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Singapour. Torride lumière tropicale filtrant de biais par les persiennes de bois brun. Au plafond, un ventilateur grince et vibre, grince et vibre, et les grains de poussière décrivent leur lente danse d’atomes au-dessus de sa tête.

Elle était sur une couchette, dans une chambre au dernier étage d’un hangar plus tout jeune sur les quais. Le QG de Rizome à Singapour – son comptoir.

Laura s’assit, à contrecœur, plissant les yeux. Lino finement granuleux, frais et collant sous ses pieds en sueur. La sieste lui avait flanqué la migraine.

Des fers en I massifs traversaient sol et plafond, leur peinture blanche s’écaillant sur des plaques de rouille. Contre les murs autour d’elle s’empilaient des échafaudages instables et bariolés de caisses et de boîtes en carton. Des bombes de laque, si nocives pour l’atmosphère. Des savons de beauté féminins bourrés d’antibiotiques à large spectre. Des fortifiants bidons à base de zinc et de ginseng qui prétendaient guérir l’impuissance et soigner la mélancolie. Toutes ces infâmes saloperies allaient avec les murs quand ils avaient récupéré l’entrepôt après faillite de l’ancien propriétaire. Le personnel Rizome de Suvendra avait refusé de les mettre sur le marché.

Tôt ou tard, ils seraient bien obligés de se débarrasser de la marchandise, à perte, mais en attendant, un clan de geckos s’était mis à faire le ménage dans les coins et recoins de ce capharnaüm. Les geckos – ces lézards qui grimpaient aux murs, avec leur peau translucide et pâle, leurs yeux fendus, leurs doigts à ventouses. Un spécimen arrivait justement, se frayant sans bruit un chemin entre les taches d’humidité du plafond. C’était le gros, aux airs de matrone, qui aimait bien se prélasser au-dessus d’elle près du plafonnier. « Salut, Gwyneth », dit Laura, et elle bâilla.

Un coup d’œil à son poignet. Quatre heures de l’après-midi. Elle avait encore du sommeil, du chagrin, des soucis et du décalage horaire à rattraper, mais il était temps de se lever et de s’y remettre.

Elle se glissa dans son jean, défroissa son T-shirt. Son portatif était posé sur une tablette pliante, derrière un gros panier tissé garni de fleurs en papier. Un vague politicard de Singapour lui avait envoyé le bouquet en cadeau de bienvenue. La coutume. Elle l’avait gardé, malgré tout, parce qu’elle n’avait jamais vu de fleurs en papier comme celles qu’ils faisaient ici à Singapour. Elles étaient d’une élégance extrême, presque effrayantes dans leur perfection de répliques de musée. Hibiscus rouges, chrysanthèmes blancs, les couleurs nationales de Singapour. Superbes, parfaites et irréelles. Elles sentaient l’eau de Cologne française.

Elle s’assit, alluma le terminal et chargea des données. Décapsula une boîte d’eau minérale qu’elle versa dans une théière décorée d’une frise de dragons. Elle but une gorgée et scruta l’écran qui l’absorba aussitôt.

Le monde alentour s’évanouit. Dans la vitre noire, le lettrage vert. Le monde intérieur du Réseau.


PARLEMENT DE LA RÉPUBLIQUE DE SINGAPOUR

Commission spéciale sur la politique de l’information

Audition publique – 9 octobre 2023


PRÉS. COMMISSION

S. P. Jeyaratnam, député (Jurong), PIP


VICE-PRÉS.

Y. H. Leong, député (Moulmein), PIP


A. bin Awang, député (Bras Basah), PIP

T. B. Pang, député (Queenstown), PIP

C. H. Quah, député (Telok Blangah), PIP

Dr R. Razak, député (Anson), Parti antitravailliste.


Procès-verbal de déposition


M. JEYARATNAM : … des accusations rien moins que diffamatoires !

MME WEBSTER : Je suis parfaitement consciente de l’élasticité des lois locales sur la diffamation.

M. JEYARATNAM : Êtes-vous en train de dénigrer l’intégrité de notre appareil législatif ?

MME WEBSTER : Amnesty International détient une liste de dix-huit militants politiques locaux, ruinés ou emprisonnés à la suite des procès en diffamation de votre gouvernement.

M. JEYARATNAM : Cette commission ne servira pas de tribune aux idées mondialistes ! Pourriez-vous appliquer ce genre de nobles critères à vos bons amis de la Grenade ?

MME WEBSTER : La Grenade est une dictature autocratique qui pratique le meurtre et la torture politiques, monsieur le Président.

M. JEYARATNAM : Certes. Mais cela ne vous a pas empêchés, vous autres Américains, de les dorloter. Ou de nous attaquer : nous, des démocrates industriels comme vous.

MME WEBSTER : Je ne suis pas une diplomate américaine, je suis une associée de Rizome. Ma préoccupation essentielle est votre politique commerciale. Les lois sur l’information à Singapour favorisent la piraterie industrielle et le viol de la vie privée. Votre Banque islamique Yung Soo Chim a peut-être un meilleur paravent légal, mais elle a nui aux intérêts de ma compagnie tout autant que la Banque unie de la Grenade. Si ce n’est pas plus. Nous n’avons pas l’intention de porter atteinte à votre fierté, votre souveraineté nationale ou quoi que ce soit, mais nous voulons voir changer cette politique. C’est la raison de ma venue ici.

M. JEYARATNAM : Vous assimilez notre gouvernement démocratique à un régime terroriste.

MME WEBSTER : Je ne vous assimile pas, parce que je ne peux pas croire que Singapour soit responsable du brutal attentat dont j’ai été le témoin. Mais les Grenadins le croient, eux, car ils savent pertinemment que vous êtes tous deux rivaux en piraterie, ce qui vous procurait un motif. Quant à la vengeance, je crois… je sais qu’ils sont quasiment capables de tout.

M. JEYARATNAM : De tout ? Combien de bataillons possède ce sorcier ?

MME WEBSTER : Je ne puis vous répéter que ce qu’ils m’ont dit. Juste avant mon départ, un cadre grenadin nommé Andreï Tarkovsky m’a remis un message pour vous. (Déposition de Mme Webster effacée.)

M. JEYARATNAM : Silence, s’il vous plaît ! C’est de la pure propagande terroriste..« La présidence donne la parole à M. Pang pour une motion.

M. PANG : Je demande que le message terroriste subversif soit retiré du procès-verbal.

MME QUAH : Je soutiens la motion.

M. JEYARATNAM : Motion adoptée.

DR RAZAK : Monsieur le Président, je désire que soit consignée mon objection à cet acte de censure stupide.

MME WEBSTER : Singapour pourrait être la prochaine victime ! J’ai vu comment ça se passait ! Les chicanes légales… ce n’est pas cela qui vous aidera s’ils sèment des mines dans votre ville et l’attaquent à la bombe incendiaire !

M. JEYARATNAM : Silence ! Silence, s’il vous plaît, mesdames et messieurs.

DR RAZAK : … une sorte d’aubergiste ?

MME WEBSTER : Nous autres, chez Rizome, nous n’avons pas d’« emploi », à proprement parler, docteur Razak. Simplement des choses à faire et des gens pour les accomplir.

DR RAZAK : Mes estimés collègues du Parti pour l’innovation populaire parleraient d’« inefficacité ».

MME WEBSTER : Eh bien, notre notion de l’efficacité a plus à voir avec l’accomplissement personnel que, euh, les possessions matérielles.

DR RAZAK : Je crois savoir qu’un grand nombre d’employés de Rizome ne travaillent pas du tout.

MME WEBSTER : Eh bien, on s’occupe de notre personnel. Bien sûr, une bonne partie de cette activité se déroule en dehors de l’économie monétaire. Sous forme d’une économie invisible qui ne se chiffre pas en dollars.

DR RAZAK : En écus, voulez-vous dire.

MME WEBSTER : Pardon, oui. C’est comme les travaux ménagers : on n’est pas payé pour mais c’est pourtant bien ainsi qu’on fait survivre sa famille, non ? Le simple fait que ça ne passe pas par la banque ne veut pas dire que ça n’existe pas. Et incidemment, nous ne sommes pas des « employés » mais des « associés ».

DR RAZAK : En d’autres termes, votre credo c’est le plaisir ludique plutôt que le profit. Vous avez substitué au « labeur », au spectre humiliant de la « production forcée », un choix varié de passe-temps récréatifs. Et remplacé l’appât du gain par l’instauration d’un tissu de liens sociaux, renforcés par une structure de pouvoir électif.

MME WEBSTER : Oui, je pense… si j’entends bien vos définitions.

DR RAZAK : Combien de temps encore pensez-vous vous passer entièrement du « travail » ?


Singha Pura signifiait « la Cité des lions ». Mais il n’y avait jamais eu le moindre lion sur l’île de Singapour.

Le nom devait toutefois répondre à une certaine logique. Aussi les légendes locales expliquaient-elles que le fameux « lion » avait dû être un monstre marin.

Dans la tribune opposée du Stade national de Singapour, une marée humaine brandit ses cartes réfléchissantes, révélant à Laura son monstre, le « lion mariné[6] » de Singapour, sous la forme d’une éclatante mosaïque de rectangles en carton.

Tonnerre d’applaudissements patriotiques d’une foule compacte de soixante mille spectateurs.

Le lion mariné avait un long corps écailleux de poisson et la tête du lion de l’ancien Empire britannique. Ils en avaient une statue à Merlion Park, à l’embouchure de la Rivière de Singapour. L’objet faisait dix mètres de haut, hybride parfaitement monstrueux.

« Orient-Occident – comme chats et poissons – jamais ne s’entendront. » Jusqu’au jour où quelque brillant esprit avait tout simplement décidé de trancher la tête du poisson pour lui substituer celle du lion. Et le tour était joué : Singapour.

À présent, ils étaient quatre millions et ils avaient les plus hauts putains de gratte-ciel du monde.

Suvendra, assise près de Laura dans les gradins, lui présenta un sachet de bananes frites. Laura en prit une poignée et engloutit une nouvelle bouchée de gelée au citron. Les camelots du stade vendaient la meilleure bouffe express qu’elle ait jamais goûtée.

De l’autre côté du terrain s’étalait une nouvelle image animée : un immense visage souriant cette fois ; mais les points-images en carton trop grands rendaient la représentation grossière, comme un mauvais affichage graphique.

« C’est le spécimen qu’ils présentent », crut bon d’expliquer Suvendra. Frêle et minuscule Malaisienne dans la cinquantaine, cheveux huileux ramenés en chignon et fines oreilles protubérantes. Vêtue d’une robe bain de soleil jaune, en tennis, le foulard Rizome autour du cou. Près d’elle, un robuste Eurasien mâchait des graines de tournesol dont il crachait soigneusement les pépins dans un petit sac poubelle en plastique.

« Le quoi ? demanda Laura.

— Le spaceman. Leur cosmonaute.

— Oh ! d’accord ! » Ainsi donc, c’était l’astronaute singapourien, souriant derrière son casque spatial. On aurait dit une tête coupée coincée dans un téléviseur.

Grondement montant du crépuscule. Laura rentra la tête dans les épaules. Six ptérodactyles noir mat survolèrent le stade. Des objets menaçants. La patrouille de combat de la SAF, avec ses pilotes d’élite, les Anges de Chrome, ou un nom de ce genre. Les biréacteurs crachèrent des plumets tire-bouchonnants de fumée orange par leurs bouts d’ailes inclinés vers le bas. La foule des spectateurs se leva d’un bond joyeux, poussant des vivats et agitant ses programmes.

Les Brigades de Garçons et de Jeunes Filles envahirent le terrain de foot, en maillot rouge et blanc et petite casquette à visière. Elles se mirent en formation, agitant de longs rubans de crêpe attachés à des bâtons. Écoliers aseptisés marchant au pas, de toutes races et confessions, quoiqu’on ne l’aurait jamais deviné à les voir.

« Ils sont très bien formés, n’est-ce pas ? dit Suvendra.

— Ouais. »

Un tableau d’affichage vidéo s’élevait à l’extrémité est du terrain. Il retransmettait l’image en direct du reportage télévisé de la SBS. L’écran afficha un gros plan pris de l’intérieur de la tribune officielle. Coup d’œil sur les huiles locales en train de couver les gosses de ce regard radieux et sentimental que les politiciens réservent aux enfants d’électeurs.

Laura les étudia. Le type en costume de drap était S.P. Jeyaratnam, maître de l’information à Singapour. Un Tamoul aux sourcils arqués, avec l’air vaguement onctueux d’un Thug pratiquant l’étranglement rituel. Ancien journaliste, Jeyaratnam était à présent le premier couteau du Parti pour l’innovation populaire. L’homme était doué pour l’invective. Laura n’avait pas aimé se mesurer à lui.

Le premier ministre singapourien remarqua la caméra. Il descendit ses lunettes de soleil cerclées d’or au bout de son nez et lorgna l’objectif. Il cligna de l’œil.

Les spectateurs se poussèrent du coude en se tortillant ravis.

Gloussant aimablement, le premier ministre glissa quelques mots à sa voisine, une starlette chinoise coiffée d’un haut chignon et vêtue d’un chiton d’or. La fille rit avec ce charisme né d’une longue pratique. Le premier ministre repoussa la fine mèche brune qui barrait son front. Éclat de jeunes dents robustes.

Le réalisateur quitta les célébrités pour cadrer les longues jambes bottées d’une majorette.

Les enfants quittèrent le stade au milieu d’applaudissements nourris, remplacés par deux longues rangées de policiers militaires qui entrèrent au pas. Casque à jugulaire blanche, ceinture blanche à la Sam Browne, pantalon kaki et bottes cirées à la perfection. Les soldats se disposèrent face aux gradins et entamèrent un ballet complexe avec leur fusil. Enchaînement bien rodé qui s’acheva par un « présentez armes » impeccable.

« Kim m’a l’air en grande forme aujourd’hui », commenta Suvendra. Tout le monde ici appelait le premier ministre par son prénom. Il s’appelait Kim Swee Lok – ou Lok Kim Swee, pour ses compatriotes d’origine chinoise.

« Mmmm, fit Laura.

— Vous êtes bien silencieuse, ce soir. » Suvendra posa une main légère comme un papillon sur son avant-bras. « Encore sous le coup de la déposition, n’est-ce pas ?

— Il me fait penser à mon mari », bafouilla Laura.

Suvendra sourit. « Il est beau mec, votre mari. »

Laura ressentit un frisson gêné. Elle avait survolé la moitié du monde avec une telle rapidité – le choc culturel avait d’étranges effets secondaires. La zone du cerveau chargée d’opérer les associations devait être saturée. Elle avait vu dans les magasins de Singapour des caissières au visage de pop star et dans les rues des flics qui ressemblaient à des présidents. Jusqu’à Suvendra qui n’était pas sans lui rappeler Grace Webster, sa belle-mère. Pas vraiment une ressemblance physique mais les vibrations étaient là ; Laura avait toujours bien accroché avec Grace.

L’aisance avec laquelle Kim exerçait ses pouvoirs de séduction la rendait vraiment perplexe. Son influence sur cette petite ville-État procédait d’une intimité quasiment érotique. C’était comme si Singapour l’avait épousé. Son Parti pour l’innovation populaire avait passé toutes les formations d’opposition à la moulinette des urnes. Démocratiquement, en toute légalité – mais la République de Singapour n’en était pas moins foncièrement devenue un État à parti unique.

Toute la petite république, avec ses embouteillages et sa population chaleureuse et disciplinée, était désormais entre les mains d’un génie visionnaire âgé de trente-deux ans. Depuis son élection au Parlement, neuf ans plus tôt, Kim Lok avait réformé la fonction publique, supervisé un vaste plan de rénovation urbaine et revitalisé l’armée. Et tout en vivant au grand jour une quantité d’aventures amoureuses, il avait d’une manière ou d’une autre réussi à décrocher des diplômes supérieurs d’ingénierie et de science politique. Son ascension vers le pouvoir avait été irrésistible, portée par un étrange mélange de menace et de séduction de play-boy.

Les soldats terminèrent leur manœuvre par un moulinet puis se figèrent dans un salut au garde-à-vous. La foule se leva alors pour entonner l’hymne national : une vibrante ritournelle intitulée Compte sur moi, Singapour. Des milliers de Chinois, de Malais, de Tamouls, souriants et bien habillés – et chantant tous en anglais.

La foule se rassit sur les gradins de bois avec ce bruissement sonore si particulier émis par des tonnes de chair humaine en mouvement simultané. Ils sentaient le sassafras, l’huile solaire et la glace en cornet. Suvendra prit ses jumelles et balaya la tribune officielle protégée par une vitre blindée. « À présent, c’est le grand discours, annonça-t-elle à Laura. Il se peut qu’il commence avec le lancement spatial mais il va finir comme d’habitude par la crise de la Grenade. Vous pourriez prendre la mesure de ce type.

— C’est juste. » Laura enclencha son mini-enregistreur.

Elles se tournèrent pour fixer, dans l’expectative, l’écran vidéo géant.

Le premier ministre se leva, rangeant négligemment ses lunettes noires dans sa poche de costume. Il saisit à deux mains les bords latéraux de la tribune, penché en avant, le menton relevé, les épaules raidies.

Un silence crispé, attentif, saisit la foule. La voisine de Laura, une matrone chinoise en pantalon extensible et chapeau de paille, serra nerveusement les genoux et coinça les mains entre ses cuisses. L’amateur de graines de tournesol fourra son sac entre ses pieds.

Gros plan. La tête et les épaules du premier ministre envahirent, imposants, les dix mètres d’écran vidéo. Une voix soyeuse, intime et douce, retentit, amplifiée avec soin par une sono élaborée.

« Mes chers concitoyens », commença Kim.

Suvendra chuchota d’une voix brève : « Ça va être du sérieux, pas de doute ! » Graines de Tournesol lui intima le silence.

« Du temps de nos grands-parents, psalmodia Kim, les Américains ont visité la Lune. À l’heure où je vous parle, une antique station spatiale du bloc socialiste continue d’orbiter autour de notre Terre.

« Pourtant, jusqu’à ce jour, la plus grande aventure de l’humanité s’étiolait. Hors de nos frontières, les courtiers du pouvoir ne sont plus intéressés par les défis nouveaux. Les mondialistes ont figé ces idées. Leurs lanceurs spatiaux antiques et dérisoires persistent à imiter les missiles nucléaires avec lesquels naguère encore ils menaçaient la planète.

« Mais, mesdames et messieurs – mes chers concitoyens –, aujourd’hui, je puis me présenter devant vous et vous annoncer que le monde a oublié de compter avec la vision de Singapour ! »

(Tonnerre d’applaudissements. Le premier ministre attendit, souriant. Il leva la main. Silence.)

« Le vol orbital du capitaine Yong-Joo est la plus grande entreprise spatiale de notre époque. Son exploit prouve à tous que notre république détient désormais la technologie de lancement la plus avancée de la planète. Une technologie propre, rapide et efficace – fondée sur les derniers progrès en matière de supraconductivité et de lasers accordables. Autant d’innovations que les autres nations semblent incapables de réaliser – voire d’imaginer. »

(Sourire ironique de Kim. Vociférations d’allégresse jaillies de soixante mille poitrines.)

« Aujourd’hui, dans le monde entier, des hommes et des femmes tournent les yeux vers Singapour. Ils sont émerveillés par l’ampleur de notre réussite – un fait qui, dans sa crudité, apporte un démenti cinglant à des années de calomnie mondialiste. Ils se demandent comment notre cité de quatre millions d’âmes a triomphé là où ont échoué des États-continents.

« Mais notre succès n’est pas un secret. Il était inhérent à notre destin même de nation. Notre île est superbe mais incapable de nous nourrir. Depuis deux siècles, nous autres citoyens de la cité des lions devons à nos seuls talents chaque bouchée du riz que nous mangeons. »

(Plissement de front résolu sur l’immense image vidéo. Vagues d’excitation à travers la foule.)

« Ce combat nous a endurcis. Les dures nécessités ont contraint Singapour à se charger du fardeau de l’excellence. Depuis Merdeka, nous avons égalé les réussites du monde développé – et les avons surpassées. Il n’y a jamais eu place ici pour l’indolence ou la corruption. Pourtant, alors que nous allions de l’avant, ces vices ont dévoré le cœur même de la culture mondiale. »

(Éclat des dents – presque un rictus.)

« Aujourd’hui, le géant américain s’assoupit – son gouvernement s’est réduit à une parodie télévisée. Aujourd’hui, le bloc socialiste poursuit ses rêves creux d’avarice consommatrice. Même les Nippons, jadis tout-puissants, sont devenus mous et prudents.

« Aujourd’hui, soumis à l’attrait maléfique de la convention de Vienne, le monde glisse lentement et sûrement vers une grise médiocrité.

« Mais le vol du capitaine Yong-Joo marque un tournant. Aujourd’hui, notre lutte historique entre dans une phase nouvelle – pour des enjeux plus vastes que tous ceux que nous avons pu affronter jusqu’ici.

« De tout temps, des empires ont cherché à dominer cette île. Nous avons combattu les oppresseurs japonais durant trois impitoyables années d’occupation. Nous avons renvoyé les impérialistes britanniques à leur décadence européenne. Le communisme chinois et la traîtrise malaise ont cherché tour à tour à nous subvertir – en vain.

« Et aujourd’hui, à cet instant même, le réseau des médias mondialiste est saturé de messages de propagande dirigés contre notre île. »

(Laura frissonna dans l’air tropical embaumé.)

« Les tarifs sont relevés – des quotas d’exportation imposés à nos produits –, les multinationales étrangères fomentent des complots contre nos industries de pointe. Pourquoi ? Qu’avons-nous fait pour mériter un tel traitement ?

« La réponse est simple. Nous les avons battus sur leur propre terrain. Nous avons réussi là où les mondialistes ont échoué ! »

(Ses mains tranchèrent l’air, éclair soudain d’un bouton de manchette.)

« Voyagez dans n’importe quel autre pays du monde développé, aujourd’hui ! Vous y trouverez la paresse, le déclin, le cynisme. Partout, un renoncement à l’esprit de conquête. Des rues jonchées de détritus, des usines mangées par la rouille. Des hommes et des femmes abandonnés, condamnés à vivre des existences inutiles dans les queues du chômage. Des artistes et des intellectuels, sans but ni dessein, occupés aux jeux vains d’une molle aliénation. Et partout, la toile d’araignée soporifique d’une propagande unilatérale.

« Le régime de la Culture Grise n’hésite devant rien pour défendre et étendre son statu quo. La Culture Grise ne peut pas rivaliser équitablement avec la vigueur débridée de Singapour, avec sa libre concurrence. D’où leurs prétentions à dénigrer notre génie, notre audace. Nous vivons dans un monde de luddites, qui dilapident des milliards à préserver la nature sauvage et les jungles infâmes mais ne font rien pour développer les plus hautes aspirations de l’humanité.

« Bercé par les promesses vides de la sécurité, le monde hors de nos frontières est en train de s’assoupir.

« Terrible perspective. Pourtant, il y a un espoir. Car la Singapour d’aujourd’hui est vivante, et debout, comme jamais aucune autre société avant elle.

« Mes chers concitoyens… Singapour refusera dorénavant de se voir imposer un rôle mineur à la périphérie du monde. Notre cité des lions n’est l’arrière-cour de personne, n’est l’État fantoche de personne ! Nous sommes à l’ère de l’information et notre manque de territoire – réduit à une mince bande de terre arable – n’est plus un handicap. Dans un monde qui glisse dans un sommeil médiéval, notre Singapour est le centre potentiel d’une nouvelle Renaissance ! »

(La femme en pantalon extensible saisit la main de son mari.)

« Je me suis dressé devant vous aujourd’hui pour vous dire qu’une bataille s’annonce – un combat pour l’âme de la civilisation. Notre Singapour livrera cette bataille ! Et nous la gagnerons ! »

(Applaudissements frénétiques. Dans tout le stade, des hommes et des femmes – des cadres du parti, peut-être ? – se levèrent. Comprenant le signal, la foule se leva par vagues. Laura et Suvendra firent de même, ne voulant pas se faire remarquer. Les clameurs s’éteignirent et le stade retentit d’applaudissements cadencés.)

(« Quel sale type », marmonna Laura. Suvendra acquiesça, tout en faisant mine d’applaudir.)

« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens », murmura le premier ministre. (La foule se rassit, comme une houle furieuse qui reflue.)

« Notre peuple n’a jamais été enclin à la suffisance. Nous autres Singapouriens n’avons jamais renoncé à notre sage tradition de service militaire généralisé. Aujourd’hui, nous recueillons les fruits de ce long sacrifice en temps et en efforts. Nos forces armées, d’effectif réduit mais supérieurement équipées, rivalisent désormais avec les meilleures armées du monde moderne. Depuis des années, nos adversaires nous menacent et déchaînent contre nous leur vindicte, mais ils n’osent pas se frotter à la forteresse qu’est Singapour. Ils savent pertinemment que nos Forces d’intervention rapide peuvent exercer, avec une efficacité et une précision chirurgicale, des représailles immédiates sur n’importe quel coin du globe !

« Aussi le combat auquel nous sommes confrontés sera-t-il subtil, sans délimitations nettes. Il va mettre à l’épreuve notre volonté, notre indépendance, nos traditions – notre survie même en tant que peuple.

« La première escarmouche a déjà eu lieu. Je fais allusion aux récentes atrocités terroristes commises contre l’île antillaise de la Grenade.

« Le gouvernement de la Grenade – le mot gouvernement est sans doute excessif… »

(Éclat de rire général pour détendre l’atmosphère.)

« La Grenade, donc, a prétendu publiquement que certains éléments à Singapour seraient responsables de cette attaque. J’ai convoqué le Parlement afin qu’il engage une enquête publique et complète sur cette affaire. À l’heure qu’il est, mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens, je ne puis vous en dire plus. Je me garderai bien d’influer sur les conclusions de l’enquête, ou de mettre en danger des sources de renseignements vitales pour nous. Toutefois, je puis déjà vous dire que les ennemis de la Grenade ont pu se servir des canaux commerciaux de Singapour comme couverture.

« Si cela se révèle exact, je fais devant vous le serment que les responsables en paieront lourdement le prix. »

(Air de sincérité résolue. Laura scruta les visages dans la foule. Tous les spectateurs étaient assis sur la pointe des fesses et tous avaient ce même air sérieux, empreint d’un noble courroux.)

« Mes chères concitoyennes, mes chers concitoyens, nous autres, sur notre île, n’avons aucun grief contre le malheureux peuple de la Grenade. Par les voies diplomatiques, nous l’avons d’ailleurs contacté, pour lui offrir notre aide médicale et technique dans sa douloureuse épreuve.

« Ces témoignages de bonne volonté ont été repoussés. Paralysé par cette attaque cruelle, leur gouvernement est en pleine confusion et ses arguments sont aux limites du rationnel. Jusqu’à ce que la crise soit résolue, nous devons résister avec fermeté à toutes les formes de provocation. Nous devons être patients. Souvenons-nous que les Grenadins n’ont jamais été un peuple discipliné. Nous devons espérer que leur panique se dissipera quand ils auront retrouvé leurs esprits. »

(Kim desserra l’étreinte de ses phalanges blanchies contre les flancs de la tribune et leva la main pour écarter la mèche qui lui tombait dans les yeux. Il se tut quelques instants, agitant les doigts comme s’ils le démangeaient.)

« En attendant, toutefois, ils persistent à proférer des menaces belliqueuses. La Grenadie n’a pas su reconnaître notre fondamentale communauté d’intérêts. »

(Laura tiqua : « La Grenadie ? »)

« Toute attaque contre la souveraineté de la Grenadine est une menace potentielle contre la nôtre. Nous devons admettre la possibilité – la probabilité – d’une stratégie sous-jacente du diviser pour régner. À l’œuvre… dès aujourd’hui… »

(Kim détourna le regard de la caméra. Des gouttes de sueur s’étaient mises à perler sur son front poudré – sur l’écran géant, elles paraissaient aussi grosses que des ballons de foot. De longues secondes s’écoulèrent. De petites touches de murmures anxieux naquirent parmi la foule.)

« Aujourd’hui… demain… je vais déclarer l’état d’urgence… m’octroyant le pouvoir… exécutif. Nécessaire pour protéger nos concitoyens des risques possibles de subversion… d’attaque. Par les mondialistes gris, ou par les noirs. Les Gri-gredins. Les… les sales nègres ! »

(Kim dégringola presque de la tribune. Il regarda de nouveau sur sa gauche, comme pris de vertige, cherchant un appui. Quelqu’un, hors champ, murmura des paroles étouffées, d’une voix inquiète. Kim marmonna à haute voix.)

« Mais qu’est-ce que j’ai dit ? »

Il tira sur sa pochette, faisant tomber ses lunettes noires. Il s’épongea le front, le cou. Puis une convulsion soudaine le prit. Il tituba, bascula vers l’avant, agrippant sa tribune. Son visage se congestionna et il se mit à hurler dans les micros.

« Les chiens ont baisé Vienne ! Mes chers concitoyens-toyennes, j’ai… j’ai bien peur d’être au regret de vous dire que ces parias de chiens errants ont baisé l’Ayatollah ! Cause à mon cul ! Vous feriez mieux – d’aller tous chier sur le putain de lancement-laser du capitaine spatial… »

Cris horrifiés. Grondements et vociférations d’une foule affolée se levant comme un seul homme.

Kim s’affala et disparut derrière le podium.

Soudain, il se redressa, comme un pantin. Il ouvrit la bouche.

Et là, vision d’horreur, il se mit à vomir du sang et du feu. Un torrent de flammes livides jaillit de sa bouche et de ses yeux. En quelques secondes, son visage vidéo géant noircit sous une chaleur impossible. Un cri d’agonie assourdissant ébranla tout le stade. Crissement d’âmes damnées et de feuilles de métal déchiré.

Ses cheveux s’embrasèrent comme une chandelle, sa peau se ratatina. Ses doigts griffèrent ses orbites en flammes. L’air devint un ouragan de fracas métalliques obscènes.

Alors, les spectateurs des gradins du bas se ruèrent, pris de panique, vers le terrain de football. Sautant, trébuchant, escaladant les balustrades, se montant dessus. Balayant les casques blancs de la police, comme autant de bouées drossées par le ressac.

Et le bruit continuait, encore et encore.

On tira violemment Laura par la jambe. C’était Suvendra. Elle s’était tapie sous le banc, à quatre pattes. Elle hurla quelque chose d’impossible à entendre. Puis gesticula : couchez-vous !

Laura hésita, leva la tête et fut aussitôt submergée par la foule.

Celle-ci dévalait la pente des gradins comme une force aveugle. Coudes, épaules, genoux, pieds, en une cavalcade meurtrière. Une brusque muraille compacte de corps. Laura bascula en arrière, boula par-dessus le banc. Elle percuta une masse qui céda sous elle, spongieuse – un corps humain.

Le béton se précipita vers elle, lui heurta le visage. Elle se retrouva à terre, piétinée – le dos écrasé sous un choc qui lui coupa le souffle. Suffoquée, aveuglée – mourante !

Horribles secondes de panique noire. Puis elle se retrouva à ramper, se tortiller, comme Suvendra, sous les lattes branlantes d’un banc qui vibrait. La foule se déversait au-dessus d’elle à présent. Déferlement interminable d’une machine monstrueuse à mille jambes en guise de piston. Un pied chaussé d’une sandale lui écrasa les doigts ; elle retira vivement sa main.

Un petit garçon tournoya devant elle, la tête la première. Son épaule vint heurter violemment l’angle dur du banc ; il tomba. Ombres, chaleur croissante, odeur de panique et ce bruit de corps qui tombent et se précipitent…

Laura serra les dents et se jeta dans la mêlée. Elle saisit le gosse à la taille et le traîna sous le banc avec elle. Elle l’enveloppa de ses bras, le blottit sous elle.

Il enfouit le visage contre son épaule, l’agrippant si fort qu’elle en eut mal. Le béton tremblait sous son corps, le stade tremblait sous l’avalanche de viande humaine.

Soudain, le fracas infernal des haut-parleurs se tut. Les oreilles de Laura carillonnaient. Brutalement, sans transition, elle entendit sangloter le gamin. Des gémissements de douleur et d’horreur montèrent dans le brusque silence.

Le terrain de foot était envahi par la cohue. Les travées autour d’elle étaient jonchées de débris abandonnés : chaussures, chapeaux, gobelets et bidons écrasés. En bas, près des grilles, les blessés, les sonnés, titubaient comme des ivrognes. Certains sanglotaient, à genoux. D’autres gisaient, étendus de tout leur long, brisés.

Laura se rassit lentement sur le banc, le gosse serré contre elle. Il se cacha le visage contre son épaule.

Des zébrures de parasites striaient en silence le tableau d’affichage géant. Elle respirait fort, tremblante. Tant que l’horreur avait duré, le temps était resté suspendu, réduit à une éternité de terreur assourdissante. La folie avait balayé la foule comme une tornade. Avant de se dissiper.

Le tout n’avait duré que peut-être quarante secondes.

Un vieux Sikh enturbanné passa devant elle en boitant ; du sang gouttait de sa barbe blanche.

En bas, sur le terrain, la foule se rassemblait, avec lenteur. Les policiers s’étaient regroupés çà et là, amas de casques blancs. Ils essayaient de faire s’asseoir les gens. Certains obtempéraient, mais la plupart s’écartaient, sourds et réticents, comme du bétail.

Laura suça ses phalanges écrasées et contempla la pelouse, ahurie.

Tout ça pour rien. Des gens sensés, civilisés, avaient jailli de leur siège pour descendre se piétiner à mort. Sans la moindre raison. Et maintenant que tout était fini, ils ne cherchaient même pas à quitter le stade. Certains même étaient en train de regagner leur place dans les gradins. Le visage exsangue, la démarche cotonneuse – l’allure de zombis.

Tout au bout du banc de Laura, une grosse femme en sari à fleurs était en train de trembler et de hurler. Elle frappait son mari avec son chapeau de paille, à coups redoublés.

Elle sentit qu’on lui touchait l’épaule. Suvendra s’assit près d’elle, ses jumelles à la main. « Ça va ?

— Marna ! » implora le petit garçon. Cinq ou six ans. Il avait une gourmette dorée et un maillot orné d’un buste de Socrate.

« Je me suis cachée. Comme vous », dit-elle à Suvendra. Elle s’éclaircit la voix. « Une bonne idée.

— J’ai déjà vu ce genre d’incident, à Djakarta, expliqua-t-elle.

— Bon Dieu, mais qu’est-ce qui s’est passé ? »

Suvendra tapota ses jumelles et désigna la tribune officielle. « J’ai repéré Kim, là-haut. Il est vivant.

— Kim ? Mais je l’ai vu mourir…

— Vous avez vu un méchant truquage, dit sobrement Suvendra. Ce que vous avez vu était impossible. Même Kim Swee Lok est incapable de cracher du feu et d’exploser. » Suvendra eut une petite grimace amère. « Ils savaient qu’il devait prononcer un discours aujourd’hui. Ils ont eu le temps de se préparer. Les terroristes. »

Laura entrecroisa les doigts. « Ô mon Dieu… »

D’un signe de tête, Suvendra désigna l’écran zébré de parasites. « Les autorités l’ont coupé, maintenant. Parce qu’il a été saboté, comprenez ? Quelqu’un a piraté l’écran et diffusé un cauchemar. Pour terroriser la ville.

— Mais toutes ces horreurs éructées par Kim ? Il avait l’air drogué ! » Laura caressa les cheveux du garçon, l’air absent. « Mais ça aussi, il a fallu le simuler. Ils ont passé une bande trafiquée, c’est ça ? Et donc, Kim est indemne, en fait. »

Suvendra toucha ses jumelles. « Non, je l’ai vu. Ils le transportaient… J’ai bien peur que la tribune officielle n’ait également été piégée. Kim est tombé dans un piège.

— Vous voulez dire que tout cela s’est réellement produit ? Que Kim a réellement dit toutes ces horreurs ? Toutes ces histoires de chiens et de… ô seigneur, non.

— Droguer un homme pour qu’il ait un comportement aberrant, puis faire croire qu’il est en train de brûler vif – voilà qui semblerait une bonne plaisanterie… pour un sorcier vaudou. » Suvendra se leva, nouant sous le menton les rubans de son chapeau de paille.

« Mais Kim… il a dit qu’il voulait la paix avec la Grenade.

— S’attaquer à Kim est une gaffe stupide. Nous aurions pu régler la question bien plus intelligemment. Mais enfin, nous ne sommes pas des terroristes, nous. » Suvendra ouvrit son sac et sortit une cigarette.

« Vous ne pouvez pas fumer en public, fit Laura, interdite. C’est illégal, ici. »

Suvendra sourit. « Rizome doit aider tous ces pauvres fous. J’espère que vous n’avez pas oublié votre formation de secouriste. »


Laura était allongée dans son lit de camp au comptoir de Rizome, complètement décalquée. Elle effleura son poignet. Trois heures du matin, heure de Singapour, vendredi 13 octobre. La fenêtre se découpait, pâle, illuminée par l’éclat bleuâtre des lampes à arc sur les quais d’East Lagoon. Montés sur leurs gros pneus crantés, des robots débardeurs roulaient, infaillibles, entre les taches d’obscurité. Une grue squelettique plongeait dans les cales d’un cargo roumain ; son grand bras de fer évoluait avec une persistance imbécile, manipulant les conteneurs géants comme les cubes d’un alphabet.

Un téléviseur clignotait au pied de sa couchette, le son coupé : un journaliste local, laquais estampillé par le gouvernement, comme tous les journalistes ici, à Singapour… comme tous les journalistes partout dans le monde, quand on allait au fond des choses. Il donnait des nouvelles des hôpitaux…

Quand Laura fermait les yeux, elle revoyait encore les poitrines souffrant sous les draps déchirés et les doigts gantés et tâtonnants des aides-soignants. Au bout du compte, le pire avait été les cris, plus dérangeants que la vue du sang. Cette horripilante mélopée de la douleur, ces cris animaux que poussent les gens quand on leur a arraché leur dignité…

Onze morts. Onze seulement, un miracle. Avant ce jour, elle ne s’était jamais doutée à quel point le corps humain était résistant, jamais doutée que la chair et le sang étaient comme le caoutchouc, pleins d’une élasticité inattendue. Des femmes, des petites vieilles, s’étaient retrouvées au pied de ces énormes entassements de chair paniquée et elles avaient réussi à en ressortir en vie. Comme cette petite mamie chinoise, les côtes cassées et la perruque arrachée, qui avait remercié et remercié Laura, hochant interminablement sa tête chiffonnée en signe d’excuse, comme si l’émeute avait été entièrement de sa faute.

Laura n’arrivait pas à dormir, encore vaguement irritée par une alchimie d’horreur et de soulagement. Une fois encore, les eaux noires de ses cauchemars avaient fait irruption dans sa vie. Mais elle s’en était quand même mieux sortie. Cette fois, elle avait même réussi à sauver quelqu’un. Elle avait sauté au beau milieu de la mêlée et sauvé quelqu’un, un hasard statistique : le petit Geoffrey Yong. Le petit Geoffrey, qui vivait dans le district de Bukit Timah, qui était au cours préparatoire et suivait des cours de violon. Elle l’avait rendu, en vie et entier, à sa mère.

« J’ai moi-même une petite fille », lui avait dit Laura. Mme Yong lui avait offert l’inoubliable réconfort d’une vaste et mystique gratitude. Galanterie du champ de bataille, entre sœurs d’armes de l’armée de la Maternité.

Elle consulta de nouveau son multiphone. Midi pile, en Georgie. Elle pouvait rappeler David, tapi dans sa Retraite de Rizome. Ce serait super d’entendre à nouveau sa voix. Ils s’ennuyaient terriblement l’un de l’autre, mais au moins l’avait-elle au téléphone, pour lui donner une vision du monde extérieur, lui dire qu’elle se débrouillait bien. Ça faisait toute la différence, ça la déchargeait d’un grand poids. Elle avait désespérément besoin de parler de ce qui s’était passé. D’entendre la douce petite voix du bébé. Et de prendre des dispositions pour se tirer en vitesse de ce patelin et se retrouver chez elle.

Elle tapa des numéros. Tonalité. Puis plus rien. Le foutu bidule devait être démoli ou quelque chose dans ce goût-là. Écrasé dans la cohue.

Elle s’assit dans le lit et essaya quelques-unes des fonctions. Elle avait encore son calepin, la liste des renseignements touristiques qu’on lui avait fournie à la douane… C’était peut-être le signal qui était mauvais, trop d’acier dans les murs de ce hangar stupide. Elle avait déjà dormi dans des trous impossibles, mais ce vieil entrepôt retapé poussait le bouchon un peu loin, même pour Rizome.

Clignotement sur l’écran de télé. Laura regarda au pied du lit.

Quatre jeunes en tenue blanche de karatéka – non, en tuniques grecques – venaient d’assaillir le reporter. Ils l’avaient étendu sur le pavé devant l’hôpital et ils étaient en train de le tabasser méthodiquement à coups de poing et de pied. Des jeunes, des étudiants peut-être. Des foulards rayés leur cachaient la bouche et le nez. L’un d’eux s’attaqua à la caméra avec un écriteau hâtivement barbouillé d’un slogan en chinois.

La scène disparut pour laisser place à une régie où une Eurasienne d’âge mûr fixait son moniteur, atterrée.

Laura se hâta de monter le son. La présentatrice saisit d’une main tremblante une liasse de télex. Elle se mit à parler en chinois.

« Merde ! » Laura changea de chaîne.

Une conférence de presse. Un Chinois en blouse blanche de médecin. Il avait cet air étrange et répugnant commun à certains Singapouriens de l’ancienne génération – les plus riches. Un visage tendu de vampire, la peau lisse, sans âge. En partie grâce à la teinture, en partie grâce au lifting, peut-être aussi grâce aux glandes de singe, ou à des transfusions hebdomadaires de sang pris à des adolescents du Tiers Monde…

« … l’intégralité des fonctions, oui, disait le Dr Vampire. Aujourd’hui, quantité de personnes souffrant du syndrome de Tourette peuvent mener une existence parfaitement normale. »

Bla-bla-bla, bla-bla-bla, brouhaha montant du parterre. Ce truc lui faisait l’effet d’être enregistré. Laura ne savait pas au juste pourquoi. Peut-être cette espèce de manque de fraîcheur…

« Après l’attaque, miss Ting a tenu les mains du premier ministre, expliquait le Dr Vamp. À cause de cela, l’agent du transfert a également contaminé ses doigts. Bien entendu, la quantité de drogue a été considérablement plus faible que celle reçue par le premier ministre. Miss Ting est encore maintenue en observation. Mais les convulsions et autres symptômes n’ont… euh, jamais soulevé de problème dans son cas. »

Laura éprouva une bouffée d’horreur et de mépris. Cette pauvre petite actrice. Ils avaient eu Kim par l’intermédiaire d’un objet qu’il avait touché, et elle, elle lui avait tenu les mains. Elle avait tenu les mains du dirigeant de son pays pendant qu’il écumait et hurlait comme un babouin enragé. Ô seigneur ! Qu’est-ce que miss Ting allait penser quand elle se rendrait compte qu’elle était infectée elle aussi ? Laura manqua la question suivante. Bla-bla-bla, bla-bla-bla, la Grenade, bla-bla-bla.

Froncement de sourcils, mouvement de fin de non-recevoir. « Le recours a la biomédecine pour du terrorisme politique est… quelque chose d’horrifiant. Cela viole tous les codes éthiques imaginables.

— Espèce de putain d’hypocrite ! » cria Laura devant l’écran.

Coups discrets à sa porte. Elle sursauta, puis tira un peu sur son maillot de coton, pour cacher son slip. « Entrez ? »

Le mari de Suvendra passa la tête derrière la porte, petit homme coquet, portant filet dans les cheveux et pyjama de papier. « J’entends que vous être réveillée », dit-il poliment. Son accent était encore moins compréhensible que celui de Suvendra. « Il y a un messager à porte de chargement. Lui demander vous.

— Oh ! Très bien. Je descends tout de suite. » Il ressortit et Laura passa rapidement son jean. Un jean de cadre de la Grenade – maintenant qu’elle l’avait fait, elle l’aimait bien. Elle glissa à ses pieds des sandales en mousse bon marché achetées sur place pour le prix d’un paquet de chewing-gum.

Sortir de la chambre, remonter le hall, descendre l’escalier de la galerie, passer sous les arches en poutrelles métalliques et la verrière poussiéreuse éclairée par les lampes à arc. Murs où les conteneurs s’empilent comme des dominos, cadres d’acier grands comme des maisons mobiles. Un robot de chargement gisant, sans roues, sur un cric hydraulique. Odeurs de riz, de graisse, de grains de café et de caoutchouc.

Hors du comptoir, au quai de chargement, l’un des associés Rizome de Suvendra était en conversation avec le messager. Ils la remarquèrent et il y eut un bref éclat rouge quand le gars de Rizome écrasa une cigarette.

Les pieds chaussés de sandales du messager étaient posés sur le guidon de son vélo-pousse, tricycle élégant et souple, au cadre alliant bambou laqué et corde à piano.

Le garçon bondit de son siège avec une grâce de danseur. Il portait un débardeur blanc et un pantalon de papier bon marché. Seize ou dix-sept ans, un Malais aux yeux en boutons de bottine et aux bras de lutteur. « Bonsoir, madame.

— Salut », dit Laura. Ils se serrèrent la main et elle le sentit presser la phalange dans sa paume, un geste de société secrète.

« Il est “paresseux” et “stupide” », commenta à mots couverts le jeune associé de Rizome. Comme le reste du personnel local de Suvendra, le garçon n’était pas singapourien : c’était un Maphilindonésien, de Djakarta. Il se nommait Ali.

— Hein ? fit Laura.

— Je suis “inadapté à un emploi classique”, expliqua le messager d’un air entendu.

— Oh ! d’accord », fit Laura, comprenant enfin. Le gosse appartenait à l’opposition locale. Le Parti antitravailliste.

Suvendra était parvenue à s’attirer plus ou moins la solidarité du chef des antitravaillistes. Son nom était Razak. Comme Suvendra, Razak était malais et, en tant que tel, appartenait à un groupe minoritaire dans une ville à quatre-vingts pour cent chinoise. Il avait réussi à se constituer une fragile base électorale : en partie d’origine ethnique, en partie fondée sur une division de classe, mais pour l’essentiel composée d’une frange totalement déclavetée.

La philosophie politique de Razak était bizarre mais il avait obstinément tenu bon contre les assauts du parti dirigeant de Kim. En conséquence, il était aujourd’hui en position pour soulever des questions gênantes à la Chambre. Ses intérêts coïncidaient en partie avec ceux de Rizome, d’où leur alliance.

Et les antitravaillistes exploitaient à fond cette alliance, eux aussi. Leurs bandes dépenaillées traînaient autour du comptoir de Rizome, quémandant une aumône, utilisant téléphone et salle de bains, et tirant de sacrées notes de télécopie sur le compte de la compagnie. Le matin, ils se regroupaient dans les parcs de la ville, pour manger de la pâte de protéines et pratiquer les arts martiaux dans leur pantalon de papier déchiré. Les gens faisaient cercle pour se moquer d’eux.

Laura servit au gamin son plus bel air de conspirateur. « Merci de venir à cette heure tardive. J’apprécie votre… euh… dévouement. »

Le garçon haussa les épaules. « Pas de problème, madame. Je suis observateur pour vos droits civiques. »

Coup d’œil de Laura à Ali. « Hein ?

— Il reste ici toute la nuit, expliqua Ali. Il observe, pour garantir nos droits civiques.

— Oh ! merci », dit vaguement Laura. Ça paraissait une excuse comme une autre pour flemmarder. « On pourrait vous faire descendre à manger, peut-être…

— Je mange que de la prom », dit le garçon. Il sortit une enveloppe froissée d’une ouverture dissimulée sous le siège du vélo-pousse. À l’en-tête du Parlement : l’HONORABLE DR ROBERT RAZAK, député (Anson).

« Ça vient de Bob », leur dit Laura, espérant recouvrer en partie son prestige perdu. Elle l’ouvrit.

Griffonnage hâtif à l’encre rouge au-dessus d’un texte imprimé.

Malgré notre opposition idéologique parfaitement fondée, nous autres membres du Parti antitravailliste conservons bien entendu des fichiers ouverts à la Banque islamique Yung Soo Chim, et ce message est arrivé à 21 h 50, heure locale, adressé à vous. Si une réponse s’avère nécessaire, n’utilisez pas le réseau téléphonique local. Avec nos meilleurs vœux de réussite en ces temps difficiles.

Ci-joint message :


YDOOL EQKOF UHFNH HEBSG HNDGH QNOQP LUDOO. JKEIL KIFUL FKEIP POLKS DOLFU JENHF HFGSE ! IHFUE KYFEN KUBES KUVNE KNESE NHWQQ KVNEI ? JEUNF HFENA OBGHE BHSIF WHIBE. QHIRS QIFES BEHSE IPHES HBESA HFIEW HBEIA !

DAVID


« Ça vient de David, laissa-t-elle échapper. Mon mari.

— Mari », répéta, songeur, le gamin du parti. Il semblait désolé d’apprendre qu’elle en avait un.

« Pourquoi ceci ? Pourquoi ne m’a-t-il pas simplement téléphoné ? demanda Laura.

— Le téléphone est en dérangement, dit le garçon. Plein de spectres.

— De spectres ? s’étonna Laura. Vous voulez dire : d’espions ? »

Le garçon marmonna quelque chose en malais. « Il veut dire des démons, traduisit Ali. De mauvais esprits.

— C’est une blague ? dit Laura.

— Lui me dire qu’il y a de mauvais esprits, dit calmement le garçon. “Proférant des menaces terroristes destinées à semer la panique et la dissension.” Un crime aux termes de l’article 15, paragraphe 3. » Il fronça les sourcils. « Mais seulement en anglais, madame ! Il n’utilise pas le malais, bien que l’usage du malais soit officiellement stipulé dans la Constitution de Singapour.

— Qu’a dit le démon ? pressa Laura.

— “Que les ennemis des vertueux brûlent des feux de l’enfer”, cita le garçon. “Que le cyclone de Jah balaie l’oppresseur.” Et bien d’autres choses dans le même style sanglant. Lui m’avoir appelé par mon nom. » Il haussa les épaules. « Ma mère a pleuré.

— Sa mère estime qu’il devrait se trouver un travail, confia Ali.

— L’avenir appartient aux idiots et aux paresseux », déclara le garçon. Il plia les jambes et se percha adroitement sur les montants de bambou de son vélo-pousse.

Ali se frotta le menton. « Le chinois et le tamoul – ces langues ont-elles elles aussi été négligées ? »

Une rafale de vent souffla du large. Laura se frotta les bras. Elle se demanda si elle devait donner au garçon un pourboire. Non, se souvint-elle. Le PAT professait une étrange phobie du contact avec l’argent. « Je retourne à l’intérieur. »

Le garçon examina le ciel. « Une mousson vient de Sumatra, madame. » Il ouvrit un panneau et déplia la capote en accordéon de son vélo-pousse. La toile de nylon était blanche, peinte d’un motif rouge, noir et jaune : un Bouddha hilare couronné d’épines.

À l’intérieur du comptoir, M. Suvendra était accroupi sur un tapis gris à carreaux, sous la lumière aquatique des dômes hémisphériques. Il avait devant lui un téléviseur et un pot de café. Laura s’assit en tailleur en face de lui. « Votre message, qu’est-ce qu’il dit ?

— Comment expliquez-vous ça ? Il vient de mon mari. »

M. Suvendra examina le papier. « Pas de l’anglais… du langage codé par ordinateur. »

Un robot docker roula devant eux, un conteneur chargé sur le dos. Il empila la caisse avec un puissant chuintement de vérins hydrauliques. M. Suvendra l’ignora. « Vous et votre mari, vous avez un chiffre, oui ? Un code. Pour dissimuler le sens et prouver que le message vient bien de lui.

— Nous n’avons jamais recouru à de tels procédés ! C’est un truc pour la Triade.

— Triade, tong. » Suvendra sourit. « Comme nous, bon Gemeinschaft.

— À présent, je suis inquiète ! Il faut que j’appelle David tout de suite ! »

Suvendra hocha la tête. « La télé dit que le téléphone est coupé. La subversion. »

Laura réfléchit. « Écoutez, je peux traverser la digue en taxi et appeler depuis une cabine à Johore. C’est en territoire malais. Maphilindonésien, je veux dire.

— Demain matin, dit Suvendra.

— Non ! David pourrait être blessé ! Par balle ! En train de mourir ! Ou peut-être que notre bébé… » Brusque accès de terreur et de culpabilité. « J’appelle immédiatement un taxi. » Elle accéda aux renseignements touristiques sur son multiphone.

« Taxis, annonça l’appareil d’une voix flûtée. Singapour possède plus de douze mille taxis automatiques, dont plus des deux tiers climatisés. Le tarif de base est de deux écus pour les premiers quinze cents mètres ou fraction de…

— C’est bon, c’est bon…, grinça Laura.

— … hélés dans la rue ou appelés par téléphone en composant le 452 55 55.

— Parfait. » Laura pianota le numéro sur son poignet. Rien ne se passa. « Merde !

— Prenez donc un café, proposa Suvendra.

— Ils ont coupé le téléphone ! » réalisa-t-elle de nouveau, mais cette fois, franchement inquiète. « Le Réseau est interrompu ! Je ne peux plus obtenir ce putain de Réseau ! »

Suvendra caressa sa fine moustache. « C’est donc si important, hein ? Dans votre Amérique. »

Elle se frappa le poignet, à s’en faire mal. « David devrait être en train de me parler, ici, en ce moment même. Mais dans quel trou infâme sommes-nous ! » Pas d’accès. Soudain, elle avait des difficultés à respirer. « Écoutez, vous devez bien avoir une autre ligne vers l’extérieur, n’est-ce pas ? De fax, de télex, ou je ne sais quoi…

— Non, désolé. C’est un peu la débrouille, ici à Rizome Singapour. Nous juste emménager dans ce merveilleux palais. » Suvendra agita un bras. « Très difficile pour nous. » Il haussa les épaules. « Vous vous détendez, prenez un café, Laura. Toujours possible que message soit rien du tout. Un coup de la Banque. »

Laura se claqua le front. « Bon sang, je parie que la Banque a une ligne vers l’extérieur. Sûr. En fibres optiques durcies ! Même Vienne ne peut pas les intercepter. Et en plein centre-ville, sur Bencoolen Street !

— Ô mon Dieu, dit Suvendra. Très mauvaise idée.

— Écoutez, je connais des gens là-bas. Le vieux M. Shaw, deux de ses gardes. Je les ai reçus chez moi. Ils me doivent une faveur.

— Non, non. » Il porta la main à sa bouche.

« Ils me doivent une faveur. Les pauvres crétins, à quoi d’autre sont-ils bons ? Qu’est-ce qu’ils vont faire, me descendre ? Ça la ficherait mal au Parlement, pas vrai ? Merde, ils ne me font pas peur… J’y file de ce pas. » Laura se leva.

« Il est bien tard, observa Suvendra, timide.

— C’est une banque, non ? Les banques sont ouvertes jour et nuit. »

Il leva les yeux vers elle. « Sont tous comme vous, au Texas ? »

Laura fronça les sourcils. « Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

— Pas possible d’appeler taxi, dit-il, pragmatique. Pas question marcher sous la pluie. Pour s’enrhumer. » Il se leva. « Vous attendez ici, j’appelle ma femme. » Il la quitta.

Laura sortit. Ali et le gamin du parti étaient assis ensemble sur la banquette arrière du vélo-pousse, sous la capote, main dans la main. Ça ne voulait rien dire. Autres cultures, autres mœurs. Quoique…

« Salut, fit-elle. Euh… je n’ai pas bien saisi votre nom.

— Trente-six, dit le garçon.

— Oh !… Y a-t-il une station de taxi à proximité ? Il m’en faudrait un.

— Un taxi, voilà, dit Trente-six, sans se démonter.

— Pour la banque Yung Soo Chim. Sur Bencoolen Street ? »

L’agent Trente-six siffla entre ses dents. Ali sortit une cigarette.

« Je peux en avoir une ? » demanda Laura.

Ali l’alluma et la lui tendit, hilare. Elle tira une bouffée. Odeur de détritus brûlés et de fleur de trèfle. Elle sentit ses papilles défaillir sous un nappage de bave cancérigène. Ali était ravi.

« D’accord, madame, dit Trente-six, avec un haussement d’épaules fataliste. Je vous emmène. » D’une bourrade, il chassa Ali de la banquette arrière puis fit signe à Laura de monter. « Allez-y, madame. Pédalez. »

Elle moulina pour sortir des docks et sur le premier kilomètre de Trafalgar Street. Puis les cieux s’ouvrirent comme une citerne et la pluie se déversa en torrents d’une force incroyable. Elle s’arrêta pour acheter un imper jetable à un distributeur au coin d’une rue.

Elle vira pour monter Anson Road, appuyant sur les pédales, suant sous le plastique bon marché. La pluie ruisselait des roues, s’élevait en nappes de vapeur des trottoirs, dévalait les caniveaux impeccables, sans un détritus.

Il y avait encore quelques bâtisses coloniales d’époque près des docks : colonnes blanches, vérandas et balustrades. Mais à mesure qu’ils approchaient du centre, la cité gagnait de la hauteur. Anson Road devint un étroit défilé pénétrant une montagne de béton, de céramique et d’acier.

C’était comme le centre de Houston. Mais un Houston comme jamais Houston même n’avait osé devenir. C’était une fourmilière, un brutal affront à tout sens des proportions. Des clochers cauchemardesques dont les fondations protubérantes recouvraient des pâtés d’immeubles entiers. Leurs niveaux supérieurs étaient criblés, comme des moules à gaufre, d’armatures triangulaires. Arcs et piliers métalliques, super-autoroutes sous leurs tunnels vitrés, s’élevaient à huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Étage après étage, ils se dressaient, muettes apparitions de rêve, ces immeubles d’une énormité si inqualifiable qu’ils en perdaient toute notion de poids ; ils restaient suspendus au-dessus de la terre, cumulo-nimbus euclidiens, dont le sommet se perdait sous des rideaux de pluie gris acier.

Çà et là, les tunnels arrondis du réseau de trains à lévitation magnétique de Singapour ; elle en vit un filer sans bruit au-dessus de Tanjong Pagar, fuseau brillant dépourvu de roues, voitures flamboyantes aux armes rouge et blanc Coca-Cola de la ville.

Guidée par l’agent Trente-six, elle quitta la rue pour franchir les portes automatiques d’une galerie marchande. La climatisation saisit ses mollets trempés. Pédalant toujours, elle s’enfonça entre des rangées de boutiques fermées, habillement, vidéo, centres de remise en forme à l’aspect sordide proposant des fractions sanguines à prix cassés.

Ils continuèrent ainsi sur près de deux kilomètres, par des galeries carrelées encombrées de publicités criardes à vous ruiner le cerveau. Montant et descendant les méandres de rampes vides, s’arrêtant à un moment pour attendre un ascenseur. Trente-six dressa négligemment le vélo-pousse sur ses roues arrière, replia l’avant télescopique et le traîna derrière lui comme une banale valise à roulettes.

Les galeries étaient presque désertes ; parfois, un bar ou une cantine de nuit, avec ses clients sobres et bien peignés mâchonnant tranquillement leur salade sous les barbouillages muraux pleins de mouettes et de marguerites. À un moment, elle vit quelques flics, l’élite de Singapour, en short bleu gurkha, lance-filet et matraque en bambou longue d’un mètre.

Elle ne savait plus du tout où était le niveau du sol. Ici, ça n’avait pas l’air d’avoir grande importance.

Ils empruntèrent une passerelle. Sous eux, traînait une bande de cyclos : de jeunes Chinois bien vêtus, mèche brillantinée, chemise de soie d’un blanc éclatant et vélo-relax aux chromes éclatants. Trente-six, qui jusque-là s’était prélassé sur le siège arrière, les pieds relevés, se redressa et cria. Il adressa aux cyclos une série de gestes cabalistiques, le dernier indubitablement obscène.

« Laissez-moi pédaler », dit-il. À bout de souffle, Laura sauta sur le siège arrière. Trente-six se mit en danseuse et le tricycle décolla comme un singe ébouillanté. Ils virèrent sur deux roues ; ses muscles durcis s’activaient, frottant contre le papier de ses jambes de pantalon.

Ils franchirent la rivière de Singapour, huit cents mètres au-dessus du sol, par une galerie vitrée proposant sandwiches et longues-vues en location. Gonflé par les pluies tropicales, l’étroit cours d’eau s’élevait sans espoir dans son caniveau de béton soigneusement aménagé. Quelque chose dans ce spectacle la déprima prodigieusement.


La pluie avait cessé quand ils atteignirent Bencoolen Street. Une aube tropicale couleur d’hibiscus caressait les plus hautes flèches d’acier du centre.

La Banque islamique Yung Soo Chim était un édifice de proportions modestes, un immeuble de bureaux pur 1990, boîte à chaussures en verre miroir, haut de soixante étages.

Dehors, s’étirait une file d’attente longue d’un pâté de maisons. L’agent Trente-six la remonta sans un mot, esquivant du bout du guidon les taxis automatiques. « Attendez une minute, dit Laura, dans le vide. Mais je connais tous ces gens… »

Elle les avait déjà tous vus. À l’aérogare de la Grenade, juste après l’attaque. Les vibrations étaient troublantes. Les mêmes gens – sauf qu’au lieu de Yankees, d’Européens et de Sud-Américains, c’étaient ici des Japonais, des Coréens, des Indochinois. Le même mélange, pourtant – technos miteux, prostituées aux yeux-tirelires vides, et artistes de l’embrouille, la mine patibulaire sous leur costume tropical froissé. Le même air nerveux, pouilleux, d’abonnés de la bricole, très mal à l’aise en dehors de ça…

Mouais. C’était comme si le monde s’était récuré sous la douche, se débarrassant d’une bonne couche de crime, et comme si ce pâté de maisons était la bonde au fond du bac, pleine de mousse et de poils.

Des détritus, des épaves, condamnés à la drague et à l’épandage. Soudain, elle s’imagina cette file tranquille et pouilleuse bien alignée devant un peloton d’exécution. L’image lui procura une bouffée de joie malsaine. Elle se sentit sale. Elle perdait les pédales… Les mauvaises vibrations…

« Stop », lança-t-elle. Elle descendit du vélo-pousse, traversa la rue de biais. Elle se dirigea délibérément vers le début de la file : deux techniciens japonais nerveux « Konni-chi-wa ! » Les deux types la dévisagèrent sans broncher. Elle sourit. « Denwa wa doko ni arimasu ka ?

— Si on avait un téléphone, on s’en servirait en ce moment, lui dit le plus grand des deux. Et vous pouvez laisser tomber votre nihongo de lycée ; je suis de Los Angeles.

— Vraiment ? dit Laura. Je suis du Texas.

— Le Texas… » Ses yeux s’agrandirent. « Seigneur, Harvey, regarde un peu ! C’est elle. Comment, déjà ?

— Webster, dit Harvey. Barbara Webster. Merde, qu’est-ce qui vous est arrivé, ma poule ? Z’avez l’air d’un rat noyé. » Il se retourna, avisa le vélo-pousse et rigola. « Merde, z’êtes venue sur ce putain de vieux clou ?

— Quand vous aurez fini, vous me direz comment on peut accéder au Réseau ?

— Et pourquoi on vous le dirait ! fit Los Angeles, narquois. Vous nous avez cloués au pilori devant le Parlement. Z’auriez mieux fait de vous casser une jambe !

— Je ne suis pas l’ennemie de la Banque, protesta Laura. Je suis une intégrationniste. Je croyais avoir été claire dans ma déposition.

— Conneries, oui, dit Harvey. Vous voulez me faire croire qu’il y a de la place dans votre petite Rizome pour des types que vous accusez de faire des coups en traître ? Foutaises ! Jouez-vous aussi franc jeu que vous voulez le faire croire ? Ou est-ce que vous vous êtes fait retourner, à la Grenade ! Bon sang, je parie qu’ils vous ont retournée ! Pasque je vois vraiment pas des démocrates bourgeois pépères dans votre genre se décider à fricoter avec le PIP, rien que par principe. »

Trente-six avait enfin réussi à traverser la rue, traînant derrière lui son vélo-pousse replié. « Vous pourriez être plus poli avec madame », suggéra-t-il.

Los Angeles examina le gamin. « Me dites pas que vous fréquentez ces petits connards… » Soudain, il poussa un cri aigu en agrippant sa cuisse. « Putain de merde ! Ça recommence ! Encore une saloperie qui vient de me mordre, bordel ! »

Trente-six se mit à rigoler. Le visage de Los Angeles s’assombrit aussitôt. Il voulut bousculer le gamin. Ce dernier esquiva sans peine. Avec un claquement sourd, il sortit de sa douille un des brancards laqués du vélo-pousse. Le tenant bien en main, il sourit, et ses yeux en boutons de bottine brillaient comme deux gouttes de graisse à roulement.

Los Angeles recula d’un pas et prit la foule à témoin. Il beugla : « Quelque chose vient de me piquer ! Comme une saloperie de guêpe ! Et si ça vient de ce gamin, comme j’en ai bien l’impression, j’aimerais bien que quelqu’un vienne lui frotter les côtes ! Et putain de bordel, j’ai fait le poireau toute la nuit ! Alors, comment ça se fait que des putains de grandes gueules comme cette poule se pointent pour entrer, peinardes et… Hé ! C’est cette salope de Webster, vous autres ! Lauren Webster ! Écoutez-moi, putain de bordel ! »

La foule l’ignora, avec cette inhumaine patience des citadins ignorant un ivrogne. Trente-six jonglait tranquillement avec sa canne en bambou.

Un Tamoul remontait le trottoir en boitant. Il portait un dhoti, la jupette typique de l’Inde du Sud. Un pansement entourait son mollet nu et il marchait en s’aidant d’une canne ouvragée. De la pointe de l’embout caoutchouté, il en donna un bon coup à Harvey. « Allons, calmez donc votre ami ! conseilla-t-il. Comportez-vous en individu civilisé !

— Va te faire foutre, patte folle ! » rétorqua Harvey sans s’émouvoir.

Un taxi automatique s’immobilisa le long du trottoir et ses portières s’ouvrirent à la volée.

Un chien enragé en bondit.

C’était un énorme bâtard, monstrueux, mi-hyène, mi-doberman. Au pelage humide et lisse, recouvert d’une substance huileuse et grasse, comme du sang ou du vomi. Il avait jailli du taxi en poussant un grondement frénétique pour se jeter dans la foule tel un boulet de canon.

Un véritable jeu de massacre ! Trois hommes tombèrent en hurlant. Le reste de la foule se dispersa, terrorisé.

Laura entendit les mâchoires du fauve claquer comme des castagnettes. Il arracha un bon morceau d’avant-bras à un gros bonhomme, puis bondit avec un tortillement obscène et désespéré pour s’engouffrer dans la banque. Concert de hurlements et d’aboiements étranglés, de vraies plaintes de damnés. Chaussures et bouts de chair projetés sur le trottoir humide, bousculade et fuite paniquée…

Le chien fit un bond de deux mètres dans les airs, comme un espadon au bout d’une ligne. Sa fourrure grésillait. Une langue de feu courut le long de son échine, ouvrant le corps en deux.

Un torrent de flammes en jaillit.

La bête explosa avec un bruit mou. Grotesque jaillissement de vapeurs pestilentielles, qui éclaboussa la foule. Il s’aplatit comme une baudruche sur le trottoir, mort instantanément, sac de chair carbonisée. Parcouru d’un impossible entrelacs de flammèches…

Laura courait déjà.

Le Tamoul la saisit au poignet. La foule détalait, partout, n’importe où, dans les rues où les taxis s’immobilisaient dans un crissement de pneus, klaxonnant vigoureusement leurs protestations robotiques… « Montez », dit le Tamoul, serviable, en sautant dans un taxi.

Pas un bruit dans l’habitacle climatisé. Le taxi prit à droite au premier carrefour et laissa la banque derrière lui. Le Tamoul lui relâcha le poignet, s’appuya au dossier, lui sourit.

« Merci, dit Laura en se massant le bras. Merci beaucoup, monsieur.

— Pas de problème, dit le Tamoul. Le taxi m’attendait. » Il marqua un temps puis tapota son plâtre avec la canne. « Ma jambe, n’est-ce pas. »

Laura inspira un grand coup, frissonna. Un demi-pâté de maisons défila avant qu’elle se soit ressaisie. Le Tamoul la jaugea, l’œil brillant. Il avait marché drôlement vite pour un blessé – il avait failli lui tordre le poignet, en la tirant de la sorte. « Si vous ne m’aviez pas arrêtée, je courrais encore, lui dit-elle, reconnaissante. Vous êtes très courageux.

— Vous aussi.

— Pas moi, sûrement pas. » Elle tremblait.

Le Tamoul parut trouver ça drôle. Du pommeau de sa canne il se caressa le menton. Geste languissant de dandy. « Madame, vous étiez en train d’affronter en pleine rue deux pirates informatiques notoires.

— Oh ! fit-elle, surprise. Ça… Ce n’est rien. » Elle se tut un instant, gênée. « Merci quand même d’avoir pris ma défense.

— “Une intégrationniste” », fit-il en la citant. Il l’imitait. Il baissa délibérément le regard. « Oh ! regardez… l’affreux vaudou a taché votre beau manteau. »

Il y avait effectivement une espèce de flaque immonde collée à sa manche d’imperméable. Rouge, luisante. Elle eut un haut-le-cœur et voulut secouer le bras pour s’en débarrasser. Elle sentit qu’on lui saisissait les poignets par-derrière…

« Tenez », dit le Tamoul, souriant, comme pour l’aider. Il lui fourra quelque chose sous le nez. Elle entendit un claquement sec.

Une onde de chaleur vertigineuse lui atteignit le visage. Puis, sans crier gare, elle s’évanouit.


Une odeur âcre lui vrilla soudain le crâne. De l’ammoniac. Ses yeux s’embuèrent. « Lumières… », croassa-t-elle.

L’éclat des plafonniers décrût jusqu’à un ambre trouble. Elle se sentait toute drôle, patraque, comme piétinée par des heures de cuite. Elle était à moitié enfouie sous quelque chose – elle se débattit, dans un brusque accès de claustrophobie…

Elle était affalée dans un fauteuil-sac. Un de ces trucs qu’aurait pu avoir sa grand-mère. La pièce autour d’elle était bleuâtre de la lumière granuleuse des écrans de télé.

« Enfin de retour au royaume des vivants, Blondie. »

Laura secoua la tête un bon coup. Elle avait le nez et la gorge irrités. « Je suis… » Elle éternua, douloureusement. « Et merde ! » Elle enfouit les coudes dans les billes mouvantes du siège et se redressa tant bien que mal.

Le Tamoul était assis sur une chaise en plastique à montants tubulaires ; il mangeait des plats à emporter chinois posés sur une table en Formica. L’odeur, gingembre et salade de crevettes, lui donna des crampes d’estomac. « C’est vous ? » parvint-elle enfin à dire.

Il la dévisagea. « Qui d’autre, à votre avis ?

— Sticky ?

— Ouais », dit-il enfin, avec ce haussement de menton des Tamouls. « Moi et rien que moi. »

Laura se dévissa les yeux. « Sticky, vous êtes vraiment différent, ce coup-ci… bon sang, vos joues ne sont pas du tout pareilles et votre peau… vos cheveux… Même votre voix a changé. »

Il grommela.

Laura se redressa. « Bon sang, mais qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?

— Secret de fabrication », dit Sticky.

Laura regarda autour d’elle. La pièce était petite et sombre, et elle puait. Des étagères de contreplaqué nu pliaient sous le poids de cassettes, de sacs en toile, de bobines de câble. Plus des piles de feuilles de polyuréthane, des chips de polystyrène expansé, des spaghetti de fibres de cellulose.

Un rayonnage boulonné au mur accueillait une douzaine de téléviseurs chinois bon marché, sur lesquels clignotaient des scènes de rue de Singapour. Contre le mur opposé s’empilaient des douzaines de caisses en carton éventrées : vives couleurs publicitaires, flocons de blé américains, kleenex, savon-machine. Bidons de peinture de quatre litres, tuyaux, rouleaux d’adhésif électrique. Quelqu’un avait agrafé des photos de miss Ting en maillot de bain aux parois crasseuses de la cuisinette.

La chaleur était étouffante. « Où diable sommes-nous ?

— Pas de questions, dit Sticky.

— On est bien à Singapour, pourtant, exact ? » Elle regarda son poignet nu. « Quelle heure est-il ? »

Sticky lui tendit l’épave écrasée de son multiphone.

« Désolé. J’étais pas sûr de pouvoir m’y fier. » Il indiqua l’autre côté de la table. « Prenez un siège, memsahib. » Il eut un sourire las. « Vous, en revanche, je vous fais confiance. »

Laura se leva et gagna le second siège. Elle se pencha au-dessus de la table. « Vous savez quoi ? Je suis bigrement contente de vous voir. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est vrai. »

Sticky lui passa le reste de son repas. « Tenez, mangez donc. Z’êtes restée évanouie un bout de temps. » Il essuya sa fourchette en plastique avec une serviette en papier puis la lui donna.

« Merci. Il y a des toilettes pour dames dans ce trou à rats ?

— Par là… » Il fit un signe de tête. « Z’auriez pas senti une piqûre, par hasard, là-bas à la Banque ? Regardez bien vos jambes, voir s’il n’y a pas de marque d’aiguille. »

La salle de bains était grande comme une cabine téléphonique. Elle s’était oubliée durant son inconscience – par chance, les dégâts n’étaient pas graves et la tache n’avait pas traversé son jean de la Grenade. Elle s’épongea avec du papier et regagna le studio. « Pas de marques d’aiguille, capitaine.

— Bien. Je suis content de ne pas avoir à vous retirer du cul une de ces dragées bulgares. Mais d’abord, qu’est-ce que vous foutiez dans cette queue devant la Banque ?

— J’essayais de contacter David, dit-elle, après que vous avez coupé le téléphone. »

Rire de Sticky. « Pourquoi que vous avez pas eu le bon sens de rester avec votre bwana ? L’est pas aussi stupide qu’il en a l’air – l’est assez malin pour s’être bien gardé de venir ici, en tout cas.

— Et vous, qu’est-ce que vous faites ici ?

— Moi, je prends mon pied. Peut-être pour la dernière fois. » Il se massa l’arête du nez. Ils lui avaient aussi fait quelque chose aux narines ; elles étaient plus pincées. « Dix ans qu’ils m’entraînent pour une mission comme celle-ci. Mais maintenant que je suis ici, en plein dedans, c’est… »

C’était comme si la chose lui échappait, alors il haussa les épaules, eut un geste résigné. « J’ai vu votre déposition, d’accord ? En partie. Trop tard, mais au moins vous leur avez dit les mêmes choses qu’à nous. Pareil à Galveston, pareil à la Grenade, pareil ici, pour vous, c’est pareil partout, hein ?

— C’est exact, capitaine.

— C’est bien, fit-il d’un ton vague. Vous savez, en temps de guerre… en général, on fout rien. On a le temps de réfléchir… de méditer… Comme là-bas devant la Banque, on savait bien que ces pauvres enfoirés s’y précipiteraient dès la coupure des lignes téléphoniques, et on savait qu’ils auraient tous cette allure de poireaux, mais les voir quand même, voir ça arriver… de manière si prévisible…

— Comme des jouets mécaniques, dit Laura. Comme des insectes… Comme s’ils n’avaient pas la moindre importance. »

Il la regarda, surpris. Elle-même était surprise. Ç’avait été facile à dire, assis de la sorte tous les deux dans le noir. « Ouais, dit-il. Comme des jouets mécaniques qui feraient semblant d’avoir une âme… C’est une cité mécanique, cette ville. Pleine de mensonges, de ragots, de bluff, et de caisses enregistreuses qui tintent jour et nuit. C’est Babylone. S’il y a jamais eu une Babylone, elle est ici.

— Je croyais que c’était nous, Babylone, dit Laura. Le Réseau, je veux dire. »

Sticky secoua la tête. « Ces gens sont plus proches de vous que vous ne l’avez jamais été.

— Oh ! fit lentement Laura. Merci, je suppose…

— Vous ne feriez jamais ce qu’ils ont fait subir à la Grenade, reprit-il.

— Non. Mais je ne crois pas non plus que c’était eux, Sticky.

— Peut-être pas, dit-il. Mais je m’en fous. Je les hais. Pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils désirent être. Pour ce qu’ils désirent faire du monde. »

L’accent de Sticky avait oscillé, du tamoul au patois des îles. À présent, il s’était entièrement fondu dans l’anglais du Réseau. « On peut ruiner un pays avec des jouets, si l’on sait s’y prendre. Ça ne devrait pas exister, mais c’est pourtant le cas. On peut arracher à un peuple son cœur et son âme. Nous le savons à la Grenade, comme ils le savent ici. Nous ne sommes pas dupes. »

Il marqua un temps d’arrêt. « Tous ces discours du Mouvement que votre David croyait si malins, des cadres, du pain pour le peuple… Advienne la guerre, terminé ! Aussi simple que ça. Dans cet asile sous Camp Fédon, ils continuent à se bouffer mutuellement. Je sais que je tiens mes ordres de cet enculé de Castleman. Ce gros pirate du clavier, complètement coupé de la vie réelle – rien qu’un écran. Tout n’est que principes, aujourd’hui. Tactique et stratégie. Comme s’il fallait bien que quelqu’un s’y colle, peu importe où et qui, rien que pour prouver que c’est possible… »


Il se pencha pour frotter sa jambe nue, brièvement. Le plâtre avait disparu mais son mollet portait encore les stries du pansement. « C’est à Camp Fédon qu’ils ont planifié ce truc, reprit-il. Le coup du démon, le projet Manifestation… Ils y bossent depuis vingt ans, Laura, ils s’appuient sur une technique qui… qui n’a rien d’humain. Je n’étais pas au courant – personne ne l’était. Je peux faire des trucs à cette ville – moi, juste quelques frères soldats infiltrés, pas besoin d’être nombreux –, des trucs que vous ne pouvez même pas imaginer.

— Du vaudou, dit Laura.

— Tout à fait. Avec la technique qu’ils nous ont procurée, je peux faire des choses que vous ne distingueriez pas de la magie.

— Quelles sont vos instructions ? »

Il se leva brusquement. « Vous n’êtes pas dans la confidence. » Il gagna la cuisinette et ouvrit le réfrigérateur taché de rouille.

Il y avait un ouvrage sur la table, un épais recueil de feuilles volantes. Sans reliure, sans titre. Laura le prit et l’ouvrit. Une succession de pages photocopiées baveuses : La Doctrine de Lawrence et l’Insurrection postindustrielle par le colonel Jonathan Gresham.

« Qui est Jonathan Gresham ? demanda-t-elle.

— Un génie », dit Sticky. Il revint à la table avec un pot de yaourt. « Ce n’est pas de la lecture pour vous. N’y jetez même pas un œil. Si Vienne apprenait que vous avez touché ce bouquin, vous ne reverriez plus la lumière du jour. »

Elle le reposa soigneusement. « Ce n’est qu’un livre. »

Sticky s’esclaffa. Il se mit à enfourner des cuillerées de yaourt avec l’air pincé d’un petit garçon prenant un médicament. « Z’avez vu Carlotta, récemment ?

— Pas depuis l’aéroport de la Grenade.

— Vous allez repartir ? Rentrer chez vous ?

— J’aimerais bien, croyez-moi. Officiellement, je n’en ai pas encore fini avec ma déposition devant le Parlement. Je veux savoir ce qu’ils ont décidé sur la politique de l’information… »

Il secoua la tête. « On laissera pas tomber Singapour.

— Non, sûrement pas. Mais quoi que vous puissiez faire, vous risquez seulement d’enfoncer un peu plus dans la clandestinité les banques de données. Moi, je veux qu’ils se montrent au grand jour – que tout apparaisse en pleine lumière. Où tout le monde pourra en profiter honnêtement. »

Sticky ne dit rien. Il s’était mis soudain à haleter, à verdir. Puis il éructa et rouvrit les yeux. « Vous et vos collègues – vous êtes bien installés sur les quais, dans le district d’Anson ?

— C’est exact.

— Là où ce crétin d’antitravailliste, Rashak…

— Le Dr Razak, oui, c’est sa circonscription.

— D’accord. Les partisans de Razak, on peut les laisser faire. Le laisser gérer cette ville, s’il en reste quelque chose. Restez ici et vous ne risquerez rien. Compris ? »

Laura réfléchit à la question. « Que voulez-vous de moi ?

— Rien. Rentrez simplement chez vous. S’ils vous laissent partir. »

Il y eut un moment de silence. « Vous allez manger ça ou quoi ? » dit enfin Sticky. Laura se rendit compte qu’elle avait pris la fourchette en plastique. Qu’elle l’avait pliée et dépliée entre ses doigts, comme si elle était collée à sa main.

Elle la reposa. « C’est quoi, “des trajets bulgares”, Sticky ?

— “Dragées”, rectifia Sticky. Un truc employé par l’ancien KGB bulgare, dans le temps. De minuscules pastilles creuses en acier, percées et refermées à la cire. Introduites dans le corps d’un homme, la chaleur corporelle fait fondre la cire. À l’intérieur, il y a du poison, du ricin, en général, une bonne substance bien toxique… Pas ce que nous employons.

— Quoi ? dit Laura.

— Du phénol. Attendez. » Il quitta la table, ouvrit un placard de cuisine et en sortit un flacon scellé. À l’intérieur, une cartouche de plastique noir. « Tenez. »

Elle examina l’objet. « Qu’est-ce que c’est ? Un ruban d’imprimante ?

— On les colle sur les taxis, explique Sticky. Il y a un ressort à boudin à l’intérieur, avec vingt ou trente dragées de phénol. Quand le taxi ramasse un client dans la rue, il y a parfois du grabuge. Un taxi sans chauffeur est une proie tentante pour les voleurs. Les taxis devant la banque étaient bourrés de ces joujoux. Le phénol est une substance toxique pour le cerveau. Il engendre la terreur. Une terreur qui s’infiltre dans le sang, lentement, régulièrement, pendant des jours et des jours ! Pourquoi s’échiner à frapper un pauvre crétin par le terrorisme quand on peut tout simplement le frapper de terreur, gentiment, en douceur ? »

Sticky éclata de rire. Son débit s’accélérait progressivement. « Ce Jap yankee, dans la queue devant vous, il va s’agiter, se retourner, transpirer, et faire de mauvais rêves. J’aurais pu le tuer, tout aussi facilement, avec du venin. Il pourrait être mort à l’heure qu’il est, mais pourquoi tuer la chair, quand je peux atteindre l’âme ? Car pour tout son entourage, désormais, il n’aura que crainte et terreur à la bouche, crainte et terreur, comme une puanteur de viande carbonisée.

— Vous ne devriez pas me dire ça », dit Laura.

Ricanement de Sticky. « Parce que vous allez devoir le raconter au gouvernement, pas vrai ? Faites-moi ce plaisir, allez-y ! Il y a douze mille taxis à Singapour, et quand vous leur aurez dit ça, ils seront obligés de les fouiller un par un ! Trop de boulot pour foutre en l’air leurs transports en commun, quand on peut s’arranger pour que leurs propres flics le fassent à notre place ! N’oubliez pas de leur dire également ceci : on a piégé leurs trains magnétiques. Et il nous reste encore des tas de lance-projectiles. »

Elle reposa l’objet sur la table. Délicatement. Comme s’il était en verre filé.

Les mots commençaient à se bousculer dans la bouche de son interlocuteur. « À l’heure qu’il est, ils ont isolé la gomme adhésive qui a touché leur patron, Kim. » Il tendit un doigt. « Vous voyez ces bidons de peinture ? » Il rit. « Les gants montants reviennent à la mode le soir à Singapour ! Les impers et les masques chirurgicaux, c’est pas mal non plus !

— Ça suffit !

— Vous ne voulez pas entendre parler des mines-trombones ? insista Sticky. Le peu que ça coûte de bousiller une guibolle à hauteur du genou ! » Il écrasa le poing sur la table. « Et venez pas pleurer !

— Je ne pleure pas !

— Ah bon ? Et c’est quoi que vous avez sur les joues, alors ? » Il se leva en titubant, renversant sa chaise. « Dites-moi que vous pleurerez quand ils me sortiront d’ici les pieds devant !

— Non !

— Je suis le diable dans la cathédrale ! Des vitraux partout, mais moi, j’ai la foudre sous tous les ongles ! Je suis Steppin’ Razor, le Rasoir ambulant, la Voix de la Destruction, ils vont arrêter tous les Noirs qui vivent ici pour nous retrouver, eux et leur putain de justice sociale multiraciale, je suis synonyme de chaos ! » Il lui hurlait après d’une voix perçante. « Plus une pierre sur une pierre ! Plus une planche debout, plus un miroir qui ne taillade jusqu’à l’os ! » Il parcourut la pièce en dansant, agitant les bras, piétinant les détritus. « Le feu de Jah ! Le tonnerre ! Je peux le lancer, ma poule ! C’est facile ! Si facile…

— Non ! Personne n’est forcé de mourir !

— C’est super ! Et superbe ! Une grande aventure ! C’est la gloire ! Avoir en soi la puissance suprême, la laisser se répandre, voilà la vie d’un guerrier ! C’est ce que nous avons, ici et maintenant, et ça vaut n’importe quoi, ça vaut plus que tout !

— Non ! C’est faux ! lui cria-t-elle. C’est de la folie pure ! Rien n’est facile, il faut y réfléchir en détail… »

Il s’évanouit devant ses yeux. Ce fut tout simple, et très rapide. Une espèce de saut de côté, un petit tortillement, comme s’il s’était enduit de graisse pour mieux se faufiler par un trou dans le réel. Envolé.

Elle quitta sa chaise, les jambes encore flageolantes, une douleur au pli des genoux. Elle parcourut soigneusement la pièce du regard. Le silence, un bruit de poussière qui retombe, l’odeur humide et tiède des ordures. Elle était seule.

« Sticky ? » Les mots tombèrent dans le vide. « Revenez. Dites-moi quelque chose. »

Une bouffée de présence humaine. Derrière elle, dans son dos. Elle se retourna et il était là. « Z’êtes vraiment une cruche. » Il lui claqua les doigts sous le nez.

Elle essaya de le repousser. Il la prit par le cou, avec une rapidité fulgurante. « Vas-y, roucoula-t-il. Respire… »

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