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Laura les regarda évacuer le corps. Feu M. Stubbs. Le souriant, le chaleureux M. Stubbs, vieux pirate tout pétillant de malice, maintenant cadavre chétif et chauve, la poitrine défoncée. Penchée par-dessus la balustrade humide, Laura regarda l’ambulance franchir le cordon lumineux. Des flics municipaux en cirés jaunes trempés bloquaient la route, maussades. La pluie s’était mise à tomber au lever du jour, morne front de septembre venu du continent.

Laura se retourna et repoussa la porte du hall. Dedans, la Loge lui donna une impression de vide, de zone sinistrée. Tous les invités étaient partis. Dans leur fuite éperdue, les Européens en avaient oublié leurs bagages. Les Singapouriens s’étaient également éclipsés en vitesse en profitant de la confusion.

Laura monta au premier, dans le bureau de la tour. Il était à peine neuf heures. Dans la salle, Debra Emerson était en train de préenregistrer les appels pour le Comité central ; son calme murmure récitait pour la quatrième fois les détails de l’assassinat. Le télécopieur ronronnait.

Laura se servit un café, en renversant un peu sur la table. Elle s’assit et ramassa le tract diffusé par les terroristes. Leur déclaration était parvenue à la Loge de Rizome dix minutes seulement après l’assassinat. Elle l’avait déjà lue trois fois, abasourdie, incrédule. Et voilà qu’elle le relisait une fois de plus. Il fallait qu’elle comprenne. Il fallait qu’elle en vienne à bout.


BULLETIN D’ACTION DIRECTE DU FAIT – MESSAGE SPÉCIAL À L’INTENTION DES ORGANISMES CHARGES DE FAIRE RESPECTER LA LOI :

À 07:21 T.U., le 12 septembre 2023, un commando désigné du Front Armé d’Inhibition du Terrorisme a appliqué la sentence décidée sur Winston Gamaliel Stubbs, soi-disant fonctionnaire à la solde de l’officine du crime organisé, pirate et subversive, connue sous le nom de Banque unie de la Grenade. Le peuple opprimé de la Grenade se réjouira de cet acte de justice trop longtemps retardé contre la junte cryptomarxiste pourrie par la drogue qui a usurpé les légitimes aspirations politiques d’une population insulaire respectueuse de la loi.

L’exécution de la sentence est intervenue à la Loge de Rizome sise à Galveston, Texas, États-Unis, (fax : GALVEZRIG, tél. : (713) 454-9898) où le groupe industriel Rizome, S.A., multinationale d’origine américaine, était engagé dans un complot criminel avec les malfaiteurs grenadins.

Nous accusons l’organisation sus-mentionnée, le groupe industriel Rizome, S.A., de vouloir parvenir à un lâche accord avec ces groupes criminels, sous la forme d’un plan de protection immoral et illégal qui mérite la plus sévère condamnation par les organismes chargés de faire respecter la loi à l’échelon fédéral, national et international. Par cet acte de cupidité à courte vue, le groupe industriel Rizome, S.A., a cyniquement trahi les efforts des institutions légitimes, tant publiques que privées, visant à contenir la menace du terrorisme d’État et de ses soutiens criminels.

Cela a toujours été la politique du Front Armé d’Inhibition du Terrorisme (FAIT) de frapper sans merci la vermine crypto-totalitaire qui pervertit les doctrines de souveraineté nationale. Sous son masque de légalité nationale, la Banque unie de la Grenade a fourni un soutien financier, mais aussi sous forme de données et de renseignements, à tout un nœud d’organisations de parias. Le félon exécuté, Winston Stubbs, entretenait en particulier des relations personnelles avec des groupes aussi tristement célèbres que les Chevaliers de Jah tanzaniens, la Révolution Culturelle Inadine, et les Cellules Capitalistes Cubaines.

En éliminant cette menace pour l’ordre international, le FAIT a rendu un fier service à la cause authentique du respect de la loi et de la justice globale. Nous nous engageons à poursuivre notre politique d’action militaire directe contre les ressources économiques, politiques et humaines de la prétendue Banque unie de la Grenade, jusqu’à la liquidation totale et définitive de cette institution antihumaine et oppressive.

Un dossier complémentaire sur les crimes du défunt, Winston Stubbs, peut être obtenu par accès direct aux fichiers de la Banque unie : ligne directe (033) 75664543 ; numéro de compte : FR2774 ; code d’accès : 23555AK ; mot de passe ; LIBERTÉ.


Si banal, songea Laura en reposant le tract. Ça se lisait comme du texte généré par ordinateur, de longs flots obsessionnels de clauses successives… une prose stalinienne. Aucune grâce, aucune flamme là-dedans, rien qu’un battement de marteau-pilon robotique. N’importe quel spécialiste en relations publiques aurait su faire mieux – elle-même aurait su faire mieux. Elle aurait bien mieux su traîner dans la boue son entreprise, sa maison, sa famille et sa propre personne… Elle éprouva un brusque accès de rage impuissante, si violent que les larmes lui vinrent. Elle les ravala. Elle déchira la bande perforée de la feuille d’imprimante et la roula entre ses doigts, les yeux dans le vide.

« Laura ? » David émergea de l’étage en dessous, le bébé dans les bras. Le maire de Galveston le suivait.

Laura se redressa en sursaut : « Monsieur le Maire ! Bonjour. »

Le maire Alfred A. Magruder hocha la tête. « Laura. » C’était un Anglo massif aux alentours de la soixantaine, la panse rebondie drapée dans un dashiki tropical aux couleurs criardes. Il avait des sandales, un jean, et arborait une longue barbe de Père Noël. Son visage était cramoisi et ses yeux bleus, au fond de leurs petites poches de graisse bronzée, avaient le regard fixe de la colère contenue. Il se rua dans la pièce et jeta sa mallette sur la table.

Laura parla rapidement : « Monsieur le Maire, je vous présente notre coordinatrice pour la sécurité, Debra Emerson. Madame Emerson, je vous présente Alfred Magruder, maire de Galveston. »

Emerson abandonna sa console. Ils se toisèrent mutuellement, ponctuant leur estimation réciproque d’involontaires petits rictus de dégoût. Aucun des deux ne hasarda de poignée de main. Mauvaises vibrations, songea Laura, ébranlée, échos lointains de quelque guerre civile sociale oubliée. Déjà la situation lui échappait.

« Vous n’allez pas tarder à voir débarquer ici quelques grosses légumes, annonça-t-il à Laura. Et voilà que votre bonhomme me raconte que vos petits copains les pirates sont en vadrouille sur mon île.

— Il nous était parfaitement impossible de les arrêter », nota Emerson. Sa voix avait ce calme exaspérant dont les institutrices ont le secret.

Laura intervint : « La Loge s’est fait mitrailler à l’arme automatique, monsieur le Maire. Ça a réveillé tout le personnel – provoqué la panique. Et les… les invités… étaient debout et déjà partis avant qu’on ait eu le temps de reprendre nos esprits. Nous avons prévenu la police…

— Et votre siège central », observa Magruder. Il marqua un temps d’arrêt. « Je veux une liste de tous les appels reçus et transmis par cet établissement. »

Emerson et Laura parlèrent simultanément.

« Eh bien, naturellement, j’ai appelé Atlanta…

— Cela va nécessiter un mandat… »

Magruder les coupa. « Les flics de la convention de Vienne saisiront de toute manière vos archives. Alors, me gonflez pas avec des chicaneries, vu ? Certes, ici on est coulant, c’est même le trait caractéristique de la Cité de la Joie. Mais ce coup-ci, vous êtes allés vraiment trop loin. Et ça va barder pour le matricule de quelqu’un, vu ? »

Il lorgna David. Celui-ci inclina la tête, prenant faussement l’air du brave gars sur le qui-vive.

Magruder fonça dans la brèche : « Bien, et ça va tomber sur qui, à votre avis ? Sur moi ? » Il écrasa un pouce sur son ample chemise, aplatissant une grosse azalée jaune. « Sur vous ? Ou alors sur ces connards de pirates étrangers à notre île ? » Soupir. « Il s’agit d’un acte terroriste, comprendre ? Ce genre de saleté n’est plus censé se produire. »

Debra Emerson était toute politesse forcée. « C’est pourtant toujours le cas, monsieur le Maire.

— Peut-être en Afrique, grommela Magruder. Pas ici !

— La difficulté, c’est de couper la synergie dans les relations qu’entretient le terrorisme avec les médias mondiaux, dit Emerson. Alors, vous n’avez pas besoin de vous inquiéter d’une mauvaise publicité. La convention de Vienne stipule…

— Écoutez », dit Magruder, reportant entièrement sur elle son regard furieux. « Il ne s’agit pas ici du coup tordu d’un quelconque hippie allumé, d’accord ? Quand cette histoire va éclater, vous pourrez toujours filer vous réfugier dans votre planque d’Atlanta, mais moi, je serai encore sur le pont à essayer de faire tourner cette fichue cité ! Ce n’est pas la presse qui me fout la trouille – c’est les flics ! Les flics internationaux, surtout – pas les locaux, eux, je m’en charge. Je n’ai pas envie de me retrouver sur la liste noire de la mafia des planques de données. Alors, est-ce qu’il faut que mon île serve à vos petites magouilles ringardes ? Non, madame, pas question. »

Laura bouillonnait de rage. « Merde, de quoi on parle, là ? Est-ce qu’on leur a tiré dessus ? C’est nous qui nous sommes fait mitrailler, Votre honneur, d’accord ? Sortez donc jeter un œil à ma façade. »

Ils la fixèrent, surpris par cet éclat. « Ils auraient pu nous tuer. Ils auraient pu foutre en l’air toute la Loge. » Elle saisit le tract et le brandit sous le nez de Magruder. « Ils nous ont même écrit directement pour nous menacer ! Le FAIT – peu importe de qui il s’agit –, ce sont eux les tueurs, qu’en faites-vous ? »

Le visage du bébé s’assombrit et elle hasarda timidement un sanglot. David la berça, à demi retourné. Laura baissa la voix. « Monsieur le Maire, je vois où vous voulez en venir. Et je suppose que j’en suis désolée, si c’est ce que vous voulez m’entendre dire. Mais il faut voir la vérité en face. Ces gens des planques de données sont des professionnels, il y a longtemps qu’ils se sont évaporés dans la nature. Sauf peut-être l’autre Grenadin, Sticky Thompson. Je crois savoir où il se trouve. Il s’est planqué ici à Galveston, avec la fille de l’Église. Je veux parler de vos amies de l’Église d’Ishtar, monsieur le Maire. »

Elle glissa un bref regard à David. Ses traits s’étaient dégelés, il était avec elle. Son visage traduisait l’encouragement : vas-y, poulette. « Et on n’a pas envie qu’ils aillent regarder du côté de l’Église, pas vrai ? Ils sont liés entre eux, tous ces groupes marginaux. Qu’on tire un seul fil et toute la tapisserie se défait…

— Et on se retrouve cul nu, remarqua David. Tous. »

Le maire grimaça puis haussa les épaules. « Mais c’est précisément ce que je disais.

— Limiter les dégâts, dit Emerson.

— Oui, tout à fait. »

Emerson sourit. « Eh bien voilà, on avance enfin. »

Le multiphone de Laura sonna. Elle consulta le cadran. C’était un appel prioritaire. « Je vais le prendre en bas, je vous laisse poursuivre la conversation. »

David la suivit, Loretta toujours nichée au creux de son bras. Il grommela : « Tu parles de deux brigands !

— Ouais. » Elle s’arrêta au moment où ils entraient dans la salle à manger.

« T’as été super, dit David.

— Merci.

— Ça va ?

— Ouais, ça va. Maintenant. » Le personnel de la Loge, les yeux rougis par le manque de sommeil, était installé autour de la plus grande table et bavardait en espagnol. Tous étaient débraillés, ébranlés. La fusillade les avait sortis du lit à deux heures du matin. David se joignit à eux.

Laura prit la communication dans le petit bureau du bas. C’était Emily Donato qui appelait d’Atlanta. « Je viens d’apprendre la nouvelle, lui dit-elle. Tu n’as pas de mal ?

— On a mitraillé la Loge, expliqua Laura. Ils l’ont tué. Le vieux Rasta. J’étais juste à côté de lui. » Une pause. « Leur engin espion m’avait flanqué la trouille. Il est sorti pour me protéger. Mais ils l’attendaient et ils l’ont abattu sur place.

— Mais toi, tu n’as pas été blessée ?

— Non. C’est grâce aux murs, tu comprends, le sable compacté. Les balles se sont encastrées dedans. Sans ricocher. » Laura marqua un nouveau temps d’arrêt, se passa les doigts dans les cheveux. « Je n’arrive pas à croire que je te raconte ça…

— Je voulais juste te dire… Eh bien, je suis avec vous de tout cœur. David et toi. Entièrement. » Elle leva deux doigts, pressés l’un contre l’autre. « La solidarité, d’accord ? »

Laura sourit, pour la première fois depuis de longues heures. « Merci, Em. » Elle contempla le visage de son amie avec reconnaissance. Le vidéofard d’Emily détonnait : trop de rouge, le trait d’eye-liner hésitant. Laura effleura sa propre joue, non fardée. « J’ai oublié mon maquillage », bafouilla-t-elle, s’en rendant soudain compte. Elle ressentit un brusque sursaut de panique irraisonnée. Et aujourd’hui, en plus – le jour où elle allait se retrouver à l’écran en permanence.

Il y avait du bruit dans le hall. Laura glissa un regard par la porte ouverte du bureau, par-delà le comptoir de l’accueil. Une femme en uniforme venait de pousser la porte d’entrée. Une femme noire. Cheveux courts, tunique militaire, large baudrier en cuir, chapeau de cow-boy à la main. Une Ranger, la police montée du Texas.

« Ô seigneur ! les Rangers sont ici », dit Laura.

Emily acquiesça, les yeux agrandis. « Bon, je coupe, je sais que tu as du pain sur la planche.

— D’accord, salut. » Laura raccrocha. Elle contourna en hâte le bureau pour gagner le hall. Un blond en civil avait suivi la Ranger à l’intérieur. Il portait un costume anthracite fendu à la taille, une large cravate flamboyante à motif cachemire-CAO… Il avait des lunettes noires et un terminal portatif à la main. Les Inspecteurs de Vienne.

Laura se présenta à la Ranger : « Je suis Laura Webster. Coordinatrice de la Loge. » Elle tendit la main. La Ranger l’ignora, la gratifiant d’un regard de franche hostilité.

L’inspecteur de Vienne déposa son terminal portatif, prit la main de Laura et sourit, tout miel. Il était très beau, avec une allure presque féminine – pommettes hautes de Slave, longue mèche blonde sur l’oreille, mouche de star du ciné plaquée sur la joue droite. Il lâcha sa main à regret, comme tenté de la baiser. « Désolé de vous rencontrer en de telles circonstances, madame Webster. Je suis Vorochilov. Et voici ma liaison locale, le capitaine Baster.

— Baxter, rectifia la Ranger.

— J’ai cru comprendre que vous aviez été témoin de l’attaque, dit Vorochilov.

— Oui.

— Excellent. Je dois vous interroger. » Il s’interrompit pour effleurer une petite saillie à l’angle de ses lunettes noires. Un long câble en fibre optique partait de son écouteur et disparaissait dans son gilet. Laura découvrit alors que les lunettes noires étaient des vidéocams, le dernier modèle à matrice active d’un million de pixels. Il était en train de la filmer. « Les termes de la convention de Vienne exigent que je vous informe de votre situation légale. En premier lieu, votre voix est enregistrée et vous êtes filmée. Vos déclarations seront archivées par diverses agences des gouvernements signataires de la Convention de Vienne. Je n’ai pas compétence pour préciser lesquelles ni pour indiquer la quantité ou la localisation des renseignements issus de cette enquête. Les enquêtes diligentées par le traité de Vienne ne sont pas assujetties aux lois protégeant la vie privée ou la liberté d’information. Vous n’avez pas droit à un avocat. Les enquêtes sous couvert de la convention ont totale prééminence sur les lois de votre nation et de votre État. »

Laura acquiesça, suivant tout juste cette avalanche juridique. Elle l’avait déjà entendue lors d’émissions télévisées. Les téléfilms policiers faisaient grand cas des inspecteurs de Vienne. Les mecs qui se pointaient, brandissaient leur carte holographique, annulaient la programmation des taxis et fonçaient, en pilotage manuel, aux trousses des méchants. Et ils n’oubliaient jamais leur vidéofard. « Je comprends, camarade Vorochilov. »

Vorochilov leva la tête. « Quelle odeur intéressante. J’admire réellement la cuisine régionale. »

Laura sursauta. « Puis-je vous offrir quelque chose ?

— Du thé à la menthe, ce serait parfait. Oh ! juste du thé, si vous n’avez pas de menthe.

— Quelque chose pour vous, capitaine Baxter ? »

Air furieux de l’intéressée. « Où a-t-il été tué ?

— Sur ces questions, mon mari pourra vous aider… » Elle effleura son multiphone. « David ? »

David glissa un œil dans le hall par la porte de la salle à manger. Il vit les flics, se retourna et, par-dessus son épaule, lança un ordre bref au personnel en patois espagnol. Tout ce que saisit Laura, ce fut los rinches, les Rangers, mais il y eut un craquement de chaises et aussitôt Mme Delrosario apparut, tout affairée.

Laura fit les présentations. Vorochilov braqua sur chacun tour à tour ses vidéoverres intimidants. Ils avaient quelque chose d’inquiétant – sous certains angles, Laura discernait une fine résille dorée dans l’épaisseur des lentilles opaques. Aucune pièce mobile. David sortit avec la Ranger.

Laura se retrouva en train de siroter du thé avec l’inspecteur de Vienne dans le bureau du rez-de-chaussée. « Un décor remarquable », observa Vorochilov, en se carrant dans le siège de voiture en vinyle, révélant deux centimètres de manchettes couleur crème sous les poignets de son pardessus gris anthracite.

« Merci, camarade. »

Vorochilov leva ses vidéoverres avec un geste exercé pour la gratifier d’un long regard de ses yeux bleus veloutés de pop star. « Vous êtes marxiste ?

— Démocrate économique », dit Laura. Vorochilov roula les yeux dans une involontaire et brève mimique de dérision puis remit les verres sur son nez. « Aviez-vous déjà entendu parler du FAIT avant aujourd’hui ?

— Jamais, dit Laura. Jamais entendu parler.

— Le communiqué ne fait nulle mention des groupes venus d’Europe et de Singapour.

— Je ne crois pas qu’ils étaient au courant de la présence des autres, expliqua Laura. Nous – Rizome, je veux dire – sommes très attentifs à la sécurité. Mme Emerson, notre responsable en ce domaine, pourra vous en dire plus. »

Vorochilov sourit. « La notion américaine d’“attention portée à la sécurité”… Je suis touché. » Il marqua une pause. « Pourquoi êtes-vous impliquée dans cette affaire ? Ce n’est pas votre problème.

— Ça l’est, maintenant. Qui est ce FAIT ? Pouvez-vous nous aider à lutter contre ?

— Ils n’existent pas. Oh ! ils ont certes existé dans le temps. Il y a des années. Tous ces millions que votre gouvernement américain a dépensés, des groupuscules par-ci, des groupuscules par-là. Horribles petits rejetons du bon vieux temps de la guerre froide. Mais le FAIT n’est plus aujourd’hui qu’une façade, un conte de fées. Le FAIT est un paravent derrière lequel les planques de données se cachent pour se canarder mutuellement. » Il feignit de braquer un pistolet. « Comme les Brigades rouges d’antan, pan-pan-pan sur l’OTAN. L’UNITA angolaise, pan-pan-pan sur les Cubains. » Il sourit. « Alors voilà, nous sommes ici, assis dans ces bons fauteuils, à boire du bon thé entre gens civilisés. Tout cela parce que vous avez mis le pied dans un reliquat d’ordures hérité du temps où votre grand-père n’aimait pas le mien.

— Que comptez-vous faire ?

— Je devrais vous passer un savon. Mais je vais plutôt le passer à votre ex-commissaire de la CIA, là-haut. Et mon amie Ranger fera de même. Mon amie Ranger apprécie peu l’état dans lequel vous avez mis la chouette réputation du Texas. » Il ouvrit l’écran de son terminal et tapa quelques commandes.

« Donc, vous avez vu l’engin volant sans pilote qui a effectué le tir.

— Oui.

— Dites-moi si vous le reconnaissez ici. »

Des images apparurent, représentations graphiques habilement colorées se succédant par salves de quatre secondes. Avions au fuselage aveugle dotés de moignons d’ailes, sans cabine : ils étaient radioguidés. Certains étaient barbouillés de peinture camouflage. D’autres arboraient une immatriculation en caractères cyrilliques ou hébreux. « Non, pas comme ça », dit Laura.

Vorochilov haussa les épaules et pianota sur son clavier. Apparut un engin d’aspect encore plus bizarre : une paire de petites saucisses. Puis un appareil squelettique, croisement d’un hélicoptère et d’un tricycle d’enfant. Puis une sorte de balle de golf à double rotor. Puis une cacahuète orange.

« Stop », s’écria Laura.

Vorochilov figea l’image. « C’est ça, dit Laura. Ce train d’atterrissage… comme une broche de barbecue. » Elle scruta l’engin. La taille étroite de la cacahuète abritait le moyeu de deux grandes hélices contrarotatives. « Quand les pales tournent, elles interceptent la lumière, et on dirait une soucoupe volante, observa-t-elle tout haut. Une soucoupe volante avec deux grosses saillies en haut et en bas. »

Vorochilov examina l’écran. « Vous avez vu un ADAV/SP Canadair CL-227. Appareil à Décollage et Atterrissage Vertical, Sans Pilote. Il a une portée de trente miles – des miles, quelle unité stupide… » Il tapa une note sur son clavier cyrillique. « Sans doute lancé d’un endroit quelconque sur cette île par les assassins… Ou peut-être depuis un navire. Facile, avec ce genre d’engin : pas besoin de piste.

— Celui que j’ai vu était d’une autre teinte. En métal nu, je suppose.

— Et équipé d’une mitrailleuse, ajouta Vorochilov. Ce n’est pas l’équipement standard. Mais des antiquités comme celle-ci sont sur le marché noir de l’armement depuis des années et des années. Achetables à bas prix pourvu d’avoir les contacts.

— Alors, vous ne pouvez pas retrouver ses propriétaires ? »

Il lui jeta un regard apitoyé.

Puis son multiphone bipa. C’était la Ranger. « Je suis dehors, sur la galerie, lui annonça-t-elle. J’ai récupéré un des projectiles.

— Attendez que je devine, dit Vorochilov. Balle de 35 mm, modèle OTAN standard.

— Affirmatif.

— Imaginez un peu tous ces millions et ces millions de balles OTAN non tirées, fit Vorochilov, songeur. Trop nombreuses même pour le marché africain… Une balle neuve contient une espèce de pression maléfique, vous ne croyez pas ? Quelque part, elle cherche à être tirée… » Il marqua un temps d’arrêt, ses lentilles aveugles braquées sur Laura. « Vous ne me suivez pas.

— Désolée. Je pensais que c’était à elle que vous vous adressiez. » Laura observa un silence. « Vous ne pouvez vraiment rien faire ?

— La situation me semble claire, reprit-il. “Règlement de compte interne”, comme on dit. L’un des groupes de pirates avait des collaborateurs sur cette île. Sans doute les représentants de la Banque islamique de Singapour, tristement célèbres pour leur fourberie. L’occasion s’est présentée de tuer Stubbs, ils l’ont saisie. » Il rabattit l’écran. « Durant mon vol vers Galveston, j’ai accédé au fichier sur Stubbs, à la Grenade, celui mentionné dans le communiqué du FAIT. Une lecture fort instructive. Les tueurs ont tiré parti de la nature même du stockage au sein des planques de données – du fait que les fichiers codés sont parfaitement protégés, y compris des pirates eux-mêmes. Seule une planque pourrait retourner sa force contre elle-même d’une façon aussi humiliante.

— Vous devez quand même être en mesure de nous aider. »

Vorochilov haussa les épaules. « La police locale peut entreprendre un certain nombre d’actions. Recenser les navires locaux, par exemple – vérifier si certains se trouvaient à proximité de la côte, et savoir qui les a loués. Mais je suis heureux de vous dire qu’il ne s’agit pas d’un acte de terrorisme politique. Je le rangerais plutôt dans les règlements de comptes crapuleux. Le prétendu communiqué du FAIT n’est qu’un moyen de brouiller les pistes. Une affaire instruite par la convention de Vienne est en effet soumise à certaines restrictions de publicité qu’ils doivent juger utiles.

— Mais il y a quand même eu mort d’homme !

— C’était un meurtre, oui. Mais pas une menace envers l’ordre politique des signataires de la convention de Vienne. »

Laura était outrée : « Alors, à quoi êtes-vous bons ? »

Vorochilov prit un air blessé : « Oh ! mais nous sommes très bons pour ce qui est de calmer les tensions internationales. Seulement, nous ne sommes pas une force de police mondiale. » Il vida sa tasse de thé et la déposa. « Certes, Moscou fait pression depuis maintenant de nombreuses années pour l’instauration d’une véritable force de police mondiale. Mais Washington y fait obstacle. Toujours à pinailler en évoquant Big Brother, les libertés civiles, les lois sur la vie privée. C’est une vieille histoire.

— Vous ne pouvez pas du tout nous aider. »

Vorochilov se leva. « Madame Webster, c’est vous qui avez invité ces gangsters sous votre toit, ce n’est pas moi. Si vous nous aviez appelés d’abord, nous vous en aurions dissuadée de la manière la plus pressante. » Il saisit son terminal. « J’aurai besoin d’interroger maintenant votre époux. Merci pour le thé. »

Laura le quitta pour monter à la salle de télécoms. Emerson et le maire étaient assis ensemble sur l’un des divans en osier, avec cet air satisfait des gens qui viennent de faire le tour d’une question. Magruder se battait à grands coups de fourchette avec un tardif petit déjeuner tex-mex de migas[1] et de haricots sautés.

Laura s’assit de l’autre côté de la table et se pencha, tremblante de colère. « Eh bien, vous m’avez l’air à l’aise, tous les deux.

— Vous avez parlé avec le délégué de Vienne ? dit Emerson.

— Cet abruti ne vous est d’aucune utilité.

— KGB. » Emerson renifla.

« Il dit que ce n’est pas une affaire politique, que ce n’est pas de leur ressort. »

Emerson parut surprise. « Hmmmph. Ça, c’est une première avec eux. »

Laura la dévisagea. « Bon, alors qu’est-ce qu’on décide ? »

Magruder reposa un verre de lait. « Nous vous fermons, Laura.

— Juste temporairement », ajouta Emerson.

Laura en resta bouche bée. « Fermer ma Loge ? Pourquoi ? Mais pourquoi ?

— Tout a été prévu, dit Magruder. Voyez-vous, s’il s’agit d’une affaire criminelle, alors les médias vont venir nous submerger. Ils y mettront le paquet et ce sera pire qu’une alerte aux requins pour le tourisme. Mais si on vous ferme, alors, ça ressemble à une histoire louche. Classée secrète. Et personne ne cherche trop à fouiner dès que Vienne pointe son nez. » Il haussa les épaules. « Je veux dire, ils finiront bien par trouver, mais d’ici là ce sera de l’histoire ancienne. Et on aura limité les dégâts. » Il se leva. « Il faut que je cause à cette Ranger. Vous savez. L’assurer de l’entière coopération de la ville de Galveston de toutes les façons possibles. » Il saisit sa mallette et descendit pesamment l’escalier.

Laura fusilla Emerson du regard. « Alors, c’est ça ? Vous étouffez le scandale et c’est à David et moi de payer les pots cassés ? »

Sourire aimable d’Emerson. « Ne vous impatientez pas, ma chère. Notre projet n’est pas remis en question à cause de cette seule attaque. N’oubliez pas… C’est avant tout à cause d’attaques de ce genre que les pirates ont accepté de se rencontrer. »

Laura était ébahie. Elle s’assit. L’espoir renaissait au milieu de la confusion. « Alors, vous poursuivez ? Malgré tout ce qui s’est passé ?

— Bien sûr, Laura. Le problème est loin d’avoir disparu, n’est-ce pas ? Non. Il est plus proche que jamais. On a déjà eu de la chance de ne pas vous perdre – vous, une collaboratrice extrêmement estimée. »

Laura leva les yeux, surprise. Le visage de Debra Emerson était parfaitement tranquille – le visage d’une femme qui ne faisait que retransmettre la vérité. Pas de flatterie – un fait. Laura s’avança sur son siège. « Enfin, c’était quand même une attaque contre Rizome, non ? Une attaque directe contre notre firme.

— Oui. Ils ont trouvé un défaut dans notre cuirasse – le FAIT l’a trouvé, ou les gens cachés derrière. » Emerson prit un air grave. « Il doit y avoir eu une fuite dans la sécurité. Cet avion mortel… je parie qu’il attendait embusqué depuis des jours. Quelqu’un était au courant de cette réunion et surveillait ce bâtiment.

— Une fuite dans la sécurité de Rizome ?

— Nous ne devons pas tirer de conclusions hâtives. Mais il nous faudra découvrir la vérité. C’est plus important que cette Loge, Laura. Bien plus important. » Elle marqua une pause. « Nous pouvons parvenir à un accord avec les enquêteurs de Vienne. Nous pouvons parvenir à un accord avec la ville de Galveston. Mais ce n’est pas là le plus difficile. Nous avons garanti la sécurité aux participants de cette conférence et nous avons échoué. À présent, il nous faut quelqu’un pour apaiser la tempête. À la Grenade. »


La Retraite de Rizome à Chattahoochee était située sur les contreforts des Smokies, à une centaine de kilomètres au nord-est d’Atlanta. Huit cents arpents de collines boisées dans une vallée traversée par un torrent au lit de caillasse blanche asséché cette année-là. Chattahoochee avait la faveur du comité central ; elle était suffisamment proche de la ville pour rester pratique, et suffisamment isolée dans la cambrousse pour que les occupants restent à l’écart du regard collectif du comité.

On y amenait souvent de nouvelles recrues – en fait, c’était ici qu’Emily lui avait présenté David Webster. Derrière, dans la vieille ferme en pierre, celle dépourvue de géodes. Laura ne pouvait plus contempler ces collines de Chattahoochee sans que lui revienne cette nuit : David, un étranger, grand et mince dans son costume bleu nuit, un verre à la main, cheveux bruns ruisselant dans le dos.

À vrai dire, tous les invités, toutes les recrues de pointe en tout cas, s’étaient décarcassés pour faire assaut d’élégance. Quitte à aller un brin à contre-courant, histoire de montrer qu’ils n’allaient pas se laisser intégrer si facilement que ça, merci. Et voilà qu’ils se retrouvaient ici, des années plus tard, au fin fond des bois de Georgie avec le comité central, non plus en nouvelles recrues mais en associés de plein droit, et jouant pour de bon.

Bien sûr, le personnel du comité était entièrement différent aujourd’hui, mais certaines traditions persistaient.

L’importance de cette réunion était décelable au négligé recherché de leur tenue. Des problèmes normaux, on les aurait examinés à Atlanta, dans le cadre d’un conseil classique, mais ce problème avec la Grenade était une crise authentique. En conséquence, l’ensemble du comité avait endossé la tenue de brave péquenaud, ambiance Amérique profonde du temps de Lincoln. Pantalon de toile effiloché, chemise en flanelle aux manches roulées jusqu’aux coudes… Garcia-Meza, un industriel mexicain d’allure imposante, portait un grand panier à pique-nique en osier.

C’était marrant d’imaginer Charlie Cullen au poste de CEO. Lazura ne l’avait pas rencontré en tête à tête depuis sa promotion, bien qu’elle eût été de temps en temps en liaison avec lui quand ils édifiaient la Loge. Cullen était biochimiste, spécialisé dans les plastiques de construction, un type plutôt sympa. C’était un excellent coordinateur pour Rizome, car il inspirait instinctivement confiance – en revanche, le combat de rues n’était pas son fort. Depuis sa nomination, il s’était mis à porter un feutre gris relevé vers l’arrière. Moins comme un chapeau que comme une couronne ou une auréole. C’était marrant comme l’autorité pouvait affecter les gens.

Tout son visage avait changé. Avec son menton carré, son nez large, la bouche devenue un peu plus sévère, il commençait à ressembler à un George Washington noir. Le premier, l’originel, pas le récent président noir du même nom.

Et puis il y avait les autres. Sharon McIntyre, mentor d’Emily Donato au sein du comité, et Emily elle-même, ses anglaises cachées sous un fichu comme si elle sortait juste de nettoyer ses fourneaux. Kauffmann, l’Européen adepte de la Realpolitik, qui réussissait à rester chic et raffiné même en jean et sac à dos. De Valera, soi-disant l’étincelle du comité, qui avait tendance à s’écouter parler mais vous sortait toujours la brillante idée. Gauss, professoral, et Raduga, calme et conciliateur. Et puis, fermant la troupe, l’antique M. Saïto. Saïto avait une espèce de chapeau en fourrure à la Benjamin Franklin et des doubles foyers, mais il s’appuyait sur un grand bâton noueux, comme quelque hybride d’ermite taoïste.

Enfin il y avait elle, David et Debra Emerson. Pas membres du comité mais témoins.

Cullen arrêta ses pas dans une clairière jonchée de feuilles mortes. Leurs réunions se tenaient loin de toute ligne téléphonique, pour raisons de sécurité. Ils avaient même laissé leurs multiphones, dans l’un des bâtiments de ferme.

McIntyre et Raduga étalèrent une grande nappe de pique-nique à carreaux. Tout le monde vint s’asseoir en cercle. Puis ils joignirent les mains et chantèrent un hymne de Rizome. Enfin, ils mangèrent.

C’était fascinant à observer. Le comité s’employait à développer ce sens communautaire. Ils s’entraînaient à vivre ensemble des semaines durant. Laver mutuellement leur linge, s’occuper mutuellement des gosses. C’était la politique de la maison. On les élisait mais, une fois au pouvoir, ils bénéficiaient d’une large autorité dont on attendait qu’ils se servent. Pour Rizome, cela signifiait l’instauration plus ou moins ouverte d’un complot à petite échelle.

Bien sûr, cette mode de la Gemeinschaft était plus ou moins fluctuante. Un bon nombre d’années plus tôt, au temps où Saïto était CEO, il y avait eu l’épisode proverbial où il avait emmené tout le comité dans l’île d’Hokkaido. Où ils se levaient avant l’aube pour se baigner nus dans les chutes d’eau glacée ; où ils mangeaient du riz complet et, s’il fallait en croire la rumeur, avaient tué, découpé et mangé un chevreuil alors qu’ils passaient trois jours dans une caverne. Personne au comité ne s’était trop étendu sur cette expérience par la suite, mais il était indubitable qu’ils étaient devenus un groupe sacrément soudé.

Bien sûr, il y avait également les sornettes à moitié légendaires qui traînaient toujours aux alentours de n’importe quel centre de pouvoir commercial, mais le comité alimentait la mystique. Et Rizome revenait instinctivement à la solidarité viscérale en périodes de trouble.

C’était loin d’être parfait. C’était visible à leur comportement – à la façon, par exemple, qu’avaient de Valera et Kauffmann de faire tout un cinéma inutile pour savoir qui allait couper et servir le pain. Mais il était visible que ça marchait aussi. L’association de Rizome représentait bien plus qu’un boulot. C’était tribal. On pouvait vivre et mourir pour elle.

C’était un repas simple : des pommes, du pain, du fromage, un peu de « pâté de jambon » qui était manifestement de la prom texturée et aromatisée. Et de l’eau minérale. Puis ils se mirent au travail – sans spécialement ouvrir la séance, mais en s’y laissant glisser peu à peu, par étapes.

Ils commencèrent par le FAIT. Ça les inquiétait plus que la Grenade. Les Grenadins étaient des voleurs et des pirates, mais au moins ils restaient tapis dans l’ombre alors que le FAIT, quels qu’en soient les membres, avait mis la compagnie sérieusement dans l’embarras. Par leur faute, ils se retrouvaient désormais avec Vienne sur le dos, même si Vienne était vacillante. Encore plus que d’habitude.

Rizome était décidée à retrouver le FAIT. Personne n’imaginait que la tâche serait facile, mais Rizome était une grosse multinationale avec des milliers d’associés et des postes avancés sur les cinq continents. Ils avaient des contacts sur tout le Réseau et une tradition de patience. Tôt ou tard, ils découvriraient la vérité, quelle que soit l’identité de ceux qui la cachaient.

La cible immédiate de tous les soupçons était Singapour, soit la Banque islamique soit le gouvernement singapourien, même si le clivage entre les deux n’était pas net. Personne ne doutait que Singapour eût été capable d’organiser l’assassinat de Galveston. Singapour n’avait jamais signé la convention de Vienne et vantait ouvertement les capacités opérationnelles de son armée et de ses services de renseignement.

Il était malgré tout difficile de comprendre pourquoi ils s’en seraient pris à la Grenade, après avoir accepté de négocier. Surtout quand une provocation aussi brutale que l’assassinat de Stubbs allait à coup sûr provoquer la rage de la Grenade sans véritablement engendrer de dégâts stratégiques. Singapour était arrogante, et technologiquement téméraire, mais personne n’avait jamais dit qu’elle était stupide.

Aussi le comité décida-t-il de mettre son jugement en délibéré, en attendant un complément de preuve. Il y avait pour l’heure trop de possibilités, et chercher à couvrir toutes les éventualités n’aurait fait qu’entraîner la paralysie. D’ici là, ils allaient prendre l’initiative de l’action, en ignorant le communiqué des terroristes.

Le FAIT constituait sans aucun doute une menace, à supposer que le FAIT existât indépendamment des gens auxquels ils étaient déjà confrontés. Mais ils avaient eu la possibilité manifeste de tuer une associée de Rizome – Laura – et avaient choisi de ne pas la saisir. C’était toujours une maigre consolation.

La discussion passa au problème de la Grenade.

« Je ne vois pas ce que nous pouvons faire sur place à la Grenade que nous ne pourrions accomplir par le Réseau, observa Raduga.

— Il serait temps que l’on cesse de faire cette fausse distinction ! objecta de Valera. Avec nos plus récents systèmes de connexion – les techniques qu’utilise Vienne – nous sommes le Réseau. Je veux dire, pour reprendre les termes de MacLuhan, un associé de Rizome équipé de vidéoverres devient un fer de lance cognitif pour toute la compagnie…

— Nous ne sommes pas Vienne, remarqua Kauffmann. Rien ne prouve que ça marchera pour nous.

— On se retrouve dans une situation de un à zéro face à la Grenade, dit Cullen. Nous sommes mal placés pour parler d’invasion médiatique.

— Certes, Charlie, rétorqua de Valera, mais ne vois-tu pas que c’est justement pourquoi ça va marcher ? On part en présentant des excuses, mais on se retrouve à faire de l’endoctrinement. »

Cullen plissa le front. « Nous sommes responsables de la mort de l’un de leurs dirigeants. Ce Winston Stubbs. C’est comme si l’un d’entre nous s’était fait tuer. Comme si nous avions perdu M. Saïto. »

Des paroles simples, mais Laura voyait bien qu’elles avaient porté. Cullen avait le chic pour redonner aux événements une échelle humaine. Ils s’étaient crispés.

« C’est bien pourquoi ce serait à moi de me rendre à la Grenade », dit Saïto. Il ne parlait jamais beaucoup. Il n’en avait pas besoin.

« Je n’aime pas ça, dit Garcia-Meza. Pourquoi vouloir recourir à la loi du talion ? Ce n’est pas de notre faute si les pirates ont des ennemis. Ce n’est pas nous qui leur avons tiré dessus. Et nous n’en sommes pas à un à zéro parce que nous n’avons jamais joué sur le même terrain qu’eux. » Garcia-Meza était le spécialiste des phrases chocs. « Je crois que la méthode diplomatique a constitué une erreur. On n’arrête pas des voleurs en les embrassant. » Il marqua un temps d’arrêt. « Mais je vous accorde qu’on ne peut plus reculer. Notre crédibilité est en jeu.

— On ne peut pas laisser cette histoire dégénérer en luttes d’influence entre malfrats, déclara Gauss. Nous devons rétablir la confiance que nous avons eu tant de mal à instaurer. Pour cela, nous devons convaincre la Grenade de trois choses : que nous n’y sommes pour rien, que nous sommes encore dignes de confiance, et qu’ils ont tout à gagner d’une coopération avec nous. Pas d’une confrontation. »

Cette façon carrée de résumer le problème était typique de Gauss. Il avait tué la conversation. « Je crois que Heinrich a mis exactement le doigt dessus, dit enfin Cullen. Mais nous ne pouvons pas effectuer ce travail de persuasion à distance. Il va falloir envoyer des gens pour les travailler au corps et collaborer avec les Grenadins, main dans la main. Leur montrer de quoi nous sommes faits, et comment nous opérons.

— D’accord », fit sèchement David. Laura fut surprise. Elle avait senti monter la pression, mais elle avait imaginé qu’il lui laisserait choisir son heure. Il poursuivait : « C’est évident. Laura et moi sommes les deux qu’il vous faut. Les Grenadins nous connaissent déjà, ils ont sur nous des dossiers épais de trente centimètres. Et nous étions là quand Stubbs s’est fait tuer. En revanche, si vous ne nous envoyez pas – nous, les témoins oculaires –, ils vont fatalement se demander pourquoi. »

Les membres du comité restèrent un moment silencieux – soit que son ton les avait surpris, soit peut-être pour apprécier la valeur du sacrifice. « David et moi nous sentons responsables, ajouta Laura. Nous n’avons pas eu de chance jusqu’à présent, mais nous sommes désireux de voir le projet aboutir. Et nous n’avons pas d’autre mission en vue puisque Galveston a fait fermer notre Loge. »

Cullen n’avait pas l’air réjoui. Pas à cause d’eux, mais de la situation. « David, Laura, j’apprécie la correction de cette attitude. Elle est très courageuse. Je sais que vous êtes conscients du danger. Mieux que nous, car vous l’avez vu de vos yeux. »

David écarta la remarque d’un haussement d’épaules. Il n’avait jamais apprécié les louanges. « Pour être franc, j’ai moins peur des Grenadins que des gens qui leur ont tiré dessus.

— Excellente remarque. Je note également que les terroristes leur ont tiré dessus aux États-Unis, observa Gauss. Pas à la Grenade, où la sécurité est bien plus forte.

— Ce serait à moi d’y aller, objecta Saïto. Pas parce que je me débrouillerais mieux. » Un mensonge poli. « Mais je suis un vieil homme. Je n’ai pas grand-chose à perdre.

— Et j’irai avec lui », ajouta Debra Emerson, qui parlait pour la première fois. « S’il doit y avoir un responsable dans cette débâcle, ce n’est certainement pas les Webster. C’est moi. J’étais également à la Loge. Je puis témoigner aussi bien que Laura.

— Nous ne pouvons pas continuer à envisager que nos gens vont se faire tuer ! s’emporta de Valera. Nous devons faire en sorte qu’ils n’aient jamais à s’imaginer même en position de victimes. C’est ça, ou on laisse tout tomber. Parce que si nous n’avons plus cette confiance, ce sera la guerre, et nous deviendrons fatalement des mercenaires armés. Plus des démocrates économiques.

— Pas d’armes, approuva Cullen. Mais nous avons bel et bien une armure, à tout le moins. Nous pouvons fournir à nos émissaires l’armure du Réseau. Quels qu’ils soient, ils seront connectés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous saurons exactement où ils se trouvent, exactement ce qu’ils font. Tout ce qu’ils verront ou entendront sera enregistré et diffusé. L’ensemble de Rizome sera derrière eux, spectre médiatique au-dessus de leur épaule. La Grenade respectera cela. Ils ont déjà accepté ces conditions.

— Je crois que Charlie a raison, dit subitement Garcia-Meza. Ils ne toucheront pas à nos diplomates. Quel intérêt ? S’ils veulent massacrer Rizome, ils ne vont pas commencer par les Webster sous le seul prétexte qu’ils les ont sous la main. Ils ne sont pas à ce point naïfs. S’ils doivent nous attaquer, ils viseront la tête. C’est nous qu’ils attaqueront – le comité.

— Mon Dieu, dit de Valera.

— Nous sommes dans la cage du tigre, insista Garcia-Meza. C’est une opération vitale et il s’agit de voir où l’on met les pieds. Alors, je ne suis pas mécontent qu’on ait ces lunettes viennoises. On en aura besoin.

— Laissez-moi y aller, implora Emerson. Ils sont jeunes et ils ont un bébé.

— À vrai dire, reprit de Valera, je crois que c’est l’avantage majeur de leur candidature. Je crois que les Webster devraient y aller et je pense même qu’ils devraient emmener leur bébé avec eux. » Il sourit à l’assemblée, ravi de la sensation qu’il venait de créer. « Allons, réfléchissez un instant. Un paisible jeune couple, avec un bébé. C’est l’image diplomatique parfaite pour notre compagnie parce qu’elle est vraie. C’est bien ce qu’ils sont, n’est-ce pas ? Ça peut paraître cynique, mais c’est une défense psychologique parfaite.

— Eh bien, dit Garcia-Meza, je ne suis pas souvent d’accord avec de Valera, mais je reconnais que c’est habile. Ces pirates sont des machos. Ils auraient honte de se battre contre des bébés. »

Kauffmann remarqua d’une voix sourde : « Je ne voulais pas mentionner ce détail. Mais le passé de Debra dans les services américains de renseignements… c’est tout bonnement une chose qu’un pays du Tiers Monde comme la Grenade n’acceptera jamais. Et il est hors de question que j’envoie un membre du comité parce que, franchement, ce serait une cible trop tentante. » Il se tourna vers eux. « J’espère que vous comprenez, David et Laura, que je ne mets aucunement en cause votre valeur propre, qui est grande, en tant qu’associés.

— Ça ne me plaît quand même pas, dit Cullen. Il n’y a peut-être pas d’autre choix, mais je n’aime pas risquer le personnel de la compagnie.

— Nous sommes tous en danger, désormais, observa sombrement Garcia-Meza. Quels que soient les choix que nous ferons.

— Moi, je crois en cette initiative ! déclara de Valera. Je l’ai soutenue depuis le début. J’en mesure les conséquences. Je crois sincèrement que les Grenadins marcheront – ce ne sont pas des barbares, et ils savent où résident leurs intérêts. Si nos diplomates sont blessés en mission, j’en assumerai la responsabilité et démissionnerai de mon poste. »

Emily était gênée par ce prétexte à se mettre en avant. « Ne soyez pas non-R, de Valera ! Pour le bien que ça pourra leur faire. »

D’un haussement d’épaules, de Valera écarta l’accusation. « David, Laura, j’espère que vous avez pris mon offre au sens où je l’entendais. Nous sommes des associés, pas des chefs et des pions. Si vous êtes blessés, je ne me défilerai pas. La solidarité.

— Aucun d’entre nous ne se défilera, dit Cullen. Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe. Laura, David, vous réalisez l’enjeu. Si nous ne réussissons pas à arrondir les angles avec la Grenade, cela risque de nous entraîner au désastre. Nous vous demandons de mettre votre vie en jeu – mais nous vous donnons en même temps le pouvoir de mettre en jeu nos existences à tous. Et ce genre de pouvoir est rare dans cette compagnie. »

Laura sentit le poids de cette responsabilité. Ils voulaient une réponse. Ils s’en remettaient à eux deux. Ils n’avaient personne d’autre sous la main.

Avec David, ils avaient déjà fait le tour de la question, en privé. Ils savaient qu’ils pouvaient décliner cette mission, sans honte. Mais ils avaient perdu leur foyer, et cela laisserait tous leurs projets en plan. Mieux valait, semblait-il, prendre le risque, se laisser porter par la crise et compter sur leurs propres capacités à la surmonter. Plutôt que rester planqués comme des victimes et laisser les terroristes piétiner leur vie en toute impunité. Leur décision était prise.

« On peut le faire, dit Laura. Si vous nous épaulez.

— Alors, c’est une affaire entendue. » Et voilà, c’était aussi simple que ça. Ils se levèrent tous et remballèrent le pique-nique. Puis ils regagnèrent les bâtiments de la ferme.

Laura et David commencèrent aussitôt l’entraînement avec les vidéoverres. C’étaient les premiers qu’achetait la compagnie et ils atteignaient un prix parfaitement saugrenu. Laura n’avait jamais fait le point là-dessus, mais chaque paire coûtait autant qu’une petite maison.

Leur aspect était en rapport – de près, ils dégageaient l’aura étrange des instruments scientifiques. Articles hors commerce, objets très spécialisés, très clean. Pesants, aussi – une peau de plastique noir rigide mais bourrée de coûteux circuits supraconducteurs. Elles n’avaient pas à proprement parler de lentilles – juste une matrice de milliers de détecteurs de lumière travaillant en mode-point. La sortie avant traitement était une masse prismatique – le logiciel d’imagerie se chargeait de la mise en forme, de la profondeur de champ, mise au point et ainsi de suite. De minces faisceaux invisibles mesuraient la position des yeux de l’utilisateur. L’opérateur, derrière son écran, n’était toutefois pas obligé de suivre le regard de l’utilisateur. Par logiciel, il pouvait examiner l’intégralité du champ visuel.

Elles étaient parfaitement transparentes même si elles étaient opaques de l’extérieur. On pouvait même les ajuster pour corriger un astigmatisme ou tout autre défaut de vision.

Chacune était dotée de micros/écouteurs en mousse adaptés à la morphologie de chaque utilisateur. Pas de problème de ce côté, c’était une technique classique.

La retraite de Chattahoochee avait une salle de télécoms qui faisait paraître prémillénaire celle de la Loge de Galveston. Ils reçurent un cours accéléré d’initiation à la technique des vidéoverres. Une formation strictement pratique, bien dans l’esprit de Rizome. L’un après l’autre, ils parcoururent les alentours, scrutant les objets au hasard, améliorant leur technique à mesure. Ce n’étaient pas les sujets qui manquaient : les serres, les bassins d’aquaculture, les vergers de pêcheurs, les moulins à vent. Une halte-garderie où une employée de la Retraite gardait Loretta. Plusieurs années auparavant, Rizome avait cherché à promouvoir l’organisation de crèches, mais le personnel n’avait pas apprécié – esprit trop kibboutz : ça n’avait jamais pris.

La Retraite avait été jadis une exploitation agricole, avant que la protéine mono-cellulaire n’arrive et ne chasse les propriétaires de l’agriculture. Le domaine avait à présent un petit côté Marie-Antoinette, comme tant d’autres fermes modernes. Cultures très spécialisées, cultures de serre. Une bonne partie de ces exploitations en serre étaient d’ailleurs maintenant installées dans les villes, où se trouvaient les marchés.

Puis David et Laura rentraient visionner les bandes et ils attrapaient le vertige. Alors ils recommençaient, mais cette fois avec des bouquins en équilibre sur la tête. Et puis ils alternaient, l’un surveillant l’écran tandis que l’autre marchait et suivait les instructions en ne se privant pas de râler devant la difficulté de la tâche. C’était bon d’avoir à bosser sur quelque chose. Ils avaient l’impression de mieux dominer la situation.

Ça marcherait, décida Laura. Ils allaient faire aux Grenadins un numéro de propagande, et laisser ces derniers leur faire également leur numéro, point final. Risqué, certes – mais aussi la meilleure occasion de mise en valeur qu’ils avaient jamais eue au sein de la compagnie et, en soi, cela représentait énormément. Le comité n’avait pas eu la grossièreté de parler directement de récompense mais c’était inutile ; ce n’était pas ainsi qu’on procédait à Rizome. Tout cela allait de soi.

Dangereux, oui. Mais les salauds avaient mitraillé sa maison. Elle avait renoncé à l’illusion que n’importe quel endroit serait vraiment sûr désormais. Elle savait que ce ne serait pas le cas. Tant que cette affaire ne serait pas réglée.


Ils avaient une escale de deux heures à La Havane. Laura nourrit le bébé. David s’étendit dans son siège de plastique bleu, croisant ses pieds chaussés de sandales. Au plafond, des haut-parleurs rudimentaires pépiaient de la pop russe sautillante. Ici, pas de chariots robots mais des porteurs poussant des diables. De vieux portiers, également, qui maniaient leur balai comme s’ils étaient nés avec. Dans la rangée voisine de sièges en plastique, un petit Cubain, désœuvré, jeta par terre un carton de soda vide et se mit à le piétiner. Laura contempla avec lassitude le carton aplati qui commençait à fondre. « Allons nous beurrer, dit soudain David.

— Quoi ? »

David fourra ses vidéoverres dans sa poche de costume, en prenant soin de ne pas tacher les lentilles. « Je vois les choses comme ça. On va être en ligne en permanence à la Grenade. Pas une seconde de relaxation. Pas une seconde pour nous. Mais nous avons devant nous un vol de huit heures. Huit heures dans un putain d’avion, d’accord ? Ça nous donne quartier libre pour nous dégueuler dessus si ça nous chante. Les hôtesses s’occuperont de nous. Alors, allons nous pinter. »

Laura examina son mari. Son visage avait l’air décomposé. Elle se sentait pareille. Ces derniers jours avaient été un enfer. « D’accord », dit-elle. David sourit.

Il prit le couffin et ils se trimbalèrent jusqu’à la plus proche boutique à détaxe, un petit cagibi encombré de chapeaux de paille bon marché et de têtes à l’air abruti taillées dans des noix de coco. David acheta un litre de rhum brun de Cuba. Il paya en espèces. Le comité les avait mis en garde contre l’usage des cartes. Trop facilement repérables. Les planques de données envahissaient tout le marché de l’argent télématique.

La vendeuse cubaine rangeait le papier-monnaie dans un tiroir fermant à clé. David lui tendit un billet de cent écus. Elle lui rendit la monnaie avec un pétillement dans ses yeux de biche – elle était habillée en rouge, mâchait de la gomme et écoutait de la samba avec un casque. Petits mouvements des hanches. David fit un trait d’esprit en espagnol et elle lui sourit.

Le sol ne cessait de se dérober sous les pas de Laura. Le sol des aéroports était en dehors du monde. Il avait sa logique propre – la culture d’aéroport. Ilots entre les mailles d’un réseau de lignes aériennes qui enserraient le monde comme un filet. Nœud lointain de sueur et de décalage horaire dans une odeur de bagages.

Ils embarquèrent à la porte Diez y seis. Aéro Cubana. La compagnie la moins chère des Antilles, parce que le gouvernement cubain subventionnait les vols. Les Cubains gardaient encore le souvenir cuisant de leurs décennies d’isolement forcé au temps de la guerre froide.

À chaque passage de l’hôtesse, David commandait des Coca qu’il complétait à ras bord d’une dose meurtrière de rhum parfumé. Le vol était long jusqu’à la Grenade. Ici, les distances étaient énormes. La mer des Antilles était pailletée de nuages, lointaines rides fractales de houle verdâtre sur l’océan. On leur passa un film russe doublé, une vague comédie-rock de Leningrad avec des tas de séquences dansées, coiffures électriques et lumières stroboscopiques. David le regarda avec le casque, fredonnant et faisant sauter Loretta sur son genou. La petite était hébétée par le voyage – elle avait les yeux exorbités et sa jolie frimousse était aussi livide que celle d’une poupée kachina.

Le rhum assommait Laura comme un tiède goudron narcotique. Le monde devint exotique. Les hommes d’affaires des rangées précédentes avaient branché leur console sur les prises de données au plafond, près des bouches d’aération. En vol à quinze mille mètres au-dessus du néant caraïbe, mais toujours branchés sur le Réseau. Des fibres optiques pendouillaient comme des tubes de goutte-à-goutte.

Laura inclina son siège et tourna la buse pour qu’elle lui souffle sur le visage. Le mal de l’air guettait, quelque part sous l’abrutissement éthylique. Elle sombra dans une somnolence hébétée. Elle rêva… Elle était en tenue d’hôtesse d’Aéro Cubana, bleu pimpant, style paramilitaire années 40, rembourrage aux épaules et jupe plissée, et poussait son chariot dans l’allée centrale. Distribuant à tous les passages des petits gobelets remplis de quelque chose… du lait… Tous tendaient la main, implorant ce lait avec des airs de désespoir dévorant et de gratitude pathétique. Ils étaient si heureux qu’elle soit là et désiraient tant son aide – elle savait qu’elle pouvait améliorer leur sort… Tous avaient l’air tellement terrifiés, massant leur torse en sueur comme si quelque chose dans la poitrine leur faisait mal…

Une secousse l’éveilla. La nuit était tombée. Inondé par la lumière du plafonnier, David fixait l’écran de son terminal. Laura eut un instant de totale désorientation, les jambes pleines de crampes, les vertèbres douloureuses, la joue collante de salive… Quelqu’un, David sans doute, avait jeté sur elle une couverture. « Mon personnage optimal », murmura-t-elle. L’avion tressauta trois ou quatre fois.

« T’es réveillée ? dit David en retirant son écouteur Rizome. On vient de rencontrer une zone de turbulences.

— Ouais ?

— Septembre aux Antilles. » La saison des cyclones, songea-t-elle – il n’avait pas besoin de le dire. Il consulta son nouveau multiphone perfectionné. « On en a encore pour une heure. » Sur l’écran, un associé de Rizome coiffé d’un chapeau de cow-boy adressait des gestes éloquents à la caméra sur fond de chaîne de montagnes. David mit en pause d’une pression sur une touche.

« Tu réponds au courrier ?

— Non, trop saoul. Je le consulte, simplement. Cet Anderson, là, dans le Wyoming – c’est un accédé. » D’une pichenette, il effaça l’écran. « Y a tout un tas de conneries – oh ! pardon, je veux dire ACCÈS Démocratique – qui sont en train de s’accumuler pour nous à Atlanta. Je m’étais dit simplement que je pouvais toujours les charger sur disque avant qu’on quitte l’avion. »

Laura s’assit tant bien que mal. « Je suis contente de t’avoir ici avec moi, David. »

Il parut amusé et touché. « Et où voudrais-tu que je sois ? » Il lui pressa la main.

Le bébé dormait dans le siège entre eux, au fond d’une cuvette en fil chromé rétractable, capitonnée de synthétique jaune. On aurait dit un conteneur à bouteilles d’oxygène pour alpiniste high-tech. Laura caressa la joue du bébé. « Elle va bien ?

— Bien sûr. Je lui ai donné à boire un peu de rhum. Elle en a pour des heures à roupiller. »

Laura se figea en plein bâillement. « Tu lui as donné à boire… » Il plaisantait. « Alors, t’en es arrivé là. Droguer une gosse innocente. » Sa blague l’avait réveillée pour de bon. « N’y a-t-il pas de limite ? À ta dépravation ?

— Toutes sortes de limites… quand je suis en ligne. Comme nous sommes destinés à l’être, pour Dieu sait combien de jours. Ça va nous faire perdre nos moyens, chou.

— Hmm. » Laura se caressa le visage, se souvint. Pas de vidéofard. Elle sortit sa trousse des tréfonds de son sac à dos et se leva. « Faut que je me refasse une beauté avant l’atterrissage.

— Tu veux pas… un dernier coup vite fait, debout dans les toilettes ?

— Y a sans doute des caméras » ; dit Laura et, titubant à moitié, elle l’enjamba pour gagner l’allée centrale.

Il la saisit au poignet et lui chuchota : « On dit qu’on fait de la plongée à la Grenade, peut-être qu’on pourrait se peloter sous la flotte. Là où personne ne pourra nous mater. »

Elle toisa sa tête ébouriffée. « T’as vraiment bu tout ce rhum ?

— À quoi bon le gâcher ?

— Ô Seigneur ! » Elle alla aux toilettes, s’étala du maquillage devant le sévère miroir d’acier. Le temps qu’elle ait regagné son siège, ils avaient entamé leur descente.

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