Bruce Sterling Les mailles du réseau

1

La mer étale frémissait sans un bruit, potage ardoise assaisonné de boue tiède. Des crevettiers chalutaient à l’horizon.

Des pilotis se dressaient par grappes, doigts noircis, à quelques mètres dans le ressac nonchalant. Jadis, les cabanons de plage de Galveston étaient posés sur ces béquilles tachées de goudron. À présent, les bigorneaux s’y accrochaient, les mouettes tournoyaient dans leur voisinage en piaillant. C’était un beau générateur d’ouragans, ce calme golfe du Mexique.

Laura consulta sa distance et son temps d’un bref coup d’œil vers le bas. À la pointe de ses chaussures, des afficheurs verts clignotaient au rythme de ses foulées, comptant le kilométrage. Laura pressa le pas. Les ombres matinales la balayaient comme un stroboscope tandis qu’elle courait.

Quand elle eut fini de longer les derniers pilotis, elle avisa sa maison, tout au bout de la plage. Elle sourit, sa fatigue se volatilisa dans une bouffée d’énergie.

Tout lui semblait valoir le coup. Quand elle eut pris son second souffle, elle eut l’impression qu’elle pourrait courir éternellement, la promesse d’une confiance indestructible bouillonnait dans la moelle de ses os. Elle courait avec une pure aisance animale, comme une antilope.

La grève bondit vers elle et vint la frapper.

Laura resta un moment étourdie. Elle releva la tête puis reprit son souffle et grogna. Elle avait la joue encroûtée de sable, les deux coudes engourdis par l’impact de la chute. Ses bras tremblaient quand elle se releva sur les genoux. Elle regarda derrière elle.

Elle s’était pris le pied dans quelque chose. Un tronçon de câble électrique noir, effiloché. Épave rejetée par l’ouragan, enterrée dans le sable. Le fil s’était enroulé comme un fouet autour de sa cheville gauche, l’entravant aussi franchement qu’un lasso.

Elle roula sur le dos, s’assit, haletante, et d’un geste sec dégagea son pied de la boucle détendue. Juste au-dessus de la chaussette, la peau écorchée s’était mise à saigner, et le premier choc glacé céda la place à une douleur cuisante.

Elle se releva, domina son tremblement en essuyant le sable sur sa joue, ses bras. Les grains avaient rayé l’écran en plastique de son multiphone. Le bracelet en était tout incrusté.

« Super », dit Laura. Un sursaut de colère à retardement lui rendit ses forces. Elle se pencha, tira sur le câble, fort. Un sillon d’un mètre vingt s’ouvrit dans le sable humide.

Elle regarda autour d’elle à la recherche d’une branche, d’un bout de bois pour creuser. La plage, comme de juste, était d’une propreté remarquable. Mais Laura refusait de laisser cette boucle traîtresse entraver un touriste. Ce serait inconcevable – pas sur sa plage. Entêtée, elle s’agenouilla et creusa avec les mains.

Elle suivit le cordon effiloché sur une vingtaine de centimètres de profondeur, jusqu’à l’angle au chrome craquelé d’un quelconque appareil domestique. Sous ses doigts, le grain du simili-bois en plastique s’effrita comme une vieille dalle de lino. Laura donna plusieurs coups de pied dans l’appareil pour l’ébranler. Puis, grognant et soufflant, elle le dégagea de sa gangue de sable humide. Il finit par venir, rétif comme une dent cariée.

C’était un magnétoscope. Vingt ans de sable et d’embruns salés en avaient fait un bloc de rouille compact. Un fin brouet de sable et de coquillages brisés s’écoula de la trappe à cassette vide.

Le modèle était ancien. Lourd et encombrant. Clopin-clopant, Laura le traîna derrière elle par son cordon. Du regard, elle chercha la poubelle de plage du secteur.

Elle en avisa une, près d’un couple de pêcheurs en cuissardes debout dans le ressac. Elle lança : « Poubelle ! »

La poubelle pivota sur ses larges chenilles en caoutchouc et roula en direction de sa voix. L’engin traversa la plage en reniflant, traçant son itinéraire par salves d’infrasons. Il repéra Laura et s’immobilisa près d’elle en crissant.

Laura souleva l’épave de magnétoscope et la lâcha dans le récipient ouvert où elle tomba avec un grand bruit caverneux.

« Merci de préserver la propreté de nos plages, entonna la poubelle. Galveston apprécie le civisme. Voulez-vous vous inscrire pour recevoir peut-être un prix important en espèces ?

— Garde-les pour les touristes », dit Laura. Elle repartit vers sa maison, au petit trot, la cheville douloureuse.

Sa maison dominait la laisse de haute mer, perchée sur vingt piliers couleur sable.

La Loge était un lisse demi-cylindre de béton au sable compacté, affectant plus ou moins la forme et la couleur d’un pain brûlé. Une tour ronde de deux étages s’élevait en son centre. De lourdes arches en béton la maintenaient à quelque trois mètres au-dessus de la plage.

Un large dais rayé rouge et blanc comme un berlingot abritait les murs de la Loge. Dans son ombre, une galerie de bois blanchi par le soleil ceignait l’édifice. Derrière sa balustrade, la lumière du matin se reflétait sur les portes vitrées d’une demi-douzaine de chambres d’amis qui donnaient vers l’est, sur l’océan.

Un trio de gosses d’invités étaient déjà sur la plage. Leurs parents appartenaient à une filiale canadienne de Rizome et ils étaient tous en vacances aux frais de la compagnie. Les gamins portaient des costumes marins bleus et des chapeaux lord Fountleroy à large bord et longs rubans, très XIXe. Les costumes étaient des souvenirs du district historique de Galveston.

Le plus grand, dix ans, courait droit vers Laura, tenant un long bâton levé au-dessus de sa tête. Derrière lui, un cerf-volant moderne s’échappa des bras des deux autres, effeuillant une à une ses ailes de pastel rose et bleu. Libérée, chaque pièce de toile se gonflait, prenait le vent et s’envolait. Le gamin ralentit et se retourna, aux prises avec sa résistance. Le long cerf-volant rua comme un serpent avec des mouvements étrangement sinueux. Les enfants poussèrent des cris d’allégresse.

Laura leva les yeux vers le toit de la tour. Les drapeaux du Texas et du groupe industriel Rizome montaient aux mâts. Le vieux M. Rodriguez lui adressa un bref signe de main puis disparut derrière l’antenne-satellite. Le vieillard rendait les honneurs comme d’habitude, pour démarrer une nouvelle journée.

Laura gravit en clopinant les degrés de bois menant à la galerie. Elle franchit les lourdes portes de l’entrée. Dedans, les murs massifs de la Loge conservaient encore la fraîcheur de la nuit. Et les relents chaleureux de la cuisine tex-mex – poivrons, farine de maïs et fromage.

Mme Rodriguez n’était pas encore à l’accueil – c’était une lève-tard, moins alerte que son époux. Laura traversa la salle à manger déserte et gravit l’escalier de la tour.

La trappe coulissante de celle-ci s’ouvrit à son approche. Elle émergea par le plancher du premier, au centre d’une salle de conférence circulaire garnie d’équipements de bureaux ultra-modernes et de sièges tournants rembourrés. Derrière elle, la trappe se replia en accordéon.

David, son mari, était étendu sur un canapé d’osier, le bébé posé sur la poitrine. Tous deux dormaient à poings fermés. L’une des mains de David était douillettement plaquée sur le fond de pyjama de la petite Loretta.

Les rayons du soleil matinal entraient à flots par les gros hublots épais de la tour, traversant la pièce en oblique et donnant à leur visage un étrange éclat Renaissance. David avait la tête appuyée sur un coussin et son profil, toujours saisissant, évoquait une pièce à l’effigie d’un Médicis. Le visage du bébé, paisible et détendu, avec sa peau de damas, respirait une étonnante fraîcheur. Comme si elle venait de sortir d’un emballage de cellophane.

Dans son sommeil, David avait repoussé l’édredon de laine qui reposait en boule à ses pieds. Laura le prit et, délicatement, l’étendit sur ses cuisses et le dos du bébé.

Elle tira une chaise et s’assit auprès d’eux en étirant les jambes. Une bouffée d’agréable fatigue la submergea. Elle la savoura quelques instants puis donna une petite tape sur l’épaule nue de David. « Debout. »

Il tressaillit. Puis se redressa, serrant contre lui Loretta qui dormait avec cette omnipotence propre aux bébés. « À présent elle roupille, observa-t-il. Mais c’était pas le cas à trois heures du matin. Au beau milieu de la nuit.

— La prochaine fois, c’est moi qui me lèverai, dit Laura. Promis.

— Merde, on devrait la fourrer dans la chambre avec ta mère. » David écarta de ses yeux ses longs cheveux bruns puis bâilla derrière ses phalanges. « J’ai rêvé cette nuit que je voyais mon personnage optimal.

— Oh ? fit Laura, surprise. Et à quoi ressemblait-il ?

— Ch’sais pas. À peu près à l’image que je m’en faisais, d’après ce que j’avais pu en lire. Ailé, vaporeux et cosmique. J’étais sur la plage. À poil, je pense. Le soleil se levait. C’était hypnotique. J’éprouvais ce fantastique sentiment de soulagement total. Comme si j’avais découvert quelque pur élément de l’âme. »

Laura fronça les sourcils. « Tu crois quand même pas à ces conneries ? »

Il haussa les épaules. « Non. Voir son P.O.… c’est le dernier truc à la mode. Comme les ovnis, dans le temps, tu sais ? Un tordu quelconque dans l’Oregon raconte qu’il a rencontré son archétype personnel. Aussitôt, tout un chacun a ses visions. Hystérie générale, inconscient collectif ou équivalent. Stupide. Mais moderne, au moins. Très nouveau millénaire. » Il semblait obscurément ravi.

« Des conneries mystiques, lui dit Laura. Si c’était vraiment ton Moi optimal, tu te serais vu en train de bâtir quelque chose, pas vrai ? Pas de ratisser la plage en quête du nirvana. »

David prit un air penaud : « Ce n’était qu’un rêve. Tu te rappelles ce documentaire, vendredi dernier ? Le type qui croisait son P.O. dans la rue, vêtu comme lui, utilisant sa propre carte de crédit ? J’en suis encore loin. » Il baissa les yeux vers sa cheville et sursauta. « Qu’est-ce que tu t’es fait à la jambe ? »

Elle la regarda. « J’ai buté sur un fragment d’épave rejetée par la tempête. Enterrée dans le sable. Un magnétoscope, en fait. » Loretta s’éveilla, son petit visage se chiffonna en un vaste bâillement édenté.

« Vraiment ? Devait être là depuis la grande de 2002. Vingt ans ! Seigneur, tu pourrais attraper le tétanos. » Il lui passa le bébé pour aller chercher dans la salle de bains la trousse de premiers secours. Au retour, il effleura un bouton sur une console. Au mur, l’un des écrans plats s’illumina.

David s’assit par terre avec une grâce fluide et posa sur lui le pied de Laura. Il délaça la chaussure, avisa le chrono. « Un temps vraiment nul. T’as sacrément dû boiter, chou. »

Il retira la chaussette. Laura tenait le bébé gigotant plaqué contre son épaule, les yeux fixés sur l’écran pour se distraire tandis que David tamponnait l’épiderme à vif.

Sur l’écran défilait le jeu de David Gestion mondiale, une simulation globale. Gestion mondiale avait été conçu à l’origine comme un outil prévisionnel pour les agences de développement, mais une version populaire du programme avait trouvé son chemin dans le grand public. David, facilement enclin à l’enthousiasme, y jouait depuis des jours.

De longues bandes de surface terrestre défilaient sur une simulation d’image-satellite. Des villes scintillaient, vertes de santé ou rouges de perturbations sociales. Des légendes cabalistiques défilaient en bas de l’écran. L’Afrique était dans un triste état. « C’est toujours l’Afrique, hein ? demanda-t-elle.

— Ouais. » Il referma un tube de gel antiseptique. « On dirait une brûlure faite par une corde. Ça n’a pas beaucoup saigné. Y aura une cicatrice.

— Pas grave. » Elle se leva, soulevant Loretta et dissimulant sa douleur pour ne pas inquiéter son compagnon. La brûlure se dissipait avec l’imprégnation du gel. Elle sourit.

« Je vais prendre une douche. »

Le multiphone de David bipa. C’était la mère de Laura, qui appelait de sa chambre d’amis, au rez-de-chaussée de la Loge. « Gomen nasai, tout le monde ! Ça vous dit d’aider Mamie à attaquer un petit déjeuner ? »

David était amusé. « Je descends dans une minute, Margaret. Vous pensez que vous pourriez tenir ? » Ils montèrent dans leur chambre.

Laura lui confia le bébé et pénétra dans la salle de bains qui se referma derrière elle.

Laura n’arrivait pas à comprendre pourquoi David aimait à ce point sa mère. Il avait fait valoir son droit à voir sa petite-fille, alors que Laura n’avait pas revu sa mère depuis des années. David prenait un plaisir naïf au séjour de sa belle-mère, comme si un week-end prolongé pouvait aplanir des années de mépris non formulé.

Pour lui, les liens de famille étaient quelque chose de naturel, de solide, de normal. Ses propres parents bêtifiaient d’admiration devant le bébé. Mais ceux de Laura s’étaient séparés quand elle avait neuf ans et c’était sa grand-mère qui l’avait élevée. Laura savait que la famille était un luxe, une plante de serre.

Elle entra dans le bac à douche et le rideau se referma. L’eau chauffée par le soleil la lava de sa tension ; elle chassa les histoires de famille de son esprit. Elle sortit et se sécha les cheveux. L’air chaud les remit en place – elle avait une coupe simple en courtes bouclettes duveteuses. Puis elle se confronta à la glace.

Au bout de trois mois, la mollesse postnatale avait en grande partie cédé à sa campagne de jogging. Les jours interminables de sa grossesse étaient un souvenir qui se dissipait, même si l’image boursouflée de son corps revenait encore parfois dans ses rêves. Elle avait été heureuse, pour l’essentiel – énorme et douloureuse, mais elle marchait alors aux hormones maternelles. Elle en avait fait voir à David. « Simples sautes d’humeur », disait-il avec un sourire fat de tolérance masculine.

Les dernières semaines, ils avaient été l’un et l’autre inquiets et nerveux, comme des animaux de ferme avant un séisme. À vouloir prendre sur eux, ils échangeaient des platitudes. La grossesse était une de ces situations archétypiques qui semblaient engendrer les clichés.

Mais c’était la bonne décision. Et le bon moment. À présent, ils avaient le foyer qu’ils avaient bâti, l’enfant qu’ils désiraient. Cadeaux rares, cadeaux précieux, trésors.

Cela avait ramené sa mère dans son existence mais cela passerait. Fondamentalement, la situation était saine, ils étaient heureux. Pas le délire extatique, songea Laura, mais un bonheur solide, une forme de bonheur qu’elle jugeait mérité.

Laura sépara sa raie en regardant la glace. Ces minces fils gris – il n’y en avait pas tant que ça avant le bébé. Elle avait trente-deux ans aujourd’hui, et huit ans de mariage. Elle toucha les fines pattes d’oie au coin des yeux, songeant au visage de sa mère. Elles avaient les mêmes yeux – écartés, bleus avec des reflets vert-jaune. « Des yeux de coyote », disait sa grand-mère. Laura avait hérité de feu son père le nez long et rectiligne, la bouche grande, à la lèvre supérieure un peu courte. Elle avait les incisives un peu trop larges et carrées.

Les gènes, songea-t-elle. On les repasse à la génération suivante. Puis ils s’épanchent et commencent à vous retomber dessus. Fatalement. Faut simplement payer un petit supplément pour les droits d’exploitation.

Elle se fit les yeux, mit une touche de rouge à lèvres et de rouge vidéo. Elle enfila une jupe fourreau descendant au genou, un corsage à manches longues en soie chinée, puis une jaquette bleu marine au revers de laquelle elle agrafa l’insigne de Rizome.

Elle rejoignit David et sa mère dans la salle à manger de la Loge. Les Canadiens, arrivés de la veille, jouaient avec le bébé. La mère de Laura mangeait son petit déjeuner chinois, des petits gâteaux de riz pressé accompagné de minuscules poissons aux yeux exorbités qui sentaient le kérosène. De son côté, David avait préparé les trucs habituels : produits alimentoïdes habilement déguisés. Faux œufs brouillés cotonneux, crêpes à base d’un gruau de prom épais et jaune.

David était fondu de bouffe diététique et grand adepte des préparations synthétiques. Après huit ans de mariage, Laura s’y était faite. Au moins la technique avait-elle fait des progrès. Le goût était parfait, à condition de parvenir à oublier les cuves à protéines grouillant de bactéries.

David avait mis sa salopette en toile. Il allait faire de la démolition, aujourd’hui. Il avait sa lourde caisse à outils et la vieille casquette de son grand-père à l’emblème d’une compagnie pétrolière. La perspective de démolir des maisons – travail de force, poussière et pied-de-biche – l’emplissait toujours d’une allégresse enfantine. Son accent était plus traînant et il avait nappé ses œufs de sauce épicée, signes infaillibles de sa bonne humeur.

La mère de Laura, Margaret Alice Day Garfield Nakamura Simpson, portait un authentique kimono de Tokyo, en crêpe de Chine bleu, avec une large ceinture traînante. Son chapeau de paille tressée, grand comme une roue de bicyclette, était attaché dans son dos. Elle se faisait appeler Margaret Day, car elle avait récemment divorcé de Simpson, un homme que Laura connaissait à peine.

« Ce n’est plus le Galveston de mes souvenirs », observa la mère de Laura.

David acquiesça. « Vous savez ce que je regrette ? Je regrette les décombres. Je veux dire, j’avais dix ans au moment de la catastrophe. J’ai grandi parmi les décombres au bout de l’île. Toutes ces maisons de plage, rasées, balayées, renversées comme de vulgaires dés… Tout cela semblait infini, plein de surprises. »

La mère de Laura sourit. « C’est pour ça que vous êtes resté ? »

David sirotait sa boisson de petit déjeuner, qui provenait d’une mixture en poudre et était d’une couleur introuvable dans la nature. « Eh bien, après 2002, tous les gens ayant un minimum de bons sens se sont tirés. Ce qui laissait d’autant plus de place pour les durs à cuire dans notre genre. Nous autres insulaires, nous sommes une sacrée race. » David sourit avec fierté. « Pour vivre ici, il faut avoir une espèce d’amour obtus pour la déveine. Isla Malhaldo, c’était le premier nom de Galveston, vous savez. L’île de la Malchance.

— Pourquoi ? » demanda obligeamment la mère de Laura. Elle voulait lui faire plaisir.

« C’est Cabez de Vaca qui l’a baptisée ainsi, son galion s’y était échoué en 1528. Il a failli se faire dévorer par les cannibales. Des Indiens Karankawa.

— Oh ? Eh bien, les Indiens devaient avoir eux aussi un nom pour cette île.

— Nul ne le sait. Ils ont tous été décimés par la variole. C’étaient eux, les authentiques Galvestoniens, je suppose… pas de veine. » Il réfléchit à la question. « Une tribu bien étrange ces Karankawas. Ils avaient coutume de se tartiner de graisse d’alligator rance – ils étaient réputés pour leur puanteur.

— Jamais entendu parler d’eux, nota Margaret Day.

— Ils étaient extrêmement primitifs », répondit David en piochant une nouvelle bouchée de crêpe de prom. « Ils mangeaient de la terre ! Ils ensevelissaient un daim fraîchement tué pendant trois ou quatre jours, jusqu’à ce que les chairs ramollissent et puis…

— David ! l’interrompit Laura.

— Oh !… pardon. » Il changea de sujet. « Vous devriez sortir avec nous aujourd’hui, Margaret. Rizome a trouvé un boulot d’appoint sympa avec la municipalité. Ils condamnent, on gratte, et tout le monde se marre bien. Je veux dire, ce n’est pas des sommes folles, à l’échelle de zaibatsus, mais enfin c’est toujours mieux que d’être dans la dèche.

— « La Cité de la Joie », dit Margaret.

— Je vois que tu as écouté notre nouveau maire, observa Laura.

— Tu ne t’es jamais inquiétée de tous ces gens qui viennent échouer à Galveston ces temps derniers ? dit soudain sa mère.

— Que veux-tu dire ?

— J’ai lu des trucs à propos de ton fameux maire. C’est un drôle de bonhomme, pas vrai ? Un ancien tenancier de bar, avec une grande barbe blanche et qui porte des chemises hawaïennes même au bureau. À croire qu’il se décarcasse pour attirer – quel est son mot, déjà ? – les éléments marginaux.

— Eh bien, ce n’est plus une vraie cité, n’est-ce pas ? remarqua David. Plus d’industrie. Le coton a disparu, la navigation aussi, le pétrole est épuisé depuis belle lurette. Tout ce qui reste, c’est la vente de colliers de verroterie aux touristes. Pas vrai ? Et un peu de, euh… d’exotisme dans la population, c’est bon pour le tourisme. Un patelin touristique, ça doit avoir une vie un peu échevelée.

— Alors comme ça, vous aimez bien votre maire ? Je crois savoir que Rizome aurait financé sa campagne. Cela veut-il dire que votre firme approuve sa politique ?

— Qui pose la question ? intervint Laura, agacée. Maman, tu es ici en vacances. À la compagnie Marubeni de trouver elle-même ses réponses. »

Toutes deux se dévisagèrent un long moment. « Ahumasen, dit enfin sa mère. Je suis vraiment désolée si je t’ai paru indiscrète. Mais j’ai passé trop de temps aux Affaires étrangères. J’en ai gardé les réflexes. Maintenant que je suis dans ce qu’on qualifie, par dérision, le secteur privé. » Elle croisa les baguettes dans son assiette et tendit la main pour saisir son chapeau. « Aujourd’hui, j’ai décidé de louer un voilier. On m’a dit qu’il y avait une plate-forme au large, une OPEP ou je ne sais quoi.

— OPET, rectifia David, machinalement. La centrale. Ouais, c’est chouette, de ce côté.

— Eh bien, je vous reverrai au dîner. Soyez sages, vous deux. »

Quatre nouveaux Canadiens débarquèrent en bâillant pour prendre leur petit déjeuner. Margaret Day se faufila entre eux et quitta la salle à manger.

« Il a fallu que tu lui marches sur les pieds, dit tranquillement David. Qu’est-ce que tu reproches à Marubeni ? Encore une société commerciale japonaise antique et branlante. Tu crois peut-être qu’ils nous ont envoyé la mamie de Loretta pour nous piquer des micro-puces ou quoi ?

— Elle est l’invitée de Rizome, dit Laura. Je n’aime pas la voir critiquer notre boîte.

— Elle part demain. Tu pourrais lui lâcher un peu la grappe. » Il se leva, souleva sa caisse à outils.

« Bon, d’accord, excuse-moi. » Ce n’était plus le moment de discuter de ça. C’était le boulot.

Elle salua les Canadiens et récupéra le bébé. Ils faisaient partie de la branche production d’une filiale de Rizome à Toronto et se trouvaient là en vacances au titre d’une prime de productivité. Ils étaient pleins de coups de soleil mais chaleureux.

Un autre couple d’invités entra : señor et señora Kurosawa, venus du Brésil. C’étaient des Brésiliens de la quatrième génération, employés de Rizome-Unitika, une branche textile du groupe. Ils ne parlaient pas anglais et leur japonais était incroyablement mauvais, truffé d’emprunts portugais et de moulinets de bras très latins. Ils complimentèrent Laura pour la nourriture. C’était également leur dernier jour.

Puis les ennuis arrivèrent. Les Européens étaient levés. Il y en avait trois et ils n’étaient pas de Rizome ; c’étaient des banquiers luxembourgeois. Il y avait une conférence bancaire prévue le lendemain, tout un tralala aux dires de tous. Les Européens étaient arrivés avec un jour d’avance. Laura le regrettait bien.

Les Luxembourgeois s’attablèrent, l’air morose. Leur chef et principal négociateur était un certain M. Karageorgiu, la cinquantaine basanée, des yeux tirant sur le vert et le cheveu soigneusement ondulé. Le nom indiquait un Turc européanisé ; ses grands-parents avaient sans doute été « travailleurs invités » en Allemagne ou au Benelux. Karageorgiu portait un complet superbement taillé, en lin italien crème.

Ses chaussures fines, impeccables, parfaites, étaient de vrais objets d’art, songea Laura. Des chaussures conçues avec la haute précision d’un moteur de Mercedes. Cela faisait presque mal de le voir se balader ainsi chaussé. Personne à Rizome n’aurait osé les porter ; les commentaires justement railleurs auraient été sans pitié. Il lui rappelait les diplomates qu’elle avait vus étant gosse, étalons perdus d’une élégance étudiée.

Il était flanqué d’une paire de compagnons en complet noir qui ne se souriaient jamais : de jeunes cadres, c’est du moins ce qu’il prétendait. Difficile de déceler leurs origines ; désormais les Européens se ressemblaient de plus en plus. L’un avait un air vaguement méridional, français de la côte d’Azur ou corse ; l’autre était blond. Ils paraissaient jouir d’une telle forme physique que c’en était inquiétant. Des multiphones suisses élaborés dépassaient de leurs manchettes.

Ils commencèrent à se plaindre. Ils n’aimaient pas la chaleur. Leurs chambres sentaient et l’eau avait un goût de sel. Ils trouvaient les toilettes bizarres. Laura promit de monter la pompe à chaleur et de commander plus de Perrier.

Rien n’y fit. Ils en avaient après ces arriérés. Tout particulièrement ces Yankees doctrinaires qui vivaient dans leurs drôles de châteaux de sable et pratiquaient la démocratie économique. Elle pressentait déjà que la journée du lendemain serait épineuse.

Laura prit leur commande de petit déjeuner et laissa les trois banquiers échanger des regards moroses avec les invités de Rizome. Elle emmena le bébé aux cuisines avec elle. Le personnel s’affairait déjà dans un fracas de casseroles. Le personnel était composé de la septuagénaire Mme Delrosario et de ses deux petites-filles.

Mme Delrosario était une perle, même si elle avait facilement tendance à s’emporter chaque fois que l’on n’écoutait pas son avis avec le plus grand sérieux et la plus totale attention. Ses petites-filles traînassaient dans la cuisine avec un air résigné et soumis. Laura les plaignait et tâchait de les laisser souffler chaque fois que possible. La vie d’adolescente n’était pas facile par les temps qui couraient.

Laura donna au bébé sa mixture. Loretta l’engloutit avec enthousiasme. De ce côté, elle tenait bien de son père : complètement dingue d’une tambouille que refuserait tout individu sain d’esprit.

Puis son multiphone bipa. C’était la réception. Laura laissa le bébé à Mme Delrosario et regagna le hall en passant par les salles du personnel et le bureau du rez-de-chaussée. Elle émergea derrière le comptoir. Soulagée, Mme Rodriguez leva les yeux de derrière ses doubles foyers.

Elle était en conversation avec une inconnue – genre Anglaise aux alentours de la cinquantaine, en robe de soie noire et foulard orné de perles. La femme avait une lourde crinière d’épais cheveux bruns et les yeux outrageusement maquillés. Laura se demanda par quel bout la prendre. On aurait dit la veuve d’un pharaon. « C’est elle, dit à Mme Rodriguez l’inconnue. Laura, notre directrice.

— Coordinatrice, rectifia Laura. Je suis Laura Webster.

— Je suis la révérende Morgan. J’ai appelé tout à l’heure.

— Oui. Au sujet de la course au conseil municipal ? » Laura effleura sa montre, consultant son agenda. La femme avait une demi-heure d’avance. « Eh bien, dit-elle, voulez-vous faire le tour par ici ? Nous pouvons parler dans mon bureau. »

Laura conduisit la femme dans le petit bureau encombré sans fenêtre. C’était avant tout une cafétéria pour le personnel, munie d’un terminal relié à l’ordinateur principal à l’étage. C’est ici que Laura conduisait les gens qu’elle s’attendait à voir faire la quête. La pièce avait l’aspect pauvre et modeste qui convenait. David l’avait décorée grâce au butin de ses expéditions : d’antiques sièges de voiture en vinyle et d’un bureau modulaire en plastique beige accusant son âge. Le plafonnier éclairait à travers un enjoliveur de roue perforé.

« Café ? demanda Laura.

— Non, merci. Je ne consomme jamais de caféine.

— Je vois. » Laura écarta la cafetière. « Que pouvons-nous pour vous, révérende ?

— Vous et moi avons bien des points en commun, commença la révérende Morgan. Nous partageons la confiance en l’avenir de Galveston. Et nous avons vous et moi des intérêts dans l’industrie du tourisme. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Je crois savoir que votre mari a dessiné ce bâtiment.

— Oui, c’est exact.

— C’est du baroque organique, n’est-ce pas ? Un style qui respecte notre Mère la Terre. Voilà qui dénote une absence de préjugés de votre part. Un esprit tourné vers l’avenir et le progrès.

— Merci beaucoup. » Et nous y voilà, songea Laura.

« Notre Église aimerait vous aider à développer ses services auprès de vos hôtes. Connaissez-vous l’Église d’Ishtar ?

— Je ne suis pas sûre de vous suivre, dit prudemment Laura. Chez Rizome, nous considérons la religion comme une affaire personnelle.

— Nous autres, femmes du Temple, croyons au caractère divin de l’acte sexuel. » La révérende Morgan se carra dans un siège baquet, et caressa ses cheveux à deux mains. « Le pouvoir érotique de la Déesse est capable de détruire le mal. »

Le slogan trouva une niche dans la mémoire de Laura. « Je vois, dit poliment celle-ci. L’Église d’Ishtar. Je connais votre mouvement mais je n’avais pas reconnu le nom.

— Le nom est nouveau… et les principes anciens. Vous êtes trop jeune pour vous rappeler la guerre froide. » Comme bien des gens de sa génération, la révérende semblait éprouver une réelle nostalgie de cette époque – le bon vieux temps de la bilatérale. Quand les choses étaient plus simples et que chaque matin pouvait être votre dernier. « Parce que nous y avons mis fin. Nous avons invoqué la Déesse pour qu’elle extirpe la guerre du cœur des hommes. Nous avons fait fondre la guerre froide par la chaleur du corps divin. » La révérende renifla. « Les marchands du pouvoir mâle s’en attribuent le mérite, évidemment. Mais le triomphe revenait à notre Déesse. Elle a sauvé notre Mère la Terre de la folie nucléaire. Et elle continue aujourd’hui à soigner la société. »

Laura acquiesça avec obligeance.

« Galveston vit du tourisme, madame Webster. Et les touristes espèrent certains agréments. Notre Église est parvenue à un arrangement avec la ville et la police. Nous aimerions de même parvenir à un accord avec votre groupe. »

Laura se frotta le menton. « Je crois pouvoir suivre votre raisonnement, révérende.

— Nulle civilisation n’a jamais existé sans nous, remarqua calmement la révérende. La Prostituée sacrée est une figure antique, universelle. Le patriarcat l’a dégradée et opprimée. Mais nous restaurons son rôle ancien de réconfort mental et physique.

— J’allais justement évoquer le problème médical, dit Laura.

— Ah oui ! Nous prenons toutes les précautions souhaitables. Les clients subissent des tests de dépistage pour la syphilis, la blennorragie, l’herpès et les infections à chlamydia ainsi que celles à rétrovirus. Tous nos temples possèdent une clinique parfaitement équipée. Le taux de MST décroît dans des proportions phénoménales chaque fois que nous pratiquons notre art – je puis vous montrer des statistiques. Nous offrons également une assurance santé. Et nous garantissons la plus absolue discrétion, bien entendu.

— C’est une proposition fort intéressante, dit Laura en tapotant le bureau avec un crayon. Mais la décision ne m’appartient pas. Je serai toutefois ravie de transmettre vos idées à notre comité central. » Elle inspira. L’atmosphère de la pièce exiguë était imprégnée du relent de fumée que dégageait le patchouli de la révérende. L’odeur de la folie, songea brusquement Laura. « Vous devez comprendre que la question peut soulever certaines difficultés auprès de Rizome. Celle-ci privilégie le resserrement des liens sociaux parmi ses associés. C’est un élément de la philosophie de notre entreprise. D’aucuns pourraient considérer la prostitution comme un signe de déliquescence sociale. »

La révérende ouvrit les mains et sourit. « Je suis au courant de la politique de Rizome. Vous êtes des démocrates économiques – j’admire cela. En tant qu’Église, entreprise et mouvement politique, nous sommes également un groupe de nouveau millénaire. Mais Rizome ne peut changer la nature de l’animal humain. Nous avons déjà procuré nos services à plusieurs de vos associés masculins. Cela vous surprend-il ? » Elle haussa les épaules. « Pourquoi risquer leur santé avec des amateurs ou des groupes criminels ? Nous autres femmes du Temple sommes des éléments sains, dignes de confiance, et économiquement rentables. L’Église est toute prête à faire des affaires. »

Laura piocha dans son bureau. « Permettez-moi de vous offrir une de nos brochures. »

La révérende ouvrit son sac. « Prenez également quelques-unes des nôtres. J’ai ici quelques tracts électoraux – je me présente au conseil municipal. »

Laura examina les tracts. Ils étaient habilement imprimés. Les marges étaient décorées de symboles, croix ansées, yin-yangs et ciboires. Elle parcourut le texte dense, ponctué d’italiques et de mots en rouge. « Je vois que vous êtes en faveur d’une politique libérale en matière de drogue.

— Les crimes sans victimes sont l’instrument de l’oppression patriarcale. » La révérende fouilla dans son sac pour en extraire une boîte à pilules émaillée. « Ces quelques échantillons plaideront la cause mieux que je ne pourrais le faire. » Elle fit tomber trois capsules rouges sur le bureau. « Essayez-les, madame Webster. À titre de don de l’Église. Étonnez votre mari.

— Je vous demande pardon ?

— Vous vous rappelez le vertige du premier amour ? L’impression que l’univers entier vient d’acquérir un sens nouveau, grâce à lui ? N’aimeriez-vous pas retrouver ces instants ? La majorité des femmes aimeraient bien. C’est une sensation grisante, n’est-ce pas ? Eh bien, voilà de quoi vous griser. »

Laura fixa les pilules. « Êtes-vous en train de me dire qu’il s’agit de philtres d’amour ? »

La révérende se tortilla, mal à l’aise, dans un murmure de soie noire frottée contre le vinyle. « Madame Webster, je vous en prie, ne me prenez pas pour une sorcière. C’est l’Église de Wicca qui est composée de réactionnaires. Et non, il ne s’agit pas de philtres d’amour, pas au sens folklorique du terme. Ces comprimés ne font que stimuler la bouffée d’émotion – sans pouvoir l’orienter vers quelqu’un de précis. Cela relève entièrement de vous.

— Ça me paraît risqué.

— Alors, c’est le genre de danger pour lequel les femmes sont faites ! Avez-vous jamais lu des romans à l’eau de rose ? Des millions de femmes en lisent, pour éprouver le même frisson. Ou mangé du chocolat ? Le chocolat est un don des amants et il y a une raison derrière la tradition. Interrogez un chimiste sur le chocolat et les précurseurs de la sérotonine un de ces jours. » La révérende se toucha le front. « Tout revient au même, à ce niveau. Neurochimie. » Elle indiqua la table. « De la chimie, voilà ce qu’il y a dans ces pilules. Ce sont des substances naturelles, des créations de la Déesse. Un élément de l’âme féminine. »

Quelque part en cours de route, songea Laura, la conversation avait doucement dévié du rationnel. C’était comme de s’endormir sur un aérodériveur et de se réveiller perdu au large. L’important était de ne pas paniquer. « Sont-elles légales ? » demanda-t-elle.

La révérende Morgan saisit une pilule du bout de ses ongles vernis et l’avala. « Aucun examen de sang ne décèlerait quoi que ce soit. On ne peut pas vous poursuivre pour le contenu naturel de votre propre cerveau. Et non, elles ne sont pas illégales. Pas encore. Louée soit la Déesse, les lois du patriarcat sont encore à la traîne des progrès de la chimie.

— Je ne puis les accepter, dit Laura. Elles doivent revenir fort cher. C’est un conflit d’intérêts. » Laura les ramassa et se leva, penchée au-dessus du bureau.

« C’est l’ère du modernisme, madame Webster. Les bactéries issues de l’ingénierie génétique peuvent fabriquer des drogues à la tonne. Des amis à nous peuvent vous en produire pour trente cents pièce. » La révérende Morgan se leva à son tour. « Vous êtes sûre de vous ? » Elle remit les pilules dans son sac. « Venez nous voir si jamais vous changez d’avis. La vie avec un seul homme a tôt fait de perdre son attrait. Croyez-moi, nous savons. Et si cela arrive, nous pouvons vous aider. » Elle observa un silence méditatif. « De plusieurs manières fort diverses. »

Laura eut un sourire crispé. « Bonne chance pour votre campagne, révérende.

— Merci. J’apprécie vos souhaits. Comme dit toujours notre maire, Galveston est la Cité de la Joie. Il ne tient qu’à chacun de nous qu’elle le reste. »

Laura la raccompagna dehors. Elle la regarda depuis l’allée se glisser dans une fourgonnette autopilotée. Le monocorps s’éloigna en ronronnant. Une compagnie de pélicans bruns traversa le ciel de l’île, en direction de la baie de Karankawa. Le soleil d’automne était éblouissant. C’étaient toujours le même soleil et les mêmes nuages. Le soleil se moquait bien du paysage que les gens avaient dans la tête.

Elle revint à l’intérieur. Mme Rodriguez leva la tête de derrière son bureau, clignant des yeux. « Je suis bien contente que mon homme ne soit plus tout jeune, observa-t-elle. La puta, hein ? Une putain. Ce n’est pas une amie pour des femmes mariées comme nous, Laurita.

— Je suppose que non. » Laura s’appuya contre le bureau. Elle se sentait déjà lasse, et il n’était que dix heures.

« Je vais à l’église dimanche, décida Mme Rodriguez. Qué brujería, hein ? Une sorcière. Vous avez vu ces yeux ? Un vrai serpent. » Elle se signa. « Ne riez pas, Laura.

— Rire, moi ? Pensez-vous, je suis déjà prête à suspendre des gousses d’ail. » Elle entendit le bébé pleurer dans la cuisine. Soudain, une phrase japonaise lui vint à l’esprit. « Nakitsura ni hachi, bafouilla-t-elle. Ce n’est jamais de la pluie mais une averse. Sauf qu’elle vaut mieux en version originale : “Une abeille pour un visage en larmes.” Pourquoi ne suis-je jamais capable de m’en souvenir quand j’en ai besoin ? »


Laura monta le bébé avec elle dans le bureau de la tour pour s’occuper du courrier quotidien.

Sa spécialité dans l’entreprise était les relations publiques. Quand David avait dessiné la Loge, Laura avait réservé cette pièce pour le travail. Elle était équipée pour les conférences importantes ; c’était un nœud essentiel dans le maillage général du Réseau.

La Loge servait pour l’essentiel de station de télex, transmettant par écrit des renseignements tels que les dossiers d’invités ou les horaires d’arrivées. La majeure partie de la planète, jusqu’à l’Afrique, était raccordée au réseau de télex. C’était le mode de transmission le plus simple et le moins coûteux aujourd’hui, aussi avait-il la faveur de Rizome.

Le fax ou télécopie était plus élaboré : la reproduction intégrale de documents était, après photographie, transmise sur les lignes téléphoniques sous la forme de flots de données. La télécopie convenait à merveille aux graphiques et aux photos ; le télécopieur était en gros un photocopieur avec un téléphone. C’était super à manipuler.

La Loge accueillait également un important trafic téléphonique traditionnel : la voix sans l’image, en direct ou enregistrée. Mais aussi la voix et l’image : le visiophone. Rizome préférait les transmissions préenregistrées à sens unique, jugées plus efficaces. Il y avait moins de risque de brouillage coûteux des données avec un appel préenregistré. Et la vidéo enregistrée pouvait être sous-titrée dans toutes les langues principales de Rizome, avantage essentiel pour une multinationale.

La Loge était en outre équipée pour la téléconférence : l’interconnexion de multiples appels téléphoniques. La téléconférence était la frontière coûteuse où le téléphone chevauchait la télévision. Diriger une téléconférence était un art qui valait d’être connu, en particulier dans le domaine des relations publiques. C’était à mi-chemin entre présider une réunion et mener une émission d’informations télévisées, et Laura avait pratiqué la chose bien des fois.

D’année en année, depuis sa naissance, songea Laura, le Réseau avait étendu son maillage, de plus en plus homogène et serré. Grâce aux ordinateurs. Les ordinateurs réunissaient les autres machines, les faisaient fusionner. Télévision-téléphone-télex. Magnétophone-vidéocassette-disque laser. Pylône hertzien relié à la parabole reliée au satellite. Ligne téléphonique, télévision par câble, fibres optiques crachant paroles et images en torrents de pure lumière. L’ensemble tissait un réseau qui recouvrait le monde, système nerveux global, pieuvre de données. On avait beaucoup glosé là-dessus. Il était facile de rendre la chose suprêmement incroyable.

Elle y avait vu plus clair en participant à son élaboration. Et pour l’heure, il lui semblait infiniment plus remarquable que Loretta se tienne bien plus droite sur ses genoux. « Hou ! regardez-moi cette petite Loretta ! Comme on tient bien droit sa tête ! Regardez-moi ce petit ange… Zip-la, youp la-la… »

Le Réseau était fort analogue à la télévision, autre prodige d’une époque plus ancienne. Le Réseau était un vaste miroir. Il reflétait ce qu’on lui montrait. La banalité humaine pour l’essentiel.

D’une main, Laura zooma sur son courrier publicitaire électronique. Catalogues de téléachat, campagnes d’élections municipales, souscriptions aux bonnes œuvres, assurances médicales.

Laura effaça les messages inutiles et passa aux choses sérieuses. Un message l’attendait, émanant d’Emily Donato.

Emily était la principale source d’informations de Laura pour ses actions en sous-main au comité central de Rizome. Emily Donato en était membre depuis la première heure.

L’alliance de Laura et d’Emily datait de douze ans. Elles avaient fait connaissance à l’université, en cours d’affaires internationales. Leurs origines communes facilitaient le contact. Laura, « diplomioche », avait vécu au Japon, dans les milieux diplomatiques. Pour Emily, l’enfance était synonyme de gros projets industriels au Koweït et à Abu Dhabi. Elles avaient partagé la même chambre au collège universitaire.

Après le diplôme, elles avaient examiné les offres d’emploi et opté l’une et l’autre pour le groupe industriel Rizome. Rizome offrait une image de modernité, d’ouverture, il avait des idées. Le groupe était assez gros pour avoir du poids mais restait assez souple pour réagir vite.

Depuis, elles avaient toujours travaillé en équipe.

Laura appela le message et l’image d’Emily s’inscrivit sur l’écran. Emily était installée derrière son antique bureau, à son domicile d’Atlanta, le quartier général de Rizome. Le domicile en question était un appartement dans une tour du centre-ville, une cellule dans une imposante ruche moderne de céramique et de composites.

Air filtré, eau filtrée, des couloirs comme des rues, des ascenseurs comme des métros verticaux. Une ville posée à la verticale, pour un monde bondé.

Naturellement, tout dans l’appartement d’Emily s’efforçait d’obscurcir la réalité. Les lieux abondaient en fioritures accueillantes et touches discrètes de solidité victorienne : corniches, encadrements de portes baroques, somptueux éclairages tamisés. Le mur derrière Emily était couvert d’un papier cachemire à arabesques dorées sur fond bordeaux. Le plateau de bois poli de son bureau était arrangé avec le même soin qu’une scène de théâtre : clavier plat à main droite, porte-crayons et porte-plumes – avec une plume d’oie inclinée –, étincelant presse-papiers en cristal de roche.

Le synthétique chinois de son corsage gris à jabot avait de vagues reflets de nacre. Ses cheveux châtains avaient été coiffés à la machine en tresses élaborées et bouclettes à la Dickens sur les tempes. Elle portait de longues boucles d’oreilles en malachite et un camée rond, en hologramme, autour du cou. L’image vidéo d’Emily était très années 20, réaction moderne contre l’allure austère, conquérante de générations de femmes d’affaires. Aux yeux de Laura, le style évoquait une reine du vieux Sud d’avant-guerre débordante de grâce féminine.

« J’ai reçu les premières épreuves du Rapport, annonça Emily. C’est quasiment ce que l’on avait escompté. »

Emily sortit d’un tiroir son exemplaire du Rapport trimestriel.

Elle feuilleta les pages. « Venons-en au point crucial. L’élection au comité. Nous avons douze candidats, ce qui est de la blague, mais trois favoris. Pereira est un type honnête, tu pourrais faire un poker avec lui par télex, mais il ne réussira pas à faire oublier cette débâcle au Brésil. Tanaka a réussi un vrai coup avec ce marché de bois d’œuvre à Osaka. Il est plutôt souple pour un salarié à l’ancienne mode, mais je l’ai rencontré à Osaka l’an dernier. Grand buveur, et pressé de me peloter. Au surplus, il est dans les marchés de compensation, et ça, c’est mon domaine.

« Il nous faudra donc soutenir Suvendra. Elle a effectué son ascension par le bureau de Djakarta, aussi tout le contingent d’Asie orientale est-il derrière elle. Elle n’est plus toute jeune, malgré tout. » Emily fronça les sourcils. « Et elle fume. Sale habitude, et qui tend à prendre les gens à rebrousse-poil. Ces injecteurs de cancer indonésiens parfumés à la girofle… une bouffée et t’es déjà bonne pour une biopsie. » Elle frissonna.

« Malgré tout, Suvendra reste notre meilleure carte. Au moins, elle appréciera notre soutien. Malheureusement, ce crétin de Jensen est reparti sur sa plate-forme “place aux jeunes”, ce qui va taper dans la réserve de voix que l’on peut faire basculer. Mais qu’il aille se faire voir ! » Elle déroula une de ses boucles de cheveux. « Je suis fatiguée de jouer les jeunes ingénues de toute manière. Quand je me représenterai en 25, je pense qu’il faudra tabler sur les voix des Anglos et des féministes. »

Elle continua de feuilleter le rapport, les sourcils froncés. « Bien, bref résumé de la ligne du parti. Tu me préviens si tu as besoin de plus de détails sur les arguments. Projet d’exploitation agricole aux Philippines : pas question. L’agriculture est un trou noir et les garants des prix à Manille sont sur le point de s’effondrer. Projet commun de Kymera : oui. Vente de logiciels aux Russes : oui. Les Soviets ont encore des problèmes de liquidités mais on a un bon marché de compensation avec leur gaz naturel. Projet d’urbanisme au Koweït : non. République islamique : les conditions sont bonnes, mais politiquement ça sent mauvais. Non. »

Elle marqua un temps d’arrêt. « À présent, voici un truc que t’ignorais. La Banque unie de la Grenade. Le comité est en train de s’y glisser en douce. » Pour la première fois, Emily parut gênée. « C’est une banque offshore, hors des circuits financiers traditionnels. Pas trop ragoûtante. Mais le comité estime qu’il est temps de faire un geste amical. Notre réputation risque d’en prendre un coup si jamais la chose s’ébruite. Mais c’est relativement inoffensif – on peut laisser courir. »

D’une secousse, Emily ouvrit un tiroir grinçant dans lequel elle jeta le rapport. « Et voilà pour le trimestre. Bref, dans les grandes lignes, ça s’annonce plutôt bien. » Elle sourit. « Salut, David, si jamais tu regardes. Si tu n’y vois pas d’inconvénient, j’aimerais à présent avoir un mot en privé avec Laura. »

L’écran s’éteignit durant un bon moment. Mais le temps écoulé ne coûtait pas grand-chose. Les messages préenregistrés ne revenaient pas cher. Celui d’Emily avait été compressé sous la forme d’une salve accélérée transmise d’une machine à l’autre au tarif de nuit.

Emily réapparut sur l’écran, cette fois dans sa chambre. Elle portait à présent une chemise de nuit de satin rose et blanc, et ses cheveux étaient brossés. Elle se tenait assise en tailleur au milieu de son lit à baldaquin, une antiquité victorienne. Emily avait recouvert le cadre en bois antique et craquelé d’une résine-laque dure. Cette pellicule transparente était si impitoyablement rigide qu’elle emprisonnait l’ensemble de la structure comme dans une gangue de fer.

Elle avait fixé la caméra du visiophone à l’un des montants. Fini de parler affaires. Il s’agissait maintenant de questions personnelles. L’étiquette vidéo avait changé en même temps que son expression. Elle arborait à présent un air de chien battu. Un nouvel angle de prise de vue, en légère plongée, contribuait à transmettre cette impression. Elle avait un air pitoyable.

Avec un soupir, Laura mit en pause. Elle changea Loretta de position sur ses genoux et la cajola distraitement. Elle avait l’habitude d’entendre Emily se plaindre mais c’était quand même dur avant le déjeuner. Surtout aujourd’hui. Un étrange malaise commençait à monter. Elle leva de nouveau le doigt.

« Eh bien, me revoilà, psalmodia Emily. Je suppose que tu devines de quoi il s’agit. Toujours Arthur. On s’est encore bagarrés. Violemment. Ça a débuté sur une bêtise, à propos de rien, en fait. Oh ! sur le sexe, je suppose, ou en tout cas c’est ce qu’il a dit, je tombais des nues. Je crois qu’il se conduisait en salaud sans raison précise. Il a commencé à me lancer des piques, avec ce fameux ton, tu sais. Une fois lancé, il devient impossible.

« Il a haussé la voix, je me suis mise à crier, et c’est devenu tout de suite infernal. Il m’a presque frappée. Les poings serrés et tout. » Emily marqua une pause dramatique. « Je me suis carapatée ici et je lui ai bouclé la porte sous le nez. Et il n’a-pas-dit-un-seul-mot ! Il m’a simplement plantée là. Quand je suis ressortie, il était parti. Et il avait emporté… » Sa voix s’étrangla et elle dut attendre que ça se passe, en tiraillant une longue mèche de cheveux. « Il a emporté la photo de moi qu’il avait prise, celle en noir et blanc en robe de l’époque, et que j’aimais tant. Ça fait maintenant deux jours et il ne répond toujours pas à ce putain de téléphone. »

Elle semblait au bord des larmes. « Je ne sais plus, Laura. J’ai tout essayé. J’ai essayé des hommes dans la boîte, en dehors de la boîte, et ça n’a jamais marché. Je veux dire, soit ils te considèrent comme leur propriété et veulent être le centre de l’univers, soit ils te traitent comme une espèce de service hôtelier et t’exposent à Dieu sait quelles maladies. Et ça n’a fait qu’empirer depuis que je suis entrée au comité. Je peux tirer un trait sur les cadres de Rizome. Ils m’évitent à pas feutrés, comme si j’étais une mine, merde ! »

Elle regarda en dehors du champ. « Allez, viens minet. » Un persan sauta sur le lit. « C’est peut-être moi, Laura. Les autres femmes arrivent à s’arranger avec les hommes. Toi, certainement. Peut-être que, moi, j’ai besoin d’une aide extérieure. » Elle hésita. « Quelqu’un a déposé un courrier anonyme auprès du conseil de la division commerciale. Au sujet d’une substance utilisée en psychiatrie. Les conseillers conjugaux l’utilisent. La Romance, c’est ainsi qu’ils l’appellent. T’en as déjà entendu parler ? Je crois que c’est illégal, ou je ne sais quoi. » Elle caressa machinalement le chat.

Soupir. « Enfin, tout ça n’est pas nouveau. Emily et sa lamentable histoire, trente-deuxième année. Je crois bien qu’Arthur et moi, c’est terminé, maintenant. C’est un artiste. Un photographe. Pas du tout l’esprit concret. J’ai cru que ça pourrait marcher. Mais je me trompais, comme d’habitude. » Elle haussa les épaules. « Je devrais regarder le côté positif, pas vrai ? Il ne m’a pas réclamé d’argent et ne m’a pas refilé de rétrovirus. Et il n’était pas marié. Un vrai prince. »

Elle s’adossa contre la tête de lit en acajou ; elle semblait lasse et sans défense. « Je ne devrais pas te dire ça, Laura, alors pense bien à l’effacer tout de suite après. Le marché avec la Banque de la Grenade – cette réunion que tu dois organiser, ça fait partie de l’ensemble. Rizome patronne une réunion sur le stockage et le piratage des données. Rien de bien nouveau en apparence, seulement écoute voir : ça doit se passer avec d’authentiques pirates. Des espèces de minables qui opèrent au large depuis leurs paradis informatiques. Tu te rappelles notre bagarre pour obtenir que ta Loge soit équipée pour les réunions importantes ? »

Emily grimaça et ouvrit les mains. « Eh bien, les Européens devraient être déjà là. Ce sont les mieux dressés du lot, les plus à cheval sur la loi. Mais tu peux t’attendre à voir débarquer quelques Grenadins, demain, accompagnés d’un de nos gorilles. Le comité a déjà dû t’envoyer le programme mais pas tous les détails. Pour ce qui te concerne, ce sont tous des banquiers parfaitement honnêtes. Alors, sois aimable avec eux, d’accord ? Ils nous escroquent peut-être, mais ce qu’ils font est parfaitement légal dans leurs petites enclaves. »

Elle fronça les sourcils. Hors champ, on entendit le chat sauter par terre avec un bruit sourd. « Ça fait des années qu’ils nous plument et il serait temps de leur mettre du plomb dans la tête. Ça la fout mal pour Rizome de fricoter avec des pirates, alors tu la joues en douceur, vu ? Enfin, je suis stupide, moi qui voulais t’offrir un répit. Seulement, si l’on apprend que je suis à l’origine de la fuite, le comité va me tomber dessus à bras raccourcis. Alors t’as intérêt à être un peu plus discrète que moi. Bon, fin du message. Envoie-moi une cassette du bébé, d’accord ? Et fais la bise à David. » L’écran vira au noir.

Eh bien voilà, maintenant elle savait tout. Elle effaça la bande. Merci, Em. Des banquiers pirates informatiques, pas moins. De sales petits bidouilleurs dans leur planque de données, au large – le genre de mecs qui mâchonnaient des allumettes et portaient des costumes en galuchat. Ça expliquait la présence des Européens. Banquiers, mon œil. Tous des artistes de l’arnaque, oui. Des escrocs.

Ils étaient nerveux, voilà l’explication. Inquiets. Rien d’étonnant. Les ennuis potentiels dans une telle situation étaient considérables. Un simple coup de fil à la police de Galveston et ils pouvaient se retrouver tous dans une panade muchissimo bouillante.

Elle en voulait un peu au comité de s’être montré aussi peu communicatif. Mais elle discernait sans peine leurs raisons. Et plus elle y pensait, plus elle y voyait un geste de confiance. Sa Loge allait se retrouver au beau milieu d’une situation fort délicate. Ils auraient pu sans problème en choisir une autre – comme celle des Warburton, dans les Ozarks. De sorte qu’ils allaient devoir être francs avec elle. Et elle ferait tout pour y veiller.

Après un déjeuner tardif, elle conduisit les Canadiens à la salle de conférences dans la tour. Ils se connectèrent avec Atlanta et recueillirent leurs derniers messages. Ils tuèrent le temps, les deux heures précédant le départ, à bavarder et sourire devant les visiophones. L’une des femmes, à court de rouge vidéo, avait dû emprunter celui de Laura.

À quatre heures, le Rapport trimestriel de l’automne était diffusé, avec un peu d’avance. Les imprimantes cliquetèrent leur copie papier. Les Kurosawa prirent leur traduction en portugais et s’en allèrent.

David apparut à cinq heures, accompagné de son équipe de démolisseurs. Ils débarquèrent dans le bar, firent la razzia sur la bière et foncèrent à l’étage voir le bébé. La mère de Laura arriva, rapportant des coups de soleil de sa sortie en bateau jusqu’à l’OPET. La station océanique de pompage d’énergie thermique de Galveston faisait le bonheur et la fierté de la municipalité, et l’un des collaborateurs de David avait travaillé au projet. Tout le monde semblait ravi d’échanger des notes.

David était saupoudré de la tête aux pieds de sable et de sciure. Idem pour ses quatre potes. Avec leurs chemises, leurs salopettes et leurs lourdes bottes, on aurait dit des clodos du temps de la Dépression. En réalité, les amis de David étaient un dentiste, deux ingénieurs de marine et un professeur de biologie, mais les apparences avaient leur importance. Elle le tira par sa bretelle de salopette. « Est-ce que les banquiers européens t’ont vu entrer ? »

David embrassa d’un sourire paternel ses amis en train d’admirer les étonnants progrès de Loretta qui était à présent capable de serrer ses petits poings moites. « Ouais. Et après ?

— David, tu pues.

— Une brave petite suée ! dit l’intéressé. Que sommes-nous, des marxistes ? Merde, ils nous envient ! Ces brasseurs de paperasse luxembourgeois meurent d’envie de connaître une bonne journée de travail honnête. »


Le dîner avec les amis de David fut un grand succès. David enfreignit ses principes en mangeant les crevettes, mais il refusa de toucher aux légumes. « Les légumes sont bourrés de poisons ! insista-t-il avec force. Ils sont pleins d’insecticides naturels ! Les plantes pratiquent la guerre chimique. Demandez à n’importe quel botaniste ! »

Par chance, personne ne poursuivit sur cette voie. L’équipe de démolition appela des monocorps et chacun rentra chez soi. Laura boucla pour la nuit pendant que le personnel ramassait la vaisselle. David prit une douche.

Boitillant, Laura monta le rejoindre à l’étage. La nuit tombait. M. Rodriguez amena les couleurs sur le toit et redescendit à petits pas les trois volées de marches pour rejoindre les quartiers du personnel. C’était un vieillard stoïque, mais Laura lui trouvait l’air fatigué. Il avait eu une mission de garde du corps. Et les accès d’humeur des Canadiens l’avaient épuisé.

D’une secousse, Laura se débarrassa de ses sandales, puis elle alla ranger jupe et jaquette dans la penderie de la chambre. D’un mouvement d’épaules, elle se défit de son corsage puis s’assit sur le lit et retira son collant. La cheville blessée avait gonflé, elle était à présent d’un bleu impressionnant. Elle étendit les jambes bien droit et s’appuya contre la tête de lit. Au plafond, une bouche d’aération se mit à lui souffler de l’air frais. Assis en sous-vêtements, Laura se sentait lasse et vaguement minable.

David traversa la chambre tout nu et disparut dans celle du bébé. Elle l’entendit bêtifier à voix basse. Laura révisa son programme du lendemain sur son multiphone. Sa mère partait demain. Son vol pour Dallas était prévu juste avant l’arrivée des Grenadins. Laura grimaça. Toujours de nouveaux problèmes.

David émergea de la chambre du bébé. Ses longs cheveux, séparés par une raie au milieu, étaient peignés, encore humides et tombaient raides sur les oreilles et dans le cou. On aurait dit quelque prêtre russe dément.

Il se laissa tomber sur le lit et lui lança un grand sourire entendu. Disons, un prêtre russe dément avec un faible pour les dames, songea Laura en se sentant fondre.

« Sacrée journée, hein ? » Il s’étira. « Bon sang, je me suis vraiment défoncé. Demain, je serai rompu. Mais pour l’heure, je me sens en super-forme. Plein d’ardeur. » Il la regarda en plissant les yeux.

Mais Laura n’était pas d’attaque. Un sens du rituel les habitait tous deux, une sorte de marchandage informulé. Le but était que votre humeur donne le ton de la soirée. La gâcher était considéré comme une pratique déloyale.

Il y avait de multiples niveaux de jeu. Les deux camps gagnaient gros s’ils parvenaient ensemble et vite au même état d’esprit, par pure contagion charismatique. Vous gagniez un petit peu moins si vous faisiez valoir votre point de vue sans en éprouver de remords. L’inverse débouchait sur une victoire à la Pyrrhus. Venaient ensuite plusieurs niveaux de défaite : Gracieuse, Résignée et en Martyr-de-la-Cause.

Les pratiques déloyales étaient plus faciles, auquel cas les deux camps perdaient. Plus le rituel se prolongeait et plus il y avait de risques de tout gâcher. C’était un jeu difficile, même après huit ans de pratique.

Laura se demanda si elle devant lui parler de l’Église d’Ishtar. Repenser à l’entretien raviva son sentiment de répulsion sexuelle, comme l’impression de dégoût qu’elle éprouvait à un spectacle pornographique. Elle décida de ne pas en faire mention ce soir. Il risquait de le prendre très mal s’il pensait que devant ses manœuvres d’approche elle se sentait l’air d’une pute.

Elle enfouit l’idée et en chercha une autre. Le premier pincement de culpabilité entama sa résolution. Peut-être qu’il vaudrait mieux céder. Elle regarda ses pieds. « J’ai mal aux jambes, dit-elle.

— Pauvre bébé. » Il se pencha pour l’examiner de plus près. Ses yeux s’agrandirent. « Seigneur. » Tout soudain, elle était devenue une invalide. Le climat bascula du tout au tout, la partie était terminée. Il embrassa le bout de son doigt avec lequel il tapota doucement l’ecchymose.

« Ça va déjà mieux », sourit-elle. Il s’allongea de nouveau et se glissa sous les draps, l’air paisible et résigné. C’était facile. Victoire de première classe pour la Pauvre Petite Fille Estropiée.

À présent, ça tournait au massacre, mais elle décida malgré tout de mentionner sa mère. « Ça ira tout à fait bien quand les choses auront repris leur cours normal. Maman part demain.

— Elle retourne à Dallas, hein ? Pas de veine, juste quand je commençais à me faire à la vieille. »

Jouant des pieds, Laura se faufila sous le drap. « Enfin, elle ne nous aura pas imposé un de ses insupportables compagnons. »

David soupira. « T’es si dure avec elle, Laura. C’est une ambitieuse de la vieille école, voilà tout. Il y en a eu des millions comme elle – et des hommes aussi. Elle est d’une génération qui a la bougeotte. Une génération de célibataires, qui coupent les ponts, restent immédiatement disponibles. Où ces femmes passent, les familles trépassent. » Il haussa les épaules. « Alors comme ça, elle a eu trois maris. Avec son allure, elle aurait pu en avoir vingt.

— Tu as toujours pris sa défense. Simplement parce qu’elle t’aime bien. » Parce que tu ressembles à papa, songea-t-elle, avant de chasser cette pensée.

« Parce qu’elle a tes yeux », dit-il en la pinçant furtivement.

Elle sursauta, outrée : « Espèce de rat !

— De gros rat, rectifia-t-il en bâillant.

— De gros rat, d’accord. » Il avait réussi à la tirer de sa déprime. Elle se sentait mieux.

« De gros rat dont je ne peux pas me passer.

— Tu l’as dit.

— Éteins la lumière. » Il se mit de côté, lui tournant le dos.

Elle tendit la main, pour lui ébouriffer une dernière fois les cheveux. Effleurant son poignet, elle éteignit. Puis elle posa le bras sur son corps déjà endormi et se glissa contre lui dans le noir. C’était bon.

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