9

Il était énorme et vivant, moteurs au ralenti comme un jet transatlantique, crachant l’eau de mer par brefs soupirs pneumatiques sur fond de grondement vibrant. Laura entendait des engins robots siffler autour d’elle dans le noir, tournant en rond avant d’atterrir sur la coque. Bruit malsain d’insectes piqueurs. Elle ne pouvait les voir mais elle savait que les machines la voyaient, elle, éclairée par sa propre chaleur corporelle.

Le pneumatique aborda le submersible en douceur – petite secousse élastique.

Les marins grimpèrent par une échelle de corde amovible jetée sur la courbe sombre de la coque. Henderson attendit qu’ils soient montés. Puis il écarta de ses yeux une mèche de cheveux mouillés et la prit par le bras.

« Ne faites pas de conneries, lui dit-il. Ne criez pas, ne faites pas l’intéressante, ne jouez pas les emmerdeuses. Je vous ai sauvé la vie. Alors, ne me gênez pas. Parce qu’autrement vous mourrez. »

Il la fit monter devant elle. Les barreaux lui faisaient mal aux mains, et sous ses pieds nus l’acier glissant était aussi glacial que l’eau des abysses. La partie horizontale de la coque allait se perdre à l’infini dans les ténèbres. Derrière elle, la tourelle se dressait à dix mètres de haut. Les longues arêtes d’antennes noires et blanches jaillissaient de sa crête.

Une douzaine d’autres marins étaient regroupés sur le pont, vêtus de pantalons élégants et de tuniques à manches longues à galons dorés. Ils s’occupaient des engins robots, les faisant redescendre par toute une série d’écoutilles béantes. Ils se déplaçaient sur la pointe des pieds, avec une étrange démarche voûtée. Comme s’ils trouvaient oppressant ce ciel noir et vide.

L’équipage du pneumatique hissa prestement l’embarcation à l’aide d’élingues tirées à la main. Ils le dégonflèrent, chassant l’air en une danse espagnole démente, puis fourrèrent dans un sac en toile la masse de caoutchouc humide.

En quelques minutes, tout était terminé. Ils regagnaient déjà leur vaste terrier d’acier, comme des rats. Henderson propulsa Laura vers une écoutille ouverte dans un retrait de la coque. Le disque métallique s’enfonça sous ses pieds. Le couvercle de l’écoutille se rabattit sur sa tête dans un chuintement de vérin ; il se referma avec un bruit sourd qui lui fit claquer les tympans.

Ils émergèrent de l’ascenseur dans une vaste soute cylindrique éclairée de pâles ampoules jaunes. Elle possédait deux niveaux : un pont inférieur, sous ses pieds nus, en plaques métalliques, et un pont supérieur, en métal déployé. Les proportions étaient caverneuses : soixante-dix mètres de long ; tous les dix mètres, les parois étaient interrompues de part et d’autre par la saillie massive de puits d’ascenseurs. Des puits de trois mètres de diamètre, des silos d’acier, la base encombrée de prises et de câbles électriques. Comme des cuves biotechnologiques, songea-t-elle, de vastes bacs de fermentation.

Chaussée de sandales à semelles en caoutchouc, une vingtaine de marins arpentaient sans bruit les passerelles étroites entre les silos. Ils travaillaient sur les hélicos robots, appliqués et silencieux. Odeur d’encens de l’huile d’aviation brûlante mêlée à celle de la poudre sur le fond des culasses. Ambiance mêlée de guerre, d’industrie et d’église.

Le compartiment était peint en bleu ciel, les tubes en bleu nuit. Henderson se dirigea vers l’arrière. Tandis qu’il la précédait, Laura effleura la surface de latex froid d’un tube, curieuse. Quelqu’un y avait laborieusement peint au pochoir de bêtes étoiles à cinq branches, des comètes avec des queues de bande dessinée, de petits Saturnes aux anneaux jaunes. Comme sur les planches de surf – de l’art pauvre, onirique.

Certains silos avaient été découpés au chalumeau, dévoilant leurs entrailles bardées d’outils mystérieux. On était en train de les adapter au lancement d’engins robots. Les autres, plus anciens, semblaient intacts. Certains servaient encore à leur fonction première, quelle qu’elle pût être.

Henderson manœuvra le volant au centre d’une porte étanche. Elle s’ouvrit avec un bruit de bouteille isotherme. Ils se glissèrent au travers pour pénétrer dans une sorte de caveau aux parois insonorisées évoquant des cartons à œufs.

Laura sentit le monde s’incliner subtilement sous ses pieds. Cascade des ballasts qui s’emplissent, grondement lointain des moteurs. Le sous-marin entamait sa plongée. Puis un étonnant concert de claquements, craquements et autres cliquetis, à mesure que la pression croissait sur la coque.

Au sortir du caveau, ils débouchèrent dans une autre salle inondée de lumière blanche immaculée : rampes fluorescentes au plafond, étrange éclat laser d’un spectre trichrome, découpant chaque objet avec une précision surréaliste. Une espèce de poste de commandement, avec une profusion d’appareillages bariolés comme un arbre de Noël. Longues consoles inclinées, constellées de rangées d’interrupteurs, d’écrans clignotants, de cadrans vitrés aux aiguilles tressautantes. Des marins en short, cheveux en brosse, étaient assis devant, installés dans de somptueux sièges pivotants capitonnés.

La salle était bondée ; Laura remarquait de plus en plus de marins dont la tête apparaissait derrière les amas denses de tuyauteries et d’écrans de contrôle. La salle était bourrée d’équipement du sol au plafond, au point qu’elle n’en distinguait pas les murs. Les hommes étaient coude à coude, tous serrés dans leur mystérieuse petite niche ergonomique. Comme une douille où ils se visseraient.

L’accélération se fit sentir ; Laura tituba légèrement. Quelque part, un faible gémissement aigu, un tremblement liquide, tandis que la grande masse d’acier prenait de la vitesse.

Pile devant elle s’ouvrait une dépression de la taille d’une baignoire. Un homme y était assis, un gros casque capitonné sur la tête, un volant cannelé entre les mains. On aurait dit une poupée entourée de matériel hi-fi coûteux. Juste au-dessus de sa tête, se trouvait une saillie bordée d’un joint gris, portant inscrit au pochoir : FEU ANTICOLLISION – BASCULER POUR ALLUMER. L’homme avait le regard fixé sur une demi-douzaine de cadrans circulaires.

C’était le pilote, se dit Laura. Pas moyen de regarder dehors dans un sous-marin. Juste des cadrans.

Bruits de pas sur un escalier en colimaçon, au fond de la salle – quelqu’un descendait du pont supérieur. « Hesseltine ?

— Yo ! » dit Henderson, jovial. Il tira Laura par le poignet et elle se cogna rudement l’épaule contre une colonne verticale. « Venez », insista-t-il, la traînant à sa suite.

Ils se faufilèrent dans le dédale pour rencontrer leur interrogateur. Le nouvel arrivant était corpulent, cheveux bruns bouclés, lèvres boudeuses, paupière lourde, œil solennel. Il portait des épaulettes, un insigne élaboré sur la manche et un béret de marin sur la ganse noire duquel était inscrit en lettres d’or : RÉPUBLIQUE DU MALI. Il serra la main d’Henderson/Hesseltine. Exaspérée, Laura les entendit se mettre à parler couramment en français.

Ils gravirent l’escalier en spirale, empruntèrent une étroite coursive plongée dans la pénombre. Les souliers d’Hesseltine couinaient audiblement. Les deux hommes bavardaient toujours en français, avec enthousiasme.

L’officier leur présenta un groupe d’étroites cabines de douche. « Super », dit Hesseltine, et il y pénétra en tirant Laura derrière lui. Pour la première fois, il lui lâcha le poignet. « Prête à prendre votre douche toute seule, comme une grande ? Ou est-ce qu’il va falloir que je vous aide ? »

Laura le fixa sans rien dire.

« Relax », dit-il. Il ouvrit la fermeture à glissière de son gilet. « Vous êtes dans le camp des bons, à présent. On va vous apporter des habits neufs. Après, on mangera. » Il lui sourit, vit que ça ne marchait pas et se renfrogna. « Bon. Écoutez : qu’est-ce que vous fichiez sur ce bateau ? Vous ne vous êtes pas reconvertie dans les banques de données, non ? Encore une histoire d’agent double ?

— Non, bien sûr que non !

— Vous avez une raison particulière de regretter ces criminels ? »

L’amoralité de cette remarque l’abasourdit. C’étaient quand même des êtres humains. « Non », laissa-t-elle échapper, presque malgré elle.

Hesseltine retira sa chemise, révélant un torse étroit, bronzé et musculeux.

Elle lorgna discrètement son gilet. Elle savait qu’il y avait glissé une arme, quelque part.

Il surprit son regard et ses traits se durcirent. « Écoutez. Ça va être bien simple. Vous entrez sous la douche et n’en sortez que quand on vous le dira. Ou gare… »

Elle entra sous la douche, ferma la porte, ouvrit l’eau. Elle resta dans la cabine dix minutes durant lesquelles elle reçut une trentaine de centilitres d’eau brumisée par ultrasons. Elle rinça le sel qui restait sur ses vêtements, et se lava les cheveux avec un peu de savon acide.

« Parfait », lui cria Hesseltine. Elle sortit de la cabine, vêtue de nouveau du ciré. Hesseltine était impeccable. Il avait revêtu un uniforme bleu marine et laçait ses chaussures de revue. Quelqu’un avait préparé pour elle une tenue en éponge : pantalon élastique, sweater à capuche.

Elle enfila le pantalon, lui tourna le dos, se défit du ciré et se glissa rapidement dans le sweater. Elle se retourna, découvrit qu’il l’avait contemplée dans la glace. Ni désir ni même appréciation dans ce regard, mais une expression glaciale, vacante, celle d’un gamin mauvais en train de tuer méthodiquement un insecte.

À l’instant où elle se retournait, ce regard disparut comme par magie.

À aucun instant il ne l’avait lorgnée à la dérobée. Hesseltine était un gentleman. C’était une situation embarrassante mais obligée que l’un et l’autre se devaient de dominer en adultes. Quelque part, c’était ce qu’Hesseltine était en train de lui transmettre, tout en se penchant pour lacer ses chaussures. Il irradiait le mensonge. Par tous les pores, comme de la sueur.

Un marin les attendait hors des douches, un ancien, sec et noueux, moustaches grises et regard lointain. Il les conduisit vers l’arrière à une cabine fort exiguë où la coque formait un toit en pente, arrondi. La taille était en gros celle d’une cabane à outils. Quatre marins d’une pâleur mortelle, manches relevées et col ouvert, étaient assis autour d’une table à café minuscule et faisaient une partie de dames.

L’officier de langue française était là. « Asseyez-vous », dit-il en anglais. Laura s’assit sur l’étroite banquette le long de la cloison, assez près de l’un des quatre hommes pour sentir le parfum floral de son déodorant.

En face d’elle, collées à la cloison incurvée, des affiches présentaient les portraits idéalisés d’hommes en grand uniforme. Elle lut rapidement les noms : DE GAULLE ; JARUZELSKI. Insensé.

« Je m’appelle Baptiste, se présenta le marin. Officier politique à bord de ce vaisseau. Nous devons avoir une discussion. » Deux secondes de pause. « Voulez-vous du thé ?

— Oui », dit Laura. La brumatisation de la douche n’avait pas suffi à la désaltérer. Elle se sentait la gorge parcheminée, desséchée par le choc et par l’eau de mer. Elle fut prise d’un frisson soudain.

Elle ne s’illusionnait pas sur sa capacité à maîtriser la situation. Elle était aux mains d’assassins. Cela la surprit même qu’on fît ainsi mine de la consulter sur son propre destin.

Ils devaient malgré tout vouloir lui extorquer quelque chose. Laura regarda Hesseltine ; ce qui se dépeignait sur ce maigre visage de fouine, elle aurait pu le racler de sous une botte. Elle se demanda à quel point elle désirait vivre. Ce qu’elle était prête à sacrifier pour ça.

Hesseltine se moqua d’elle. « Ne faites donc pas cette tête, euh… Laura. Cessez de vous tourmenter. Vous êtes en parfaite sécurité, désormais. » Baptiste lui jeta un regard cynique sous ses lourdes paupières. Une soudaine cascade de claquements métalliques, effet de la pression, résonna des parois. Laura sursauta comme une antilope. L’un des quatre marins déplaça languissamment un pion de l’index.

Elle regarda Hesseltine, puis prit une tasse offerte par Baptiste et but. C’était tiède et sucré. L’empoisonnaient-ils ? Quelle importance… Elle pouvait mourir selon leur bon vouloir.

« Je m’appelle Laura Day Webster, leur dit-elle. Associée du groupe industriel Rizome. Je vis à Galveston, Texas. » Tout cela sonnait pathétiquement fragile et lointain.

« Vous frissonnez », observa Baptiste. Il se bascula en arrière pour monter le thermostat sur la cloison. Même ici, dans cette espèce de salle de loisirs, la paroi était ridiculement encombrée : la grille d’un haut-parleur, un ionisateur d’air, une prise électrique à huit broches protégée des surcharges, une pendule murale qui affichait 12 :17, Temps Universel.

« Bienvenue à bord du SNLE Thermopyles », dit Baptiste.

Laura ne dit rien.

« Z’avez avalé votre langue ? » dit Hesseltine. Rire de Baptiste.

« Allons, reprit Hesseltine. Vous jacassiez comme une pie quand vous me preniez pour un de ces fichus pirates informatiques.

— Nous ne sommes pas des pirates, madame Webster, dit Baptiste, apaisant. Nous sommes la police mondiale.

— Vous n’êtes pas Vienne, dit Laura.

— Il parle de la véritable police, s’impatienta Hesseltine. Pas de cette bande de bureaucrates au cul de plomb. »

Laura frotta son œil irrité. « Si vous êtes de la police, alors suis-je en état d’arrestation ? »

Hesseltine et Baptiste échangèrent un mâle ricanement devant pareille naïveté. « Nous ne sommes pas des légalistes bourgeois, dit le second. Nous ne prononçons pas d’arrestations.

— Les seuls arrêts qu’on prononce, ce sont des arrêts… cardiaques », conclut Hesseltine, en se tapotant les dents de l’ongle du pouce. Il se croyait vraiment drôle. « Je vous ai vue à la télé singapourienne, dit-il soudain à Laura. Vous vous disiez opposée aux planques informatiques, vous vouliez qu’on les fasse fermer. Mais on peut dire que vous vous y êtes prise comme un manche. Les banquiers – mes anciens associés, voyez-vous –, ils étaient pliés en quatre en vous voyant servir cette salade démocrate au Parlement. »

Il se versa du thé. « Bien sûr, ce sont en majorité des réfugiés à l’heure qu’il est, sans compter que bon nombre de ces salauds ont été envoyés par le fond. Pas grâce à vous, toutefois ; vous vouliez plutôt les soumettre par la séduction. Vous, une vraie de vraie cow-boy du Texas ! Une chance qu’ils aient pas tenté la même chose à Alamo… »

Un autre marin bougea une pièce sur le damier et le troisième réagit par un juron. Laura sursauta.

« Faites pas attention à eux, s’empressa d’observer Baptiste. Ils sont hors quart.

— Quoi ? fit Laura, ahurie.

Hors quart », répéta-t-il, impatienté, comme si cela le gênait. « Ils font partie de l’équipage bleu. Nous, nous sommes le rouge.

— Oh !… Et à quoi jouent-ils ? »

Il haussa les épaules. « Aux U-dames.

— Les U-dames ? C’est quoi, ça ?

— Un genre de bataille navale. »

Hesseltine prépara, braqua et tira un sourire dans sa direction. « Les équipages de sous-marin… Une race vraiment à part. Des types supérieurement entraînés, disciplinés. Un corps d’élite. »

Les quatre bleus plongèrent le nez sur leur damier. Ils refusèrent de le regarder.

« C’est une situation délicate », observa Baptiste. Il parlait d’elle, pas de lui. « Nous ne savons guère quoi faire de vous. Voyez-vous, la justification de notre existence, c’est de protéger les gens comme vous.

— Pas possible ?

— Nous sommes le bras armé de l’ordre mondial en gestation.

— Pourquoi m’avez-vous amenée ici ? demanda Laura. Vous auriez pu me descendre. Ou me laisser me noyer.

— Oh ! allons donc ! fit Hesseltine.

— C’est l’un de nos meilleurs agents, expliqua Baptiste. Un véritable artiste.

— Merci.

— Évidemment, il sauverait une jolie femme en fin de mission – il serait incapable de résister à cette ultime touche dramatique !

— C’est moi tout craché, reconnut Hesseltine.

— C’est vrai ? dit calmement Laura. Vous m’avez sauvée sur un simple coup de tête ? Après avoir tué tous ces gens ? »

Hesseltine la dévisagea. « Mais c’est que d’ici une minute elle va me traiter de bébert… Vous vous imaginez peut-être qu’ils m’auraient pas tué, moi, s’ils avaient su qui j’étais au juste ? C’était pas une de vos histoires d’espionnage industriel à la Mickey Mouse, au cas où vous seriez pas au courant… J’ai risqué ma vie durant des mois sous une couverture à toute épreuve, au nom des plus hauts enjeux géopolitiques ! Ces mecs de la Yung Soo Chim s’y entendent comme personne pour vérifier votre curriculum, et mes moindres faits et gestes étaient surveillés. »

Il s’appuya contre le dossier. « Mais est-ce que j’en tire gloriole ? Ben merde, non, même pas. » Il plongea le nez dans sa tasse. « Je veux dire, c’est la rançon de l’action clandestine, pas de gloire…

— C’était une opération extrêmement délicate, dit Baptiste. Comparez à la Grenade. Notre attaque contre les criminels de Singapour était d’une précision chirurgicale, presque sans effusion de sang. »

Laura se rendit compte de quelque chose. « Vous attendez ma reconnaissance.

— Ben ouais, dit Hesseltine en levant les yeux. Un minimum de gratitude serait pas déplacé, après tous les efforts qu’on a dû se taper. »

Il sourit à Baptiste. « Regardez-moi c’te tête ! Vous auriez dû l’entendre au Parlement, en faire des tartines et des tartines sur la Grenade. La belle baraque que lui avaient refilée ces rastas est partie en fumée sous le tapis de bombes. Ça lui a flanqué les boules. »

C’était comme s’il l’avait piquée au vif. « Vous avez tué Winston Stubbs sous mon toit ! Alors que j’étais debout à côté de lui. Mon bébé dans les bras.

— Oh ! dit Baptiste en se détendant ostensiblement. Le meurtre de Stubbs. Ce n’était pas nous. C’était un coup de Singapour.

— Je n’en crois rien, dit Laura, en se laissant retomber contre la banquette. On a eu un communiqué du FAIT revendiquant l’attentat !

— Un sigle ne signifie pas grand-chose, observa Baptiste. Le FAIT était un ancien groupe activiste. Rien de comparable à nos opérations modernes… En vérité, c’étaient les commandos Merlions de Singapour. Je ne crois pas que le gouvernement civil singapourien ait été même au courant de leurs actions.

— Un ramassis d’ex-paras, de bérets, de spetsnaz, ce genre de types, poursuivit Hesseltine. Ils ont tendance à se défouler un peu. Je veux dire… faut voir les choses en face : ce sont des types qui ont consacré leur vie à l’art de la guerre. Et puis tout d’un coup, vous êtes au courant, abolition, convention de Vienne. Un jour, ils sont le bouclier de la nation, le lendemain, ce sont des clodos, y reçoivent leur feuille de démobilisation, point final.

— Des hommes qui naguère ont commandé des armées, manipulé les milliards de fonds gouvernementaux, récita Baptiste, funèbre. Et aujourd’hui, des non-entités. Rejetés. Purgés. Voire calomniés.

— Par des avocats ! reprit Hesseltine, qui s’animait. Et des ramollis de pacifistes ! Qui aurait cru ça, je vous demande ? Mais quand c’est arrivé, ça a été si soudain…

— Les armées appartiennent aux États-nations, expliqua Baptiste. Il est difficile d’instaurer une authentique loyauté militaire envers une institution plus moderne, supranationale… Mais à présent que nous avons notre pays à nous – la république du Mali –, le recrutement a remarquablement repris.

— Et ça aide, aussi, de se retrouver, par le fait, avec le rôle des bons dans le jeu mondial, ajouta, désinvolte, Hesseltine. Le premier abruti de mercenaire se battra, contre espèces sonnantes et trébuchantes, pour la Grenade ou Singapour, ou n’importe quel régime de massacreur de jungle africaine. Mais nous, on a des gars vraiment engagés qui savent reconnaître la menace mondiale et sont prêts au combat. Pour la justice. » Il se cala le dos, croisa les bras.

Elle savait qu’elle n’en supporterait pas un mot de plus. Elle arrivait encore plus ou moins à se contenir, mais c’était un cauchemar éveillé. Elle l’aurait encore compris s’ils avaient été des bourreaux nazis prompts à claquer les talons… Mais découvrir ce petit Français obséquieux et ce brave-p’tit-gars psychotique au regard vacant… Ce comportement d’une parfaite banalité, cette totale absence d’âme…

Elle sentait les parois d’acier se refermer sur elle. Dans une minute, elle allait hurler.

« Z’avez l’air un rien pâlotte, remarqua Hesseltine. On va vous donner à bouffer, ça vous requinquera. La bouffe est toujours super à bord d’un sous-marin. C’est une tradition, dans la marine. » Il se leva. « Où sont les chiottes ? »

Baptiste lui indiqua le chemin. Il le regarda s’éloigner, admiratif. « Encore un peu de thé, madame Webster ?

— Volontiers, merci…

— Je n’ai pas l’impression que vous reconnaissiez l’authentique qualité de M. Hesseltine, gronda Baptiste en la servant. Pollard, Reilly, Sorge… il pourrait se mesurer avec les plus grands noms de l’histoire ! Un agent-né ! Une figure romantique, vraiment – mais née de son époque… Un jour, vos petits-enfants parleront de cet homme. »

Le cerveau de Laura passa en pilotage automatique. Elle se laissa dériver vers un échange surréaliste. « C’est un sacré bateau que vous avez là – euh, navire, je veux dire.

— Oui. C’est un Trident américain à propulsion nucléaire ; il coûte plus de cinq cents millions de dollars de votre pays. »

Elle acquiesça stupidement : c’est ça, oui, ah bon. « Alors comme ça, c’est un vieux sous-marin datant de la guerre froide ?

— Vecteur de missiles balistiques, précisément.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est une plate-forme de lancement.

— Quoi ? Je ne saisis pas. »

Il lui sourit. « Je crois que l’expression “dissuasion nucléaire” correspondrait au concept que vous cherchez, madame Webster.

— Dissuasion ? Dissuader qui ?

— Vienne, bien sûr. J’aurais cru la chose évidente. »

Laura but une gorgée de thé. Cinq cents millions de dollars. Propulsion nucléaire. Missiles balistiques. C’était comme s’il lui avait dit qu’on ressuscitait les cadavres à bord. C’était bien trop horrible, complètement hors de toute raison, de toute crédibilité.

Il n’y avait aucune preuve. Il ne lui avait rien montré. Ils la menaient en bateau au propre et au figuré. Jouaient les illusionnistes. C’étaient des menteurs. Elle n’en croyait pas un mot.

« Vous n’avez pas l’air troublée, remarqua Baptiste, appréciateur. Vous n’avez pas de blocage superstitieux à l’égard des dangers pernicieux de l’énergie nucléaire ? »

Elle fit non de la tête, préférant s’abstenir de parler.

« Jadis, il y avait des dizaines de sous-marins nucléaires, poursuivit Baptiste. La France en avait. Et les Anglais, les Américains, les Russes. L’entraînement, les techniques, les traditions : tout était parfaitement établi. Vous ne courez aucun risque, ces hommes sont parfaitement formés, à partir des cours et des documents d’origine. Plus quantité d’améliorations récentes !

— Aucun risque.

— Aucun.

— Alors, qu’allez-vous faire de moi ? »

Il hocha la tête, avec regret. Une sonnerie tinta. L’heure de la soupe.

Baptiste retrouva Hesseltine et les conduisit tous les deux au mess des officiers. C’était une méchante pièce fort exiguë, tout près du tintamarre cliquetant et chuintant des cuisines. Ils s’installèrent à une table carrée solidement ancrée au sol, sur des chaises métalliques recouvertes de vinyle jaune et vert. Trois officiers étaient déjà assis, servis par un cuisinier portant tablier et toque de papier.

Baptiste présenta les officiers ; le lieutenant, le second et l’enseigne de vaisseau – qui se trouvait être le cadet de la troupe. Il n’indiqua aucun nom et ça ne parut pas leur manquer. Ils étaient européens, allemands peut-être, et le troisième avait l’air russe. Tous parlaient l’anglo-réseau.

Il était clair, depuis le début, que c’était le jour d’Hesseltine. Laura était une espèce de trophée de guerre remporté par Hesseltine, blonde friandise sur laquelle la caméra pourrait s’attarder à loisir lors des respirations de sa biographie cinématographique. Elle n’avait rien à dire – et d’ailleurs on ne lui demandait rien. Les membres d’équipage lui adressaient ces regards étranges et troubles, faits de regret, de spéculation et d’une espèce de crainte superstitieuse franchement tordue. Ils piochèrent dans leur repas : des plateaux micro-ondes recouverts d’une feuille d’alu et marqués « Aero Cubana : Clasa Primera. » Laura tripota son plateau. Aero Cubana. Elle avait volé sur Aero Cubana, avec David à son côté et le bébé sur ses genoux. David et Loretta. Ô Seigneur…

Les officiers se montrèrent d’abord nerveux, dérangés et excités par la présence d’intrus. Hesseltine, suintant le charme, leur offrit un récit circonstancié, de première main, de leur attaque contre l’Ali-Khamenei. Son vocabulaire était bizarre : émaillé de « frappes », d’« impacts », d’« acquisition de cible », sans jamais la moindre évocation de victimes brûlées et lacérées. Finalement, son enthousiasme rompit la glace et les officiers se mirent à bavarder plus librement, dans un jargon pesant presque entièrement constitué d’acronymes.

Ç’avait été une journée grisante pour ces officiers de l’équipe rouge. Après des semaines, voire des mois, de ce qui n’avait pu être qu’une corvée inhumainement suffocante, ils avaient réussi à traquer et détruire une « cible terroriste dure ». Ils allaient apparemment en être récompensés – il y avait des allusions mystérieuses à des « bains hollywoodiens », quoi que cela puisse signifier. L’équipe jaune, actuellement de quart, allait à présent passer ses six heures de service à fuir – tâche passionnante ! – au fond de l’océan Indien. Quant à l’équipe bleue, elle avait perdu toute chance de contribuer à l’opération, ce dont elle concevait une amertume extrême.

Laura se demanda ce qu’ils cherchaient à fuir. Les missiles – des Exocets, c’était leur terme – avaient volé plusieurs kilomètres avant de frapper. Ils pouvaient avoir été lancés depuis n’importe quel navire de surface présent dans le détroit, voire depuis les côtes de Sumatra. Personne n’avait vu le submersible.

Et comment pourrait-on en soupçonner l’existence ? Un sous-marin était un monstre d’une ère passée. Il était inutile – conçu uniquement pour tuer – il n’existait pas de « sous-marin cargo » ou de « sous-marin garde-côte » ou de « sous-marin de sauvetage ».

Certes, il y avait bien de petits engins de recherche à grande profondeur, des bathyscaphes ou Dieu sait quoi – tout comme existaient encore quelques rares engins spatiaux habités, les uns comme les autres également obscurs, patauds et ridicules d’aspect. Mais ce bâtiment-là était gigantesque. Et la vérité, ou tout du moins une crainte assez puissante pour passer pour son équivalent, était en train de s’immiscer en elle.

Cela lui rappela une histoire entendue quand elle avait une douzaine d’années. L’un de ces récits d’horreur que les gosses aiment à se raconter. L’histoire d’un garçon qui avait par accident avalé une aiguille… Pour la voir seulement réapparaître, des années ou des décennies plus tard, rouillée mais toujours intacte, à la cheville, la rotule ou le coude… entité d’acier silencieuse glissant, inconnue et indécelable, à travers son corps respirant et vivant… tandis qu’il grandissait, se mariait, accomplissait un remarquable travail professionnel… jusqu’au jour où il va voir son médecin et lui dit : Docteur, je me fais vieux, peut-être les rhumatismes, mais j’ai cette drôle de douleur qui me poignarde la jambe… Eh bien, dit aimablement le toubib, mettez-la donc sous le scanner, on va y jeter un œil… Sapristi, monsieur Tout-le-Monde, mais vous me semblez bien avoir une méchante aiguille bien septique planquée sous la rotule… Ah ! ouais, bon sang, doc, j’avais quasiment oublié mais, tout gosse, j’avais cette sale habitude de jouer avec des aiguilles ; en fait, la majorité de mon argent de poche passait dans l’achat d’aiguilles extrêmement pointues et meurtrières que je balançais à profusion dans tous les coins, mais en grandissant, je suis devenu un peu plus sage, et j’étais bien persuadé de les avoir récupérées jusqu’à la dernière

« Vous vous sentez bien ? dit Hesseltine.

— Pardon ? dit Laura.

— Nous parlions de vous, Laura. Savoir s’il valait mieux vous fourrer au ballon ou si l’on pouvait vous laisser traîner encore.

— Je ne saisis pas, dit-elle, ahurie. Vous avez des ballons ? Je croyais que vous étiez dans la marine. »

Éclat de rire faussement enjoué des officiers. Celui qui avait l’air d’origine russe remarqua que les femmes n’étaient apparemment toujours pas plus malignes. Hesseltine lui sourit comme si c’était sa première initiative correcte.

« Bon sang, lui dit-il, on va même vous les montrer. Pas de problème, Baptiste ?

— Pourquoi pas ? »

Hesseltine serra les mains alentour puis effectua une sortie étudiée. Accompagné de Baptiste et de Laura, ils pénétrèrent dans une salle à manger où trente marins de l’équipe rouge, en tenue impeccable, étaient en train de se restaurer, entassés coude à coude autour de tables pliantes. À l’entrée d’Hesseltine, ils reposèrent avec bruit leur fourchette pour l’applaudir poliment.

Hesseltine lui offrit le bras. Terrifiée par tous ces yeux de merlans frits, elle accepta l’invite. Il l’exhiba de la sorte en paradant sur l’étroit passage entre les rangées de tables. Les hommes étaient assez proches pour la toucher, cligner de l’œil, sourire ou siffler, mais pas un ne le fit, ou même ne fit mine d’en avoir l’intention. La salle était imprégnée de leur odeur : savon, shampooing, bœuf Strogonoff-haricots verts… Dans l’angle, une télé grand écran diffusait un match de boxe thaïlandaise illégale, deux Thaïs maigres et nerveux en train de s’affronter jusqu’au sang.

Ils étaient passés. Prise de frissons incoercibles, Laura lui lâcha le bras ; elle avait la chair de poule. « Qu’est-ce qu’ils ont, tous ? siffla-t-elle. Ils sont si calmes, si amorphes…

— C’est plutôt à vous qu’il faudrait poser la question ! riposta-t-il. Un masque pareil… vous rendez tout le monde nerveux. »

Ils la reconduisirent dans la première salle qu’elle avait vue, celle avec les ascenseurs. Ils émergèrent cette fois sur le pont supérieur en caillebotis. En dessous, l’équipe jaune travaillait sur les avions robots, examinant les pièces démontées étalées sur de petits carrés de bâche encombrés.

Baptiste et Hesseltine s’arrêtèrent près de l’un des silos soigneusement décorés. Les étoiles stylisées, les comètes chevelues… elle vit qu’il s’ornait également d’une silhouette noire, le contour sommaire d’une beauté pulpeuse et dénudée. Longues jambes tendues, cheveux rejetés en arrière, une pose d’effeuilleuse. Et une légende : TANYA « Qu’est-ce que c’est ? dit Laura.

— C’est le nom du ballon », dit Baptiste. Presque sur un ton d’excuse, comme un homme du monde contraint d’aborder un sujet délicat. « Les hommes ont fait ça… la fougue, l’entrain… enfin, vous savez ce que c’est. »

La fougue, l’entrain. Difficile d’imaginer pareils sentiments chez les hommes qu’elle avait vus à bord. « À quoi ça sert ? »

Hesseltine prit la parole : « Eh bien, on grimpe à l’intérieur, bien sûr, et… » Il marqua un temps. « Vous n’êtes pas lesbienne, n’est-ce pas ?

— Quoi ? Non…

— Enfin, tant pis, je suppose… Si vous n’êtes pas homo, les options spéciales ne vous seront pas d’un grand secours… Mais enfin, même sans les simulations, on dit que c’est très relaxant. »

Laura eut un mouvement de recul. « Et ils sont tous… comme ça ?

— Non, dit Baptiste. Certains sont des tubes de lancement d’engins robots et les autres des lance-missiles. Mais cinq sont aménagés en caissons de détente – les “bains hollywoodiens”, comme disent les hommes.

— Et vous voulez que je grimpe là-dedans ?

— Si vous voulez, dit Baptiste, avec réticence. Nous n’activerons pas le mécanisme – rien ne vous touchera – vous flotterez simplement à l’intérieur, respirant, rêvant, dans de l’eau de mer agréablement chauffée.

— Histoire de vous garder à l’abri quelques jours, ajouta Hesseltine.

— Quelques jours ?

— Ils sont très perfectionnés et très bien conçus, intervint Baptiste, ennuyé. Ce n’est pas une invention à nous, vous savez.

— Quelques jours, ce n’est rien ! reprit Hesseltine. Maintenant, s’ils vous y laissaient quelques semaines, alors là, vous commenceriez peut-être à voir votre Personnage Optimal et toutes sortes de trucs tordus… Mais en attendant, vous serez en parfaite sécurité et parfaitement heureuse. Et nous, nous saurons où vous êtes. Ça vous va ? »

Laura hocha imperceptiblement la tête. « Si vous pouviez plutôt me trouver une simple couchette… dans un coin, quelque part… moi, ça ne me dérange pas.

— Y a pas beaucoup d’intimité, avertit Baptiste. On est plutôt surpeuplés. » Il semblait toutefois soulagé. Ravi qu’elle ne mobilise pas le cinquième de ses précieux caissons.

En revanche, Hesseltine fronça les sourcils. « Bien, mais je ne veux pas vous entendre râler ensuite.

— Non, non. »

Hesseltine semblait impatient. Il lorgna son multiphone de plongée. « Il me faut absolument une liaison hertzienne avec le QG pour mon rapport.

— Faites, je vous en prie, dit Laura. Vous en avez fait plus qu’assez pour moi. Je suis sûre que je saurai me débrouiller, vraiment.

— Waouh, dit Hesseltine. Mais ça ressemblerait presque à un merci ! »


Ils lui trouvèrent une place dans la buanderie, antre humide et rempli de vapeur, puant le détergent et encombré de machines aux angles vifs : une simple couchette étroite qu’on déployait sur ses rails chromés coulissants. Des draps pendaient, suspendus à une forêt de tuyaux gris passant au-dessus. À l’intérieur, deux presses à vapeur, antiques essoreuses de laverie.

La pièce accueillait aussi des piles de cartons emballés contenant de vieux films d’Hollywood, les gros, les mécaniques, ceux qu’on passait sur des projecteurs. Tous soigneusement étiquetés, à la main : MONROE N°1, MONROE N°2, GRABLE, HAYWORTH, COCCONE. Il y avait un interphone au mur, un antique combiné transmettant uniquement le son, muni d’un long cordon torsadé. La vue de l’appareil lui fit aussitôt penser au Réseau. Puis à David. À sa famille, aux siens.

Elle avait disparu de leur monde. La croyaient-ils morte ? Ils la recherchaient encore, elle en était sûre. Mais dans les geôles de Singapour, dans les hôpitaux et enfin dans les morgues. Mais pas ici. Jamais.

Un marin rouge fit son lit, tendant les draps propres à gestes précis et efficaces.

Puis il exhiba une paire de cisailles chromées particulièrement inquiétantes. « Voyons voir un peu ces mains. » Les deux bracelets de plastique, reliquat des menottes, lui ceignaient toujours les poignets. Il les prit en tenaille et les maltraita jusqu’à ce qu’ils finissent par céder, non sans effort. « L’a dû falloir une sacrée lame pour couper ça, remarqua-t-il.

— Merci.

— Me remerciez pas. C’était une idée de votre copain, M. Hesseltine. »

Laura massa ses poignets à vif. « Comment vous appelez-vous, mon ami ?

— “Jim”, ça fera l’affaire. J’ai cru comprendre que vous étiez du Texas.

— Ouais. De Galveston.

— Moi aussi. Mais plus bas, sur la côte. De Corpus Christi.

— Bon sang, mais on est quasiment voisins !

— Ouais, comme qui dirait. » Jim semblait avoir dans les trente, quarante ans. Massif, les traits épais, un peu rouquin, légèrement dégarni. Il avait le teint couleur mauvais papier d’imprimante, si pâle qu’on distinguait des veines bleuâtres sur son cou.

« Puis-je vous demander quelque chose ? dit Laura. Ce que vous êtes venu faire ici ?

— Protéger les gens, répondit-il noblement. Vous protéger en ce moment même, au cas où vous auriez décidé de faire des bêtises. M. Hesseltine dit que vous êtes un drôle de petit numéro. Le genre plus ou moins politicard.

— Oh !… non, je voulais dire, comment avez-vous atterri ici ?

— Puisque vous le demandez, je vais vous le dire. » Et Jim rabattit une couchette à sommier à ressorts, encastrée dans son logement en hauteur dans le mur. Puis il s’y coinça. Il la surmontait, les jambes ballantes, le cou baissé pour éviter le plafond. « Dans le temps, j’étais pêcheur professionnel. La crevette. Mon père aussi. Et son père avant lui… Mais ils nous ont peu à peu coincés dans un étau dont on ne pouvait plus se sortir : la politique des Pêches et Chasses du Texas, un million de lois sur l’environnement. C’est pas que j’aie quelque chose contre. Seulement, la loi américaine n’arrêtait pas les Mexicains ou les Nicaraguayens. Et eux, ils trichaient. Ils épuisaient les meilleures zones de pêche, raflaient tout, puis bradaient la marchandise sur nos meilleurs marchés. Nous avons perdu notre bateau ! Tout perdu. On s’est retrouvés à l’assistance, sans rien.

— Je suis désolée, dit Laura.

— Sûrement pas autant que nous… Enfin, avec quelques-uns de mes potes dans le même pétrin, on a essayé de s’organiser, de protéger nos vies et nos familles… Mais les Texas Rangers – il y avait un sale cafard de dénonciateur dans le coup – m’ont piqué avec une arme. Et vous savez qu’on n’a plus le droit de détenir une arme aux États-Unis aujourd’hui, même pas pour protéger son propre foyer ! Bref, ça s’annonçait plutôt mal pour moi… Et puis, j’ai appris par des copains dans mon… hum… organisation… qu’il y avait des possibilités de recrutement outre-mer. Des groupes pour vous protéger, vous planquer, vous apprendre à vous battre.

« Bref, c’est comme ça que j’ai échoué en Afrique.

— L’Afrique », répéta Laura. Le seul son de ce nom la terrifiait.

Jim poursuivit : « C’est moche là-bas. Épidémies, sécheresse, guerres. L’Afrique est pleine de types comme moi. De milices. De gardes de palais. De mercenaires, conseillers, commandos, pilotes… Mais vous savez ce qui nous manquait ? Des chefs.

— Des chefs.

— Exactement.

— Depuis combien de temps êtes-vous à bord de ce sous-marin ?

— On se plaît bien, ici, dit Jim.

— Vous ne sortez jamais, n’est-ce pas. Vous ne remontez jamais, n’allez jamais en, comment dit-on…, en permission à terre ?

— C’est pas une grosse perte. Pas avec tout ce qu’on a. On est des vrais rois, ici. Des rois invisibles. Les rois de toute cette putain de planète. » Il rit tranquillement, releva les pieds sur sa couchette, petit bonhomme en sandales avec sa calvitie précoce. « Vous avez l’air plutôt crevée, hein…

— Je… » À quoi bon discuter ? « Ouais, c’est vrai.

— Allez-y, piquez un petit roupillon. Moi, je resterai assis là pour vous surveiller. »

Il ne dit pas un mot de plus.


Hesseltine se voulait sympathique. « Un peu lassant, hein ?

— Non, non, pas du tout », dit Laura. Elle se glissa hors d’atteinte, froissant les draps de sa couchette. « Tout va bien, ça ne me dérange pas.

— Vous en faites pas, reprit-il. Bonnes nouvelles ! J’ai tout réglé avec le QG pendant que vous dormiez. Y se trouve que vous êtes dans leurs fichiers – ils savent qui vous êtes ! Pour tout dire, ils m’ont même félicité de vous avoir récupérée !

— Le QG ?

— Bamako. Au Mali.

— Ah.

— Je savais bien que c’était une bonne idée, dit-il. Je veux dire, un agent comme moi apprend à agir selon ses instincts. Z’avez tout l’air d’être une nana sacrément importante, à votre petite échelle. » Sourire radieux, puis haussement d’épaules pour s’excuser. « En attendant, vous êtes quand même coincée dans c’te buanderie.

— Pas grave, répéta-t-elle. Vraiment. » Il la fixa. Ils étaient seuls dans la cabine minuscule. Silence pesant. « Je peux vous faire un peu de lessive, si vous voulez. »

Rire d’Hesseltine. « Pas con, ça, Laura. C’est marrant. Mais non, tant que vous êtes coincée ici, je pensais plutôt à des jeux vidéo.

— C’est quoi, ça ?

— Des jeux sur ordinateur, vous savez.

— Oh ! » Elle se redressa. Pour s’évader, partiellement, momentanément, de ces murs. Les fuir. Le fuir. Dans l’écran. Merveilleux. « Vous avez Gestion mondiale en simulation ? Ou peut-être le Bassin de l’Amazone ?

— Non, ce sont des jeux anciens, des années 70, 80… Ceux pratiqués par les équipages d’origine, pour passer le temps. Pas beaucoup de graphisme ni des masses de mémoire, mais intéressants quand même. Faut de l’adresse.

— Bien sûr, dit Laura. Je peux toujours essayer.

— Ou peut-être que vous aimeriez mieux lire ? Y a une super-bibliothèque à bord. Vous seriez étonnée des lectures de ces gars. Platon, Nietzche, tous les grands. Plus tout un tas d’ouvrages spécialisés…

— Spécialisés ?

— Ouais. Absolument.

— Est-ce que vous avez La Doctrine de Lawrence et l’Insurrection postindustrielle de Jonathan Gresham ? »

Les yeux d’Hesseltine s’agrandirent. « Vous me faites marcher. Où diantre avez-vous entendu parler de ça ?

— Sticky Thompson me l’a montré. » Elle s’interrompit. Elle l’avait impressionné. Elle était contente d’avoir dit ça. C’était stupide et imprudent de le révéler, de fanfaronner devant Hesseltine, mais elle était contente d’avoir réussi à le piquer au vif, à le désarçonner. Elle écarta les cheveux de devant ses yeux et se redressa. « Vous en avez un exemplaire ? Je n’en ai pas lu autant que j’aurais voulu.

— Qui est ce Thompson ?

— Un Grenadin. Le fils de Winston Stubbs. »

Sourire moqueur d’Hesseltine qui s’était déjà relevé.

« Vous ne parlez quand même pas de Nesta Stubbs ? »

Laura plissa les yeux, surprise. « Le vrai nom de Sticky serait Nesta Stubbs ?

— Non, c’est impossible. Nesta Stubbs est un psychotique. Un drogué et un tueur ! Un type comme ça, c’est du vaudou, il serait capable d’en avaler une douzaine comme vous à son petit déjeuner.

— Pourquoi ne puis-je pas le connaître ? insista Laura. Je vous connais bien, vous.

— Eh ! fit Hesseltine. J’suis pas un terroriste – je suis dans votre camp.

— Si Sticky – Nesta – savait ce que vous avez fait à ses compatriotes, il aurait sacrément plus la trouille de vous que vous de lui.

— Vraiment ! » dit Hesseltine, songeur. Il pesa quelques instants la question puis ne sembla pas mécontent. « J’espère bien ! Et il n’aurait pas tort, savez-vous !

— Il chercherait quand même à vous traquer, d’une manière ou de l’autre. S’il était au courant.

— Houlà ! Et moi, je peux vous dire que vous n’en mèneriez pas large non plus… Enfin, c’est pas un problème. On lui a déjà botté le cul une fois, et d’ici un mois ou deux il n’y aura même plus de Grenade… Écoutez, quelqu’un dans votre situation n’a pas besoin de lire un salaud de cinglé comme ce Gresham. Je vais plutôt vous faire apporter l’ordinateur.

— D’accord.

— Vous ne me reverrez pas, Laura. Ils me débarquent à la prochaine relève de l’équipe jaune. »

C’était toujours la même chose avec Hesseltine. Elle ne savait pas quoi lui dire mais il fallait qu’elle lui dise quelque chose. « On peut pas dire qu’ils vous laissent chômer, hein ?

— À qui le dites-vous… Il reste toujours le Luxembourg, vous savez. L’EFT Commerzbank. Ils se croient en sécurité, enchâssés qu’ils sont au cœur de l’Europe. Mais leur centre bancaire est à Chypre, et Chypre est une petite île sympa. Vous pouvez être sûre que je serai dans le coin, quand ils vont se mettre à cracher des pruneaux.

— Je n’en doute pas. » Il mentait. Il n’allait ni à Chypre ni ailleurs. Il était même possible qu’il ne quitte pas le bateau. Il allait sans doute au ballon, dans un caisson, se faire masser par de moites poupées gonflables hollywoodiennes tandis qu’il flotterait dans les limbes… Mais il devait avoir une raison de vouloir l’orienter sur Chypre. Ce qui pouvait signifier qu’un de ces jours ils la laisseraient repartir. Ou du moins qu’Hesseltine envisageait cette éventualité.


Mais elle ne revit pas Hesseltine.

Le temps passa. La vie à bord se déroulait selon un cycle de dix-huit heures : six heures de quart, douze de repos. Le sommeil était fractionné entre les postes de quart, de sorte que jours et nuits – comme toujours en plongée dans les abysses – perdaient toute signification. À chaque début de quart, un marin lui portait son repas et l’accompagnait aux chiottes. En prenant toujours garde de ne pas la toucher.

Ils la conduisaient toujours aux mêmes toilettes. Qui venaient toujours d’être stérilisées depuis peu. Jamais de contact avec les humeurs corporelles, songea-t-elle.

Ils la traitaient comme si elle était porteuse d’un rétrovirus. Peut-être qu’ils le croyaient. Dans le temps, les marins, une fois à terre, se ruaient pour boire tout ce qui était en bouteille, sauter tout ce qui portait jupon. Et puis toutes les filles à matelots du monde entier s’étaient mises à mourir du rétrovirus.

Mais le monde avait depuis longtemps quasiment éradiqué celui-ci. L’avait contenu tout du moins. Contrôlé.

Sauf en Afrique.

Se pouvait-il que ce soit l’équipage qui fût contaminé ?


La console de jeux vidéo était à peu près aussi intelligente qu’un multiphone de gosse. On introduisait les jeux dans l’appareil, sous la forme de petites cassettes à ressort, usées par d’interminables parties. Les graphismes étaient rudimentaires, avec de gros pixels en marches d’escalier, et le rafraîchissement d’image était bien visible, sautillant et victorien.

L’aspect rudimentaire ne la gênait pas ; les thèmes en revanche étaient incroyables.

L’un des jeux était baptisé « Missile Command ». Le joueur contrôlait des petites taches sur l’écran, censées représenter des cités. L’ordinateur attaquait celles-ci avec tout un arsenal nucléaire : bombes, avions à réaction, missiles balistiques.

La machine gagnait toujours, annihilant toute vie dans un grand éclair éblouissant. Des enfants avaient autrefois joué à ça. C’était parfaitement morbide.

Il y avait cet autre, aussi, intitulé « Envahisseurs de l’espace ». Les envahisseurs étaient des espèces de petits crabes et de démons géométriques, des sortes d’ovnis venus d’une autre planète. Figurines déshumanisées qui défilaient sur l’écran au pas de l’oie. Et qui gagnaient toujours. Vous pouviez les massacrer par centaines, même gagner quelques nouveaux forts[9] pour leur tirer dessus – à coups de faisceaux laser ? de bombes ? –, vous finissiez toujours par mourir au bout du compte. L’ordinateur gagnait toujours. C’était tellement absurde – laisser la machine gagner à chaque coup, comme si des circuits électroniques pouvaient prendre plaisir à gagner. Et chaque effort, si héroïque fût-il, finissait toujours en Armageddon. Tout cela était complètement surnaturel, tellement XXe siècle.

Il y avait un troisième jeu qui faisait intervenir une espèce de petit consommateur jaune et rond – le personnage était censé dévorer tout ce qui était en vue, y compris parfois les petits ennemis bleus lancés à sa poursuite.

En général, c’était à celui-là qu’elle jouait, en choisissant le niveau de violence le moins agressif. Ces jeux ne la passionnaient pas vraiment, mais à mesure que se succédaient les quarts et leur interminable manège d’heures creuses, elle en découvrait peu à peu la fascination obsédante… cette insouciante insistance à rompre tout lien avec la raison qui était la marque du prémillénaire. Elle y jouait à en avoir des ampoules aux mains.


La-la-lère, trois hommes dans une galère : le boucher, le boucher et le boucher… Trois marins gouvernaient le pneumatique, sous un soleil torride et un ciel infini sans nuages, sur la platitude turquoise d’un océan clapotant doucement. À eux quatre, ils constituaient la seule humanité qui eût jamais existé. Et la petite coque de caoutchouc était leur seule terre.

Ils étaient assis les uns contre les autres, vêtus de cirés à capuche fermés par des élastiques, en fin tissu métallisé. Une matière qui réfléchissait douloureusement l’éclat implacable du soleil des tropiques.

Laura retira sa capuche. Elle repoussa une mèche de cheveux graisseux. Ses cheveux avaient poussé. Depuis qu’elle avait embarqué à bord du submersible, elle n’avait jamais vraiment réussi à les nettoyer.

« Remettez votre capuche », avertit marin n°1.

Laura hocha la tête, un peu ivre. « J’ai envie de me sentir à l’air libre.

— C’est pas bon pour vous, dit numéro 1 en rajustant ses manches. Avec cette couche d’ozone disparue, vous êtes bonne pour un cancer de la peau sous un soleil pareil. »

Laura demanda prudemment : « Ils disaient que cette histoire d’ozone, c’était surtout pour affoler les gogos.

— Oh ! sûrement ! railla numéro 1. Si vous croyez sur parole votre gouvernement. » Les deux autres marins étouffèrent des rires brefs qui s’évaporèrent dans le parfait silence océanique.

« Où sommes-nous ? » demanda Laura.

Marin n°1 regarda par-dessus bord. Il plongea ses doigts pâles dans l’eau de mer puis, les regardant s’égoutter, murmura : « Au pays des cœlacanthes…

— Quelle heure est-il ? demanda Laura.

— À deux heures de la fin du quart jaune.

— Quel jour, au moins ?

— Je serai pas mécontent de vous voir partir, dit soudain marin n°2. Vous me donnez de l’urticaire. »

Laura ne dit rien. Un silence inquiétant tomba de nouveau. Ils allaient à la dérive, mannequins en fer-blanc chromé posés dans leur bulle de caoutchouc noir mat. Elle se demanda quelle était la profondeur de l’océan sous la mince pellicule de leur coque.

« Vous avez toujours eu un faible pour le quart rouge, observa marin n°3, sur un ton étonnamment venimeux. Vous avez souri aux rouges plus de quinze fois au moins. Vous avez quasiment jamais adressé de sourire à ceux du jaune.

— Je n’ai pas fait attention. Je suis vraiment désolée.

— Ah ouais. Bien sûr que vous l’êtes. Maintenant.

— Voilà l’avion », commenta marin n°1.

Laura leva les yeux, la main en visière. Le ciel vide était moucheté de taches floues, étranges artefacts visuels qui suivaient ses mouvements oculaires. Elle ne savait pas au juste leur nom précis ou leur origine, mais c’était en rapport avec l’intensité d’éclairement. Puis elle vit quelque chose s’ouvrir dans le ciel, quelque chose se déchirer, éclater et finalement se déplier par mouvements saccadés comme un cygne en origami. Un immense parapente aux ailes orange vif comme un gilet de sauvetage. Il planait dans leur direction.

Marin n°2 examina son téléphone de campagne, pour vérifier l’émission du signal de repérage. Marin n°3 attacha un long sac flasque à l’extrémité d’une bonbonne d’hydrogène et se mit à le gonfler avec un sifflement sonore et flatulent.

Puis un second largage, un troisième. Marin n°2 poussa des cris de joie. Les conteneurs robots rayaient le ciel, losanges bruns gros comme des autobus, surmontés de grandes ailes déployées en plastique orange fluorescent. Ils évoquaient pour Laura ces gras scarabées qui hantent les nuit du Texas au mois de juin. Ils descendaient en décrivant de vastes cercles.

Leur coque incurvée toucha la surface avec une étonnante grâce pesante. Ondulation des vagues de proue. Les ailes se replient avec force grondements et craquements secs.

Elle pouvait à présent contempler l’appareil qui les avait largués, un aérobus en céramique de vaste envergure, le ventre peint en bleu ciel, les surfaces supérieures recouvertes d’un camouflage de désert jaune et brun-gris. Marin n°1 mit en route le moteur du pneumatique et l’embarcation se dirigea en marmonnant vers le conteneur le plus proche. Celui-ci, plus gros que le canot, était un cylindre flottant dont l’avant et les flancs étaient hérissés de lourds crochets d’amarrage.

Marins nos2 et 3 se débattaient avec le ballon-sonde. Ils le lâchèrent et celui-ci bondit soudain dans les airs, dévidant derrière lui son interminable filin avec un sifflement sauvage.

« Parfait », dit numéro 1. Il arrima l’extrémité du câble à une série de mousquetons au dos du gilet de sauvetage que portait Laura. « Vous allez garder les genoux remontés, maintenus avec les bras, lui indiqua-t-il. Et restez la tête bien baissée, mâchoires serrées. Pour vous éviter le coup du lapin, vous voyez, et pas vous briser les dents. Quand vous sentirez l’avion intercepter ce câble, vous allez aussitôt monter à toute vitesse. À ce moment, dépliez-vous simplement, laissez aller vos jambes. Exactement comme pour un saut en parachute.

— Je savais pas que ça se passerait ainsi, dit Laura, anxieuse. Du parachute ! Je sais pas comment on fait !

— Ouais, s’impatienta numéro 2, mais vous l’avez quand même vu, au moins, à la télévision.

— Un ramassage en vol est exactement la même chose qu’un largage en parachute, simplement à l’envers », précisa numéro 1, avec obligeance. Il les dirigeait vers l’avant du premier conteneur. « À votre avis, c’est quoi, celui-ci ?

— La nouvelle livraison de missiles, dit numéro 2.

— Non, mon vieux, c’est le ravitaillement. Un conteneur frigorifique.

— Sûrement pas. C’est celui-là, le frigo, de ce côté… » Il se tourna vers Laura. « Vous avez pas entendu ce que j’ai dit ? Tenez-vous les jambes !

— Je… » L’impact fut pareil à celui d’un accident de voiture. Une brusque et terrible secousse, comme si l’amarre allait lui arracher les os de la chair. Elle s’éleva dans les airs telle une femme-canon, bras et rotules brûlant d’être ainsi forcés.

Sa vision s’obscurcit, le sang de l’accélération lui descendant aux pieds. Elle était impuissante, à deux doigts de l’évanouissement, le vent fouettait furieusement ses vêtements. Elle se mit à virevolter, le monde bleu tournoyait autour d’elle comme un manège sans fin. Suspendue dans le vide, elle éprouva une bouffée soudaine d’extase mystique. Terreur sublime, crainte indomptable : Sindbad arraché par l’oiseau Roc à Madagascar. À l’est de l’Afrique. Sous elle, le drap de lit bleu d’une mer qui tournoie : bateaux-jouets, esprits-jouets…

Une ombre s’abattit sur elle. Puissant grondement d’hélices, gémissement d’un treuil en rotation. Puis elle se sentit hissée à l’intérieur, dans le ventre de l’avion. Aperçu du contenu de la soute, éclaboussé de la lumière montant d’en dessous : des boîtes étiquetées, des caisses, un entrelacs de câbles d’amarrage en acier. Le bras de palan qui pinçait son filin la fit pivoter de l’autre côté de la soute pour la déposer délicatement sur le pont. Où elle resta étendue, haletante et couverte d’ecchymoses.

Alors les portes de la soute se refermèrent avec bruit, l’isolant dans des ténèbres totales.

Elle sentit l’avion prendre de la vitesse. Maintenant qu’il l’avait récupérée, il grimpait, le nez pointé vers le ciel, pour se lancer à plein régime dans un vol continental.

Elle était dans une sombre caverne volante qui sentait le plastique, la bâche huilée et l’arôme puissant et primitif de la poussière africaine. Il faisait aussi noir qu’à l’intérieur d’une bouteille Thermos.

Elle hurla : « Lumières ! » Rien. L’écho de son cri lui revint.

Elle était seule. Cet avion était sans équipage. C’était un appareil robot géant, télécommandé.

Elle parvint à s’extirper à tâtons du gilet de sauvetage. Elle essaya plusieurs variantes de l’ordre d’allumage. Demanda l’aide des systèmes généraux, en anglais et en japonais. Rien. Elle était une cargaison. Personne n’écoutait la cargaison.

La température se mit à baisser. Et l’air à se raréfier.

Elle grelottait. Après des jours et des jours d’atmosphère immuable à bord du submersible, le froid la mordait comme une décharge électrique. Elle se blottit dans sa couverture de survie métallisée. Elle tira les manches sur ses mains, tira le bas de pantalon sur ses pieds. Puis elle tendit les doigts devant ses yeux : trop sombre pour les voir, même à quelques centimètres. Elle se couvrit le visage de ses mains, respira dedans. Bouffées glaciales d’air himalayen. Elle se roula en boule, frissonnante.

L’isolement, les ténèbres, et la lointaine vibration grondante des moteurs.


L’atterrissage la réveilla. Douceur du contact guidé avec une précision cybernétique. Puis, une demi-heure d’interminable angoisse tandis que la chaleur s’insinuait dans la cabine et qu’en même temps la crainte s’insinuait en elle. L’avait-on oubliée ? Aiguillée sur un mauvais itinéraire ? Erreur d’ordinateur dans les fichiers du FAIT ? Un détail gênant à éliminer et enterrer vite fait…

Craquement des portes de soute. Déversement de lumière blanc brûlant. Odeur envahissante de poussière et d’essence.

Grondement et couinement d’une échelle d’embarquement. Bruit de bottes. Un homme passa la tête à l’intérieur : un Européen blond et bronzé, en uniforme kaki. Sa chemise était tachée de chaque côté d’auréoles de sueur. Il la repéra, accroupie près d’une pile d’objets couverts d’une bâche.

« Venez », lui dit-il. Avec un signe du bras. Un court museau métallique dépassait de son poing fermé, élément d’un appareil flexible et sinueux attaché à son avant-bras. Et muni d’un barillet. C’était un pistolet-mitrailleur.

Il répéta : « Venez. »

Laura se leva. « Qui êtes-vous ? Où suis-je ?

— Pas de questions. » Il secoua la tête, l’air las. « Pour l’instant. »

Il la fit descendre dans un air torride et desséchant. Elle se trouvait sur un aérodrome en plein désert. Pistes couvertes de poussière, vibrant sous la chaleur, bâtiment bas, chaulé, avec une manche à air usée, un drapeau tricolore mollement pendu à son mât : rouge, or et vert. Un immense hangar au loin, pâle, comme une grange. Un gémissement furieux de moteur à réaction.

Un fourgon attendait, un panier à salade, peint comme une camionnette de boulanger. Gros pneus à crampons, vitres grillagées, pare-chocs renforcés.

Deux policiers noirs ouvrirent les portes arrière. Ils portaient short kaki, chaussettes montantes, lunettes noires, matraque, pistolet glissé dans l’étui et cartouchières garnies de balles à tête plombée. Les deux flics étaient en nage, l’air inexpressif, visages tranquilles peu soucieux d’exprimer la menace, mains calleuses négligemment posées sur la matraque.

Elle grimpa dans le fourgon. Claquement des portes qu’on verrouille. Elle se retrouva seule, terrifiée. Le toit de métal était trop chaud pour être touché et le plancher caoutchouté puait le sang, la sueur et la peur, le tout mêlé à une odeur écœurante d’urine séchée.

Des gens étaient morts là-dedans. Laura le comprit soudain ; la présence de leur agonie lui faisait comme un poids sur le cœur. Morts, battus et sanguinolents, ici même sur ce tapis de caoutchouc crasseux.

Le moteur démarra et le fourgon s’ébranla avec une secousse qui la fit tomber.

Au bout d’un moment, rassemblant son courage, elle jeta un œil par la vitre grillagée.

Chaleur incandescente, l’éclat de flash du soleil, et la poussière. Des huttes rondes en pisé – pas vraiment du pisé, simplement de la boue rouge séchée – avec des vérandas branlantes en tôle et en plastique. Bouts d’étoffe crasseux étendus pour jeter un peu d’ombre. Rubans de fumée. Les petites huttes arrondies s’entassaient comme des boutons d’acné, bidonville imposant qui recouvrait du haut en bas les collines, traversait les rigoles, occupait les décharges, à perte de vue. Dans le lointain, une rangée de cheminées dégorgeaient leur crasse dans un ciel sans nuages. Une fonderie ? Une raffinerie ?

Elle aperçut des gens. Pas un ne bougeait : ils étaient accroupis, abrutis, amorphes comme des lézards, à l’abri des seuils de porte ou des toiles de tente. Elle décelait leurs immenses foules invisibles, attendant dans l’ombre étouffante la tombée du soir, ce qui pouvait passer pour de la fraîcheur dans ce trou perdu. Certaines ruelles sordides étaient tapissées de plaques noires comme la nuit : des croûtes de merde humaine cuite par le soleil et recouverte de vastes hordes explosives de mouches africaines. Les mouches étaient farouches, répugnantes et grosses comme des scarabées.

Aucun revêtement. Pas d’égout, pas d’eau, pas d’électricité. Elle vit quelques cornets de mégaphones accrochés à des mâts en plein cœur des bidonvilles les plus denses. L’un d’eux s’élevait au-dessus d’un bar fétide, bouge rafistolé avec des caisses et des feuilles de plastique. Il y avait des hommes devant, par douzaines ; accroupis dans l’ombre, ils buvaient dans d’antiques canettes métalliques tout en jouant aux osselets sur le sol raviné. Au-dessus de leur tête, le mégaphone vociférait en permanence dans une langue qu’elle ne put reconnaître.

Les hommes levèrent la tête au passage du fourgon, méfiants, immobiles. Leurs vêtements étaient recouverts d’une croûte de crasse. Et c’étaient des vêtements américains : T-shirts souvenir déchirés, caleçons à carreaux en polyester, souliers de danse en vinyle à semelle compensée, démodés depuis des lustres et lacés avec des bouts de ficelle. Ils portaient de longs turbans de tissu écossais éclatant.

Le fourgon poursuivait sa route entre les nids-de-poule, soulevant des miasmes de poussière. Laura avait la vessie sur le point d’exploser. Elle se soulagea dans un coin, le moins puant.

Les taudis ne s’arrêtaient pas. Au contraire, ils devenaient de plus en plus denses et menaçants. Elle entra dans un secteur où les hommes étaient balafrés et portaient ouvertement de longs couteaux passés à la ceinture ; ils avaient le crâne rasé, arboraient des tatouages. Un groupe de femmes vêtues de sacs graisseux se lamentaient, sans grand enthousiasme, devant le cadavre d’un jeune garçon étendu au seuil de son taudis.

Elle avisa, épars, quelques fragments familiers du monde extérieur, son monde, mais qui avaient perdu tout ancrage avec le réel en venant s’échouer dans cet enfer. Sacs de jute, imprimés en bleu délavé : le dessin de deux mains serrées amicalement surmontant la légende bilingue anglais/français :


100 % TRITICALE FLOUR

A GIFT TO THE PEOPLE OF MALI

FROM THE PEOPLE OF CANADA

FARINE 100 % TRITICALE

DON DU PEUPLE CANADIEN AU PEUPLE MALIEN


Un adolescent vêtu d’un T-shirt EURO-DISNEYLAND avec le slogan ; Visitez le futur ! Des bidons d’essence, noircis de suie recouvrant les fioritures de mentions en arabe. Les pièces d’un pick-up coréen, vitres et panneaux de portière en plastique laborieusement cimentés dans un mur de boue rouge.

Puis une espèce de loge ou d’église, crasseuse, maculée de fumée, avec de longs murs de guingois soigneusement décorés d’une terrifiante pléiade de saints hilares et cornus. Les pentes du toit reflétaient les disques teintés de culs de bouteilles enchâssés dans la boue séchée.

Le fourgon roula ainsi des heures durant. Elle se trouvait au milieu d’une cité gigantesque, une métropole. Des centaines de milliers de personnes vivaient ici. Tout le Mali. Un pays gigantesque, plus vaste que le Texas, et voilà ce qu’il était devenu : cet immense trou à rats. Le désastre africain avait éliminé tout autre choix. Les survivants de la sécheresse s’entassaient dans de gigantesques camps urbains tels que celui-ci. Elle était à Bamako, la capitale du Mali.

La capitale du FAIT. Ici, c’était la police secrète, ceux qui détenaient le pouvoir. Dirigeant une nation ruinée au-delà de tout espoir, réduite à une succession de camps monstrueux.

Dans un brusque et répugnant éclair de lucidité, Laura comprit comment le FAIT avait pu tranquillement perpétrer des massacres. Cette cité-camp recouvrait un puisard de détresse assez vaste pour asphyxier le monde entier. Elle avait toujours su que la situation était difficile en Afrique, mais jamais elle n’aurait imaginé que la vie pût y avoir si peu de prix. Elle comprit, soudain submergée d’une terreur fataliste, que sa propre existence était tout simplement trop petite pour avoir ici le moindre poids. Elle était désormais en enfer, et ici on se comportait autrement.

Enfin, ils franchirent une clôture en fil de fer barbelé pour entrer dans un espace dégagé : poussière, goudron et miradors squelettiques. Devant – Laura sentit son cœur défaillir – l’aspect amical, familier, de murs bruns en béton de sable compacté. Ils approchaient d’un imposant bâtiment recouvert d’un dôme, fort semblable à sa Loge de Rizome à Galveston. Quoique bien plus important. Une architecture rationnelle. Progressive et moderne, recourant aux mêmes techniques que celles choisies par David.

Songer à David était si incroyablement douloureux qu’elle bloqua aussitôt cette pensée.

Puis ils pénétrèrent dans le bâtiment, en franchirent les doubles portes de sable compacté d’un mètre vingt d’épaisseur puis une herse redoutable en barreaux de fer soudés.

Le fourgon s’arrêta. Attente.

L’Européen ouvrit en grand les portes. « Dehors. »

Elle descendit dans la touffeur vertigineuse. Elle était sur une aire dénudée, cour d’entraînement circulaire en terre battue, ceinte d’un anneau fortifié haut de deux étages. L’Européen la mena jusqu’à une porte en fer, panneau blindé ouvrant sur une prison. Deux gardes vinrent l’encadrer. Ils entrèrent dans un hall éclairé de chiches conduits de lumière encastrés au plafond. « À la douche », ordonna l’Européen.

Le mot avait une résonance funeste. Laura se figea sur place. « Je ne veux pas passer à la douche.

— Il y a des vécés, également », suggéra l’homme.

Elle fit un signe de dénégation. L’Européen regarda derrière elle et hocha imperceptiblement la tête.

Une matraque la frappa par-derrière, à l’angle du cou et de l’épaule. C’était comme si elle avait été frappée par la foudre. Tout son côté droit devint insensible et elle tomba à genoux.

Puis le choc se dissipa, peu à peu remplacé par la douleur. Une vraie douleur, pas ce truc pastel que naguère elle qualifiait ainsi, mais une sensation absolument profonde, biologique. Elle ne pouvait croire que ce n’était que ça, que ce simple coup de matraque. Déjà elle sentait qu’il était en train de changer sa vie.

« Debout », dit-il de la même voix lasse. Elle se mit debout. Ils la conduisirent à la douche.

Une matrone y officiait. Ils la dévêtirent et la femme procéda à une fouille intime, devant les hommes qui examinaient sa nudité avec un intérêt professionnel distant. On la poussa sous la douche après lui avoir donné un pain de détergent qui puait l’insecticide. L’eau était calcaire, chlorée, et refusait de mousser. Le jet s’arrêta avant qu’elle ait eu le temps de se rincer.

Elle ressortit. Ses vêtements et ses chaussures avaient été volés. La matrone lui injecta dans les fesses cinq centicubes d’un liquide jaune. Elle le sentit pénétrer et brûler.

L’Européen ressortit avec ses deux acolytes, remplacés par deux femmes. On lui donna un pantalon et une chemise de toile rayée noir et blanc, rêche et froissée. Elle les mit en tremblant. Soit l’injection commençait à faire effet, soit c’était de l’autosuggestion. Toujours est-il qu’elle se sentait prise de vertige, nauséeuse, et à deux doigts de la folie totale.

Elle ne cessait de se répéter que le moment allait venir où elle pourrait enfin résister et exiger qu’ils la tuent en préservant sa dignité. Mais ils ne semblaient pas pressés de la tuer, et elle ne semblait pas pressée de mourir, en même temps qu’elle commençait à comprendre qu’à force de coups on pouvait réduire un être humain à quasiment n’importe quoi. Elle n’avait pas envie qu’on la batte encore, pas tant qu’elle ne s’était pas ressaisie.

La matrone dit quelque chose en créole de français tout en indiquant les toilettes. Laura secoua la tête. La matrone la regarda comme si elle était idiote et jeta une note sur son calepin.

Puis les deux matonnes lui attachèrent les mains dans le dos. L’une des deux exhiba une matraque, qu’elle entortilla habilement dans la chaîne métallique reliant les menottes démodées, avant de la soulever, levant les bras de Laura jusqu’à la forcer à se plier en deux. Elles s’ébranlèrent, la poussant comme un chariot de supermarché jusqu’au bout du hall, puis en haut d’un étroit escalier fermé de barreaux aux deux extrémités. Puis, à l’étage, elles franchirent une interminable succession de portes en fer munies de guichets coulissants.

Elles s’arrêtèrent devant la cellule 31, puis attendirent qu’un geôlier se pointe. Cela prit dans les cinq minutes, qu’elles passèrent à mâcher de la gomme en échangeant des blagues sur Laura dans quelque dialecte malien.

Le geôlier ouvrit enfin la porte en grand et on la propulsa à l’intérieur. La porte claqua. « Hé ! cria Laura. Les menottes ! Vous avez oublié de m’ôter les menottes ! » Le guichet s’ouvrit et elle vit un œil humain, l’arête d’un nez. Le guichet se referma.

Elle était dans une cellule. En prison. Dans un État fasciste. En Afrique.

Elle en vint à se demander s’il y avait des endroits pires au monde. Sa situation pouvait-elle être pire ? Oui, se dit-elle, elle pourrait être malade.

Elle commença à se sentir fiévreuse.


Une heure, c’est :

Une minute, puis une minute, puis une minute, puis une minute, puis une minute.

Puis une minute, et une minute, et une minute, et une minute, et une minute.

Puis une autre, et encore une autre, et une autre, une autre, et une autre.

Et une minute, puis deux minutes de plus. Puis deux minutes encore.

Puis, deux minutes. Puis, deux minutes. Puis une minute.

Puis une minute identique. Et deux autres. Et deux de plus.

Ce qui fait déjà trente minutes.

Alors, on reprend au début.


La cellule de Laura faisait un peu moins de quatre pas de long sur un peu plus de trois pas de large. Elle avait à peu près la taille de la salle de bains du lieu-où-elle-vivait-jadis, un lieu auquel elle s’interdisait de penser. La plus grande partie de cet espace était occupée par sa couchette. Elle était formée de quatre pieds en tube d’acier et d’un cadre en fers plats. Sur le cadre était posé un matelas en toile de coton rayée, bourré de paille. Le matelas était imprégné de l’odeur, faible et pas entièrement désagréable, du long calvaire d’un inconnu. Une extrémité était discrètement mouchetée de taches de sang délavées.

En guise de fenêtre, il y avait un trou dans la paroi de la cellule. C’était un trou de bonne taille, presque quinze centimètres de diamètre, la taille d’un tuyau de drainage. Long de près d’un mètre vingt, il était foré dans le mur de béton au sable, et obturé à son extrémité par un fin treillis de métal. En se tenant debout bien dans l’axe, Laura pouvait entrevoir une tache vacillante de ciel désertique jaunâtre. De vagues bouffées d’air surchauffé venaient parfois mourir à l’entrée du tube.

La cellule n’avait pas de sanitaires. Mais elle eut tôt fait d’apprendre la méthode, en écoutant les autres prisonniers : tambouriner à la porte et crier, en créole franco-malien, si vous le connaissiez. Au bout d’un certain temps, selon l’humeur, l’une des gardes se pointait pour vous conduire aux latrines : une cellule fort semblable aux autres mais avec un trou dans le plancher.


Elle entendit le hurlement pour la première fois à son sixième jour. Il semblait suinter du plancher épais sous ses pieds. Elle n’avait jamais entendu de hurlement si inhumain, pas même durant l’émeute à Singapour. Il avait cette intensité primordiale capable de franchir les barrières les plus solides : béton, métal, os, crâne humain. Comparés à ce hurlement, les cris paniqués de la foule étaient presque des cris d’allégresse.

Elle ne pouvait y déceler des mots, mais elle sentait qu’il y avait des pauses, et parfois elle percevait un sourd grésillement électrique.


On lui ôtait les menottes pour les repas et le passage aux latrines. Puis on la rattachait, soigneusement, bien serré, haut au-dessus des poignets, de sorte qu’elle ne puisse, en se tortillant, glisser le corps dans le cercle de ses bras pour ramener les mains devant elle. Comme si cela importait, comme si elle pouvait se libérer d’un bond pour arracher de ses gonds la porte d’acier avec ses seuls ongles.

Au bout d’une semaine, ses épaules étaient dans un perpétuel état de douleur sourde, et elle avait la peau du menton et de la joue à vif à force de dormir sur le ventre. Elle ne se plaignait pas, malgré tout. Elle avait brièvement entrevu l’un de ses compagnons d’infortune, un Asiatique, japonais sans doute. Il avait les mains ligotées, les jambes entravées et les yeux bandés.

Au cours de la deuxième semaine, ils commencèrent à lui attacher les mains sur le devant. Cela faisait une différence incroyable. Elle eut l’impression d’une vertigineuse absurdité, d’un réel progrès, le sentiment que l’administration pénitentiaire venait, par ce biais, de lui transmettre un message infime mais bien précis.

Sans doute, songeait-elle, allongée en attendant le sommeil, l’esprit en proie à une lente et voluptueuse désintégration, avait-on fait une marque quelque part, peut-être une simple note sur un calepin, mais une espèce de formalité officielle s’était accomplie. Elle existait.

Au matin, elle se convainquit que cela n’avait certainement pas la moindre signification. Elle se mit à faire des pompes.


Elle gardait trace des jours en éraflant le mur granuleux, sous sa couchette, avec l’arête de ses menottes. Au vingt et unième, on la sortit, elle eut droit à une nouvelle douche et une nouvelle fouille intime, puis on la conduisit devant l’inspecteur des prisons.

L’inspecteur des prisons était un Américain blanc, imposant, bronzé et souriant. Il portait une longue djellaba de soie, un pantalon de costume bleu et des sandales de cuir ouvragées. Il la reçut dans une pièce climatisée du rez-de-chaussée, meublée de chaises métalliques et d’un grand bureau d’acier surmonté d’un plateau en stratifié. Aux murs étaient accrochés des cadres dorés avec les portraits d’hommes en uniforme : GALTIERI, NORTH, MACARTHUR.

Un maton assit de force Laura sur un pliant métallique en face du bureau. Après avoir étouffé des jours et des jours dans sa cellule, la climatisation lui semblait arctique et elle frissonna.

Le maton déverrouilla ses menottes. La peau en dessous était durcie de cals, le poignet gauche s’ornait d’une plaie suintante.

« Bon après-midi, madame Webster, dit l’inspecteur.

— Salut, dit Laura, la voix rouillée.

— Prenez donc un café. Il est très bon. Du Kenya. » L’inspecteur fit glisser sur le bureau une tasse et une soucoupe. « Ils ont eu de bonnes pluies cette année. »

Laura acquiesça machinalement. Elle prit le café, en but une gorgée. Depuis des semaines, elle mangeait l’ordinaire de la prison : de la prom, avec parfois un bol de flocons d’avoine. Avec pour boisson une eau âcre et métallique, deux litres par jour, salée pour prévenir les insolations. Le café brûlant lui frappa les papilles d’une incroyable bouffée d’arôme, comme un chocolat belge. Sa tête tourna.

« Je suis inspecteur des prisons, dit l’inspecteur des prisons. Effectuant ma tournée habituelle, voyez-vous.

— Où sommes-nous au juste ? »

Sourire de l’inspecteur. « Dans la Maison de redressement pénal Moussa Traoré, à Bamako.

— Quel jour sommes-nous ?

— Nous sommes… Il consulta son multiphone. Le 6 décembre 2023 ; mercredi.

— Ma famille sait-elle que je suis toujours en vie ?

— Je vois que vous allez droit au nœud du problème, observa languissamment l’inspecteur. À ce qu’il se trouve, madame Webster, la réponse est non. Ils ne savent pas. Voyez-vous, vous constituez une sérieuse violation des règles de sécurité. Ce n’est pas sans nous causer une certaine migraine.

— Une certaine migraine…

— Oui… voyez-vous, grâce aux circonstances particulières dans lesquelles vous avez eu la vie sauve, vous avez appris que nous possédions la Bombe.

— Quoi ? Je ne saisis pas. »

Il fronça légèrement les sourcils. « Enfin, la Bombe. La bombe atomique.

— C’est ça ? Alors, vous me gardez ici à cause d’une bombe atomique ? »

Le froncement s’accentua. « Qu’est-ce que c’est que ce cinéma ! Vous étiez bien à bord du Thermopyles. Notre bâtiment.

— Vous voulez dire le navire, le sous-marin ? »

Il la dévisagea. « Devrais-je m’exprimer plus clairement ?

— Je m’embrouille un peu, dit Laura, prise de vertige. Je viens de passer trois semaines en isolement complet. » Elle déposa sa tasse sur le bureau, avec précaution, la main tremblante.

Elle garda un instant le silence, cherchant à faire le tri dans ses pensées. « Je ne vous crois pas, dit-elle enfin. J’ai vu un sous-marin, mais je ne crois pas que ce soit un véritable sous-marin nucléaire lance-missiles. Je n’ai que votre parole pour m’en convaincre, et celle de l’équipage du submersible. Plus j’y réfléchis et plus j’ai du mal à y croire. Aucun des anciens gouvernements des puissances nucléaires n’aurait été assez stupide pour perdre un sous-marin complet. Surtout avec des missiles nucléaires à bord.

— Vous avez sans aucun doute une foi touchante en la sincérité des gouvernements, dit l’inspecteur. Si nous avons les plates-formes de lancement, peu importe où et comment nous avons obtenu les têtes, n’est-ce pas ? L’essentiel est que la convention de Vienne croie effectivement à l’existence de notre dissuasion, et notre accord avec eux requiert que nous gardions celle-ci secrète. Or, voyez-vous, vous connaissez ce secret.

— Je ne crois pas que la convention de Vienne traiterait avec des terroristes nucléaires.

— Peut-être pas, dit l’inspecteur, mais nous, nous sommes des contre-terroristes. Vienne sait très bien que nous faisons son travail. Mais imaginez en revanche les réactions malencontreuses si jamais la nouvelle se répandait que notre république du Mali est devenue une superpuissance nucléaire.

— Les réactions, répéta stupidement Laura.

— Eh bien, ce serait la panique parmi la racaille, la grande masse. Quelqu’un risquerait d’agir inconsidérément, ce qui nous obligerait à recourir à notre force de dissuasion, inutilement.

— Vous voulez dire, faire exploser quelque part une bombe atomique ?

— Nous n’aurions pas le choix. Bien que ce ne serait pas de gaieté de cœur.

— D’accord, supposons que je vous croie », dit Laura. Le café commençait à agir, la stimulant comme un bon champagne. « Comment pouvez-vous rester tranquillement assis là et me dire que vous êtes prêt à faire exploser une bombe atomique ? Vous ne voyez donc pas que c’est complètement disproportionné avec vos objectifs ? »

L’inspecteur secoua lentement la tête. « Savez-vous combien de personnes sont mortes en Afrique ces vingt dernières années ? Aux alentours de quatre-vingts millions. Un chiffre stupéfiant, n’est-ce pas : quatre-vingts millions. Et le pire de tout, c’est que même ça n’a pas suffi à endiguer les choses ; la situation empire encore. L’Afrique est malade, elle a besoin d’un recours à la chirurgie lourde. Nos exhibitions à la Grenade et à Singapour ne sont que vulgaires opérations de relations publiques comparées à ce qui serait nécessaire. Mais sans dissuasion, nous n’aurons pas le champ libre pour accomplir cette tâche.

— Vous voulez parler d’un génocide. »

Il secoua la tête avec regret, comme s’il avait maintes fois entendu ce discours et attendait mieux de sa part. « Nous voulons sauver l’Afrique d’elle-même. Nous pouvons offrir à ces gens l’ordre dont ils ont besoin pour survivre. Que leur offre Vienne ? Rien. Parce que les régimes africains sont des gouvernements nationaux souverains, pour la plupart signataires de Vienne ! Épisodiquement, Vienne se hasarde bien à subvenir tel ou tel régime particulièrement répugnant – mais sans jamais offrir de solution définitive. Le monde extérieur a tiré un trait sur l’Afrique.

— Nous envoyons toujours de l’aide, non ?

— Cela ne fait qu’ajouter à la misère. Stimuler la corruption. »

Laura épongea son front en sueur. « Je ne comprends pas.

— C’est pourtant simple. Nous devons réussir là où Vienne a échoué. Vienne n’a rien fait contre les paradis informatiques des terroristes, rien pour l’Afrique. Vienne est faible et divisée. Un nouvel ordre mondial s’instaure qui n’est plus fondé sur des gouvernements nationaux démodés. Il se fonde sur des groupes modernes tels que votre Rizome ou mon Front armé.

— Personne n’a voté pour vous, dit Laura. Vous n’avez aucune autorité. Vous êtes une milice !

— Vous êtes une milice vous aussi, objecta calmement l’inspecteur des prisons. Une milicienne diplomate. Qui vous ingérez dans les affaires des gouvernements au profit de votre multinationale. Vous voyez, nous avons tout en commun.

— Non !

— Nous n’existerions pas sans des gens comme vous, madame Webster. Vous nous avez financés. Vous nous avez créés. Nous servons vos besoins. » Il soupira, sourit. « Nous sommes votre glaive et votre bouclier. »

Laura s’affala sur son siège. « Si nous sommes dans le même camp, alors pourquoi suis-je dans vos geôles ? »

Il se pencha en avant, le bout des doigts joints. « Mais je vous l’ai dit, madame Webster – pour des raisons de sécurité nucléaire ! D’un autre côté, nous n’avons pas d’objection à ce que vous contactiez vos collègues et vos proches. Pour leur faire savoir que vous êtes vivante et en bonne santé. Cela serait très important pour eux, j’en suis sûr. Vous pourriez faire une déclaration. »

Laura parla d’une voix engourdie. Elle l’avait plus ou moins senti venir. « Quel genre de déclaration ?

— Une déclaration préparée, bien sûr. On ne peut pas vous laisser divulguer nos secrets atomiques à la faveur d’une liaison directe avec Atlanta. Mais vous pourriez enregistrer une vidéo-cassette. Que nous diffuserions pour vous. »

Son estomac gronda. « Il faudrait d’abord que je voie cette déclaration. Et que je la lise. Et que j’y réfléchisse.

— C’est cela. Réfléchissez-y. » Il effleura son multiphone, dit quelques mots en français. « Vous nous ferez savoir votre décision. »

Un autre maton arriva. Il la conduisit dans une autre cellule. Ils la laissèrent sans menottes.


La nouvelle cellule de Laura était de même longueur que la précédente mais elle avait deux couchettes et faisait un pas et demi de plus en largeur. On ne la forçait plus à garder des menottes. On lui donna un vase de nuit personnel et une grande cruche d’eau. Il y avait plus de prom et les flocons d’avoine étaient de meilleure qualité, avec même parfois des lamelles de jambon de soya à l’intérieur.

On lui donna un jeu de cartes et une Bible en édition de poche, diffusée par la Mission des témoins de Jéhovah à Bamako en 1992. Elle demanda un crayon pour prendre des notes sur sa déclaration. On lui donna une machine à écrire d’enfant, avec un petit écran rabattable. Elle tapait très bien mais était dépourvue d’imprimante et ne pouvait pas être employée à griffonner des messages secrets.

Les cris étaient plus forts sous sa nouvelle cellule. Plusieurs voix et, jugea-t-elle, en plusieurs langues. Les cris se poursuivaient, hachés, durant une heure peut-être. Ensuite, pause-café pour les tortionnaires. Et puis ils se remettaient au travail. Elle estima qu’ils devaient être plusieurs. Leurs habitudes différaient. L’un d’eux aimait à fredonner des ritournelles nostalgiques en français durant sa pause.

Une nuit, elle fut éveillée par une salve assourdie d’arme automatique. Qui fut suivie de cinq claquements secs : des coups de grâce. Ils avaient tué des gens, mais pas ceux qu’ils torturaient – deux d’entre eux étaient encore là la nuit suivante.

Il leur fallut quinze jours pour lui apporter sa déclaration. C’était pire que ce qu’elle avait imaginé. Ils voulaient qu’elle dise à Rizome et au monde qu’elle avait été enlevée à Singapour par les Grenadins et que ceux-ci la détenaient dans le complexe souterrain de Camp Fédon. C’était un brouillon ridicule ; elle n’avait pas l’impression que son rédacteur maniait parfaitement l’anglais. Certains passages lui rappelaient le communiqué du FAIT émis après l’assassinat de Winston Stubbs.

Elle ne doutait plus que le FAIT eût tué Stubbs et mitraillé sa maison. C’était évident. L’assassinat téléguidé portait leur marque de fabrique. Ce ne pouvait être Singapour, la pauvre brillante et laborieuse Singapour. Les militaires singapouriens, des soldats comme Hotchkiss, auraient tué Stubbs en combat loyal et ne s’en seraient pas vantés par la suite.

Ils devaient avoir lancé l’engin robot depuis un navire de surface. Pas de leur sous-marin nucléaire – à moins d’en avoir d’autres, terrifiante perspective. Le submersible n’aurait pu naviguer assez vite pour attaquer Galveston, la Grenade et Singapour durant le temps qu’avait duré son aventure (elle y songeait déjà comme à son aventure – une chose terminée, appartenant à son passé, antérieure à sa captivité). Mais l’Amérique était un pays ouvert et nombre d’éléments du FAIT étaient américains. Ils se vantaient ouvertement de pouvoir circuler partout, et elle les croyait volontiers.

Elle était à présent certaine qu’ils avaient quelqu’un – une taupe, un espion, un de leurs Henderson/Hesseltine – au sein même de Rizome. Ce serait si facile pour eux, pas comme à Singapour. Tout ce qu’il aurait à faire, c’était se montrer, travailler dur et sourire.


Elle refusa de lire la déclaration préparée. L’inspecteur des prisons la lorgna avec dégoût. « Vous croyez vraiment que cette méfiance vous mènera quelque part, hein ?

— Cette déclaration relève de l’intoxication. C’est de la propagande terroriste, une provocation destinée à faire tuer des gens. Je ne vous aiderai pas à tuer des gens.

— Tant pis. J’avais espéré que vous pourriez transmettre à vos proches vos vœux de Nouvel An.

— J’ai rédigé ma propre déclaration, proposa-t-elle. Elle ne parle ni de vous, ni du Mali, ni du FAIT, ni de vos bombes. Elle se contente de dire que je suis en vie et elle contient quelques mots qui permettront à mon mari d’en authentifier l’origine. »

L’inspecteur rit. « Pour quel genre de crétins nous prenez-vous, madame Webster ? Vous croyez que je vais vous laisser divulguer des messages secrets, un truc que vous avez eu le temps de concocter dans votre cellule après des semaines de… euh… de candeur féminine ? »

Il rangea la déclaration dans le tiroir inférieur de son bureau. « Écoutez, ce n’est pas moi qui l’ai écrite. La décision ne vient pas de moi. Personnellement, je ne la trouve pas si mirobolante. Toutefois, connaissant Vienne, je crois qu’elle a plus de chance de les faire entrer sur la pointe des pieds dans cette termitière installée sous Camp Fédon que de la leur faire aplatir sous les bombes comme ils auraient déjà dû le faire en 19. » Il haussa les épaules. « Mais si vous voulez ruiner votre existence, être officiellement portée disparue, si vous voulez qu’on vous oublie, allez-y…

— Je suis votre prisonnière ! Ne faites pas comme si la décision m’appartenait !

— Ne soyez pas idiote. Si cela avait une quelconque importance, je pourrais vous y forcer. »

Laura ne dit rien.

« Vous vous croyez forte, n’est-ce pas ? » L’inspecteur secoua la tête. « Vous pensez que si on vous torturait, ça vous donnerait une espèce de justification morale romantique. La torture, ça n’est pas romantique, madame Webster. C’est une méthode, un moyen : la torture est la torture, point final. Elle ne vous anoblit pas. Elle vous brise, c’est tout. Comme un moteur qui s’abîme quand on a conduit trop vite, trop brusquement, trop longtemps. On n’en guérit jamais, on ne s’en remet jamais vraiment. Pas plus qu’on ne se remet de vieillir.

— Je n’ai pas envie qu’on me fasse souffrir. Ne prétendez pas le contraire.

— Allez-vous, oui ou non, lire ce truc stupide ? Ce n’est pas si important que ça. Vous n’êtes pas si importante que ça.

— Vous avez tué un homme sous mon toit. Tué des gens autour de moi. Vous tuez des gens dans cette prison tous les jours. Je sais que je ne suis pas meilleure qu’eux. Je ne crois pas que vous me laisserez jamais sortir, si vous pouvez l’éviter. Alors, pourquoi ne pas me tuer, moi aussi ? »

Il secoua la tête et soupira. « Mais bien sûr qu’on vous laissera sortir. Nous n’avons aucune raison de vous garder ici, une fois écartée la menace que vous représentez pour la sécurité. Nous n’allons pas rester indéfiniment dans la clandestinité. Un jour, très bientôt, nous serons tout simplement aux commandes. Un jour, Laura Webster sera une honnête citoyenne dans une vaste nouvelle société mondiale. »

Un long moment s’écoula. Son mensonge avait dépassé la compréhension de Laura, comme un objet sort du champ d’un télescope. « Si cela peut avoir une quelconque importance, alors écoutez-moi. Je suis en train de devenir folle, seule dans cette cellule. J’aimerais mieux être morte que folle.

— Alors à présent, c’est le suicide ? » Il était paternel, apaisant, sceptique. « Bien sûr que vous avez songé au suicide. Tout le monde y songe. Très peu toutefois passent à l’acte. Même les hommes et les femmes qui triment dur dans les camps de travail trouvent une raison pour continuer à vivre. Jamais ils ne s’arrachent la langue avec leurs dents, jamais ils ne s’ouvrent les veines avec leurs ongles, jamais ils ne se jettent, tête la première, contre les murs ou autres fantasmes puérils de récidivistes. » Sa voix monta. « Madame Webster, vous êtes une privilégiée, ici. Vous jouissez d’un régime de faveur. Croyez-moi, les taudis de cette ville sont remplis d’hommes et de femmes, voire d’enfants qui tueraient volontiers pour bénéficier de votre confort actuel.

— Alors, pourquoi ne les laissez-vous pas me tuer ? »

Son regard se voila. « J’aimerais tant que vous ne soyez pas ainsi. »

Il soupira et parla dans son multiphone. Au bout d’un moment, les matons revinrent la chercher.


Elle entama une grève de la faim. Ils la laissèrent faire pendant trois jours. Puis ils lui envoyèrent une compagne de cellule.

Sa nouvelle compagne était une Noire qui ne parlait pas un mot d’anglais. Petite, une bonne bouille enjouée et deux incisives en moins. Son nom était quelque chose comme Hofuette ou Jofuette. Jofuette se contentait de sourire en haussant les épaules quand Laura s’exprimait en anglais : elle n’avait aucun don pour les langues et était incapable de se rappeler un mot étranger plus de deux jours de suite. Elle était parfaitement illettrée.

Laura, de son côté, n’avait pas plus de chance avec la langue de Jofuette. C’était quelque chose comme du bambara. Elle était pleine d’aspirations, de clicks et d’intonations bizarres. Elle apprit les mots pour lit, manger, dormir et cartes. Elle apprit à Jofuette à jouer à la bataille. Cela prit des jours mais elles s’amusèrent bien.

Jofuette venait d’en dessous, de l’étage inférieur, d’où provenaient les cris. Elle n’avait pas été torturée ; en tout cas, elle n’en portait pas de traces. Jofuette avait toutefois vu fusiller des gens. On les abattait dans la cour d’exercice, à la mitrailleuse. Ils descendaient souvent un seul homme avec cinq ou six mitrailleuses ; leurs munitions étaient anciennes, avec beaucoup de balles foireuses qui avaient tendance à enrayer les armes. Ils en avaient néanmoins des tombereaux : tous les stocks d’un demi-siècle de guerre froide avaient échoué ici, dans les zones de conflit africaines. Avec le reste du bric-à-brac.

Elle ne revit pas l’inspecteur des prisons. Ce n’était pas lui le chef. Jofuette connaissait leur gardien. Elle savait même imiter sa démarche ; c’était très rigolo.

Laura était à peu près sûre que Jofuette était une espèce de mouton. Ça ne la préoccupait pas outre mesure. Jofuette ne parlait pas anglais, et Laura n’avait de toute manière aucun secret. Mais Jofuette, contrairement à elle, avait le droit de sortir dans la cour et de se mêler aux autres prisonniers. Elle pouvait récupérer des bricoles : quelques mauvaises cigarettes, une boîte de pilules vitaminées sucrées, du fil et une aiguille. C’était une compagnie agréable, merveilleuse, mieux que n’importe qui.


Laura en apprit sur la prison. Les trucs pour passer le temps. La mémoire était l’ennemie. Toute connexion avec le monde du dehors serait, elle le savait, trop douloureuse pour y survivre. Elle se contentait de faire son temps. Elle inventa des pièges antimémoire, des pièges de passivité. Quand venait l’heure des larmes, elle pleurait. Elle ne pensait pas à ce qui pourrait lui advenir, advenir de David et du bébé, advenir de Galveston, de Rizome, du monde. Elle se polarisait pour l’essentiel sur des activités professionnelles. Rédiger des déclarations publiques. Témoigner devant les instances officielles sur le terrorisme malien. Écrire les discours de campagne électorale de candidats imaginaires au comité de Rizome.

Elle consacra plusieurs semaines à rédiger une longue brochure publicitaire imaginaire intitulée Les Pieds et les Mains de Loretta. Elle la mémorisait et la dévidait phrase par phrase en silence, dans sa tête, lentement, une seconde par mot, jusqu’au bout. Puis elle y rajoutait une phrase et reprenait au début.

La brochure imaginaire ne parlait pas du bébé, c’eût été trop douloureux. Elle traitait uniquement de ses mains et de ses pieds. Elle en décrivait la forme, la texture ; leur odeur, leur force de préhension, leur utilité potentielle dans la perspective d’une production de masse. Elle leur conçut un conditionnement, un bon vieil argumentaire de vente et des slogans publicitaires.

Elle organisa mentalement un magasin d’habillement. Elle n’avait jamais été très portée sur la mode, du moins plus depuis l’époque du lycée et de sa découverte des garçons. Mais cette boutique était à la pointe de l’actualité, c’était la galerie qui dictait la tendance, fréquentée par la clientèle aisée d’Atlanta. On y trouvait des galaxies de chapeaux, des armées de bas et de souliers, des tornades de jupes bouffantes, un vaste bordel technicolor de lingerie sexy.

Elle avait opté pour dix ans. Elle allait rester dans cette geôle dix ans. C’était assez pour détruire l’espoir, et l’espoir s’identifiait à l’angoisse.


Un mois et un mois et un mois et un mois.

Et un autre mois, un autre, un autre et un autre encore.

Et puis trois, puis encore un.


Un an.


Elle était en prison depuis un an. Un an, ce n’était pas particulièrement long. Elle en avait trente-trois. Elle avait passé plus de temps hors de prison qu’en détention, trente-deux fois plus de temps. Des gens avaient accompli des séjours bien plus longs. Gandhi avait passé des années en prison.

Ils la traitaient mieux maintenant. Jofuette avait conclu une espèce d’arrangement avec l’une des matonnes. Quand celle-ci était de service, elle laissait Laura descendre dans la cour, la nuit, quand aucun autre prisonnier n’était là.

Une fois par semaine, ils apportaient dans la cellule un antique magnétoscope. Avec un récepteur noir et blanc de fabrication algérienne. Il y avait aussi des cassettes. La plupart étaient des matches de football américain comme dans le temps. L’ancienne version full-contact de ce jeu avait été interdite depuis des années. Il était d’une brutalité spectaculaire : combat d’immenses gladiateurs imposants vêtus de casques et d’armures. Une partie sur quatre semblait en laisser un sur le carreau, blessé. Parfois, Laura fermait simplement les yeux pour écouter couler ce merveilleux flot d’anglais. Jofuette aimait bien les matches.

Puis il y avait les films. Les Sables d’Iwo Jima. Les Bérets verts. Une violence fantastique, hallucinatoire. Les ennemis étaient abattus et tombaient bien proprement, comme des découpages en papier. Parfois, c’étaient les bons qui recevaient les balles, au bras ou à l’épaule, généralement. Ils se contentaient de faire un peu la grimace, peut-être de panser la blessure.

Une semaine, arriva un film intitulé La Route du Maroc. Il se déroulait dans le désert africain avec Bing Crosby et Bob Hope. Laura avait de vagues souvenirs de Bob Hope, elle avait l’impression de l’avoir vu quand elle était très jeune et lui très vieux. Il était jeune dans le film, et très drôle, dans ce curieux style prémillénaire. Ça faisait très mal de le regarder, comme lorsqu’on vous arrache un pansement ; ça la touchait en profondeur, en des endroits qu’elle était jusque-là parvenue à rendre insensibles. Elle dut arrêter plusieurs fois la bande pour éponger ses larmes. Finalement, elle l’éjecta et, rageusement, la fourra dans sa boîte.

Jofuette secoua la tête, dit quelque chose en bambara et remit la cassette. Ce faisant, elle fit tomber un bout de papier plié, fin comme du papier à cigarette, inséré dans un repli de la boîte en carton. Laura le ramassa.

Elle le déplia tandis que Jofuette était rivée à l’écran, fascinée. Le papier était recouvert d’une écriture minuscule, empâtée. Pas de l’encre. Du sang, peut-être. Une liste.


Abel Lacoste – Euro. Cons. Service

Steven Lawrence – Oxfam America

Marianne Meredith – ITN Channel Four

Valéri Chkalov – Vienne

Georgi Valdukov – Vienne

Sergei Ilyouchine – Vienne

Kazuo ( ?) Watanabe – Mitsubishi

( ?) Riza-Rikabi – EFT Commerzbank

Laura Webster – G.I. Rizome

Katje Selous – Corps de l’ACA


et quatre autres.

Загрузка...