le dos, aux coudes et aux genoux qui devaient servir à contrôler les mouvements) s’élevaient et planaient avec grâce. Les mouvements insolites lui donnèrent le vertige. Il se pencha et venait de découvrir le bouton d’arrêt quand il entendit la porte s’ouvrir derrière lui.

Il se retourna. Comme il s’attendait tellement à voir R. Giskard, il n’eut au premier abord que la perception de quelqu’un qui n’était pas R. Giskard. Il lui fallut un instant ou deux pour s’apercevoir qu’il avait devant lui une forme totalement humaine, avec une tête, une figure aux pommettes saillantes et des cheveux courts, couleur de bronze, coiffés en arrière, quelqu’un de bien habillé, dans des vêtements de coupe et de couleur discrètes.

— Nom de Jehosaphat ! s’exclama Baley d’une voix étranglée.

— Camarade Elijah, dit l’autre en s’avançant, avec un petit sourire.

— Daneel ! cria Baley en serrant le robot dans ses bras. Daneel !

7

Baley continuait de serrer Daneel dans ses bras, Daneel, le seul objet familier inattendu à bord, le seul lien solide avec le passé. Il se cramponnait à lui dans un débordement d’affection et de soulagement.

Enfin, petit à petit, il se ressaisit, remit de l’ordre dans ses pensées et se rendit compte qu’il n’enlaçait pas Daneel mais R. Daneel, Robot Daneel Olivaw. Il embrassait un robot, et le robot l’enlaçait légèrement, en se laissant étreindre, jugeant que ce geste faisait plaisir à un être humain et supportant cela parce que le potentiel positronique de son cerveau le mettait dans l’impossibilité de repousser l’accolade, au risque de causer de la déception et de l’embarras à l’être humain.

La Première Loi inviolable de la Robotique stipulait : « Un robot ne doit pas faire de mal à un être humain », et repousser une manifestation d’amitié ferait du mal.

Lentement, pour ne rien montrer de son chagrin, Baley relâcha son étreinte. Il donna une dernière petite tape affectueuse sur chaque épaule du robot, pour qu’il n’y ait pas de honte apparente dans son recul.

— Je ne t’ai pas vu, Daneel, depuis que tu as amené ce vaisseau sur la Terre avec les deux mathématiciens. Tu te souviens ?

— Certainement, camarade Elijah. C’est un plaisir de vous revoir.

— Tu ressens de l’émotion, n’est-ce pas ? demanda Baley d’un ton léger.

— Je ne peux pas dire ce que je ressens dans un sens humain, camarade Elijah. Je puis dire, cependant, que votre vue semble faciliter le déroulement de ma pensée et que l’attraction gravifique sur mon corps me paraît assaillir mes sens avec moins d’insistance. Il y a aussi d’autres changements que je puis identifier. J’imagine que ce que je ressens correspond à ce que vous éprouvez peut-être quand vous avez du plaisir.

Baley hocha la tête.

— Si ce que tu peux éprouver en me voyant, mon vieux partenaire, te paraît préférable à ce que tu éprouves quand tu ne me vois pas, cela me convient très bien. Tu comprends ce que je veux dire. Mais comment se fait-il que tu sois ici ?

— Giskard Reventlov vous a certifié…

R. Daneel hésita et Baley compléta, ironiquement :

— Purifié ?

— Désinfecté, rectifia R. Daneel. J’ai jugé approprié d’entrer, par conséquent.

— Voyons, tu ne crains sûrement pas la contagion !

— Pas du tout, camarade Elijah, mais d’autres, à bord, pourraient alors ne pas vouloir que je m’approche d’eux. Les gens d’Aurora sont sensibles aux risques d’infection, parfois à un point qui dépasse une estimation rationnelle des probabilités.

— Je comprends, mais je ne te demande pas pourquoi tu es ici dans cette cabine. Je veux savoir ce que tu fais à bord.

— Le Dr Fastolfe, à la maison de qui j’appartiens, m’a donné l’ordre d’embarquer sur ce vaisseau envoyé pour vous chercher et cela pour plusieurs raisons. En fait, il est souhaitable, à son avis, de porter immédiatement à votre connaissance un article en particulier, concernant ce qui sera, il en est certain, une mission difficile pour vous.

— C’est très gentil de sa part. Je l’en remercie. R. Daneel s’inclina gravement.

— Le Dr Fastolfe estimait aussi que cette rencontre me procurerait… des sensations appropriées.

— Du plaisir, tu veux dire, Daneel.

— Comme je suis autorisé à employer le mot, oui. Et, une troisième raison, la plus importante…

A ce moment, la porte se rouvrit et R. Giskard entra.

Baley tourna la tête vers lui, avec irritation. On ne pouvait s’y tromper, R. Giskard était bien un robot et sa présence soulignait, en quelque sorte, le robotisme de Daneel (R. Daneel, pensa soudain Baley), même si Daneel était de loin supérieur à l’autre. Baley ne voulait pas que le robotisme de Daneel soit souligné ; il ne voulait pas se sentir humilié de ne pouvoir considérer Daneel comme autre chose qu’un être humain au langage quelque peu ampoulé.

— Eh bien, qu’est-ce que c’est, boy ? demanda-t-il avec impatience.

— J’ai apporté les films que vous désirez voir, monsieur, et la visionneuse.

— Eh bien, posez-les là, posez-les. Et inutile de rester ». Daneel est avec moi.

— Oui, monsieur.

Les yeux du robot (vaguement lumineux, remarqua Baley, alors que ceux de Daneel ne l’étaient pas) se tournèrent vers R. Daneel, comme pour demander des ordres à un être supérieur.

R. Daneel lui dit aimablement :

— Il serait approprié, ami Giskard, que tu restes devant la porte.

— C’est ce que je ferai, ami Daneel, répondit R. Giskard.

Il partit et Baley grommela :

— Pourquoi faut-il qu’il reste devant la porte ? Serais-je prisonnier ?

— Dans un sens, il ne vous serait pas permis de vous mêler à la compagnie du bord au cours de cette traversée. Je regrette d’être obligé de vous dire que vous êtes effectivement prisonnier. Cependant, ce n’est pas la raison de la présence de Giskard… Et je crois devoir vous dire ici, camarade Elijah, qu’il serait sans doute plus sage de ne pas appeler Giskard, ou tout autre robot, « boy ».

Baley fronça les sourcils.

— Cette expression le vexe ?

— Giskard ne peut se vexer d’aucune action d’un être humain. C’est simplement que « boy » n’est pas le terme usuel pour s’adresser aux robots, à Aurora, et il est déconseillé de créer des frictions avec les Aurorains en faisant involontairement connaître votre lieu d’origine, par des habitudes de langage qui ne sont pas essentielles.

— Comment dois-je l’appeler, alors ?

— Comme vous le faites pour moi, en employant son nom donné d’identification. Ce n’est après tout qu’un son indiquant la personne à qui vous vous adressez et pourquoi un son serait-il préférable à un autre ? Ce n’est qu’affaire de convention. Et puis aussi, à Aurora, on n’a pas l’habitude d’employer l’initiale « R », sauf dans des conditions officielles quand le nom complet du robot s’impose, et même alors, de nos jours, l’initiale est le plus souvent omise.

— Dans ce cas, Daneel… (Baley réprima une soudaine envie de dire R. Daneel.) Comment distingue-t-on les robots des êtres humains ?

— La distinction est généralement évidente, camarade Elijah. Il semble n’y avoir nul besoin de la souligner inutilement. Du moins c’est le point de vue aurorain et comme vous avez demandé à Giskard des films sur Aurora, je présume que vous souhaitez vous familiariser avec tout ce qui est aurorain, pour vous aider dans la tâche que vous avez entreprise.

— La tâche qu’on m’a imposée, oui. Et si la distinction entre robot et être humain n’est pas évidente, comme dans ton cas, Daneel ?

— Alors pourquoi faire la distinction, à moins que la situation soit telle qu’il devienne indispensable de la faire ?

Baley respira profondément. Il se dit qu’il aurait du mal à s’adapter à cette habitude des Aurorains de faire comme si les robots n’existaient pas.

— Mais, dit-il, si Giskard n’est pas ici pour me garder prisonnier, pourquoi monte-t-il la garde devant la porte ?

— C’est conforme aux instructions du Dr Fastolfe, camarade Elijah. Giskard est là pour vous protéger.

— Contre qui ? Contre quoi ?

— Le Dr Fastolfe n’a pas été précis sur ce point, camarade Elijah. Cependant, les passions humaines sont échauffées à cause de l’affaire de Jander Panell…

— Jander Panell ?

— Le robot dont l’utilité s’est achevée.

— Autrement dit, le robot qui a été tué.

— Tué, camarade Elijah, est un mot généralement appliqué aux êtres humains.

— Mais tu me dis qu’à Aurora, on évite de faire la distinction entre robots et humains. Alors ?

— C’est vrai. Néanmoins, la possibilité d’une distinction ou d’un manque de distinction dans le cas particulier d’une terminaison de fonctionnement est une question qui ne s’est jamais posée, que je sache. J’ignore quelles sont les règles.

Baley réfléchit un moment. Dans le fond, ça n’avait pas grande importance, ce n’était qu’une simple question de sémantique. Malgré tout, il voulait sonder la manière de penser des Aurorains, autrement il n’aboutirait à rien.

Il parla lentement :

— Un être humain qui fonctionne est vivant. Si cette vie est violemment supprimée par l’action volontaire d’un autre être humain, nous appelons cela « meurtre » ou « homicide ». « Meurtre » est le mot le plus fort. Si l’on était témoin, brusquement, de la tentative de suppression violente de la vie d’un être humain, on crierait « Au meurtre ! ». Il n’est pas du tout probable que l’on s’écrierait « A l’homicide ! ». Celui-là, c’est le mot plus officiel, moins émotif.

— Je ne comprends pas la distinction que vous faites, camarade Elijah. Puisque « meurtre » et « homicide » sont tous deux employés pour définir la terminaison violente de la vie d’un être humain, les deux mots devraient être interchangeables. Où est donc la distinction ?

— Des deux, le premier que l’on hurle glacera plus efficacement le sang d’un être humain que le second, Daneel.

— Pourquoi ?

— Question de définition, d’association d’idées ; l’effet subtil, non d’une définition de dictionnaire, mais d’années d’usage ; la nature des phrases, des conditions et des événements, le contexte dans lequel on a entendu ou prononcé un mot plutôt qu’un autre.

— Il n’y a rien de tout cela dans ma programmation, avoua Daneel avec une curieuse nuance d’embarras dans le manque d’émotion apparent de son élocution (le même manque d’émotion de tous ses propos).

— Acceptes-tu de me croire sur parole, Daneel ? Daneel répondit vivement, presque comme si l’on venait de lui donner la clef de l’énigme.

— Sans le moindre doute.

— Bien. Dans ce cas, nous pouvons dire qu’un robot qui fonctionne est vivant, déclara Baley. Beaucoup de gens refuseraient peut-être d’élargir jusque-là le sens du mot, mais nous sommes libres d’imaginer des définitions à notre convenance, quand c’est utile. Il est facile de dire qu’un robot qui fonctionne est vivant, et ce serait inutilement compliqué de chercher à inventer un nouveau mot pour son état, ou d’éviter d’employer celui qui est connu et commode. Toi, par exemple, tu es vivant, Daneel, n’est-ce pas ?

Daneel murmura lentement, avec componction :

— Je fonctionne !

— Ecoute. Si un écureuil est vivant, ou une puce, un arbre, un brin d’herbe, pourquoi pas toi ? Je ne pourrais jamais dire, ou penser, que je suis vivant mais que tu fonctionnes simplement, surtout si je dois vivre à Aurora pendant un moment, en m’appliquant à ne faire aucune distinction entre un robot et moi-même. Par conséquent, je te dis que nous sommes tous deux vivants et je te demande de me croire sur parole.

— C’est ce que je ferai, camarade Elijah.

— Et pourtant, pouvons-nous dire que l’achèvement de la vie robotique par l’acte violent et volontaire d’un être humain est aussi un « meurtre »? Nous pourrions hésiter. Si le crime est le même, le châtiment devrait être le même mais est-ce que ce serait juste ? Si la peine pour le meurtre d’un être humain est la mort, devrait-on réellement exécuter un être humain qui a mis fin à un robot ?

— Le châtiment d’un meurtrier est la psychosonde, camarade Elijah, suivie par la construction d’une nouvelle personnalité. C’est la structure personnelle de l’esprit qui a commis le crime, pas la vie du corps.

— Et quel est à Aurora le châtiment pour avoir mis fin violemment au fonctionnement d’un robot ?

— Je ne sais pas, camarade Elijah. Un tel incident ne s’est jamais produit à Aurora, à ma connaissance.

— Je soupçonne que le châtiment ne serait pas la psychosonde, dit Baley. Que penses-tu de « roboticide »?

— Roboticide ?

— Comme terme employé pour définir le meurtre d’un robot.

— Mais quel serait le verbe dérivé du nom, camarade Elijah ? On ne dit jamais « homicider », et il serait donc impropre de dire « roboticider ».

— Tu as raison. Il faudrait dire assassiner dans chaque cas.

— Mais l’assassinat s’applique uniquement aux êtres humains ; par exemple, on n’assassine pas un animal.

— C’est vrai, reconnut Baley. Et l’on n’assassine pas un être humain par accident, seulement par acte délibéré. Le terme le plus général est « tuer ». Cela s’applique à la mort accidentelle aussi bien qu’au meurtre prémédité, et ça s’applique aussi bien aux animaux qu’aux êtres humains. Même un arbre peut être tué par la maladie, alors pourquoi un robot ne peut-il être tué, hein, Daneel ?

— Les êtres humains et les autres animaux, les plantes également, camarade Elijah, sont tous des choses vivantes, répliqua Daneel. Un robot est un appareil humain, tout comme cette visionneuse. Un appareil est détruit, endommagé, démoli, et ainsi de suite. Il n’est jamais tué.

— Néanmoins, je dirai « tué ». Jander Panell a été tué.

— Qu’est-ce que la différence d’un mot peut changer à la chose décrite ?

— Ce que nous appelons une rose, avec tout autre nom aurait un aussi doux parfum. C’est ça, Daneel ? Daneel hésita puis répondit :

— Je ne suis pas certain de ce que signifie le parfum d’une rose, mais si la rose est sur Terre la fleur commune que nous appelons une rose à Aurora, et si par son « parfum » tu entends une propriété qui peut être détectée, sentie ou mesurée par les êtres humains, alors il est certain qu’appeler une rose par une autre combinaison de sons, toutes choses étant égales d’ailleurs, ne changerait pas son odeur ni aucune de ses autres propriétés complexes.

— Exact, et pourtant les changements de noms provoquent chez les êtres humains des changements de perception.

— Je ne vois pas pourquoi, camarade Elijah.

— Parce que les êtres humains sont souvent illogiques, Daneel. Ce n’est pas une belle qualité.

Baley se carra plus profondément dans son fauteuil et joua avec les boutons de sa visionneuse, en laissant pendant quelques minutes son esprit se plonger dans des pensées personnelles. La discussion avec Daneel était utile en soi, car tandis qu’il s’amusait de cette question de vocabulaire, il parvenait à oublier qu’il était dans l’espace, que le vaisseau avançait jusqu’à ce qu’il soit assez loin des capteurs de masses du système solaire pour faire le bond dans l’hyper-espace, à oublier qu’il serait bientôt à plusieurs millions de kilomètres de la Terre et, bientôt après, à plusieurs années-lumière.

Plus important encore, il y avait des conclusions positives à en tirer. Il était clair que ce que disait Daneel des Aurorains, qui ne faisaient aucune distinction entre robots et êtres humains, était trompeur. Les Aurorains supprimaient peut-être l’initiale « R » et l’usage du « boy », ils pouvaient employer des pronoms personnels au lieu du neutre pour qualifier les robots mais, à voir la résistance opposée par Daneel à l’emploi d’un même mot pour la fin violente d’un robot et d’un être humain (résistance inhérente à sa programmation, ce qui était la conséquence normale des idées des Aurorains sur le bon comportement de Daneel), on devait bien en conclure que ces changements n’étaient que superficiels. Essentiellement, les Aurorains restaient aussi fermement ancrés dans leur croyance que les robots étaient des machines infiniment inférieures aux êtres humains.

Cela signifiait que sa redoutable mission, à savoir trouver une solution utile à la crise (si jamais c’était possible), ne serait pas trop gênée par son ignorance de la société auroraine.

Baley se demanda s’il devait interroger Giskard, afin de confirmer ses conclusions tirées de la conversation avec Daneel et, sans grande hésitation, il y renonça. L’esprit simplet et pas très subtil de Giskard ne serait d’aucune utilité. Il répondrait « Oui, monsieur » ou « Non, monsieur » jusqu’au bout. Ce serait comme si on interrogeait un enregistrement.

Eh bien, dans ce cas, décida Baley, je vais continuer avec Daneel, qui est au moins capable de répondre avec un semblant de subtilité.

— Daneel, considérons le cas de Jander Panell qui doit être, à ce que tu m’as dit jusqu’ici, la première affaire de roboticide dans l’histoire d’Aurora. L’être humain responsable, le tueur, n’est pas connu si je comprends bien ?

— Si l’on suppose qu’un être humain est responsable, répondit Daneel, alors son identité n’est pas connue. Pour cela, vous avez raison, camarade Elijah.

— Et le mobile ? Pourquoi a-t-on tué Jander Panell ?

— Cela non plus, on ne le sait pas.

— Mais Jander Panell était un robot anthropoïde, comme toi, pas comme R. Gis… euh, Giskard, par exemple ?

— C’est exact. Jander était un robot humaniforme, comme moi-même.

— Ne serait-il pas possible, donc, qu’il n’y ait eu aucune intention de roboticide ?

— Je ne comprends pas, camarade Elijah.

— Est-ce que le tueur n’aurait pas pu croire que Jander était un être humain, expliqua Baley avec un rien d’impatience, et qu’il s’agirait d’un homicide, pas d’un roboticide ?

Lentement, Daneel secoua la tête.

— Les robots humaniformes ont toutes les apparences d’un être humain, jusqu’aux cheveux, aux poils et aux pores de la peau. Notre voix est absolument naturelle, nous pouvons faire les gestes nécessaires pour manger et ainsi de suite. Et pourtant, dans notre comportement il y a des différences visibles. Avec le temps, les raffinements de la technique, il y en aura probablement de moins en moins mais pour le moment elles sont nombreuses. Il se peut que toi, et les autres Terriens pas habitués aux robots humaniformes, ne détectiez pas facilement ces différences mais elles sautent aux yeux des Aurorains. Jamais un Aurorain ne prendrait Jander, ou moi, pour un être humain, pas un seul instant.

— Mais est-ce qu’un autre Spatien, qui ne serait pas d’Aurora, ne pourrait pas se tromper ?

Daneel hésita.

— Je ne crois pas. Je ne m’appuie pas sur une observation personnelle ou une connaissance directement programmée, mais j’ai une programmation me permettant de savoir que tous les mondes spatiens connaissent aussi bien les robots qu’Aurora ; certains, comme Solaria, encore mieux. J’en déduis donc qu’aucun Spatien n’aurait pu confondre un robot avec un être humain.

— Y a-t-il des robots humaniformes sur d’autres mondes spatiens ?

— Non, camarade Elijah. Il n’y en a que sur Aurora, jusqu’à présent.

— Alors d’autres Spatiens pourraient ne pas connaître intimement les robots humaniformes, pas assez bien pour faire la différence entre les deux, et faire la confusion entre le robot et l’être humain.

— Je ne crois pas que ce soit probable. Même les robots humaniformes se conduisent d’une manière robotique dans certains cas précis et n’importe quel Spatien la reconnaîtrait.

— Voyons, il y a sûrement des Spatiens moins intelligents que la majorité, moins expérimentés, moins sûrs. Il y a des enfants spatiens, entre autres, à qui la différence peut échapper.

— Il est tout à fait certain, camarade Elijah, que le… roboticide n’a pas été commis par une personne peu intelligente, inexpérimentée ou très jeune. C’est absolument certain.

— Nous procédons par élimination. Bien. Alors, si aucun Spatien ne confondrait, que penserais-tu d’un Terrien ? N’est-il pas possible que…

— Camarade Elijah, quand vous arriverez à Aurora, vous serez le premier Terrien à mettre le pied sur la planète depuis la fin de la période de colonisation initiale. Tous les Aurorains actuellement vivants sont nés sur Aurora ou, dans relativement peu de cas, dans d’autres mondes spatiens.

— Le premier Terrien, murmura Baley. C’est un honneur pour moi. Mais est-ce qu’un Terrien ne pourrait être présent sur Aurora à l’insu des Aurorains ?

— Non, déclara très catégoriquement Daneel.

— Tes connaissances ne sont peut-être pas absolues, Daneel.

— Non ! répéta le robot sur le même ton exactement.

— Nous en concluons donc, reprit Baley avec un soupir, que le roboticide a été un roboticide conscient et rien d’autre.

— Telle était la conclusion depuis le début.

— Ces Aurorains qui ont tiré cette conclusion dès le début avaient au départ toutes les informations. Moi je me renseigne en ce moment pour la première fois.

— Ma réflexion, camarade Elijah, ne voulait pas être péjorative. Je ne vais certes pas minimiser vos talents.

— Merci, Daneel. Je sais bien que ta réflexion n’avait rien d’injurieux… Tu disais il y a un instant que le roboticide n’a pas été commis par une personne sans intelligence, inexpérimentée ou très jeune et que c’est absolument certain. Considérons donc ton propos…

Baley savait qu’il faisait un long détour. C’était nécessaire. Compte tenu de son ignorance des façons d’être et de la tournure d’esprit des Aurorains, il ne pouvait se permettre de faire des suppositions ou d’omettre la moindre incidence. S’il avait eu affaire à un être humain, celui-ci se serait fort probablement impatienté, il aurait promptement déballé tous les renseignements et aurait considéré Baley comme un crétin par-dessus le marché. Mais Daneel, étant un robot, le suivrait le long du chemin sinueux avec une patience totale.

C’était une des formes de comportement qui trahissaient le robotisme de Daneel, tout anthropoïde qu’il fût. Un Aurorain saurait vraisemblablement le classer parmi les robots, d’après une seule réponse à une question. Daneel avait raison, sur la subtilité des différences.

— On peut éliminer les enfants, reprit Baley, peut-être aussi la majorité des femmes et de nombreux hommes, en supposant que la méthode du roboticide a nécessité une grande force physique ; si la tête de Jander a été fracassée ou son torse défoncé par un coup violent. Ce ne serait pas facile, j’imagine, pour quelqu’un qui ne serait pas un être humain particulièrement grand et fort.

Baley savait, d’après ce que Demachek lui avait dit sur la Terre, que le roboticide n’avait pas été commis de cette façon, mais comment savoir si elle-même n’avait pas été abusée ?

— Ce ne serait pas possible, pour aucun être humain, déclara Daneel.

— Pourquoi ?

— Vous devez bien savoir, camarade Elijah, que le squelette robotique est métallique et beaucoup plus résistant que la charpente humaine. Nos mouvements sont plus puissants, plus rapides et plus délicatement contrôlés. La Troisième Loi de Robotique stipule : Le robot doit protéger sa propre existence. » L’assaut par un être humain pourrait être très facilement paré. L’être humain le plus fort serait immobilisé. Il est également improbable que le robot soit pris par surprise. Nous avons constamment conscience des êtres humains. Sans quoi, nous ne pourrions pas remplir nos fonctions.

— Voyons, voyons, Daneel ! intervint Baley. La Troisième Loi dit : « Un robot doit protéger sa propre existence, sauf si cela entre en conflit avec les Première et Deuxième Lois. » La Deuxième Loi est la suivante : « Le robot doit obéir aux ordres de n’importe quel être humain, sauf si cela entre en conflit avec la Première Loi », et la Première Loi dit : « Le robot ne doit pas faire de mal à un être humain ni, par son inaction, permettre qu’il arrive du mal à un être humain. » Un être humain peut donc ordonner à un robot de se détruire, et le robot se servirait alors de sa propre force pour se fracasser le crâne. Et si un être humain attaquait un robot, ce robot ne pourrait pas parer l’attaque sans faire du mal à l’être humain, ce qui serait contraire à la Première Loi.

— Vous devez penser aux robots de la Terre. Ici à Aurora, ou n’importe où dans les mondes spatiens, les robots sont plus hautement considérés que sur la Terre et sont, en général, plus complexes, plus précieux, ils ont beaucoup plus de talents variés. La Troisième Loi est nettement plus forte que la Deuxième, dans les mondes spatiens, plus catégorique que sur la Terre. Un ordre d’autodestruction serait discuté et il faudrait qu’il y ait une raison réellement légitime pour qu’il soit exécuté, par exemple un danger clair et précis. Quant à parer un assaut, la Première Loi ne serait pas transgressée car les robots aurorains sont assez adroits pour immobiliser un homme sans lui faire de mal.

— Oui, mais supposons qu’un être humain affirme que si le robot ne se détruit pas lui-même, il – l’être humain – sera détruit ? Est-ce qu’alors le robot ne se détruirait pas ?

— Un robot aurorain mettrait certainement en doute cette affirmation. Il lui faudrait une preuve évidente, bien visible, de la destruction possible de l’être humain.

— Est-ce qu’un être humain ne pourrait être assez subtil pour faire paraître au robot qu’il est effectivement en grand danger ? Est-ce l’ingéniosité nécessaire à ce plan qui t’a fait éliminer les inintelligents, les inexpérimentés et les très jeunes ?

A cela Daneel répondit :

— Non, camarade Elijah, ce n’est pas cela.

— Y a-t-il une faille dans mon raisonnement ?

— Aucune.

— Alors l’erreur est sans doute dans la supposition qu’il a été physiquement endommagé. En somme, il n’a pas été physiquement endommagé, c’est ça ?

— Oui, camarade Elijah.

(Cela signifiait que Demachek connaissait bien l’affaire, pensa Baley.)

— Dans ce cas, Daneel, Jander a été mentalement endommagé. Un robloc ! Total et irréversible !

— Un robloc ?

— Le diminutif de blocage de robot, la fermeture permanente des circuits positroniques du fonctionnement.

— Nous n’employons pas le terme « robloc » à Aurora, camarade Elijah.

— Comment dites-vous, alors ?

— Nous parlons de « gel mental ».

— Sous un nom ou un autre, c’est la définition du même phénomène.

— Il serait sage, camarade Elijah, d’employer notre expression, sinon les Aurorains à qui vous vous adresserez ne vous comprendront pas ; la conversation en serait compromise. Vous disiez tout à l’heure que des mots différents changent le sens.

— Bon, bon, d’accord, je dirai « gel ». Alors, est-ce que cela pourrait se produire spontanément ?

— Oui, mais d’après les roboticiens les risques sont infiniment réduits. En ma qualité de robot humaniforme, je puis déclarer que je n’ai moi-même jamais ressenti aucun effet capable d’approcher même de loin un gel mental.

— Alors on pourrait supposer qu’un être humain a volontairement créé une situation dans laquelle se produirait un gel mental.

— C’est précisément ce que prétendent les adversaires du Dr Fastolfe.

— Et comme cela exigerait des études, de l’expérience et de l’habileté robotiques, les inintelligents, les inexpérimentés et les enfants ou les très jeunes ne peuvent être responsables.

— C’est le raisonnement normal, camarade Elijah.

— Il serait même possible de dresser la liste des êtres humains d’Aurora possédant une habileté suffisante, et puis ensuite trier un groupe de suspects qui ne seraient peut-être pas forcément nombreux.

— Cela a été fait, camarade Elijah.

— Et quelle est la longueur de cette liste ?

— La plus longue liste proposée ne contient qu’un seul nom.

Ce fut au tour de Baley d’hésiter. Il fronça les sourcils, avec colère, puis il s’exclama :

— Un seul nom ?

— Un seul nom, camarade Elijah, répondit calmement Daneel. C’est le jugement du Dr Fastolfe, qui est le plus grand théoricien de robotique d’Aurora.

— Mais alors, où est le mystère dans tout cela ? Cet unique nom, c’est celui de qui ?

— Eh bien, du Dr Han Fastolfe, naturellement ! Je viens de vous dire qu’il est le plus grand théoricien de robotique d’Aurora et c’est l’opinion professionnelle du Dr Fastolfe qu’il est lui-même le seul à avoir pu manipuler Jander Panell dans ce gel mental absolu, sans laisser aucune trace du procédé. Cependant, le Dr Fastolfe déclare aussi qu’il ne l’a pas fait.

— Mais que personne d’autre ne l’aurait pu, non plus ?

— Précisément, camarade Elijah. Voilà où réside le mystère.

— Et si Fastolfe…

Baley s’interrompit. Il ne servirait à rien de demander à Daneel si le Dr Fastolfe mentait ou se trompait, soit dans son jugement que personne d’autre que lui n’aurait pu commettre ce roboticide, soit en déclarant qu’il ne l’avait pas commis. Daneel avait été programmé par Fastolfe et il était impossible que la programmation comprenne la faculté de douter de son programmateur.

Baley déclara donc, avec autant de calme et d’amabilité qu’il le pouvait :

— Je vais réfléchir à tout cela, Daneel, et nous en reparlerons.

— C’est bien, camarade Elijah. D’ailleurs, il est l’heure de dormir. Comme il est possible que, sur Aurora, la pression des événements vous impose des horaires irréguliers, il serait sage de profiter de l’occasion de dormir maintenant. Je vais vous montrer comment on se procure un lit et comment on organise la literie.

— Merci, Daneel, murmura Baley.

Il ne se faisait pas d’illusions et savait bien qu’il aurait du mal à trouver le sommeil. Il était envoyé à Aurora dans le but précis de démontrer que Fastolfe n’était pas coupable de roboticide et la sécurité de la Terre exigeait la réussite de cette mission. Et (ce qui était moins important mais tout aussi cher au cœur de Baley) sa carrière et sa prospérité l’exigeaient aussi. Pourtant, bien avant d’arriver à Aurora, il avait appris que Fastolfe avait pratiquement avoué le crime.

8

Baley finit par s’endormir. Daneel lui avait montré comment réduire l’intensité du champ servant de pseudo-gravité. Ce n’était pas la véritable anti-gravité et ne consommait pas autant d’énergie que le procédé qui ne pouvait être utilisé que dans des temps donnés et dans des conditions inhabituelles.

Daneel n’était pas programmé pour expliquer le fonctionnement du système et, s’il l’avait été, Baley était tout à fait certain qu’il n’y aurait rien compris. Heureusement, les commandes pouvaient être manœuvrées sans qu’il soit besoin de comprendre leur utilité scientifique.

Daneel avait dit :

— L’intensité du champ ne peut être réduite à zéro ; du moins pas avec ces commandes. D’ailleurs, ce n’est pas confortable de dormir sous une gravité zéro, surtout pour qui n’a pas l’expérience du voyage spatial. Ce qu’il faut, c’est une intensité assez basse pour donner l’impression que l’on est délivré de la pression de son propre poids, mais assez haute pour conserver une orientation haut et bas. Le niveau varie suivant l’individu. La plupart des gens se sentent très à l’aise, avec l’intensité minimum permise par les commandes, mais il se peut que, la première fois, vous souhaitiez une plus forte intensité, afin de garder la familiarité de la sensation de poids, dans une plus grande mesure. Il vous suffira d’expérimenter les niveaux différents pour trouver celui qui vous convient le mieux.

Plongé dans la nouveauté de cette sensation, Baley oublia un peu le problème de l’affirmation-négation de Fastolfe, alors que son corps s’abandonnait petit à petit au sommeil. Peut-être les deux ne formaient-ils qu’un seul processus.

Il rêva qu’il était de retour sur la Terre (naturellement), suivant les Voies Express mais pas sur un des sièges. Il flottait plutôt à côté des bandes roulantes rapides, juste au-dessus de la tête des autres passagers, en les dépassant un peu. Aucune des personnes ayant les pieds sur terre ne paraissait étonnée ; aucune ne levait les yeux vers lui.

Après le petit déjeuner, le lendemain matin…

Etait-ce vraiment le matin ? Est-ce qu’il y avait un matin, ou n’importe quelle heure de la journée, dans l’espace ?

Evidemment, c’était impossible. Baley y réfléchit un moment, puis il se dit qu’il définirait le matin par le moment suivant le réveil, et le petit déjeuner comme le repas pris au réveil, en renonçant à s’occuper de l’heure qui, objectivement, n’avait pas d’importance. Tout au moins pour lui, sinon pour le vaisseau.

Après déjeuner donc, le lendemain matin, il parcourut les feuilles d’actualité qu’on lui avait fournies, juste le temps de voir s’il y était question du roboticide d’Aurora, puis il s’intéressa aux films apportés la veille (période de veille) par Giskard.

Il choisit les titres qui lui paraissaient historiques et, après en avoir rapidement regardé plusieurs, il comprit que Giskard lui avait apporté des ouvrages pour adolescents. Ils étaient abondamment illustrés et écrits très simplement. Il se demanda quelle opinion Giskard avait de son intelligence ou, peut-être, de ses besoins. A la réflexion, Baley estima que Giskard, dans son innocence de robot, avait bien choisi et qu’il était inutile d’imaginer une insulte possible.

Il s’installa confortablement pour regarder avec plus de concentration et s’aperçut tout de suite que Daneel suivait le film avec lui. Par curiosité réelle ? Ou simplement pour s’occuper les yeux ?

Pas une fois Daneel ne demanda à ce qu’une page soit repassée, pas une fois il ne posa une question. Il devait probablement accepter ce qu’il lisait avec une confiance robotique et ne se permettait pas le luxe du doute ou de la curiosité.

Baley n’interrogea pas Daneel sur ce qu’il lisait, mais il lui demanda tout de même des instructions sur le fonctionnement du mécanisme d’imprimante de la visionneuse, qui ne lui était pas familier.

De temps en temps, Baley s’interrompait pour faire usage de la petite pièce contiguë à sa cabine, qui pouvait être employée pour les diverses fonctions physiologiques privées, si privées que l’on appelait cette pièce la « Personnelle », avec la majuscule toujours sous-entendue à la fois sur la Terre – comme le découvrit Baley quand Daneel y fit allusion – et sur Aurora. Elle était tout juste assez grande pour une personne, ce qui déroutait le citadin habitué aux immenses rangées d’urinoirs, de sièges excrétoires, de lavabos et de douches.

En regardant les films, Baley ne chercha pas à retenir tous les détails. Il n’avait aucune intention de devenir un expert de la société auroraine, pas même de passer un examen scolaire à ce sujet. Il voulait simplement s’en imprégner.

Il remarqua, par exemple, malgré le parti pris hagiographique d’historiens écrivant pour la jeunesse, que les pionniers d’Aurora – les Pères fondateurs, les Terriens venus s’établir sur Aurora dans les premiers temps des voyages interstellaires – avaient été extrêmement terriens. Leur politique, leurs querelles, toutes les facettes de leur comportement étaient entièrement terriennes ; ce qui s’était passé à Aurora était semblable, par bien des côtés, aux événements arrivés alors que les régions relativement désertes de la Terre avaient été conquises et habitées quelque deux mille ans auparavant.

Naturellement, les Aurorains n’avaient eu à affronter ou à combattre aucune vie intelligente ; il n’y avait eu aucun organisme pensant pour dérouter les envahisseurs venus de la Terre avec des questions de traitement, humain ou cruel. En fait, il y avait très peu de vie, d’aucune sorte. Les êtres humains s’y étaient donc très rapidement établis, avec leurs plantes et animaux domestiques ainsi que les parasites et autres organismes apportés par inadvertance. Et, naturellement, les colons avaient également apporté leurs robots.

Les nouveaux Aurorains estimèrent vite que la planète leur appartenait, puisqu’elle leur tombait entre les mains sans aucune compétition et, pour commencer, ils l’appelèrent la Nouvelle Terre. C’était normal, puisqu’elle était la première planète extra-solaire – le premier monde spatien – à être habitée. Ce fut le premier produit du voyage interstellaire, l’aube nouvelle de toute une ère nouvelle immense. Ils eurent vite fait de couper le cordon ombilical, cependant, et rebaptisèrent la planète Aurora, comme la déesse romaine de l’aube.

Ce fut le « Monde de l’Aurore ». Ainsi, dès le début, les colons se déclaraient fièrement les géniteurs d’une nouvelle espèce. Toute l’histoire antérieure de l’humanité était rejetée dans la Nuit noire et le Jour ne naissait enfin qu’avec la présence des Aurorains dans ce nouveau monde.

C’était cette grande réalité, cette monumentale autosatisfaction, qui se faisait sentir dans tous les détails, les noms, les dates, les gagnants, les perdants. C’était l’essentiel.

D’autres mondes furent conquis, certains par la Terre, d’autres par Aurora, mais Baley ne s’y intéressait pas, ni à leur histoire. Il cherchait la grande vue d’ensemble et il remarqua les deux importants changements qui avaient eu lieu et avaient écarté plus encore les Aurorains de leur origine terrienne. Ces événements étaient l’intégration croissante des robots dans tous les aspects de la vie et l’extension de l’espérance de vie.

A mesure que les robots devenaient plus avancés et plus divers, les Aurorains comptèrent de plus en plus sur eux, mais jamais au point d’en dépendre entièrement, contrairement à Solaria, se souvint Baley, où très peu d’êtres humains dépendaient d’un très grand nombre de robots. Aurora n’était pas comme ça.

Et pourtant, les Aurorains devenaient de plus en plus dépendants.

En recherchant comme il le faisait une impression intuitive, des tendances et des généralités, Baley s’apercevait que chaque pas fait sur la voie de l’interaction robots-humains semblait axé sur la dépendance. Même la façon par laquelle un consensus avait été atteint sur les droits robotiques, l’abandon progressif de ce que Daneel appelait une distinction inutile, tout était signe de dépendance. Baley avait l’impression que les Aurorains ne devenaient pas plus humains dans leur attitude par affection pour les êtres humains, mais qu’ils niaient la nature robotique des objets afin de pallier l’embarras d’avoir à reconnaître que des êtres humains dépendaient d’appareils à l’intelligence artificielle.

Quant à l’extension de la durée de la vie, elle s’accompagnait d’un ralentissement du cours de l’histoire. Les sommets et les creux s’aplanissaient. Il y avait une continuité croissante et un plus grand consensus.

Indiscutablement, le manuel d’histoire que Baley étudiait devenait de moins en moins intéressant, presque soporifique. Pour ceux qui vivaient cette histoire, ce devait être un bien. L’histoire n’est intéressante que dans la mesure où elle est catastrophique ; si cela rend le spectacle plus intéressant, c’est passablement horrible à vivre. Sans aucun doute, la vie personnelle devait continuer d’être intéressante pour l’immense majorité des Aurorains et si l’interaction collective de ces existences se calmait, qui s’en plaindrait ?

Si le monde de l’Aurore connaissait une paisible journée ensoleillée, qui, sur cette planète, réclamerait des orages ?

A un moment donné, au cours de la projection, Baley éprouva une sensation indéfinissable. S’il avait été forcé de hasarder une description, il aurait dit que c’était une sorte d’inversion momentanée. Comme s’il avait été retourné comme un gant, et puis rendu à sa première forme, au cours d’une infime fraction de seconde.

Cela avait été si fugitif qu’il faillit ne pas le remarquer, ne pas y faire plus attention qu’à un minuscule hoquet isolé.

Ce fut seulement une minute plus tard, peut-être, en songeant soudain avec le recul à la sensation, qu’il se souvint qu’il avait connu cela déjà deux fois, la première en voyageant vers Solaria, l’autre en regagnant la Terre de cette planète.

C’était le « Bond », le passage dans l’hyperespace qui dans un intervalle hors du temps et de l’espace envoyait le vaisseau à travers les parsecs et dépassait la limite de vitesse de la lumière de l’Univers. (Aucun mystère, littéralement, puisque le vaisseau quittait simplement l’Univers et traversait quelque chose où aucune limite de vitesse n’existait ; un mystère total dans le concept, cependant, car il n’y avait aucun moyen de définir ce qu’était l’hyperespace, à moins d’employer des symboles mathématiques impossibles à traduire dans un langage compréhensible.)

Si l’on acceptait le fait que les êtres humains avaient appris à manipuler l’hyperespace sans comprendre ce qu’ils manipulaient, alors l’effet devenait clair. A un moment donné, le vaisseau était dans les micro-parsecs de la Terre et, l’instant suivant, dans les micro-parsecs d’Aurora.

Idéalement, le Bond durait zéro temps – littéralement zéro – et s’il était exécuté avec une parfaite souplesse il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir, la moindre sensation biologique. Les physiciens affirmaient pourtant que la parfaite souplesse nécessitait une énergie infinie, si bien qu’il y avait toujours un « temps effectif » qui n’était pas absolument zéro, bien que ce temps puisse être rendu aussi bref que l’on voulait. C’était cela qui avait produit la singulière et finalement inoffensive sensation d’inversion.

En s’apercevant soudain qu’il était très loin de la Terre et très près d’Aurora, Baley fut pris du désir de voir la planète où il se rendait.

C’était en partie le désir de voir cet endroit où des gens vivaient, en partie une curiosité naturelle d’une chose qui occupait ses pensées, à la suite de son étude de tous ces livres.

Giskard entra à ce moment, avec le repas du milieu de la période de veille, entre le réveil et le sommeil (que nous appellerons le déjeuner de midi) et annonça :

— Nous approchons d’Aurora, monsieur, mais il ne vous sera pas possible de l’observer de la passerelle. Il n’y a d’ailleurs rien à voir. Le soleil d’Aurora n’est qu’une étoile brillante et nous mettrons plusieurs jours avant d’être assez près d’Aurora pour en distinguer les détails. (Puis il ajouta, comme à la réflexion :) D’ailleurs, à aucun moment il ne vous sera possible de l’observer de la passerelle.

Baley fut bizarrement déconcerté. Apparemment, on supposait qu’il voudrait observer et ce souhait était tout simplement réprimé. Sa présence, en qualité de visiteur, n’était pas désirée.

— Très bien, Giskard, dit-il, et le robot s’en alla.

Baley le suivit des yeux d’un air maussade. Combien d’autres contraintes allait-il subir ? Sa mission était déjà impossible et il se demanda par combien de manières les Aurorains allaient s’arranger pour la rendre encore plus impossible.

Загрузка...