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Après le petit déjeuner, Laura aida sa mère à faire ses bagages. Elle fut surprise de voir l’incroyable bric-à-brac qu’elle pouvait trimbaler : cartons à chapeaux, flacons de laque, de vitamines et de liquide pour lentilles de contact, un caméscope, une presse à vêtements, un fer de voyage, des bigoudis, un masque de nuit, six paires de chaussures avec des embauchoirs spécifiques en bois pour leur éviter de s’écraser dans les valises. Elle avait même un écrin gravé rien que pour les boucles d’oreilles.

Laura brandit un agenda de voyage relié de cuir rouge. « Maman, pourquoi as-tu besoin de ça ? Tu ne peux pas simplement appeler le Réseau ?

— Je ne sais pas, ma chérie. Je passe tellement de temps en déplacement… c’est comme mon chez-moi, tous ces objets. » Elle rangea ses robes dans un froissement d’étoffe. « En outre, je n’aime pas le Réseau. Je n’ai même jamais aimé la télévision câblée. » Elle hésita. « Ton père et moi, nous nous bagarrions toujours à ce sujet. Ce serait un vrai branché du Réseau, s’il était encore en vie. »

L’idée parut stupide à Laura. « Oh ! maman, allons donc !

— Il détestait le fouillis, ton père. Il se désintéressait des jolies choses – lampes, tapis, porcelaine. C’était un rêveur, il aimait les abstractions. Il me traitait de matérialiste. » Elle haussa les épaules. « Ma génération a toujours eu mauvaise presse à cause de cela. »

Laura embrassa la chambre d’un mouvement de bras. « Mais, maman, regarde tous ces objets.

— Laura, j’aime mes possessions et je les ai toutes payées de ma poche. Peut-être les gens n’estimaient-ils plus les biens personnels autant que nous au prémillénaire. Comme le pourraient-ils ? Tout leur argent va au Réseau. Dans les jeux, le travail, la télé – tout ce que transmet le câble. » Elle tira la fermeture à glissière de son sac. « Les jeunes d’aujourd’hui, peut-être qu’ils n’ont plus envie d’avoir une Mercedes ou un jacuzzi. Mais ils sont fiers comme des poux de leur port de données. »

L’impatience gagnait Laura. « C’est idiot, maman. Il n’y a rien de mal à être fier de ce qu’on sait. Une Mercedes n’est qu’une machine. Elle ne révèle rien de ta qualité d’individu. » Son multiphone retentit ; le monocorps était arrivé en bas.

Elle aida sa mère à descendre ses bagages. Il lui fallut trois aller et retour. Laura savait qu’elle devrait attendre à l’aéroport, aussi emmena-t-elle le bébé, calé dans un sac en toile.

« Laisse, c’est pour moi », dit sa mère. Elle glissa sa carte dans la fente de paiement du taxi. La porte s’ouvrit avec un déclic, elles chargèrent les bagages et montèrent.

« Comment va ? dit le véhicule. Indiquez votre destination clairement dans le micro, je vous prie. Anunce usted su destinacion claramente en el microfono por favor.

— À l’aéroport, dit Laura d’une voix lasse.

— Meeer-ci ! Le temps de parcours estimé est de douze minutes. Merci d’utiliser le Réseau de Transport de Galveston. Alfred A. Magruder, maire. » le monocorps accéléra mollement, dans le gémissement de son modeste moteur. Laura haussa les sourcils. Le laïus de l’engin avait été changé. « Alfred A. Magruder, maire ? murmura-t-elle.

— Galveston est la Cité de la Joie ! » répondit la machine. Laura et sa mère échangèrent un regard. Laura haussa les sourcils.

L’autoroute 3005 était l’artère principale pour traverser l’île. Ses jours de gloire étaient depuis longtemps enfuis ; la hantaient les souvenirs d’un temps où l’essence n’était pas chère et où les voitures particulières roulaient à cent à l’heure. Criblées de nids-de-poule, de longues sections de bitume avaient été remplacées par de la toile plastifiée. Ce revêtement crissait bruyamment sous les pneus.

Sur leur gauche, vers l’ouest, des plaques de béton fissuré bordaient la route comme autant de dominos renversés. Les fondations d’édifices n’avaient aucune valeur de récupération. Elles étaient toujours les dernières à disparaître. La végétation des plages régnait partout : herbe de pré-salé, tapis envahissants de salicorne croquante, amas d’algues parcheminées. Sur leur droite, le long du rivage, le ressac balayait les pilotis de cabanons disparus. Ils s’inclinaient selon des angles bizarres, pattes de flamants en train de patauger.

Sa mère effleura les fines boucles de Loretta et le bébé se mit à gazouiller. « Ça ne te pèse jamais, cet endroit, Laura ? Toutes ces ruines…

— David adore ce coin. »

Sa mère reprit, avec un effort : « Te traite-t-il bien, ma chérie ? Tu sembles heureuse avec lui. J’espère que c’est vrai.

— David est très bien, maman. » Laura avait redouté cette conversation. « Tu as vu comment nous vivons, maintenant. Nous n’avons rien à cacher.

— La dernière fois que nous nous sommes vues, Laura, tu travaillais à Atlanta. Au siège central de Rizome. Aujourd’hui, tu es une espèce d’aubergiste. » Elle hésita. « Je ne nie pas que ce soit un endroit agréable mais enfin…

— Tu estimes que c’est un recul dans le déroulement de ma carrière. » Laura hocha la tête. « Maman, Rizome est une démocratie. Si tu veux le pouvoir, tu dois l’acquérir par un vote. Cela veut dire que tu dois connaître les gens. Le contact personnel est primordial chez nous. Et tenir une auberge, pour reprendre ton terme, multiplie les contacts. Les meilleurs éléments de notre entreprise résident en invités dans les Loges. Et c’est là qu’ils ont l’occasion de nous voir.

— Cela ne correspond pas au souvenir que j’en garde, releva sa mère. Le pouvoir se trouve là où est l’action.

— Maman, l’action est partout de nos jours. C’est pour cela que nous avons le Réseau. » Laura se forçait à rester polie. « Ce n’est pas un piège où nous nous serions laissés enfermer, David et moi. Pour nous, c’est une vitrine. Nous savions que nous aurions besoin d’un point d’ancrage, tant que le bébé serait petit, alors nous avons dessiné les plans de cette Loge, nous les avons concrétisés par l’entremise de la compagnie, nous avons fait preuve d’initiative, d’adaptabilité… C’était notre premier gros projet en équipe. Aujourd’hui, les gens nous connaissent.

— Très bien, dit lentement sa mère. Tu as tout parfaitement mis au point. Tu as de l’ambition et un bébé. La carrière et la famille. Un mari et un boulot. C’est vraiment trop parfait, Laura. Je n’arrive pas à croire que ce soit si simple.

— C’était évident que tu dirais ça, n’est-ce pas ? » rétorqua Laura, glaciale.

Silence pesant. Sa mère tira sur l’ourlet de sa jupe. « Laura, je sais que ma visite n’a pas été facile pour toi. Cela fait un bout de temps que nous sommes parties chacune de notre côté, toi et moi. J’aimerais qu’il en aille autrement désormais. »

Laura ne dit rien. Sa mère s’obstina : « Les choses ont changé depuis que ta grand-mère a disparu. Cela fait deux ans et elle n’est plus là, ni pour toi ni pour moi. Laura, je veux t’aider, si je le peux. Si tu as besoin de quelque chose. N’importe quoi. Si tu dois voyager – tu pourrais me confier Loretta sans problème. Ou si tu as simplement besoin de quelqu’un à qui parler. »

Elle hésita, tendant le bras pour caresser le bébé, geste de désir manifeste. Pour la première fois, Laura vit réellement les mains de sa mère. Les mains ridées d’une vieille dame. « Je sais que ta grand-mère te manque. Tu as donné son prénom au bébé. Loretta. » Elle caressa la joue de celle-ci. « Je ne peux pas prendre sa place. Mais je veux faire quelque chose, Laura. Par amour pour ma petite-fille. »

Pour Laura, voilà qui semblait un geste familial obligeant, un peu démodé. Mais c’était une faveur importune. Car elle savait qu’elle devrait rembourser son aide à sa mère – par des obligations, une plus grande intimité. Laura n’avait pas réclamé cela et elle n’en voulait pas. Et elle n’en avait même pas besoin : elle et David avaient derrière eux la compagnie, la bonne et solide Gemeinschaft de Rizome. « C’est très gentil à toi, maman. Merci de ton offre. Nous l’apprécions, David et moi. » Elle détourna le visage vers la vitre.

La chaussée s’améliora comme le véhicule parvenait à une zone en cours d’aménagement. Elles longèrent une marina encombrée de voiliers autopilotés à louer. Puis une galerie marchande aux allures de forteresse, bâtie, comme la Loge, en béton au sable de plage. Les monocorps avaient envahi le parking. Éclair cru des publicités lumineuses : T-SHIRTS BIÈRE VIN VIDÉO Entrée libre, Galerie climatisée !

« Les affaires marchent, pour un jour de semaine », remarqua Laura. La foule était pour l’essentiel composée de Houstoniens d’âge mûr, échappés pour la journée de leurs empilements de clapiers. Par douzaines, ils arpentaient le bord de mer, désœuvrés, le regard perdu vers le large, ravis par la seule vue d’un horizon dégagé.

Sa mère insistait toujours : « Laura, je me fais du souci pour toi. Je n’ai pas l’intention de diriger ton existence à ta place, si c’est cela que tu crains. Tu as toujours fort bien su te débrouiller toute seule, et j’en suis ravie, franchement. Mais il y a des choses qui peuvent arriver sans que tu en sois responsable. » Elle hésita. « Je veux que notre expérience te serve – la mienne, celle de ma mère. Ni l’une ni l’autre n’avons eu beaucoup de chance – avec nos hommes, avec nos enfants. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. »

La patience de Laura commençait à s’émousser. L’expérience de sa mère – voilà une chose qui l’avait hantée chaque jour de sa vie. Que sa mère y fasse à présent allusion, comme s’il était possible que cela ait pu sortir de l’esprit de sa fille, la frappa comme une attitude aussi bête qu’irréfléchie. « Il ne suffit pas d’essayer, maman. Il faut aussi savoir préparer l’avenir. Et ça, ça n’a jamais été le fort de ta génération. » Elle indiqua le paysage, derrière la vitre. « Ça ne te paraît pas flagrant ? »

Le monocorps avait atteint l’extrémité sud de la barrière marine de Galveston. Elles étaient en train de traverser un faubourg, jadis havre pour banlieusards avec gazon bien vert et terrain de golf. À présent, c’était un barrio, une prolifération de maisons subdivisées, converties en bars et en épiceries latines.

« Les gens qui ont bâti ces banlieues savaient qu’ils allaient être à court de pétrole, dit Laura, mais ils ont refusé de faire des plans en conséquence. Ils ont tout conçu autour de leurs précieuses voitures, même s’ils étaient conscients de transformer les centres-villes en ghettos. Aujourd’hui, les voitures particulières ont disparu et tous les gens fortunés se sont empressés de regagner le centre. Et ce sont les pauvres qui se sont retrouvés propulsés ici. Seulement, ils ne peuvent pas payer les quittances d’eau, alors les pelouses sont remplies de broussailles. Et ils n’ont pas de quoi se payer la climatisation, alors ils étouffent de chaleur. Pas un n’a même eu la jugeote de bâtir des vérandas. Même si tous les bâtiments édifiés au Texas en sont pourvus depuis plus de deux siècles ! »

Sa mère regarda docilement par la vitre. Il était midi et toutes les fenêtres étaient grandes ouvertes. À l’intérieur, les chômeurs suaient devant leurs téléviseurs subventionnés. Les pauvres vivaient chichement par les temps qui couraient. La prom de qualité standard, en sortie directe des cuves, simplement séchée comme de la farine de maïs, ne coûtait que quelques cents la livre. Dans les banlieues-ghettos, tout le monde mangeait de la prom, de la protéine monocellulaire. Le plat national du Tiers Monde.

« Mais c’est ce que j’essaie de te dire, ma chérie, rétorqua sa mère. Le monde change. Tu ne peux pas le contrôler. Et le malheur arrive. »

Laura prit un ton sévère : « Maman, ce sont des gens qui ont construit ces lotissements merdiques, ils ne sont pas sortis de terre tout seuls. On les a bâtis pour en extorquer un profit immédiat, sans songer au long terme. Je connais ces baraques, j’ai aidé David à les foutre en l’air. Regarde-moi ça ! »

Sa mère avait l’air peiné : « Je ne comprends pas. Ce sont des maisons modestes où vivent des pauvres. Au moins ils ont un toit, non ?

— Maman, ce sont des gouffres énergétiques ! Des cloisons en papier, des murs en carton-pâte, de vulgaires boîtes à sardines ! »

Sa mère hocha la tête. « Je ne suis pas femme d’architecte, ma chérie. Je vois bien que ces maisons te chagrinent, mais tu en parles comme si c’était de ma faute. »

Le monocorps tourna vers l’ouest pour remonter la 83e Rue, en direction de l’aéroport. La petite était endormie contre sa poitrine ; Laura l’étreignit plus fort, elle se sentait déprimée et furieuse. Elle ne voyait pas comment faire comprendre la chose à sa mère sans se montrer rude et brutale. Pouvoir lui dire : Maman, ton mariage était comme une de ces cages à lapins ; on l’use jusqu’à la corde et puis on se tire… Tu as jeté mon père hors de ton existence comme la voiture de l’an passé, et tu m’as donnée à élever à grand-mère, comme une plante verte qui ne collerait plus dans ton décor… Mais elle ne pouvait pas dire ça. Les mots ne pouvaient pas sortir.

Une ombre basse les survola, sans bruit. Un Boeing intercontinental, avec la queue rayée bleu et rouge d’Aéro Cubana. Laura songea à un albatros, avec ses larges ailes en lames de rasoir, inclinées vers le bas, attachées à un corps étroit et allongé. Ses moteurs ronronnaient.

La vue des avions provoquait toujours en elle des accès de nostalgie. Enfant, elle avait passé des heures dans les aérogares, au temps heureux avant que ne se désagrège sa vie de gosse de diplomate. L’appareil descendait doucement, avec la précision du guidage par ordinateur, déployant les pellicules jaunes de ses aérofreins. Laura l’observait en admirant le modernisme de sa conception. Les fines ailes de céramique paraissaient bien frêles. Mais elles auraient pu couper en deux n’importe quel tract comme un rasoir une tranche de fromage.

Elles entrèrent dans l’aéroport en franchissant un portail ouvert dans une clôture en treillis de plastique rouge. Devant le terminal, les monocorps faisaient la queue dans la file réservée aux taxis.

Laura aida sa mère à transférer ses bagages sur le chariot qui attendait. Le terminal était de style baroque organique, avec des murs isolés, épais comme ceux d’une forteresse, et des doubles portes coulissantes. À l’intérieur, l’atmosphère était d’une fraîcheur bénie, avec de forts relents de nettoyant pour sols. Accrochés au plafond, des écrans plats battaient les lettres annonçant départs et arrivées. Le chariot à bagages leur collait aux talons.

La foule était clairsemée. Scholes Field n’était pas un aéroport important, quoi que pût prétendre la ville de Galveston. Le conseil municipal l’avait fait agrandir après le dernier cyclone, dans une ultime tentative pour regonfler le moral de ses administrés. Une bonne quantité de ceux-ci s’étaient empressés d’en faire usage pour quitter définitivement la cité.

Elles enregistrèrent les bagages de sa mère. Laura regarda celle-ci bavarder avec l’employée du guichet. Une fois encore, elle était la femme dont Laura avait gardé le souvenir : calme, bien mise, immaculée, réservée sous une coquille diplomatique en téflon. Margaret Day : toujours séduisante à soixante-deux ans. Les gens duraient éternellement aujourd’hui. Avec un peu de chance, sa mère pouvait tenir encore une quarantaine d’années.

Elles gagnèrent ensemble la salle de départ. « Laisse-moi la prendre une fois encore dans mes bras », dit sa mère. Laura lui passa le bébé. Elle le tint comme si c’était un sachet d’émeraudes. « Si jamais j’ai dit quelque chose de blessant, tu me pardonneras, n’est-ce pas ? Je ne suis plus toute jeune et il y a des choses qui m’échappent. »

Sa voix était calme, mais durant un instant le tremblement de son visage dévoila comme un étrange air de supplication. Pour la première fois, Laura se rendit compte à quel point il en avait coûté à sa mère de vivre cette épreuve – combien elle s’était impitoyablement humiliée. Laura en ressentit une soudaine compassion, comme si elle découvrait brutalement un inconnu blessé sur le pas de sa porte. « Non, non, pas du tout, marmonna-t-elle sans s’arrêter, tout s’est très bien passé.

— Vous êtes un couple moderne, David et toi, poursuivait sa mère. En un sens, vous nous paraissez tellement innocents, à nous autres, euh, décadents du prémillénaire. » Elle sourit, désabusée. « Vous êtes si dénués de doutes. »

Laura réfléchit à la remarque alors qu’elles pénétraient dans la salle d’embarquement. Pour la première fois, elle avait une vague intuition du point de vue de sa mère. Elle resta debout près de son fauteuil, hors de portée de voix des quelques autres passagers en partance pour Dallas. « On te fait l’effet d’être dogmatiques. Suffisants. C’est ça ?

— Oh ! non, se hâta de répondre sa mère. Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire. »

Laura inspira profondément. « Nous ne vivons pas sous le règne de la terreur, maman. C’est ça la vraie différence. Personne ne braque de missiles sur ma génération. C’est pour cela que nous pensons au long terme, à l’avenir. Parce que nous savons que nous en aurons un. » Elle étendit les mains. « Et nous n’avons pas gagné ce luxe. Ce luxe de paraître suffisants. C’est vous qui nous l’avez donné. » Laura se détendit légèrement, elle se sentait vertueuse.

« Eh bien… » Sa mère cherchait ses mots. « C’est quelque chose comme ça mais… Le monde dans lequel tu as grandi – d’une année sur l’autre il est plus lisse, mieux maîtrisé. Comme si vous aviez jeté un filet sur les Parques. Mais Laura, ce n’est pas le cas, pas vraiment. Et je m’inquiète pour vous. »

Laura était surprise. Elle n’aurait jamais cru sa mère d’un fatalisme aussi morbide. Cela lui semblait un comportement étrangement démodé. D’autant qu’elle le vivait avec conviction : comme si elle était prête à se mettre à ferrer des chevaux ou compter des grains de chapelet. Et puis, les choses se passaient plutôt bizarrement ces derniers temps, malgré elle, Laura éprouva un fugitif picotement de crainte superstitieuse.

Elle secoua la tête. « Très bien, maman. David et moi… nous savons que nous pouvons compter sur toi.

— Je n’en demande pas plus. » Sa mère sourit. « David a été merveilleux… tu l’embrasseras de ma part. » Les autres passagers se levaient, traînant mallettes et sacs de voyage. Sa mère embrassa le bébé, puis se leva et le lui rendit. Le visage de Loretta s’assombrit et elle se mit à nasiller un début de vagissement.

« Eh-oh », fit Laura d’un ton léger. Elle accepta la brève étreinte, un peu empruntée, de sa mère. « Salut.

— Appelle-moi.

— D’accord. » Faisant sauter Loretta pour l’apaiser, Laura regarda sa mère partir, se fondre dans la foule à la rampe de sortie. Une étrangère parmi d’autres. Quelle ironie, songea Laura. Cela faisait huit jours qu’elle avait attendu ce moment, et maintenant qu’il était arrivé, quelque part, ça lui faisait mal.

Laura consulta son multiphone. Elle avait une heure à tuer avant l’arrivée des Grenadins. Elle se rendit à la cafétéria. Les gens la dévisageaient, avec son bébé. Dans ce monde si encombré de vieillards, les bébés avaient valeur de nouveauté. Même les parfaits inconnus se mettaient à bêtifier, faire des grimaces et agiter le bout des doigts.

Laura s’assit et sirota l’infect café de l’aérogare, laissant se dissiper la tension. Elle était contente que sa mère soit partie. Elle sentait les fragments réprimés de sa personnalité se remettre lentement en place. Comme autant de plates-formes continentales remontant après une période glaciaire.

Deux tables plus loin, une jeune femme s’intéressait au bébé. Ses yeux brillaient et elle ne cessait de grimacer à Loretta à grand renfort de larges sourires niais. Laura l’observa, fascinée. Quelque chose dans ces pommettes larges, ces taches de son, évoquait la Texane typique. Peut-être ce côté rude, desséché, hérité de quelque ancêtre aux yeux durs vêtue d’une robe d’Indienne, de celles qui traversaient le pays comanche au triple galop et donnaient naissance à six gosses sans anesthésie. Cela transparaissait même à travers son maquillage vulgaire : les lèvres peintes en rouge sang, les yeux outrageusement fardés, l’épaisse crinière de la chevelure… Laura se rendit compte avec un sursaut que la femme était une prostituée de l’Église d’Ishtar.

Le vol des Grenadins était annoncé, en correspondance de Miami. La pute de l’Église bondit aussitôt, soudain rouge d’excitation. Laura lui emboîta le pas. Elle fonçait vers la salle d’embarquement.

Laura la rejoignit alors que l’avion se vidait. Cherchant ses hôtes parmi les passagers, elle les catalogua d’un regard. Une famille de pêcheurs de crevettes vietnamiens. Une douzaine de Cubains dépenaillés mais optimistes, avec leurs sacs en plastique. Un groupe de collégiens sérieux et tirés à quatre épingles, arborant le chandail de leur confrérie. Trois ouvriers de plates-formes pétrolières, vieux et ridés, portant chapeau de cow-boy et bottes de chantier.

Soudain, la femme d’Ishtar s’approcha pour lui parler : « Vous êtes chez Rizome, n’est-ce pas ?

— Raï-zome, dit Laura en rectifiant la prononciation.

— Dans ce cas, vous devez attendre Sticky et le vieux ? » Ses yeux pétillaient. Cela donnait à son visage osseux une étrange vivacité. « Est-ce que la rév’rende Morgan vous a causé ?

— J’ai fait sa connaissance, oui », hasarda prudemment Laura. Elle n’avait pas entendu parler de ce Sticky.

La femme sourit. « C’qu’il est chou, c’bébé… Oh ! tenez, les v’là ! » Elle leva les bras au-dessus de sa tête et les agita frénétiquement, le profond décolleté de son corsage révélant la ganse d’un soutien-gorge rouge. « You-ouh ! Sticky ! »

Un vieux rasta portant nattes fendit la foule dans leur direction. Le vieillard portait un dashiki à manches longues en synthétique bon marché, flottant sur un pantalon de toile trop grand. Il avait des sandales aux pieds.

Son jeune compagnon était en blouson de nylon, lunettes noires et jean. La femme se précipita pour l’embrasser.

« Sticky ! » Le jeune homme, dans un sursaut d’énergie, souleva la femme et lui fit décrire un demi-tour. Son visage sombre et régulier resta inexpressif derrière les lunettes noires.

« Laura ? » Sans bruit, une femme était apparue au côté de Laura. C’était Debra Emerson, une des coordinatrices de la sécurité de Rizome. Emerson était une Anglo-Saxonne à l’air triste, la soixantaine, des traits fins et délicats, le cheveu clairsemé. Laura l’avait souvent eue sur le Réseau et l’avait déjà rencontrée une fois, à Atlanta.

Brève étreinte compassée, échange de baisers sur la joue, selon l’usage en vigueur chez Rizome. « Où sont les banquiers ? » demanda Laura.

De la tête, Emerson indiqua le rasta et son compagnon. Laura se sentit défaillir. « C’est eux ?

— Ces banquiers insulaires ne suivent pas nos traditions, expliqua Emerson en les observant.

— Savez-vous qui est cette femme ? demanda Laura. À quel groupe elle appartient ?

— L’Église d’Ishtar », répondit Emerson. Ça n’avait pas l’air de la réjouir. Elle regarda Laura dans les yeux. « Nous ne vous avons pas encore dit tout ce qu’il aurait fallu, pour des raisons de discrétion. Mais je sais que vous n’êtes pas naïve. Vous avez de bonnes relations dans le Réseau, Laura. Vous devez savoir comment ça se passe à la Grenade.

— Je sais que la Grenade est un paradis informatique », hasarda prudemment Laura. Elle ne savait trop jusqu’où aller.

Debra Emerson avait été naguère un gros bonnet de la CIA, du temps où il y avait encore une CIA et où les gros bonnets étaient encore en vogue. Les tâches de sécurité n’avaient plus aussi bonne presse désormais. Emerson avait la tête de quelqu’un qui a souffert en silence, ce quelque chose de translucide autour des yeux. Elle affectionnait les jupes de velours gris et les corsages à manches longues dans des tons discrets de brun ou de beige.

Le vieux rasta déboulait, tout sourire : « Winston Stubbs », se présenta-t-il. Il avait l’accent chantant des Antilles, voyelles adoucies entrecoupées des sèches consonnes de l’anglais. Il serra la main de Laura. « Et Sticky Thompson. Enfin, Michael Thompson. » Il se retourna : « Sticky ! »

Celui-ci arriva, le bras ceignant la taille de la fille de l’Église. « Je suis Laura Webster, dit Laura.

— Nous savons, dit Sticky. Et voici Carlotta.

— J’suis leur liaison », lança Carlotta, sur un ton traînant. Elle repoussa ses cheveux des deux mains et Laura aperçut une croix ansée tatouée à son poignet droit. « Z’avez beaucoup de bagages ? J’ai pris mon monocorps.

— Moi-et-moi, on a affaire au centre de l’île, expliqua Stubbs. Nous arriver à ta Loge plus tard dans la soirée, te prévenir par le Réseau, vu ? »

Emerson intervint : « C’est comme il vous plaira, monsieur Stubbs. »

Stubbs acquiesça. « À plus tard. » Tous trois s’éloignèrent, hélant un chariot à bagages.

Laura les regarda s’éloigner, interdite. « Sont-ils censés se promener à leur guise ? »

Emerson soupira : « C’est une situation délicate. Je suis désolée qu’on vous ait fait venir pour rien, mais ce n’est jamais qu’une de leurs petites fantaisies. » Elle prit son lourd sac à dos par la bretelle. « Appelons un taxi. »

Sitôt arrivée, Emerson disparut à l’étage, dans la salle de conférences de la Loge. D’habitude, David et Laura prenaient leur repas dans la salle à manger, ce qui leur permettait de bavarder avec les invités. Ce soir-là, toutefois, ils dînèrent avec Emerson dans la tour, avec la désagréable impression d’être des conspirateurs.

David mit la table. Laura ouvrit une barquette de piments farcis avec du riz à l’espagnole. David avait sa bouffe bio.

« Je veux être aussi franche et directe avec vous qu’il me sera possible, murmura Emerson. À l’heure qu’il est, vous devez avoir compris la nature de vos nouveaux hôtes.

— Oui », dit David. C’était loin de le réjouir.

« Alors, vous pouvez comprendre la nécessité d’une surveillance. Naturellement, nous comptons sur votre discrétion et celle de votre personnel. »

David esquissa un sourire. « Ça fait toujours plaisir de l’apprendre. »

Emerson semblait gênée. « Le comité avait prévu cette rencontre depuis déjà un certain temps. Ces Européens que vous avez accueillis ne sont pas des banquiers ordinaires. Ils appartiennent à l’EFT Commerzbank du Luxembourg. Et demain soir arrive un troisième groupe. La banque islamique Yung Soo Chim de Singapour. »

David se figea, la fourchette à mi-distance de la bouche. « Et ce sont également…

— Des pirates informatiques ? Oui.

— Je vois », dit Laura. Elle ressentit une bouffée soudaine d’excitation glacée. « C’est le gros truc…

— Très gros », confirma Emerson. Elle laissa l’information faire son effet puis reprit : « Nous leur avons proposé six endroits possibles pour la rencontre. Elle aurait aussi bien pu se tenir chez les Valenzuela à Puerto Vallarta. Ou les Warburton, dans l’Arkansas.

— Combien de temps doit-elle, durer, selon vous ? s’enquit David.

— Cinq jours. Peut-être une semaine, grand maximum. » Elle but une gorgée de thé glacé. « C’est à vous d’assurer une sécurité absolue, une fois qu’auront débuté les entretiens. Vous comprenez ? Portes bouclées, rideaux tirés. Plus la moindre allée et venue. »

David fronça les sourcils. « Nous allons avoir besoin de provisions. Je vais prévenir Mme Delrosario.

— Je peux m’en charger.

— Mme Delrosario est très pointilleuse sur le choix des approvisionnements, remarqua David.

— Ô mon Dieu ! dit Emerson, sans aucune raillerie. Enfin, l’épicerie n’est pas un problème majeur. » Elle trancha délicatement la peau de son poivron farci. « Il se peut que certains participants apportent leur propre nourriture. »

David était abasourdi. « Vous voulez dire qu’ils ont peur de manger ce qu’on leur donne ? Ils croient qu’on va les empoisonner, c’est ça ?

— David, c’est un signe de leur grande confiance en Rizome que ces trois banques aient déjà accepté de se rencontrer ici. Ce n’est pas de nous que chacune se méfie. Mais des deux autres. »

David était alarmé : « Dans quoi sommes-nous en train de nous fourrer, au juste ? Nous avons un bébé ici ! Sans parler de notre personnel ! »

Emerson prit un air blessé. « Vous sentiriez-vous mieux si cette Loge était truffée de gardes armés de Rizome ? Ou même si Rizome avait des gardes armés ? Nous ne pouvons nous mesurer à ces gens par la force, et nous ne devrions même pas essayer. C’est là notre avantage. »

Laura prit la parole. « Vous êtes en train de nous dire que parce que nous sommes inoffensifs, on ne nous fera pas de mal ?

— Ce que nous voulons, c’est réduire la tension. Nous n’avons pas l’intention d’arrêter ces pirates, de les poursuivre en justice, de les écraser. Nous avons décidé de négocier. C’est une solution moderne. Après tout, elle a marché pour la course aux armements. Et elle marche encore pour le Tiers Monde.

— L’Afrique exceptée », observa David.

Emerson haussa les épaules. « C’est un effort à long terme. La vieille guerre froide Est-Ouest, l’affrontement Nord-Sud… Tous ces combats appartenaient au passé. Nous les avons reçus en héritage. Mais aujourd’hui, nous voici confrontés à un défi réellement moderne. Cette réunion en est un élément. »

David parut surpris. « Allons donc. Il ne s’agit pas de pourparlers sur les armements nucléaires. J’ai lu des trucs sur ces planques de données. Ce sont des pirates miteux. De pauvres artistes de l’arnaque incapables de se faire eux-mêmes une place au soleil. Alors, ils se baptisent banquiers, alors ils s’habillent de costumes trois-pièces. Merde, ils peuvent bien piloter leur jet privé et tirer le sanglier dans les forêts de Toscane. Ce sont toujours de petits truands au rabais.

— C’est une attitude très correcte, dit Emerson. Mais ne sous-estimez pas les planques. Jusqu’à présent, comme vous dites, ce ne sont que des parasites. Ils volent des logiciels, piratent vidéo-disques et cassettes, envahissent l’intimité des gens. C’est une plaie, mais encore supportable par le système. Seulement, jusqu’à quand ? Il existe des marchés noirs potentiels pour l’ingénierie génétique, les transplantations d’organes, les substances neurochimiques… Toute une galaxie de produits modernes de haute technologie. Des pirates lâchés sur le Réseau, c’est déjà bien assez ennuyeux. Qu’arrivera-t-il si un spécialiste en ingénierie génétique décide de prendre un raccourci de trop ? »

David frémit. « Enfin, on ne peut pas laisser faire ça.

— Mais ce sont des gouvernements nationaux souverains, objecta Emerson. Un petit État du Tiers Monde comme la Grenade peut tirer son épingle du jeu avec ces nouvelles technologies. Ils peuvent fort bien espérer devenir un centre d’innovation, tout comme les îles Caïman et Panama sont devenus des places financières. Les règlements sont un fardeau et les multinationales ont toujours eu la tentation de s’en affranchir. Qu’adviendra-t-il de Rizome si nos concurrents s’en vont au large échapper à la réglementation ? »

Elle leur laissa le temps de ruminer la question. « Et il y a des problèmes plus profonds encore qui affectent toute la structure du monde moderne. Qu’adviendra-t-il quand les industries de demain seront défrichées par des criminels ? Nous vivons sur une planète surpeuplée et nous avons besoin de garde-fous, de contrôles étroits. Sinon, la corruption s’infiltre comme une eau trouble.

— Dur programme, observa David, réfléchissant au problème. En fait, ça paraît sans espoir.

— Ce fut pareil pour l’Abolition, fit remarquer Emerson. Pourtant, les arsenaux ont disparu. » Elle sourit. Toujours la même rengaine, songea Laura. L’ancienne génération du baby-boom la serinait depuis des années. Peut-être pensaient-ils qu’elle pouvait contribuer à expliquer pourquoi ils continuaient à tout diriger. « Seulement, l’histoire ne s’arrête jamais. La société moderne est confrontée à une nouvelle crise centrale. Allons-nous maîtriser la voie du développement vers des objectifs sensés, humains ? Ou bien va-t-on assister à l’anarchie du laisser-faire ? »

Emerson sauça son reste de chile relleno. « Tels sont les vrais enjeux. Si nous voulons à l’avenir vivre dans un monde reconnaissable, il nous faudra nous battre pour préserver ce privilège. Nous autres, à Rizome, nous avons notre rôle à jouer. C’est ce que nous sommes en train de faire. Ici et maintenant.

— Vous êtes fort convaincante, observa David. Mais j’imagine que les pirates voient les choses d’un autre œil.

— Oh ! nous entendrons leur son de cloche bien assez tôt ! » Elle sourit. « Il se peut toutefois qu’ils nous réservent quelques surprises. Les paradis sont utilisés par des multinationales à l’ancienne mode. Mais une démocratie économique, c’est une autre paire de manches. Nous devons les laisser découvrir ça tout seuls. Même si cela représente un certain risque pour nous. »

David fronça les sourcils. « Vous ne croyez pas sérieusement qu’ils tenteront quelque chose ?

— Non, je ne pense pas. Dans le cas contraire, nous appellerons simplement la police locale. Ce serait un scandale pour nous – il s’agit après tout d’une rencontre confidentielle – mais le scandale, je crois, serait pire pour eux. » Elle croisa soigneusement fourchette et couteau dans son assiette. « Nous sommes conscients de l’existence d’un risque minime. Mais Rizome n’a pas de milice privée. Pas de types à lunettes noires avec une mallette pleine de billets et de pistolets. C’est démodé. » Un éclair illumina brièvement ses yeux. « Ce luxe de l’innocence, nous devons toutefois en payer le prix. Parce que nous n’avons personne pour prendre les risques à notre place. Nous devons répartir le danger entre nous, entre tous les associés de Rizome. À présent, c’est votre tour. Vous le comprenez. N’est-ce pas ? »

Laura y réfléchit, tranquillement. « C’est notre numéro qui est sorti, dit-elle enfin.

— Absolument.

— Un truc tout bête, quoi », dit David. Et c’était exactement ça.


Les négociateurs auraient dû débarquer à la Loge tous en même temps, sur un pied d’égalité. Mais ils n’eurent pas ce minimum de bon sens. Au lieu de cela, ils avaient choisi de tergiverser en tentant de se doubler mutuellement.

Les Européens étaient arrivés en avance – c’était leur manière de montrer aux autres qu’ils étaient proches des arbitres de Rizome et partaient en position de force. Mais ils ne tardèrent pas à se lasser, se révélant pleins de hargne et de suspicion.

Emerson tentait encore de les apaiser quand débarqua le contingent de Singapour. Ils étaient également trois : un antique Chinois répondant au nom de M. Shaw et ses deux compatriotes malais. M. Shaw portait lunettes, il avait une calvitie naissante, un costume trop grand et il parlait fort peu. Les deux Malais portaient des chapeaux songkak noirs, pointus devant et derrière avec, cousu dessus, l’emblème de leur groupe, la Banque islamique Yung Soo Chim. Les Malais étaient des hommes dans la force de l’âge, très sobres, très dignes. En tout cas, pas du tout l’air de banquiers. Mais de soldats. Ils marchaient bien droits, les épaules raides, et leurs yeux bougeaient sans arrêt.

Les accompagnaient des montagnes de bagages, y compris leurs téléphones personnels et une armoire frigorifique bourrée de barquettes scellées de nourriture.

Emerson fit les présentations. Karageorgiu fulminait, l’œil brillant ; Sham resta de marbre. Leurs escortes respectives semblaient prêtes à en venir aux mains. Emerson conduisit les Singapouriens à la salle de conférences du premier, d’où ils purent se connecter et prévenir leur siège qu’ils étaient arrivés en une seule pièce.

Personne n’avait vu les Grenadins depuis la veille, à l’aéroport. Ils n’avaient pas appelé non plus, malgré leurs vagues promesses. Le temps passait. Les autres y voyaient une insulte délibérée et maugréaient derrière leurs verres. Enfin, ils se séparèrent pour le dîner. Les Singapouriens mangèrent leur propre nourriture, dans leurs chambres. Les Européens se plaignirent avec vigueur de la cuisine tex-mex, la qualifiant de barbare. Mme Delrosario, qui s’était surpassée, était au bord des larmes.

Finalement, les Grenadins se montrèrent après le crépuscule. Tout comme Mme Emerson, Laura commençait sérieusement à s’inquiéter. Elle les accueillit dans le hall d’entrée. « Je suis si contente de vous voir. Vous avez eu des problèmes ?

— Non », dit Winston Stubbs, révélant sa denture dans un sourire radieux. « Moi-et-moi, on était en ville, voyez. En haut d’l’île. » Le vieux rasta avait planté un chapeau souvenir de cow-boy sur ses nattes grises qui lui arrivaient aux épaules. Il était en sandales et portait une chemise hawaïenne aux couleurs explosives.

Son compagnon, Sticky Thompson, avait une coupe de cheveux moderne. Il avait opté pour le pantalon, la chemise à manches longues et le gilet strict, comme un associé de Rizome. Ça ne lui allait toutefois pas si bien que ça ; Sticky avait l’air presque agressivement conventionnel. Carlotta, la militante de l’Église, portait un boléro de plage écarlate, une jupe courte, et elle était lourdement fardée. Un calice flamboyant était tatoué sur son épaule nue couverte de taches de rousseur.

Laura présenta son mari et le personnel de la Loge aux Grenadins. David gratifia le vieux pirate de son plus beau sourire d’hôte : amical et tolérant, on est tous potes à Rizome. En en rajoutant peut-être un peu, parce que Winston Smith offrait l’image classique du pirate. L’air canaille. « Comment va ? dit David. S’père que vous apprécierez tous votre séjour en notre compagnie. »

Le vieux parut sceptique. David laissa tomber l’accent traînant. « Cool, mec ! hasarda-t-il.

— Cool, mec, répéta Winston Stubbs, songeur. Plus entendu ça depuis quarante ans. Vous aimez bien ces vieux albums de reggae, monsieur Webster ? »

David sourit. « Mes parents les passaient toujours quand j’étais gosse.

— Oh ! vu ! ça s’rait pas le Dr Martin Webster et Grace Webster de Galveston ?

— C’est exact », admit David. Son sourire s’évanouit.

« Z’avez dessiné cette Loge, reprit Stubbs. En béton-sable, extrait de la plage, hein ? » il toisa David. « La technologie appropriée en salade. On pourrait t’utiliser dans les îles, mac.

— Merci, dit David, nerveux. C’est très flatteur.

— On aurait peut-être aussi besoin d’une attachée de presse », ajouta Stubbs avec un sourire torve à Laura. Ses yeux étaient veinés de rouge, comme des calots marbrés. « La réputation d’moi-et-moi mériterait d’être améliorée. La pression dégringole sur moi-et-moi. La pression des Luddites de Babylone.

— Montons tous dans la salle de conférences, proposa Emerson. Il n’est pas trop tard. On a encore le temps de discuter. »


Ils discutèrent pendant deux jours pleins. Laura assistait aux réunions au titre d’assistante de Debra Emerson et elle eut tôt fait de se rendre compte que Rizome était un intermédiaire tout juste toléré. Les pirates informatiques se fichaient éperdument d’une éventuelle reconversion dans la carrière de postindustriels bien-pensants. Si les trois groupes s’étaient retrouvés, c’était pour répondre à une menace.

On les faisait chanter.

Les maîtres chanteurs, quels qu’ils fussent, révélaient une parfaite maîtrise de la dynamique des planques de données. Ils avaient habilement joué des divisions et des rivalités en leur sein ; menaçant telle banque, puis déposant l’argent ainsi soutiré dans une autre. Les planques, qui par nature détestaient la publicité, avaient dissimulé les attaques. Elles restaient délibérément vagues sur la nature des déprédations. Elles craignaient qu’on n’ébruite leurs faiblesses. Il était clair, en outre, qu’elles se soupçonnaient mutuellement.

Laura, qui n’avait jamais imaginé la nature exacte ou l’ampleur des opérations effectuées par ces officines, resta sagement assise, attentive et silencieuse, et elle apprenait très vite.

Les pirates copiaient des vidéocassettes du commerce par centaines de milliers, pour les vendre sur les marchés mal surveillés du Tiers Monde. Et leurs équipes de craqueurs de programmes avaient un créneau tout prêt pour les logiciels débarrassés de leur protection. Ce genre de piraterie n’avait rien de nouveau ; elle remontait aux premiers temps de l’industrie informatique.

Mais Laura n’avait jamais compris les profits qu’on pouvait tirer à contourner les lois protégeant la vie privée dans le monde développé. Des milliers d’entreprises déclarées possédaient des fichiers sur les individus : curriculum, dossier médical, archives bancaires. Dans l’économie du Réseau, aucun travail n’était possible sans de telles informations. Dans le monde officiel, les entreprises vidaient ces fichiers périodiquement, comme l’exigeait la loi.

Mais tout n’était pas effacé. Tout un tas de données échouaient dans les planques des paradis informatiques, transmises grâce à la corruption d’employés, au détournement de lignes de transmission, ou carrément par voie d’espionnage commercial. Les firmes régulières opéraient à partir de tranches d’information spécifiques. Mais les planques faisaient commerce de leur collecte en gros, hors de la réglementation. Les mémoires ne coûtaient pas cher et leurs banques de données, déjà vastes, grandissaient sans cesse.

Et puis, ce n’étaient pas les clients qui manquaient : les organismes de crédit, par exemple, cherchaient à éviter les contrats à risques et à traquer les débiteurs. Les assureurs connaissaient des problèmes similaires. Les enquêteurs de marchés étaient avides de données précises sur les individus. Idem pour les collecteurs de fonds. Le marché des fichiers d’adresses spécialisés était florissant. Les éditeurs de journaux rachetaient les listes d’abonnés et un petit coup de fil discret à une banque de données pouvait déterrer ces rumeurs douloureuses que gouvernements et sociétés s’acharnaient à taire.

Les agences de sécurité privées étaient chez elles dans le demi-monde informatique. Depuis l’effondrement des services de renseignements issus de la guerre froide, c’était par légions que des agents plus tout jeunes gagnaient leur vie tant bien que mal dans le secteur privé. Une ligne téléphonique protégée reliée aux planques de données constituait une aubaine pour un détective privé.

Jusqu’aux services de messagerie télématique qui prenaient leur part du gâteau.

Les planques étaient en train d’acquérir l’envergure de Big Brother, à force de traquer des fragments épars d’information, puis de les collationner pour les revendre – sous la forme d’un ensemble nouveau et particulièrement sinistre.

Elles faisaient commerce du résumé, du condensé, de l’indexation et de la vérification – comme n’importe quelle autre base de données modernes. À cette nuance près, bien sûr, que les pirates étaient carnivores. Ils dévoraient les autres bases de données chaque fois que possible, ignorant souverainement les droits d’auteur, emmagasinant simplement tout ce qu’ils pouvaient étouffer. Pas besoin pour cela d’être expert ès systèmes pointus. Des tonnes de mémoire et un culot monstre suffisaient.

Contrairement aux trafiquants d’autrefois, les pirates des planques n’avaient pas besoin de contact physique avec leur butin. Les données n’avaient pas de substance. L’EFT Commerzbank, par exemple, était une entreprise luxembourgeoise parfaitement légale. Ses centres nerveux illégaux étaient tranquillement planqués à Chypre, en secteur turc. Idem pour les Singapouriens : ils avaient l’honorable couverture d’une raison sociale sise à Bencoolen Street, tandis que la machinerie ronronnait gaiement sur l’île de Nauru, État souverain du Pacifique, peuplé de douze mille âmes. Pour leur part, les Grenadins ne se gênaient pas et crânaient sans vergogne.

Les trois groupes étaient également des banques d’affaires. C’était bien pratique pour blanchir les fonds des clients, et le moyen idéal de financer les pots-de-vin toujours nécessaires. Depuis l’invention des transferts de fonds électroniques, l’argent lui-même était devenu une forme de donnée comme une autre. Les gouvernements qui abritaient ces organismes n’étaient guère enclins à pinailler.

De sorte, estima Laura, que les principes de base mis en œuvre étaient parfaitement clairs. Seulement, ils engendraient non pas la solidarité mais une âpre rivalité.

On n’hésitait pas à se lancer des épithètes à la figure durant les moments les plus chauds. La généalogie de ces officines les affligeait parfois d’un héritage inutile et souvent encombrant. Lors d’accès occasionnels de franchise, c’était par pans entiers que ces faits gênants, profondément enfouis, refaisaient surface, au grand étonnement de Laura.

L’EFT Commerzbank, apprit-elle ainsi, trouvait principalement ses origines dans les anciens réseaux d’héroïne du midi de la France et dans la Main noire corse. Après l’Abolition, ces méthodes crapoteuses avaient été modernisées par d’anciens membres français de la Piscine, la légendaire école de sabotage paramilitaire installée en Corse. Ces commandos d’extrême droite, exécuteurs traditionnels des services d’espionnage européens, avaient tout naturellement dévié vers le crime de droit commun après que le gouvernement français leur eut coupé les fonds.

Des renforts étaient venus d’une galaxie mineure de groupes français d’activistes d’extrême droite qui avaient renoncé aux plasticages de trains et aux incendies de synagogues pour entrer à leur tour dans le jeu télématique. D’autres alliés étaient venus des familles criminelles de la minorité turque d’Europe, ces trafiquants d’héroïne accomplis qui avaient conservé des liens peu orthodoxes avec les milieux fascistes clandestins dans leur pays.

Tous ces gens s’étaient regroupés au Luxembourg où, depuis vingt ans, on leur avait permis de s’installer et de former cette espèce d’horrible nid de vipères. Dans l’intervalle, une sorte de croûte de respectabilité s’était formée, et l’EFT Commerzbank essayait plus ou moins aujourd’hui de renier son passé.

Les autres refusaient bien sûr de leur faciliter la tâche. Poussé par Winston Stubbs, qui se rappelait les faits, M. Karageorgiu fut bien obligé d’admettre qu’un membre des Loups gris turcs avait un jour tiré sur un pape.

Karageorgiu défendit les Loups en soutenant que l’action entrait dans le cadre d’un « contrat ». Il prétendait qu’il s’agissait d’une vengeance, la contrepartie d’une attaque menée par la Banco Ambrosiano. La banque vaticane corrompue, expliquait-il, avait été l’une des premières authentiques banques « clandestines » en Europe, avant même l’instauration du système actuel. Les règles étaient différentes à l’époque – en ces temps glorieux et troublés du terrorisme italien.

Par ailleurs, remarqua benoîtement Karageorgiu, le tireur turc n’avait fait que blesser le pape Jean-Paul II. Un simple avertissement, sans plus. Au contraire de la Mafia sicilienne – tellement gênée par les bévues de la Banco qu’elle n’avait pas hésité à empoisonner son prédécesseur, Jean-Paul Ier.

Laura n’en croyait pas grand-chose (elle avait noté le sourire tranquille de Mme Emerson, dans son coin) mais il était clair que les autres pirates avaient peu de doutes. L’histoire collait parfaitement avec la mythologie folklorique de leur activité. Tous hochaient lugubrement la tête avec une espèce de nostalgie. Jusqu’à M. Shaw qui semblait vaguement impressionné.

Les antécédents de la banque islamique étaient tout aussi troubles. Les syndicats de Triades en constituaient l’ingrédient essentiel. En plus d’être des associations criminelles, les Triades avaient toujours eu un aspect politique, quasiment depuis la nuit de leurs origines, quand elles regroupaient des rebelles antimandchous dans la Chine du XVIIe siècle.

Les Triades avaient tant bien que mal traversé les siècles grâce à la prostitution, à la drogue et au jeu, avec à l’occasion des intermèdes révolutionnaires, comme la République chinoise de 1912. Mais leurs rangs s’étaient considérablement renforcés après l’absorption de Hong Kong et de Taïwan par la Chine populaire. Un grand nombre de capitalistes endurcis avaient fui vers la Malaisie, l’Arabie Saoudite et l’Iran, où les pétrodollars coulaient encore à flots. Ils y avaient prospéré, vendant fusils et lance-roquettes aux séparatistes kurdes et aux moudjahidin afghans, dont les arpents ensanglantés regorgeaient de plants de pavot et de cannabis. Et pendant ce temps-là, les Triades attendaient, avec une patience effrayante, que la nouvelle dynastie rouge se fissure.

Selon Karageorgiu, les sociétés secrètes des Triades n’avaient jamais oublié la guerre de l’Opium de 1840, durant laquelle les Britanniques avaient délibérément, et avec un parfait cynisme, accroché la population chinoise à l’opium noir. De la même manière, prétendait-il, les Triades avaient délibérément encouragé l’usage de l’héroïne en Europe et en Amérique pour tenter de saper le moral de l’Occident.

M. Shaw reconnut qu’une telle action n’aurait été que simple justice, mais il réfuta néanmoins l’allégation. D’ailleurs, fit-il remarquer, l’héroïne n’avait aujourd’hui plus la cote en Occident. La population de drogués s’était réduite avec le vieillissement démographique, et les nouveaux utilisateurs étaient plus difficiles. Ils préféraient les substances neurochimiques indécelables aux vulgaires extraits végétaux. Ces mêmes substances neurochimiques qui sortaient précisément des colonnes d’extraction ultramodernes installées dans les Antilles.

Cette accusation blessa profondément Winston Stubbs. L’underground rasta n’avait jamais été partisan des « drogues d’acier ». Les substances qu’ils élaboraient étaient sacramentelles, à l’instar du vin de messe, et destinées à favoriser la « méditation i-tal ».

Karageorgiu se gaussa. Il connaissait parfaitement les origines du syndicat de la Grenade et prit un malin plaisir à en réciter la généalogie aux intéressés. Colombiens défoncés à la cocaïne qui sillonnaient les rues de Miami en fourgons blindés bourrés de kalachnikov. Voleurs de bateaux cubains, couverts de tatouages de prison, qui tueraient pour une cigarette. Trafiquants texans comme « Big Bobby » Vesco, qui s’étaient spécialisés dans le plumage des pigeons par toute une série d’officines installées au large.

Winston Stubbs écouta son interlocuteur sans broncher, essayant de désamorcer l’horreur grandissante de Laura par des froncements de sourcils sceptiques et de petits hochements de tête apitoyés. Mais cette dernière remarque le hérissa. M. Robert Vesco, s’indigna-t-il, avait à une certaine époque possédé le gouvernement du Costa Rica. Et dans la fameuse affaire de l’IOS, Vesco avait débloqué soixante millions de dollars de fonds de retraite illégalement investis par la CIA. Cette action prouvait que Vesco était un homme de cœur. Il n’y avait pas de honte à l’avoir comme parrain. C’était un conquérant de l’ombre.

À l’issue de la seconde journée de négociations, Laura, tout ébranlée, rejoignit Debra Emerson sur la véranda face à la mer pour un entretien privé. « Eh bien, dit chaleureusement Emerson, voilà qui a sans aucun doute purifié l’atmosphère.

— Plutôt comme si on soulevait le couvercle d’une fosse d’aisances », protesta Laura. Une brise salée soufflait du large et elle frissonna. « Ces négociations ne nous mènent nulle part. Il est évident qu’ils n’ont pas l’intention de s’amender. C’est tout juste s’ils nous tolèrent. Ils nous prennent pour des gogos.

— Oh ! je crois au contraire que nous progressons gentiment », dit Emerson. Depuis le début des entretiens, elle s’était peu à peu détendue, protégée derrière un vernis d’aisance professionnelle. Elle et Laura avaient fait un effort pour transcender leurs rôles passés et instaurer entre elles une espèce de confiance viscérale qui soudait Rizome pour en faire une entreprise postindustrielle. Laura était rassurée de voir Emerson prendre à cœur à ce point les principes de la compagnie.

C’était bien, également, que le comité ait entièrement admis le besoin d’information de Laura. Un moment, elle avait craint qu’ils lui opposent une histoire quelconque de mesures de sécurité, qui l’oblige à les contacter par le Réseau et faire tout un barouf. Au contraire, ils l’avaient admise au centre même des négociations. Pas mal du tout, question carrière, pour une femme encore officiellement en congé de maternité. Laura se sentait à présent vaguement coupable pour ses soupçons initiaux. Elle aurait même préféré qu’Emily Donato ne lui ait rien dit.

Emerson grignota une praline en contemplant le large.

« Jusqu’à présent, il ne s’est agi que d’escarmouches, de fanfaronnades de machos. Mais ils ne vont pas tarder à en venir aux choses sérieuses. Le point critique, c’est leurs maîtres chanteurs. Avec notre aide, un petit coup de main, ils vont unir leurs forces par réflexe d’autodéfense. »

Une mouette remarqua qu’Emerson mangeait. Elle prit son essor pour planer, pleine d’espoir, au-dessus du garde-corps, une lueur d’intérêt dans ses yeux jaune mat.

« Unir leurs forces ? s’étonna Laura.

— Ce n’est pas aussi néfaste qu’il y paraît, Laura. C’est leur petite échelle et la vivacité de leurs réflexes qui rendent dangereuses les planques de données. Un groupe vaste et centralisé serait rongé par la bureaucratie.

— Vous le croyez ?

— Ils ont des faiblesses que nous n’avons pas », expliqua Emerson en se laissant couler dans sa chaise longue. Elle écailla un fragment de sa praline, étudia l’oiseau en vol stationnaire. « La principale faiblesse des groupes criminels est leur manque de confiance inné. C’est pourquoi ils sont si nombreux à se fier aux liens de sang. En particulier ceux des familles issues des minorités opprimées – une double raison de resserrer les rangs face au monde extérieur. Mais une organisation qui ne peut se fier à la loyauté librement consentie de ses membres est forcée de tabler sur la Gesellschaft. Sur les méthodes de l’industrie. »

Elle sourit, leva la main. « Et cela veut dire règlements, lois, hiérarchies rigides. La violence n’est pas le fort de Rizome, Laura, mais nous saisissons parfaitement en revanche les structures de gestion. Les bureaucraties centralisées protègent toujours le statu quo. Elles n’innovent jamais. Et c’est l’innovation qui est la vraie menace. Nous arnaquer n’est pas si grave que ça. » Elle lança le bout de friandise et la mouette l’attrapa aussitôt. « Le problème, c’est quand ils se mettent à réfléchir mieux que nous.

— Plus t’es gros, plus t’es con, c’est ça, la stratégie ? Que faites-vous du bon vieux diviser pour régner ?

— Il ne s’agit pas de politique. Mais de technologie. Ce n’est pas leur puissance qui nous menace, c’est leur imagination. La créativité émane des petits groupes. Ce sont des petits groupes qui nous ont donné l’éclairage électrique, l’automobile, l’ordinateur individuel. Les bureaucraties nous ont donné les centrales nucléaires, les embouteillages et les chaînes de télévision. Les trois premières inventions ont tout changé. Les trois dernières sont aujourd’hui des souvenirs. »

Trois nouvelles mouettes avaient jailli de nulle part. Elles rivalisaient avec grâce pour s’approprier leur coin de ciel, à grand renfort de cris perçants. Laura remarqua : « Vous ne croyez pas que nous devrions tenter quelque chose d’un peu plus vigoureux ? Je ne sais pas, moi, les arrêter, par exemple ?

— Je ne vous reproche pas une telle idée, dit Emerson. Mais vous ne savez pas à quoi ces gens ont survécu. Ils vivent de la persécution, ça les rassemble. Cela engendre une rupture de classe entre eux et la société, qui leur permet dès lors de s’attaquer à nous sans l’ombre d’un scrupule. Non, nous devons les laisser grossir, Laura, nous devons leur laisser une place dans notre statu quo. C’est un combat à long terme. Sur des décennies. Des vies entières. Comme le fut l’Abolition.

— Hmmmm », fit Laura, que cela n’enchantait guère. La vieille génération en avait toujours plein la bouche de l’Abolition. Comme si bannir des bombes destinées à détruire la planète avait requis un génie transcendant. « Eh bien, tout le monde ne doit pas partager cette philosophie. Ou sinon, ces requins de l’informatique ne seraient pas ici aujourd’hui, à chercher à esquiver les coups bas. » Elle baissa la voix. « D’après vous, qui les fait chanter ? L’un d’eux, peut-être ? Ces Singapouriens… ils sont tellement distants, tellement hautains. Ils m’ont l’air plutôt louches.

— Ça se pourrait, dit placidement Emerson. En tout cas, ce sont des professionnels. » Elle lança aux mouettes le reste de sa praline et se leva, prise de frissons. « Ça commence à se rafraîchir. »

Elles rentrèrent. Une sorte de routine avait fini par s’instaurer. Les Singapouriens se retiraient toujours dans leurs chambres à l’issue des négociations. Les Européens faisaient joujou dans la salle de conférences, faisant grimper la note de télécoms de la Loge.

Les Grenadins, en revanche, semblaient extrêmement intéressés par le bâtiment lui-même. Ils l’avaient inspecté de la tour aux fondations, posant des questions flatteuses sur la conception assistée par ordinateur et la fabrication du béton de sable. Et depuis, ils semblaient s’être pris d’amitié pour David. Cela faisait trois soirs de suite qu’ils se retrouvaient avec lui dans le salon du bas.

Laura alla aider à faire la vaisselle. Le personnel se débrouillait bien, malgré les contraintes de sécurité. Ils trouvaient fascinant de loger d’authentiques criminels. Mme Rodriguez avait affublé leurs hôtes de sobriquets appropriés : los Opios, los Morfinos et, évidemment, los Marijuanos. Winston Stubbs, el Jefe de los Marijuanos, était leur préféré. Non seulement c’était lui qui ressemblait le plus à un vrai pirate, mais il avait plusieurs fois cherché à les soudoyer. Les Morfinos européens, en revanche, étaient sur la liste noire de tout le monde.

Debra Emerson n’y avait pas échappé non plus – on ne l’appelait plus que la Espia. Tout le monde s’accordait à la trouver bizarre. Poca loca. Un peu louf. Mais elle appartenait à Rizome, donc pas de problème.

Laura n’était pas allée courir depuis trois jours. Sa cheville allait mieux, mais ce confinement forcé la rendait nerveuse. Elle avait envie de boire quelque chose. Elle rejoignait David et les Grenadins au bar.

David était en train d’exhiber sa collection musicale. Il était fan de vieille musique populaire du Texas – western swing, blues, polkas, ballades conjunto de la frontière. Les haut-parleurs passaient une cassette de conjunto vieille de soixante ans, riffs rapides d’accordéon ponctués de gémissements aigus. Laura, dont l’enfance avait été bercée par les synthétiseurs et le rock russe, continuait à trouver ça parfaitement craignos.

Elle se versa un verre de rouge maison et les retrouva autour d’une table basse. Affalé dans un fauteuil, le vieux avait l’air hébété. Sticky Thompson et la femme de l’Église étaient assis ensemble sur un divan.

Durant les débats, Sticky s’était montré très animé, voire surexcité. Il avait apporté dans ses bagages une thermos de ce qu’il prétendait être du lait à l’acidophilus. C’est ce qu’il buvait à présent. Laura se demanda de quoi il s’agissait. Elle estima qu’il ne devait pas avoir plus de trente-deux ou trente-trois ans. C’était un peu jeune pour avoir un ulcère.

Carlotta tenait un verre de jus d’orange. Elle avait bien fait comprendre qu’elle ne touchait jamais au café ou à l’alcool. Elle était collée à Sticky, cuisse en bas noir plaquée contre la jambe de celui-ci, et tripotait doucement les boucles de cheveux dans son cou. Carlotta n’avait jamais pris part aux débats, mais elle partageait la chambre de Sticky. Elle le contemplait avec une ferveur animale – du même regard que les mouettes, dehors.

Le spectacle qu’offraient Carlotta et Sticky – l’amour juvénile joué en 78 tours – mettait Laura mal à l’aise. Il y avait quelque chose d’horriblement bidon dans leur attitude, comme s’ils cherchaient délibérément à mimer une idylle, elle approcha une chaise de David.

« Alors, qu’est-ce que vous en dites ? demandait celui-ci.

— C’est toujours mieux que ces cow-boys yodleurs », dit Sticky, et ses yeux d’ambre étincelaient. « Mais tu peux pas dire que ce soient tes racines, mac. C’est de la musique du Tiers Monde.

— Vous m’faites marrer, vous, dit doucement David. C’est de la musique du Texas, et je suis texan.

— C’est en espagnol qu’ils chantent, mac.

— Eh bien, je parle espagnol. Vous avez peut-être pas remarqué que notre personnel est composé d’Hispano-Texans ?

— Oh ! vu, moi remarquer. » C’était la première fois que Sticky employait un patois aussi prononcé. « J’ai remarqué aussi que vous dormiez là-haut dans le donjon. » Il leva le doigt en l’air. « Alors qu’ils dorment en bas près de la cuisine.

— Oh ! vous avez remarqué ça ? » dit David, d’une voix traînante. Il était piqué au vif. « Vous voulez peut-être faire grimper à ces pauvres vieux deux volées de marches, je suppose. Pendant qu’on gardera le bébé au rez-de-chaussée, pour qu’il réveille nos invités ?

— Je vois ce que je vois, persista Sticky. Vous dites, plus d’esclaves salariés, égalité des droits pour tous dans la grande mère Rizome. Tout le monde vote. Plus de patrons – des coordinateurs. Plus de conseil d’administration – un comité central. Mais ta femme continue de donner des ordres et ils continuent à faire la cuisine et le ménage.

— Bien sûr, intervint Laura. Mais pas pour nous, Sticky. Pour vous.

— Elle est bien bonne, celle-là », dit Sticky en rivant sur Laura son regard brûlant. « C’est que vous savez bien causer après tous ces cours de relations publiques à l’université ! Diplomate, hein, comme vot’ mère. »

Il y eut un brusque silence. « Calme, Sticky, murmura le vieux. Tu d’viens rouge, mon garçon.

— Ouais, dit David, encore piqué au vif. Vous auriez peut-être intérêt à modérer votre consommation de… lait.

— Y a rien du tout dans ce lait », dit Sticky. Il brandit le thermos sous le nez de Laura qui était la plus proche de lui. « Goûtez-y voir.

— D’accord », dit brusquement Laura. Elle en but une gorgée. Il était écœurant de sucre. Elle lui rendit la bouteille. « Ça me fait penser… David, est-ce que t’as donné son biberon au bébé ? »

David sourit, admirant la bravade. « Ouais. »

Il n’y avait rien dans le lait, estima-t-elle. Il n’allait rien lui arriver. Elle but une gorgée de vin pour faire passer le goût.

Carlotta se mit soudain à rire, dissipant la tension. « T’es quand même un numéro, Sticky. » Elle entreprit de lui masser les épaules. « Ça sert à rien de t’en prendre à M. et Mme Vie conjugale. C’est des gens bien, c’est tout. Pas du tout comme nous.

— T’as encore rien vu, nana. Tu les as pas entendu causer, là-haut. » Sticky avait perdu patience, et son accent avec. Un journal sur une chaîne câblée, songea Laura. Cet anglais télévisuel transatlantique dépourvu d’intonation. Débat sur Mondio-Réseau. Sticky retira la main de Carlotta et la maintint dans la sienne. « Les gens bien ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils veulent tout, aujourd’hui – le monde entier. Un seul monde. Leur monde. » Il se leva, la forçant à se lever elle aussi. Allez viens, nana. Le lit a besoin d’être secoué.

Buenas noches, lança David comme ils sortaient. Suenos dulces, cuidado con las chinches ! » Sticky l’ignora.

Laura se servit un autre verre de vin et en descendit la moitié. Le vieux ouvrit les yeux. « Il est jeune, remarqua-t-il.

— J’ai été brusque, s’excusa David. Mais, je ne sais pas, cette vieille scie sur l’impérialisme américain… ça me prend la tête. Désolé.

— Pas américain, non, dit le vieux. Vous autres Yankees, vous n’êtes pas Babylone. Seulement une partie. Babylone l’est multinationale. Babylone l’est multilatérale. » Il psalmodiait. « Babylone va venir nous prendre la tête. » Il soupira. « Vous vous plaisez ici, je sais. J’ai demandé aux vieilles, elles disent qu’elles se plaisent aussi. Elles disent que vous êtes chouettes, que la petite est un amour. Mais où qu’elle va grandir cette petite, dans votre chouette monde unique, avec ses chouettes règles uniques ? Elle aura pas de place où courir. Pensez-y un peu, vu ? Avant de nous tomber dessus. » Il se leva, bâilla. « À demain, hein ? Demain. » Il sortit.

Le silence revint. « Allons nous coucher », dit enfin Laura, ils montèrent.

La petite dormait paisiblement. Laura avait vérifié le moniteur du berceau depuis son multiphone. Ils se dévêtirent et se glissèrent ensemble dans le lit. « Quel drôle de vieil oiseau, ce Stubbs, dit David. Plein d’histoires. Il a raconté… Il a raconté qu’il était à la Grenade en 83, au moment de l’invasion par les marines. Le ciel était plein d’hélicos qui tiraient sur les Cubains. Ils se sont emparés de la station de radio et ils ont passé de la pop yankee. Les Beach Boys… Au début, j’ai cru qu’il parlait des gars débarqués sur la plage. Des beach boys… »

Laura plissa le front. « T’es en train de te laisser avoir, David. Par ce brave vieux bonhomme avec sa pauvre petite île. Sa pauvre petite île est en train de nous bouffer le cul. Cette remarque désobligeante à propos de maman… ils doivent avoir des dossiers sur nous deux, gros comme des annuaires. Et la pute de l’Église, t’y as pensé ? Je n’aime pas du tout ce genre d’histoire.

— On a plein de choses en commun avec la Grenade, observa David. Galveston était un repaire de pirates, dans le temps. Ce bon vieux Jean Lafitte, tu te souviens ? Ça remonte à 1817. Les détournements de vaisseaux, hisse et ho ! les flacons de rhum, tout le tremblement. » David sourit. « Peut-être qu’on pourrait se monter notre repaire, toi et moi, d’ac ? Une petite planque sympa, on opérerait depuis la salle de conférences. On découvrirait combien de dents possède encore la grand-mère de ce vieux Sticky.

— Qu’est-ce que tu vas imaginer ! » Après un temps d’arrêt, Laura reprit : « Cette fille. Carlotta. Tu la trouves attirante ? »

Il s’enfouit dans son oreiller. « Elle est pas mal… Ouais.

— T’arrêtes pas de la reluquer.

— J’ai l’impression qu’elle était bourrée de ces pilules, là… La Romance. Ça fait de l’effet sur une femme, pour qu’elle ait cet éclat, même si c’est bidon.

— Je pourrais en prendre une, hasarda Laura, avec précaution. Ça m’est déjà arrivé d’être totalement folle de toi. Ça n’a pas créé de dégâts irréversibles. »

Il rit. « Qu’est-ce qui t’arrive, ce soir ? J’arrivais pas à croire que tu boirais ce lait. T’as déjà de la veine de pas voir des petits chiens bleus bondir du mur. » Il se redressa, agita la main. « Combien de doigts ?

— Quarante, répondit-elle, souriante.

— Laura, tu es ivre. » Il la cloua sur le lit et l’embrassa. C’était bon. C’était bon de se sentir écrasée sous son poids. Une pression chaude, solide, confortable. « Bon, dit-elle, accorde-m’en dix de plus. » Son visage était à quelques centimètres du sien et elle décela l’odeur de vin de sa propre haleine.

Il l’embrassa deux fois, puis sa main descendit pour une caresse profonde, intime. Elle noua les bras autour de lui et ferma les yeux, ravie. De bonnes mains chaudes et fortes. Elle se détendit, se laissant prendre par l’ambiance. Chouette petit jeu de substances chimiques, où l’irritation du plaisir se muait en excitation sexuelle. La lassitude qui l’avait accompagnée toute la journée s’évapora tandis qu’elle se laissait porter par le désir. Adieu, la Laura calculatrice ; salut, la Laura conjugale, ça faisait un bail ! Elle se mit à l’embrasser sérieusement, comme il aimait. C’était chouette de le faire, et de savoir qu’il l’aimait.

Et c’est parti, se dit-elle. Un coulissement ferme et doux en elle. Sûr qu’il n’y avait rien de mieux que ça. Elle lui sourit.

Ce regard. Il l’avait terrifiée, parfois, dans les premiers temps, et excitée aussi. Le regard du doux David, disparu, autre chose à la place. Une autre partie de lui, primitive. Qu’elle était incapable de maîtriser, qui pouvait la rendre incapable de se maîtriser. Le sexe avait été ainsi aux premiers jours de leur liaison, quelque chose de sauvage, de fort et de romantique, pas entièrement agréable. Trop proche de l’évanouissement, trop proche de la douleur. Trop étrange…

Mais pas ce soir. Ils glissèrent vers un bon vieux rythme forcené ; une bonne partie de frotte-un-max et de rentre-dedans. De la bonne baise solide et sûre. Montant vers l’orgasme comme monte un mur de briques. Les anges architectes devaient monter ainsi les murs du paradis. Première rangée, seconde rangée, on prend son temps, troisième rangée, on y est presque, et voilà, ça y est. L’orgasme la submergea, elle poussa un gémissement de bonheur. Et il n’avait toujours pas terminé. Inutile d’en chercher un second, et elle n’essaya pas, mais il vint tout de même, petit tressaillement de plaisir autonome, comme un parfum de cognac venu d’une autre pièce.

Enfin, ça y était. Il roula vers son côté du lit et elle sentit la sueur refroidir sur sa peau. Une impression agréable, intime comme un baiser. « Ô Seigneur ! », fit-il, sans rien vouloir dire de précis, ce n’étaient que des mots exhalés en un souffle. Il glissa les jambes sous les couvertures. Il était heureux, ils étaient amants, tout allait le mieux du monde. Ils ne tarderaient pas à dormir.

« David ?

— Oui, lumière de ma vie ? »

Elle sourit. « Tu crois qu’on est des gens bien ? »

Il croisa les mains sur sa nuque, contre l’oreiller. Puis la regarda à la dérobée : « Fatiguée de la position du missionnaire ?

— C’est fou ce que tu m’aides. Non, je suis sérieuse. »

Il la regarda, le constata, et haussa les épaules. « Je ne sais pas, mon ange. On est des gens, voilà tout. On a une gosse, une place au soleil… Je ne sais pas ce que ça veut dire. » Il eut un sourire las, puis roula sur le côté, passant une jambe par-dessus celles de Laura. Elle baissa les lumières à partir de son multiphone. Elle ne dit plus rien et, au bout de quelques minutes, elle dormait.


Les vagissements du bébé l’éveillèrent. Cette fois, Laura parvint à se forcer à sortir du lit. David s’étala aussitôt, prenant sa place. Parfait, se dit-elle. Qu’il dorme là où c’est mouillé.

Elle leva la petite, changea sa couche. Ça devait être un signe, ça, songea-t-elle amèrement. Sûr que les rebelles avant-gardistes ennemies du système n’avaient jamais à changer de couches.

Laura chauffa le biberon de Loretta et essaya de la nourrir, mais elle refusait de se laisser consoler. Elle donnait des coups de pied, arquait le dos, inondant ses petites joues… C’était un bébé de très bonne composition, dans la journée du moins, mais si jamais elle se réveillait la nuit, c’était le vrai paquet de nerfs.

Ce n’étaient pas ses pleurs de faim ou de solitude, mais une succession de piaillements aigus, chevrotants, qui révélaient surtout qu’elle ne savait que faire de sa personne. Laura décida de la sortir sur le balcon. D’habitude, ça la calmait. Et puis la nuit paraissait douce. Elle se glissa dans sa robe de chambre.

Une lune gibbeuse s’était levée. Laura arpenta pieds nus les planches humides. Clair de lune sur les vagues. Il avait quelque chose de surnaturel. Si beau qu’il en était presque comique, comme si la nature avait décidé d’imiter, non pas l’Art avec un grand A, mais un tableau de feutrine grand comme un divan.

Elle fit des aller et retour, roucoulant à l’oreille de Loretta dont les plaintes avaient fini par se réduire à de brefs hoquets gémissants. Laura pensa à sa mère. Les mères et les filles. Cette fois, ça se passerait autrement.

Un frisson soudain la submergea. Sans prévenir, il vira à la peur. Elle leva les yeux, surprise, et vit une chose incroyable.

C’était perché dans les airs, au clair de lune, et ça bourdonnait. Un sablier, coupé en deux par un disque scintillant. Laura poussa un cri. L’apparition resta un instant immobile, comme si elle la mettait au défi de croire en son existence. Puis elle s’inclina légèrement et mit le cap vers l’océan. En peu de temps, elle l’avait perdue de vue.

La petite était trop effrayée pour pleurer. Dans sa panique, Laura l’avait écrasée contre sa poitrine et le geste semblait avoir déclenché chez elle quelque réflexe de terreur primitive. Un réflexe né du temps des cavernes, quand les horreurs du vaudou régnaient au-delà de la lumière du feu, des choses attirées par l’odeur du lait et qui savaient que la chair jeune est tendre. Un tremblement spasmodique la parcourut de la tête aux pieds.

La porte d’une des chambres d’amis s’ouvrit. Le clair de lune joua sur la toison grise de Winston Stubbs. Nattes bouclées de chaman. Il s’avança sur la galerie, vêtu de son seul jean. Sa poitrine grisonnante avait l’aspect affaissé de la vieillesse mais elle était encore robuste. Et puis, c’était une autre présence.

« J’entends un cri, dit-il. Qu’est-ce qui se passe, ma fille ?

— J’ai vu quelque chose », dit Laura. Sa voix tremblait. « Ça m’a effrayée. Je suis désolée.

— J’étais réveillé. J’entends le bébé dehors. Nous autres vieux, moi et moi, on dort pas beaucoup. Un rôdeur, peut-être ? » Il parcourut la plage du regard. « Il me faudrait mes lunettes. »

Le choc commençait à refluer. « J’ai vu quelque chose dans les airs, expliqua-t-elle, d’une voix plus ferme. Une sorte de machine, je pense.

— Une machine, dit Stubbs. Pas un spectre.

— Non.

— À vous voir, on dirait qu’un zombi a failli vous enlever votre petite, dit Stubbs. Une machine, pourtant… j’aime pas ça. Y a machines et machines, vu ? Pourrait être un espion.

— Un espion », répéta Laura. C’était une explication qui força son cerveau à se remettre en branle. « Je ne sais pas. J’ai déjà vu des avions radioguidés. On s’en sert pour l’épandage agricole. Mais ils ont des ailes. Ce ne sont pas des soucoupes volantes.

— Z’avez vu une soucoupe volante ? » Stubbs était impressionné. « Cru-cial ! Par où est-elle partie ?

— Rentrons. » Laura frissonnait. « Vous voudriez pas voir ça, monsieur Stubbs.

— Mais je la vois comme je vous vois », dit Stubbs. Il tendit le doigt. Laura se retourna pour regarder.

L’objet était en train de glisser dans leur direction, depuis l’océan. Il vrombissait. Il survola la plage à toute vitesse. En leur arrivant dessus, il ouvrit le feu. Une averse crépitante de balles pénétra dans le ventre et la poitrine de Stubbs, le projetant contre le mur. Son corps s’ouvrit comme une fleur sous l’impact.

L’objet fila au-dessus du toit, son vrombissement s’éteignit dans la nuit. Stubbs se laissa couler vers les planches de la galerie. Ses nattes avaient glissé de biais. C’était une perruque. En dessous, son crâne était chauve.

Laura porta une main à sa joue. Quelque chose l’avait éraflée. De petits éclats de sable compacté, pensa-t-elle distraitement. Des éclats de sable jaillis des trous d’impact. Ces marques qui grêlaient le mur de sa maison : les balles qui avaient traversé le corps du vieux. Les trous paraissaient noirs au clair de lune. Ils étaient remplis de son sang.

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