Isaac Asimov Les robots de l’aube

I. Baley

1

Elijah Baley s’était arrêté dans l’ombre d’un arbre et il marmonnait à part lui :

— Je le savais ! Je transpire.

Il se redressa, essuya d’un revers de main son front en sueur et regarda avec dégoût l’humidité qui la recouvrait.

— J’ai horreur de transpirer ! déclara-t-il tout haut, comme s’il émettait une loi cosmique.

Et, une fois de plus, il en voulut à l’Univers d’avoir créé une chose à la fois essentielle et déplaisante. Dans la Ville, où la température et l’humidité étaient parfaitement contrôlées, où le corps n’avait jamais absolument besoin de fonctionner de telle sorte que la production de chaleur était plus importante que le rafraîchissement, on ne transpirait jamais (à moins de le vouloir, bien entendu).

Ça, au moins, c’était civilisé.

Il se tourna vers le champ, vers un groupe d’hommes et de femmes plus ou moins à sa charge. Ils étaient jeunes pour la plupart, des adolescents, mais il y avait quelques personnes d’âge moyen, comme lui. Ils binaient maladroitement et se livraient à d’autres tâches réservées aux robots, et que les robots auraient exécutées beaucoup plus efficacement s’ils n’avaient reçu l’ordre de se tenir à l’écart et d’attendre pendant que les êtres humains s’exerçaient obstinément.

Il y avait quelques nuages dans le ciel, et le soleil, à ce moment, était caché. Baley, incertain, leva les yeux. D’un côté, cela signifiait que la chaleur directe du soleil (et la transpiration) serait atténuée. Etait-ce, d’autre part, un signe de pluie ?

C’était ça l’ennui, avec l’Extérieur. On vacillait sans cesse entre deux possibilités désagréables.

Baley était toujours stupéfait qu’un nuage relativement petit puisse recouvrir complètement le soleil et assombrir la terre d’un horizon à l’autre, tout en laissant le reste du ciel tout bleu.

Sous la voûte feuillue de l’arbre (une espèce de mur et de toit primitifs, avec la solidité de l’écorce réconfortante au toucher), il regarda de nouveau le groupe et l’examina. Une fois par semaine, ils venaient là, quel que soit le temps.

Et ils faisaient des recrues. Ils étaient nettement plus nombreux maintenant que les quelques cœurs vaillants du début. Le gouvernement de la Ville, sans prendre une part active à l’entreprise, était assez bienveillant pour n’opposer aucun obstacle.

A l’horizon, sur sa droite – à l’est, comme l’indiquait la position du soleil –, Baley apercevait les nombreuses coupoles de la Ville, hérissées de flèches, renfermant tout ce qui rendait la vie digne d’être vécue. Il voyait aussi un petit point encore trop éloigné pour être nettement distingué.

A sa façon de se déplacer, et à des indices trop subtils pour être décrits, Baley était certain que c’était un robot mais cela ne l’étonnait pas. La surface de la Terre, en dehors des Villes, était le domaine des robots, pas des êtres humains à part les rares, comme lui-même, qui rêvaient des étoiles.

Automatiquement, il ramena son regard vers les rêveurs d’étoiles et ses yeux allèrent de l’un à l’autre. Il pouvait identifier et nommer chacun d’eux. Tous travaillaient, tous apprenaient comment supporter l’Extérieur et…

Il fronça les sourcils et marmonna :

— Où est Bentley ?

Et une autre voix, quelque peu hésitante, exubérante, se fit entendre derrière lui :

— Je suis là, papa.

Baley sursauta et se retourna vivement.

— Ne fais pas ça, Ben !

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Tu arrives comme ça en douce. C’est déjà assez difficile de conserver son équilibre dans l’Extérieur, sans avoir encore à craindre des surprises.

— Je ne cherchais pas à te surprendre. Ce n’est pas commode de marcher dans l’herbe en faisant du bruit. On n’y peut rien. Mais tu ne crois pas que tu devrais rentrer, papa ? Ça fait deux heures que tu es sorti et il me semble que ça suffit.

— Pourquoi ? Parce que j’ai quarante-cinq ans et que tu n’es qu’un morveux de dix-neuf ans ? Tu te figures que tu dois prendre soin de ton vieux père gâteux, hein ?

— Ma foi, dit Ben, il y a un peu de ça. Et bravo pour ton petit travail de détective. Tu vas droit au but, on dirait.

Il souriait largement. Il avait une figure ronde, des yeux pétillants. Il tient beaucoup de Jessie, pensa Baley, beaucoup de sa mère. La figure du garçon n’avait rien de la longueur et de la gravité de celle de Baley.

Et pourtant, il avait la tournure d’esprit de son père. Il prenait parfois un air grave, une expression sérieuse, prouvant son origine absolument légitime.

— Je vais très bien, déclara Baley.

— C’est sûr, papa. Tu es le meilleur de nous tous, compte tenu…

— Compte tenu de quoi ?

— De ton âge, bien sûr. Et je n’oublie pas que c’est toi qui as commencé tout ça. Mais quand même, je t’ai vu venir te mettre à l’ombre et je me suis dit… Eh bien, je me suis dit, le vieux en a peut-être assez.

— Je m’en vais t’en donner, du vieux ! protesta Baley.

Le robot qu’il avait aperçu du côté de la Ville était maintenant assez près pour être nettement distingué mais Baley le jugea négligeable. Il continua de parler à son fils :

— C’est raisonnable de se mettre sous un arbre de temps en temps, quand le soleil est trop éclatant. Nous devons apprendre à profiter des avantages de l’Extérieur et à en supporter les inconvénients… Et voilà le soleil qui sort de derrière ce nuage.

— Oui, c’est normal… Bon, alors ? Tu ne veux pas rentrer ?

— Je peux tenir encore un moment. Une fois par semaine, j’ai un après-midi de congé et je le passe ici. C’est mon droit, ça fait partie de ma classe C-7.

— Ce n’est pas une question de droit, papa. C’est une affaire de surmenage.

— Je me sens très bien, je te dis.

— C’est ça et dès que tu seras à la maison, tu iras tout droit te coucher et tu resteras dans le noir.

— C’est l’antidote naturel contre l’excès de lumière.

— Et maman se fait du souci.

— Eh bien, laisse-la s’en faire. Ça lui fera du bien. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il y a de mal, à être dehors ? Le pire, c’est que je transpire, mais il va bien falloir que je m’y habitue. Je ne peux pas y échapper. Quand j’ai commencé, je ne pouvais même pas venir aussi loin de la Ville sans être obligé de faire demi-tour et tu étais le seul avec moi. Maintenant, regarde combien nous sommes et jusqu’où je peux venir sans peine ! Et je peux faire pas mal de travail, aussi. Je peux rester encore une heure. Facile. Je te dis, Ben, ça ferait du bien à ta mère de sortir elle-même.

— Quoi ? Maman ? Tu plaisantes !

— Une sacrée plaisanterie. Quand le moment viendra de décoller, je ne pourrai pas y aller parce qu’elle en sera incapable.

— Et toi aussi ! Ne te fais pas d’illusions, papa. Ce ne sera pas avant un bon bout de temps et si tu n’es pas trop vieux maintenant, tu le seras alors. Ça va être une aventure pour les jeunes.

— Tu sais, dit Baley en crispant à demi les poings, tu commences à me casser les pieds avec tes « jeunes ». Est-ce que tu as déjà quitté la Terre ? Est-ce qu’un de ces gars, là dans le champ, l’a quittée ? Moi si ! Il y a deux ans. C’était avant que j’aie eu cette acclimatation et j’ai survécu.

— Je sais, papa, mais c’était bref, et c’était en service commandé, une société montante veillait sur toi. Ce n’est plus la même chose.

— Mais si, c’est pareil, répliqua obstinément Baley, en sachant au fond du cœur que tout avait changé. Et ce ne sera pas si long avant que nous puissions partir. Si je pouvais obtenir l’autorisation d’aller à Aurora, nous aurions vite fait de mettre ce cirque en route.

— N’y pense plus. Ça ne va pas se faire si facilement.

— Nous devons essayer. Le gouvernement ne nous laissera pas partir si Aurora ne nous donne pas le feu vert. C’est le plus grand et le plus fort des mondes spatiens et sa parole…

— … a force de loi, je sais. Nous avons parlé de ça des millions de fois. Mais tu n’as pas besoin d’aller là-bas pour obtenir l’autorisation. Les hyper-relais ne sont pas faits pour les chiens. Tu peux leur parler d’ici. Ça aussi, je te l’ai dit je ne sais combien de fois.

— Ce n’est pas pareil. Nous aurons besoin d’un contact face à face, je te l’ai assez souvent répété.

— Oui, enfin, quoi qu’il en soit, nous ne sommes pas encore prêts.

— Nous ne sommes pas prêts parce que la Terre ne nous donne pas les vaisseaux. Les Spatiens nous les donneront, et avec toute l’aide technique nécessaire.

— Quelle naïveté ! Pourquoi est-ce que les Spatiens feraient ça ? Depuis quand ont-ils de la bienveillance pour les Terriens comme nous, à la vie courte ?

— Si je pouvais leur parler…

Ben s’esclaffa.

— Allons, papa. Tu veux simplement aller à Aurora pour revoir cette femme !

Baley fronça les sourcils.

— Une femme ? Par Jehosaphat, qu’est-ce que tu racontes ?

— Ecoute, papa ! Entre nous, et pas un mot à maman, qu’est-ce qui s’est vraiment passé avec cette femme de Solaria ? Je suis assez grand. Tu peux me le dire, quoi !

— Quelle femme de Solaria ?

— Comment peux-tu me regarder en face et prétendre ne rien savoir de la femme que tout le monde sur Terre a vue dans la dramatique en Hyperonde ? Gladïa Delamarre. Cette femme-là !

— Il ne s’est rien passé. Ce truc de l’Hyperonde était grotesque. Je te l’ai dit et répété mille fois. Elle n’était pas comme ça. Moi, je n’étais pas comme ça. Tout a été inventé, et tu sais que ça a été fabriqué en dépit de mes protestations, simplement parce que le gouvernement pensait que ça ferait bien voir la Terre, aux yeux des Spatiens. Et tâche de ne pas aller insinuer autre chose à ta mère !

— Loin de moi la pensée. Quand même, cette Gladïa est allée à Aurora et c’est là que tu veux tout le temps aller.

— Tu veux me faire croire que tu penses réellement que ma seule raison d’aller à Aurora… Ah, Jehosaphat ! Ben haussa les sourcils.

— Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Ce robot. C’est R. Geronimo.

— Qui ça ?

— Un de nos robots-messagers de la police. Et il est là dehors ! Je suis en congé et j’ai fait exprès de laisser mon récepteur à la maison, parce que je ne voulais pas qu’on puisse me joindre. C’est mon droit de C-7 et pourtant ils m’envoient chercher par robot !

— Comment sais-tu que c’est pour toi qu’il vient, papa ?

— Par une déduction très astucieuse. Premièrement, il n’y a personne d’autre ici qui ait des rapports avec la police et, deuxièmement, ce misérable objet se dirigé droit sur moi. D’où j’en déduis que c’est moi qu’il veut. Je devrais me glisser de l’autre côté de l’arbre et y rester.

— Ce n’est pas un mur, papa. Il peut faire le tour de l’arbre.

A ce moment, le robot appela :

— Maître Baley, j’ai un message pour vous. On vous demande au siège.

Le robot s’arrêta, attendit, puis répéta :

— Maître Baley, j’ai un message pour vous. On vous demande au siège.

— J’entends et je comprends, répliqua Baley d’une voix sans timbre.

Il devait dire cela, sinon le robot continuerait de se répéter.

Fronçant légèrement les sourcils, il examina le robot. C’était un nouveau modèle, un peu plus humanoïde que les précédents. Il avait été déballé et activé depuis un mois à peine, en assez grande pompe. Le gouvernement cherchait constamment quelque chose – n’importe quoi – qui ferait mieux accepter les robots.

Sa surface était grisâtre à revêtement mat et quelque peu élastique au toucher (vaguement comme du cuir souple). L’expression, tout en restant inchangée, n’était pas tout à fait aussi stupide que chez la plupart des robots. Mais, en réalité, il était mentalement aussi idiot que les autres.

Baley pensa un instant à R. Daneel, le robot spatien qui avait accompli deux missions avec lui, une sur Terre, l’autre sur Solaria. Daneel était un robot si humain que Baley pouvait le traiter comme un ami et, encore aujourd’hui, il lui manquait. Si tous les robots étaient comme ça…

— C’est mon jour de congé, boy, dit Baley. Il n’est pas nécessaire que j’aille au siège.

R. Geronimo hésita. Une légère vibration se produisit dans ses mains. Baley la remarqua et comprit aisément que cela signifiait un certain conflit dans les circuits positroniques. Les robots devaient obéir aux êtres humains mais il était courant que deux humains exigent deux espèces d’obéissance différentes.

Le robot fit son choix et dit :

— C’est votre jour de congé, maître… On vous demande au siège.

Ben, inquiet, intervint :

— Si on a besoin de toi, papa…

Baley haussa les épaules.

— Ne te laisse pas avoir, Ben. S’ils avaient réellement besoin de moi, ils auraient envoyé une voiture fermée et employé probablement un volontaire humain, au lieu d’ordonner à un robot de venir à pied et de m’irriter avec un de ses messages.

Ben secoua la tête.

— Je ne crois pas, papa. Ils ne pouvaient pas savoir où tu étais, ni combien de temps il faudrait pour te trouver. Je ne crois pas qu’ils voudraient envoyer un être humain pour des recherches incertaines.

— Ouais ? R. Geronimo, retourne au siège et dis-leur que je serai au travail à neuf heures du matin… Va ! C’est un ordre !

Le robot hésita visiblement, puis il pivota, s’éloigna, se retourna encore, tenta de revenir et finit par s’arrêter sur place. Il vibrait de tout son corps.

Baley, encore une fois, comprit fort bien et marmonna à Ben :

— Il va probablement falloir que j’y aille. Jehosaphat !

Ce qui troublait le robot, c’était ce que les roboticiens appelaient un équipotentiel de contradiction au second niveau. L’obéissance était la Deuxième Loi et R. Geronimo souffrait en ce moment de deux ordres également impératifs et contradictoires. Dans le public, on faisait vulgairement allusion au robot-blocage ou plus fréquemment, pour simplifier, au robloc.

Lentement, le robot se retourna. L’ordre initial était le plus fort, mais pas de beaucoup, et sa voix fut altérée, éraillée.

— Maître, on m’a dit que vous diriez ça. Dans ce cas je devais dire… (Il hésita puis il ajouta, d’une voix encore plus rauque :) Je devais dire, si vous êtes seul…

Baley fit signe à son fils et Ben n’attendit pas. Il savait quand son père était « papa » et quand il était un policier ; il battit donc en retraite promptement.

Pendant quelques instants, Baley, irrité, envisagea de renforcer son ordre, ce qui rendrait le robloc plus total, mais cela provoquerait sûrement des dégâts exigeant une analyse positronique et une reprogrammation. Les frais de ces réparations seraient déduits de sa feuille de paie et risquaient fort de se monter à une année de salaire.

— Je retire mon ordre, dit-il. Que t’a-t-on dit de me dire ?

Aussitôt, la voix de R. Geronimo s’éclaircit.

— Je devais dire que l’on vous demande pour une affaire concernant Aurora.

Baley se retourna vers Ben et lui cria :

— Accorde-leur encore une demi-heure et puis dis que je veux qu’ils rentrent. Je suis obligé de partir tout de suite.

Et il se mit en marche à longues foulées, en grommelant avec mauvaise humeur :

— Ils ne pouvaient pas te dire de me dire ça tout de suite ? Et pourquoi est-ce qu’ils ne te programment pas pour conduire une voiture, au lieu de me faire marcher ?

Il savait très bien pourquoi cela ne se faisait pas. Tout accident mettant en cause une voiture conduite par un robot déclencherait une nouvelle émeute antirobots.

Il ne ralentit pas son allure. Il y avait près d’un kilomètre et demi, avant d’arriver aux murs de la Ville et, ensuite, ils auraient à se frayer un chemin jusqu’au siège dans une circulation embouteillée.

Aurora ? Quelle espèce de crise y avait-il encore ?

2

Baley mit vingt minutes à atteindre l’entrée de la Ville et il se prépara à ce qui l’attendait, tout en se disant que peut-être – peut-être ! – cela n’arriverait pas cette fois.

En atteignant l’espace séparant l’Extérieur de la Ville, établissant la distinction entre le chaos et la civilisation, il appliqua la main sur la plaque signalisatrice et une ouverture apparut. Comme d’habitude, il n’attendit pas qu’elle soit totalement ouverte et se glissa dès qu’elle fut assez large pour lui. R. Geronimo le suivit.

La sentinelle de la police, de service ce jour-là, sursauta comme toujours lorsque quelqu’un arrivait de l’Extérieur. A chaque fois, c’était la même expression de stupeur, la même mise au garde-à-vous soudaine, la même main sur la crosse du foudroyeur, le même froncement de sourcils indécis.

De mauvaise grâce, Baley présenta sa carte d’identité et la sentinelle le salua. La porte se referma derrière lui… et ce fut comme d’habitude.

Baley était à l’intérieur de la Ville. Les murs se refermaient autour de lui et la Ville devenait l’Univers. Il était de nouveau plongé dans l’éternel bourdonnement infini et l’odeur des gens et de la machinerie, qui disparaîtraient bientôt sous le seuil de la conscience ; dans la douce lumière artificielle indirecte qui ne ressemblait en rien à l’éclat variable et partiel de l’Extérieur, avec ses verts, ses bruns, ses bleus, ses blancs, ses taches de rouge ou de jaune. Ici, il n’y avait pas de vent capricieux, pas de chaleur, pas de froid, pas de menace de pluie ; ici, c’était le calme permanent de courants d’air intangibles qui conservaient tout au frais. Ici régnait une combinaison de température et d’humidité parfaitement conçue et si bien adaptée aux humains qu’on ne la sentait pas.

Baley poussa un soupir frémissant et tout son être se réjouit d’être sain et sauf, en sécurité dans le connu et le connaissable.

Cela se passait toujours ainsi. Encore une fois, il acceptait la Ville comme le sein de sa mère et y revenait avec un joyeux soulagement. Il savait que l’humanité devait émerger et naître de ce sein. Alors pourquoi y replongeait-il toujours ainsi ?

Est-ce que ce serait éternel ? Allait-il conduire des multitudes hors de la Ville, loin de la Terre et les envoyer vers les étoiles et lui-même, à la fin, serait-il incapable d’y aller aussi ? Se trouverait-il toujours chez lui uniquement dans la Ville ?

Il serra les dents… Inutile d’y penser ! Il dit au robot :

— Est-ce que tu as été conduit ici en voiture, boy ?

— Oui, maître.

— Où est-elle maintenant ?

— Je ne sais pas, maître.

Baley se tourna vers la sentinelle.

— Factionnaire, ce robot a été amené ici même il y a moins de deux heures. Où est passé le véhicule ?

— Monsieur, il y a moins d’une heure que j’ai pris mon service.

A vrai dire, c’était idiot de le demander. Les conducteurs de la voiture ignoraient combien de temps il faudrait au robot pour trouver Baley, alors ils n’avaient aucune raison d’attendre. Baley eut un instant envie de téléphoner, mais on lui répondrait de prendre la Voie Express ; ce serait plus rapide.

S’il hésitait, c’était à cause de R. Geronimo. Il ne voulait pas de sa compagnie sur la Voie Express et pourtant, on ne pouvait ordonner au robot de rentrer seul au siège parmi une population hostile.

D’ailleurs, il n’avait pas le choix. Sans aucun doute, le préfet n’entendait pas lui faciliter les choses ; il devait être irrité de ne pas l’avoir eu immédiatement à ses ordres, congé ou pas.

— Par ici, boy, dit Baley.

La Ville couvrait quinze cents kilomètres carrés et contenait près de mille kilomètres de Voies Express, plus deux fois cette longueur de Voies Antennes, pour les besoins de ses vingt millions d’habitants. Le réseau complexe perpétuellement en mouvement existait sur huit niveaux et il y avait des centaines d’artères communicantes et d’échangeurs plus ou moins compliqués.

En sa qualité d’inspecteur de police, Baley était censé les connaître tous et il les connaissait bien. On pouvait le déposer, les yeux bandés, dans n’importe quel quartier de la Ville, lui arracher le bandeau et il trouverait son chemin sans la moindre hésitation ni erreur vers n’importe quel point donné.

Il savait donc très bien comment se rendre au siège central de la police. Il y avait huit chemins également commodes. Cependant, et durant un moment, il chercha lequel serait le moins encombré à cette heure.

Son hésitation ne dura pas, sa décision fut vite prise, et il ordonna :

— Viens avec moi, boy.

Le robot suivit docilement sur ses talons.

Ils sautèrent sur une Antenne qui passait et Baley agrippa l’une des barres verticales, blanches et tièdes, d’une texture permettant de bien les tenir. Il ne prit pas la peine de s’asseoir car ils ne resteraient pas là bien longtemps. Le robot avait attendu le geste rapide de Baley avant de placer sa main sur la même barre. Il aurait aussi bien pu rester debout sans se tenir, il n’aurait eu aucun mal à garder son équilibre ; mais Baley ne voulait pas courir le risque qu’ils soient séparés. Il était responsable du robot et il n’avait aucune envie de devoir rembourser à la Ville la perte financière, si jamais quelque chose de fâcheux arrivait à R. Geronimo.

Il y avait peu de monde à bord de l’Antenne et les yeux de tous les usagers se tournèrent inévitablement, avec curiosité, vers le robot. Un par un, Baley soutint froidement ces regards. Il avait l’aspect d’un homme habitué à l’autorité et tout le monde se détourna avec un peu de gêne.

Baley fit un nouveau signe quand il sauta de l’Antenne. Elle avait maintenant atteint les bretelles roulantes et avançait à la même allure que la bretelle voisine, ce qui fait qu’elle n’eut pas besoin de ralentir. Baley passa sur l’autre bretelle et sentit l’air le fouetter, quand ils ne furent plus protégés par la coque de plastique.

Il se pencha face au vent, avec l’aisance d’une longue pratique, en levant un bras pour en atténuer la force, à la hauteur des yeux. Il courut de bretelle en bretelle, en descendant vers l’échangeur de la Voie Express, puis il remonta par celle, plus rapide, qui longeait cette Voie.

Il entendit alors le cri de « Robot ! » lancé par de jeunes voix et comprit tout de suite ce qui allait se passer (il avait été adolescent lui-même): un groupe de gosses, deux ou trois, parfois une demi-douzaine, cavalaient de haut en bas des bretelles d’accès et s’arrangeaient pour faire tomber un robot, dans un grand fracas métallique. Ensuite, s’ils étaient surpris et arrêtés, ils prétendraient devant le magistrat que le robot les avait heurtés et que ces engins-là étaient dangereux sur les bretelles… et sans aucun doute on les relâcherait.

Le robot ne pouvait pas se défendre, dans le premier cas, ni témoigner dans le second.

Baley avança rapidement et se plaça entre le robot et le premier des galopins. Il sauta de côté sur une bretelle plus rapide, leva son bras plus haut comme pour mieux se protéger du vent et, dans l’affaire, le garçon fut délogé et poussé sur une bande roulante plus lente à laquelle il n’était pas préparé. Il poussa un cri de protestation et s’étala les quatre fers en l’air. Les autres s’arrêtèrent, évaluèrent très vite la situation et firent demi-tour.

— Sur la Voie Express, boy, dit Baley.

Le robot hésita brièvement. Les robots non accompagnés n’étaient pas autorisés sur cette voie. L’ordre de Baley était cependant ferme, alors il monta à bord. Baley le suivit, ce qui soulagea grandement la tension du robot.

Baley avança avec brusquerie dans la foule des usagers, en poussant R. Geronimo devant lui, jusqu’au niveau supérieur moins bondé. Là, il se retint à la barre verticale et garda son pied sur celui du robot, en foudroyant de nouveau du regard tous les curieux.

Au bout de quinze kilomètres et demi, il arriva au point le plus rapproché du Central de la police et sauta de la Voie, R. Geronimo avec lui. Le robot n’avait pas été touché, pas une égratignure, rien. Baley le remit à la porte et on lui donna un reçu ; il vérifia soigneusement la date, l’heure et le numéro matricule du robot avant de le ranger dans son portefeuille. Avant la fin de la journée, il irait s’assurer que la transaction avait bien été enregistrée par l’ordinateur.

Maintenant, il allait voir le préfet et il le connaissait ! Le moindre faux pas de Baley serait un excellent prétexte à sanctions. C’était un homme dur, le préfet. Il considérait les triomphes passés de Baley comme une offense personnelle.

3

Le préfet s’appelait Wilson Roth. Il occupait cette fonction depuis deux ans et demi, succédant à Julius Enderby qui avait démissionné après que le scandale provoqué par l’assassinat d’un Spatien fut suffisamment apaisé pour lui permettre de présenter sa démission sans trop de risques.

Baley ne s’était jamais très bien adapté au changement. Julius, malgré tous ses défauts, avait été son ami autant que son supérieur ; Roth n’était qu’un supérieur. Il n’était même pas de la Ville. Pas de cette Ville-ci. Il avait été amené de l’Extérieur.

Roth n’était ni exceptionnellement grand ni anormalement gros mais il avait une grosse tête posée sur un cou qui semblait toujours se pencher sur son torse. Cela le faisait paraître lourd ; le corps lourd et la main lourde. Il avait même des paupières lourdes cachant à demi ses yeux.

On aurait pu le croire plus ou moins endormi, mais rien ne lui échappait. Baley s’en était très vite aperçu, après l’entrée en fonction de Roth. Il ne se faisait aucune illusion et savait que le préfet ne l’aimait pas. Lui-même d’ailleurs le lui rendait bien. L’animosité était mutuelle.

Roth n’avait pas la mine maussade, cela ne lui arrivait jamais, mais ses mots n’exprimaient pas non plus le plaisir.

— Baley, pourquoi est-il si difficile de vous trouver ? demanda-t-il.

D’une voix soigneusement empreinte de respect, Baley répondit :

— C’est mon après-midi de congé, monsieur le préfet.

— Ah oui, votre droit C-7. Vous avez entendu parler du Waver, je présume ? Un appareil qui capte les messages officiels ? Vous êtes soumis à un rappel même pendant vos congés.

— Je ne l’ignore pas, monsieur le préfet, mais le port du Waver n’est plus exigé. Nous pouvons être joints sans l’appareil.

— A l’intérieur de la Ville, certes, mais vous étiez à l’Extérieur… si je ne me trompe pas ?

— Vous ne vous trompez pas, monsieur le préfet. J’étais à l’Extérieur… Le règlement ne stipule pas que, dans ce cas, je doive me munir d’un Waver.

— Vous vous abritez derrière la lettre de la loi, il me semble.

— Oui, monsieur le préfet, répondit calmement Baley.

Le préfet se leva, puissant et vaguement menaçant, et s’assit sur un coin du bureau. La fenêtre donnant sur l’Extérieur, qu’Enderby avait fait percer, avait été murée et repeinte depuis longtemps. Dans cette pièce entièrement close (et plus chaude, plus confortable pour cela), le préfet paraissait d’autant plus grand.

Sans élever la voix, il dit :

— Vous comptez sur la reconnaissance de la Terre, Baley, je crois.

— Je compte faire mon travail de mon mieux, monsieur le préfet, et conformément aux règlements.

— Et sur la reconnaissance de la Terre quand vous tournez l’esprit de ces règlements.

Baley ne répondit pas.

— On estime que vous avez été très bien, dans l’affaire Sarton, il y a trois ans.

— Merci, monsieur le préfet. Le démantèlement de Spacetown en a été une conséquence, je crois.

— En effet, et toute la Terre a applaudi. On estime aussi que vous vous êtes très bien comporté sur Solaria il y a deux ans et, avant que vous me le rappeliez, le résultat a été une révision de certaines clauses des traités d’échanges avec les mondes spatiens, au considérable avantage de la Terre.

— Je pense que c’est officiel, monsieur le préfet.

— Et à la suite de tout cela, vous êtes un héros.

— Je n’ai pas cette prétention.

— Vous avez bénéficié de deux promotions, une à la suite de chaque affaire. Il y a même eu une dramatique en Hyperonde, basée sur les événements de Solaria.

— Qui a été produite sans mon autorisation et contre ma volonté, monsieur le préfet.

— Mais qui a néanmoins fait de vous une espèce de héros.

Baley haussa les épaules.

Le préfet, après avoir attendu pendant quelques secondes un commentaire moins muet, reprit :

— Mais depuis près de deux ans, vous n’avez rien fait d’important.

— Il est normal que la Terre demande ce que j’ai fait pour elle dernièrement.

— Précisément. Elle le demande probablement. Elle sait que vous êtes un meneur de cette nouvelle mode de s’aventurer à l’Extérieur, de tripoter le sol et de jouer au robot.

— Ce n’est pas interdit.

— Tout ce qui n’est pas interdit n’est pas forcément admirable. Il est possible que notre peuple vous juge aussi excentrique qu’héroïque.

— C’est peut-être conforme à ma propre opinion de moi-même, répliqua Baley.

— Le public a la mémoire notoirement courte. Dans votre cas, le héros disparaît vite derrière l’excentrique si bien que, si vous commettez une erreur, vous aurez de graves ennuis. La réputation sur laquelle vous comptez…

— Sauf votre respect, monsieur le préfet, je ne compte pas sur elle.

— La réputation sur laquelle les Services de Police pensent que vous comptez ne vous sauvera pas et moi, je serai incapable de vous sauver.

L’ombre d’un sourire passa un bref instant sur les traits durs de Baley.

— Je ne voudrais pas, monsieur le préfet, que vous risquiez votre position en tentant follement de me sauver.

Le préfet haussa les épaules et se permit un sourire tout aussi vague et fugace.

— Inutile de vous inquiéter à ce sujet.

— Alors pourquoi me dites-vous tout cela, monsieur le préfet ?

— A titre d’avertissement. Je ne cherche pas à vous démolir, vous savez, alors je vous avertis. Une fois. Vous allez être mêlé à une affaire très délicate, dans laquelle vous pourriez facilement commettre une erreur, et je vous avertis que vous ne devez pas en commettre, ajouta le préfet, et cette fois son sourire fut franc et ses traits se détendirent.

Baley ne rendit pas le sourire.

— Pouvez-vous me dire quelle est cette affaire très délicate ?

— Je n’en sais rien.

— Pourrait-elle concerner Aurora ?

— R. Geronimo a reçu l’ordre de vous dire cela, s’il le fallait, mais je ne sais rien du tout.

— Alors comment pouvez-vous savoir, monsieur le préfet, que c’est une affaire très délicate ?

— Voyons, Baley, vous êtes un enquêteur qui élucide des mystères. Qu’est-ce qui amène à la Ville un membre du ministère terrestre de la Justice, alors que vous auriez pu aisément être convoqué à Washington, comme il y a deux ans pour l’incident de Solaria ? Qu’est-ce qui fait froncer les sourcils à ce sous-secrétaire à la Justice, qu’est-ce qui lui fait manifester sa mauvaise humeur et s’impatienter parce qu’on ne peut pas vous joindre instantanément ? Votre décision de vous couper de toute liaison était une erreur, et je n’en suis en rien responsable. Elle n’est peut-être pas fatale en soi, mais vous partez du mauvais pied, je crois bien.

— Et vous me retardez encore davantage, cependant, protesta Baley.

— Pas vraiment. Le sous-secrétaire à la Justice prend un léger rafraîchissement, vous connaissez les remontants que les Terriens se permettent. On nous rejoindra après. La nouvelle de votre arrivée a été transmise, alors vous n’avez qu’à attendre, comme moi.

Baley attendit. Il avait toujours su que la dramatique en Hyperonde, qui lui avait été imposée contre sa volonté, avait peut-être servi la position de la Terre mais l’avait détruit dans la Police. Elle l’avait projeté en relief tridimensionnel sur la platitude bidimensionnelle de l’organisation et avait fait de lui un homme marqué.

Il avait été haussé à un rang plus élevé, il avait bénéficié de plus grands privilèges mais cela aussi avait accru l’hostilité de la Police. Et plus il s’élèverait, plus il se briserait facilement en cas de chute.

S’il commettait la moindre erreur…

4

Le sous-secrétaire entra, regarda distraitement autour de lui, contourna le bureau de Roth et s’assit dans le fauteuil. En sa qualité de personnage de classe supérieure, c’était une conduite correcte. Roth prit calmement un siège plus modeste.

Baley resta debout, en faisant un effort pour garder une figure impassible.

Roth prétendait l’avoir averti, mais ce n’était pas vrai. Il avait choisi volontairement ses mots, pour ne rien laisser deviner.

Le personnage officiel était une femme.

Rien ne s’y opposait. Une femme avait le droit d’occuper n’importe quel poste. Le Ministre-Général pouvait être une femme. Il y avait des femmes dans la police, l’une d’elles était même capitaine.

Mais simplement, comme ça, sans avertissement, on ne s’attendait pas à une femme. Il y avait eu des temps, au cours de l’Histoire, où des femmes étaient entrées en nombre considérable dans la fonction publique. Baley le savait, il connaissait très bien l’Histoire. Mais on ne vivait plus à l’une de ces époques.

Elle était grande, cette femme, et se tenait assise très droite dans le fauteuil. Son uniforme n’était pas différent de celui des hommes, pas plus que sa coiffure. Ce qui trahissait immédiatement son sexe, c’était sa poitrine, dont elle ne cherchait pas à dissimuler les rondeurs.

Elle devait avoir une quarantaine d’années, ses traits étaient réguliers et bien ciselés. Elle avait cette séduction de l’âge moyen et pas le moindre gris dans ses cheveux foncés.

— Vous êtes l’inspecteur Elijah Baley, classe C-7, dit-elle.

C’était une constatation, pas une question, mais Baley répondit néanmoins :

— Oui, madame.

— Je suis le sous-secrétaire Lavinia Demachek. Vous ne ressemblez guère à ce que vous étiez dans cette production en Hyperonde vous concernant.

On avait souvent dit cela à Baley.

— Ils ne pouvaient pas me représenter tel que je suis et attirer un aussi vaste public, madame, répliqua-t-il ironiquement.

— Je n’en suis pas tellement sûre. Vous paraissez plus fort que l’acteur à figure poupine qu’ils ont utilisé.

Baley hésita une seconde ou deux et décida de risquer le coup ; ou peut-être ne pouvait-il y résister. Très gravement, il dit :

— Vous avez des goûts raffinés, madame.

Elle rit et Baley respira mieux.

— J’aime à le penser, dit-elle. Et maintenant, que signifie que vous m’ayez fait attendre ?

— Je n’avais pas été informé de votre visite possible, madame, et c’était mon jour de congé.

— Que vous avez passé à l’Extérieur, paraît-il.

— Oui, madame.

— Vous êtes de ces cinglés, dirais-je si je n’avais pas des goûts raffinés. Je me permettrai donc de vous demander si vous êtes un de ces enthousiastes.

— En effet, madame.

— Vous espérez émigrer un jour et fonder de nouveaux mondes dans les étendues désertes de la Galaxie ?

— Peut-être pas moi, madame. Je risque de me révéler trop vieux, mais…

— Quel âge avez-vous ?

— Quarante-cinq ans, madame.

— Eh bien, vous les paraissez. Moi aussi j’ai quarante-cinq ans, justement.

— Vous ne les paraissez pas, madame.

— Je parais moins ou plus ? demanda-t-elle, puis elle éclata de rire et reprit son sérieux. Mais ne jouons pas à ces petits jeux. Insinueriez-vous que je suis trop vieille pour être une pionnière ?

— Dans notre société, personne ne peut être pionnier sans un entraînement à l’Extérieur. Cet entraînement est plus bénéfique avec les jeunes. Mon fils, je l’espère, ira un jour dans un autre monde.

— Vraiment ? Vous savez, naturellement, que la Galaxie appartient aux mondes spatiens ?

— Ils ne sont que cinquante, madame. Il y a des millions de mondes habitables dans la Galaxie, ou qui peuvent être rendus habitables, et qui ne possèdent probablement pas de vie indigène intelligente.

— Oui, mais pas un vaisseau ne peut quitter la Terre sans l’autorisation des Spatiens.

— Elle pourrait être accordée, madame.

— Je ne partage pas votre opinion, monsieur Baley.

— Je me suis entretenu avec des Spatiens qui…

— Je le sais, interrompit Lavinia Demachek. Mon supérieur est Albert Minnia qui, il y a deux ans, vous a envoyé à Solaria. (Elle eut un petit sourire.) Un acteur l’a incarné, dans un petit rôle, dans cette fameuse dramatique ; il lui ressemblait beaucoup, si j’ai bonne mémoire. Il n’en était pas content du tout, encore une fois si je me souviens bien.

Baley changea de conversation :

— J’ai demandé au sous-secrétaire Minnia…

— Il a été promu, vous savez.

Baley comprenait parfaitement l’importance des grades dans l’administration.

— Quel est son nouveau titre, madame ?

— Vice-ministre.

— Merci. J’ai demandé au vice-ministre Minnia de solliciter pour moi l’autorisation de visiter Aurora, afin de traiter de cette question.

— Quand ?

— Peu après mon retour de Solaria. J’ai renouvelé ma demande deux fois, depuis.

— Vous n’avez reçu aucune réponse favorable ?

— Aucune, madame.

— En êtes-vous surpris ?

— Je suis déçu, madame.

— Cela ne sert à rien.

Elle s’adossa un peu plus confortablement dans le fauteuil.

— Nos rapports avec les mondes spatiens sont très délicats. Vous pensez peut-être que vos deux exploits de détection ont aplani la situation et vous n’avez pas tort. Cette horrible dramatique y a contribué aussi. Mais dans l’ensemble, tout n’a été aplani que de ça (elle rapprocha son pouce de son index) comparé à cela, dit-elle en écartant les bras. Dans ces conditions, nous ne pouvons guère prendre le risque de vous envoyer sur Aurora, où ce que vous feriez pourrait créer une tension interstellaire.

Baley la regarda dans les yeux.

— Je suis allé sur Solaria et je n’ai fait aucun mal. Au contraire…

— Oui, je sais, mais vous y étiez à la demande des Spatiens, ce qui était éloigné de bien des parsecs de notre requête. Vous devez le comprendre.

Baley garda le silence. Elle laissa échapper un petit reniflement, indiquant qu’elle n’était pas surprise.

— La situation a empiré depuis que votre première demande a été présentée au vice-ministre, et ignorée comme il se devait. Elle a particulièrement empiré le mois dernier.

— Est-ce la raison de cette conférence, madame ?

— Vous impatienteriez-vous ? demanda-t-elle ironiquement. Est-ce que vous m’ordonneriez d’en venir au fait ?

— Non, madame.

— Mais si, c’est certain. Et pourquoi pas ? Je deviens lassante. Permettez-moi d’aborder le fait en vous demandant si vous connaissez le Dr Han Fastolfe.

Baley répondit avec prudence :

— Je l’ai rencontré une seule fois, il y a près de trois ans, dans ce qui était alors Spacetown.

— Il vous plaisait, je crois ?

— Je l’ai trouvé amical, pour un Spatien.

Encore une fois, elle renifla légèrement.

— Je le conçois. Savez-vous qu’il est devenu une importante puissance politique à Aurora, depuis deux ans ?

— J’ai entendu dire par… un partenaire que j’avais à l’époque, qu’il faisait partie du gouvernement.

— Par R. Daneel Olivaw, votre ami le robot spatien ?

— Mon ex-partenaire, madame.

— Lorsque vous avez résolu un petit problème concernant deux mathématiciens à bord d’un vaisseau spatien ?

Baley hocha la tête.

— Oui, madame.

— Nous nous tenons informés, à ce que vous voyez. Han Fastolfe a été plus ou moins, depuis deux ans, le phare du gouvernement aurorain, un personnage important de leur législature et on parle même de lui comme d’un futur président possible… Le président, vous savez, est ce qui s’approche le plus d’un chef de l’exécutif, pour les Aurorains.

— Oui, madame, dit Baley en se demandant si elle allait en venir à cette affaire très délicate dont parlait le préfet.

Mais Demachek ne paraissait pas pressée.

— Fastolfe, dit-elle, est un… modéré. C’est lui qui le dit. Il estime qu’Aurora, et les mondes spatiens, en général, sont allés trop loin dans leur direction, tout comme vous-même estimez peut-être que nous, sur Terre, sommes allés trop loin dans la nôtre. Il souhaite un retour en arrière, vers moins de robotique, vers une relève plus rapide des générations, une alliance et une amitié avec la Terre. Naturellement, nous le soutenons, mais très discrètement. Si nous étions trop démonstratifs dans notre estime, cela pourrait lui nuire dangereusement.

— Je crois qu’il soutiendrait l’exploration d’autres mondes et leur colonisation par la Terre.

— Je le crois aussi. J’ai dans l’idée qu’il vous l’a dit.

— Oui, madame. Quand nous nous sommes vus. Demachek joignit les mains et posa son menton sur le bout de ses doigts.

— Pensez-vous qu’il représente l’opinion publique des mondes spatiens ?

— Je ne sais pas, madame.

— Je crains que non. Ses partisans sont tièdes. Ses adversaires sont ardents et nombreux. C’est uniquement grâce à ses talents politiques et à sa personnalité chaleureuse qu’il reste aussi près du pouvoir. Sa plus grande faiblesse, naturellement, c’est sa sympathie pour la Terre. On s’en sert constamment contre lui et cela influence beaucoup de gens qui partageaient ses opinions sur tous les autres points. Si vous étiez envoyé à Aurora, la moindre erreur que vous commettriez renforcerait les sentiments anti-Terre et affaiblirait par conséquent sa position, fatalement peut-être. La Terre ne peut donc pas courir ce risque.

— Je vois, marmonna Baley.

— Fastolfe accepte de prendre le risque. C’est lui qui s’est arrangé pour vous faire venir à Solaria à un moment où sa puissance politique commençait à peine et où il était très vulnérable. Mais aussi, il n’avait que son pouvoir personnel à perdre alors que nous avons à nous soucier du bien de huit milliards de Terriens. C’est ce qui rend la situation politique actuelle dramatiquement délicate.

Elle s’interrompit et, finalement, Baley fut contraint de poser la question.

— A quelle situation faites-vous allusion, madame ?

— Il semblerait, répondit Demachek, que Fastolfe soit impliqué dans un scandale sans précédent. S’il est maladroit, il se détruira politiquement en l’espace de quelques semaines. S’il est suprêmement habile, peut-être tiendra-t-il encore quelques mois. Tôt ou tard, il pourrait être anéanti, en tant que force politique à Aurora, ce qui serait catastrophique pour la Terre, voyez-vous.

— Puis-je demander de quoi il est accusé ? De corruption ? De trahison ?

— Rien d’aussi banal. D’ailleurs, même ses amis ne mettent pas en doute son intégrité personnelle.

— Un crime passionnel, alors ? Un assassinat ?

— Pas tout à fait un assassinat.

— Je ne comprends pas, madame.

— Il y a des êtres humains sur Aurora, monsieur Baley. Et il y a aussi des robots, la plupart ressemblant aux nôtres, guère plus avancés dans la plupart des cas. Cependant, il existe quelques robots anthropoïdes, des robots à la forme tellement humaine qu’on peut les prendre pour des humains.

Baley hocha la tête.

— Je le sais fort bien.

— Je suppose que la destruction d’un robot de ce type n’est pas précisément un assassinat, dans la stricte acception du mot.

Baley se pencha en avant, en ouvrant de grands yeux, et s’écria :

— Par Jehosaphat, femme ! Cessez de jouer au chat et à la souris ! Est-ce que vous voulez me dire que le Dr Fastolfe a tué R. Daneel ?

Roth se leva d’un bond et parut sur le point de se jeter sur Baley mais le sous-secrétaire Demachek l’écarta d’un geste. Elle gardait tout son calme.

— Compte tenu des circonstances, dit-elle, je vous pardonne votre manque de respect, monsieur Baley. Non, R. Daneel n’a pas été tué. Il n’est pas le seul robot anthropoïde d’Aurora. Un autre, comme lui, a été tué si vous voulez employer le mot dans un sens élargi. Pour être plus précise, son esprit a été totalement détruit ; il a été placé en robloc, définitivement et irréversiblement.

— Et on en accuse le Dr Fastolfe ?

— Ses ennemis l’accusent. Les extrémistes, qui veulent que seuls les Spatiens se répandent dans la Galaxie, qui souhaitent faire disparaître les Terriens de l’Univers, affirment qu’il est coupable. Si ces extrémistes arrivent à manipuler une autre élection dans les prochaines semaines, ils s’empareront certainement de tout le contrôle du gouvernement, avec des résultats inimaginables.

— Pourquoi ce robot a-t-il une telle importance politique ? Je ne comprends pas.

— Je n’en suis pas certaine moi-même. Je ne prétends pas comprendre la politique auroraine. Je crois comprendre que les anthropoïdes étaient mêlés en quelque sorte aux plans des extrémistes et que cette destruction les a rendus furieux. (Elle fronça le nez.) Je trouve leur politique très déconcertante et je ne ferais que vous égarer en essayant de l’interpréter.

Baley fit un effort pour se maîtriser sous le regard appuyé du sous-secrétaire. Il demanda à voix basse :

— Pourquoi suis-je ici ?

— A cause de Fastolfe. Une fois déjà, vous êtes allé dans l’espace afin de résoudre une affaire de meurtre et vous avez réussi. Fastolfe veut que vous tentiez l’aventure encore une fois. Vous devez aller à Aurora et découvrir qui est responsable du robloc. Il pense que c’est sa seule chance de renverser le courant d’opinion.

— Je ne suis pas roboticien. Je ne sais rien d’Aurora…

— Vous né saviez rien de Solaria non plus, pourtant vous vous êtes débrouillé. Le fait est, Baley, que nous tenons vivement à découvrir ce qui s’est réellement passé, tout autant que Fastolfe. Nous ne voulons pas qu’il soit abattu. S’il l’était, la Terre serait victime de l’hostilité de ces extrémistes spatiens, plus grande que tout ce que nous avons subi jusqu’ici. Nous ne voulons pas que cela arrive.

— Je ne puis assumer cette responsabilité, madame. La mission est…

— Pratiquement impossible. Nous le savons mais nous n’avons pas le choix. Fastolfe insiste et, pour le moment, il a derrière lui le gouvernement aurorain : Si vous refusez d’y aller, ou si nous refusons de vous laisser partir, nous aurons à affronter la fureur d’Aurora. Si vous y allez, et si vous réussissez, nous serons sauvés et vous serez récompensé en conséquence.

— Et si j’échoue ?

— Nous ferons de notre mieux pour faire en sorte que la responsabilité soit uniquement la vôtre et pas celle de la Terre.

— Autrement dit, notre gouvernement sauvera sa peau.

— Il serait plus charitable de dire que vous serez jeté aux loups dans l’espoir que la Terre n’aura pas trop à souffrir. Un homme n’est pas un prix trop élevé à payer pour notre planète.

— Il me semble que puisque je suis certain d’échouer, je ferais mieux de ne pas y aller.

— Vous savez bien que c’est impossible, répliqua Demachek d’une voix posée. Aurora vous réclame et vous ne pouvez refuser… Et pourquoi le voudriez-vous ? Voilà deux ans que vous cherchez à aller sur Aurora et que vous vous irritez de ne pas obtenir notre autorisation.

— Je voulais y aller, pacifiquement, pour solliciter de l’aide pour notre établissement sur d’autres mondes, pas pour…

— Vous pourrez quand même essayer d’obtenir leur aide, pour votre rêve de colonisation, Baley. Après tout, supposons que vous réussissiez. Ce sera peut-être le cas. Alors Fastolfe vous devra une fière chandelle et fera plus pour vous, infiniment plus, qu’il n’aurait fait autrement. Et nous serions nous-mêmes assez reconnaissants pour vous aider. Est-ce que cela ne vaut pas le risque ? Même si vos chances de réussite sont bien faibles, ces chances seraient inexistantes si vous n’y alliez pas. Réfléchissez à cela, Baley, je vous en prie… mais pas pendant longtemps.

Baley pinça les lèvres et finalement, comprenant qu’il n’avait pas le choix, il demanda :

— Combien de temps ai-je pour…

Demachek l’interrompit calmement :

— Voyons, est-ce que je ne viens pas de vous expliquer que nous n’avons pas le choix, et pas le temps non plus ? Vous partez dans un peu moins de six heures.

5

Le cosmoport était situé à l’est de la Ville, dans un secteur quasi désert qui était, strictement parlant, à l’Extérieur. Mais cela était compensé par le fait que les bureaux, les guichets et les salles d’attente se trouvaient dans la Ville et que l’on approchait des vaisseaux dans des véhicules, par un passage couvert. Traditionnellement, tous les lancements avaient lieu la nuit, si bien que l’obscurité atténuait aussi l’effet de l’Extérieur.

Le cosmoport n’était pas très animé, si l’on considérait la population de la Terre. Les Terriens quittaient très rarement la planète et le trafic se réduisait surtout à une activité commerciale dirigée par des robots et des Spatiens.

Elijah Baley, attendant que le vaisseau soit prêt pour l’embarquement, se sentait déjà coupé de la Terre.

Bentley était assis à côté de lui et tous deux se taisaient, plongés dans de sombres pensées. Finalement, Ben marmonna :

— Je ne pensais pas que maman voudrait venir.

— Je ne le pensais pas non plus. Je me souviens de son attitude quand je suis allé à Solaria. Ceci n’est pas différent.

— Est-ce que tu as réussi à la calmer ?

— J’ai fait ce que j’ai pu, Ben. Elle s’imagine que mon vaisseau va s’écraser ou que les Spatiens me tueront, une fois que je serai à Aurora.

— Tu es revenu de Solaria.

— Elle n’en redoute que plus que je prenne un second risque. Elle pense que la chance m’abandonnera. Cependant, elle se remettra. Occupe-toi d’elle, Ben. Passe le plus de temps possible avec elle et, quoi que tu fasses, ne parle pas de partir coloniser une nouvelle planète. C’est surtout ça qui l’inquiète, tu sais. Elle a peur que tu partes bientôt, dans les années qui viennent. Elle sait qu’elle ne pourra pas y aller et croit qu’elle ne te reverra plus.

— Ça se pourrait, dit le jeune homme. C’est bien ce qui pourrait se passer.

— Tu peux facilement affronter ça, peut-être, mais pas elle, alors n’en parle pas pendant mon absence. D’accord ?

— D’accord… Je crois que c’est Gladïa qui l’inquiète un peu.

Baley se redressa vivement.

— Est-ce que tu as…

— Je n’ai pas dit un mot. Mais elle a vu ce truc en Hyperonde, tu sais, et elle sait que Gladïa est sur Aurora.

— Et alors ? C’est une grande planète. Tu te figures qu’elle va m’attendre au cosmoport ?… Par Jehosaphat, Ben, elle ne sait donc pas que cette fichue dramatique était de la fiction, pour les neuf dixièmes ?

Ben changea de conversation.

— Ça fait tout drôle de te voir assis là sans aucun bagage.

— J’en ai déjà dix fois trop. J’ai les vêtements que je porte, n’est-ce pas ? Ils m’en débarrasseront dès que je serai à bord, pour les traiter chimiquement et les larguer dans l’espace. Ensuite, ils me fourniront toute une garde-robe entièrement neuve, après m’avoir personnellement désinfecté, nettoyé et astiqué, à l’intérieur comme à l’extérieur. Je suis déjà passé par là.

Le silence retomba, et Ben hasarda :

— Tu sais, papa…

Il s’interrompit, fit une nouvelle tentative, et n’alla pas plus loin. Baley le regarda fixement.

— Qu’est-ce que tu cherches à me dire, Ben ?

— Ma foi, papa, je suis peut-être idiot de te dire ça, mais je crois que je le dois. Tu n’as pas l’étoffe d’un héros. Même moi, je ne l’ai jamais pensé. Tu es un chic type et le meilleur père qu’on puisse rêver, mais tu n’es pas du genre héros.

Baley grogna.

— Tout de même, poursuivit Ben, quand on réfléchit, c’est bien toi qui as effacé Spacetown de la carte ; c’est toi qui as amené Aurora dans notre camp ; c’est toi qui as mis en train tout ce projet de colonisation d’autres mondes. Tu as fait plus pour la Terre, papa, que tous les gens du gouvernement réunis. Alors pourquoi n’es-tu pas plus apprécié ?

— Parce que je ne suis pas du genre héros et parce qu’on m’a imposé ce stupide spectacle en Hyperonde. Ça a fait de moi l’ennemi de tous les policiers sans exception ; ça a bouleversé ta mère et m’a affublé d’une réputation à laquelle je suis incapable de faire honneur.

Le voyant s’alluma sur son communicateur-bracelet et il se leva.

— Il faut que j’y aille, maintenant, Ben.

— Je sais. Mais ce que je voulais te dire, papa, c’est que moi, je t’apprécie. Et cette fois, quand tu reviendras, ce ne sera pas seulement moi mais tout le monde.

Baley se sentit fondre. Il hocha simplement la tête, posa une main sur l’épaule de son fils et marmonna :

— Merci. Prends bien soin de toi en mon absence… et aussi de ta mère.

Il s’éloigna sans se retourner. Il avait dit à Ben qu’il allait à Aurora discuter le projet de colonisation. Si cela avait été le cas, peut-être serait-il rentré triomphalement. Mais dans ces circonstances…

Il se dit : « Je vais revenir en disgrâce… si jamais je reviens ! »

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