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Une des hôtesses les salua à la porte de l’appareil. Puis ils foulèrent la moquette miteuse de l’ombilic d’accès à l’aérogare de Point Salines. « Qui est en ligne ? » murmura Laura.

[« Emily »], chuchota la voix dans son écouteur. [« Je suis là, avec toi. »] David arrêta de se débattre avec le porte-bébé pour porter la main à son oreille et monter le volume. Ses yeux, comme ceux de Laura, toujours cachés derrière les vidéoverres striés d’or. Nerveuse, Laura chercha son passeport à tâtons, en se demandant à quoi ressemblerait la douane. Le hall de l’aérogare était décoré d’affiches poussiéreuses montrant les plages blanches de l’île, d’accortes autochtones souriantes en tenues aux couleurs démodées de dix ans, le tout surmonté de slogans racoleurs en caractères cyrilliques et en katakanas japonais.

Un jeune soldat noir de peau quitta son appui contre le mur lorsqu’ils approchèrent. « Les Webster ?

— Oui ? » Laura le cadra dans ses vidéoverres, puis le toisa de la tête aux pieds. Il portait une chemise et un pantalon kaki, une ceinture de toile avec un pistolet dans son étui, un béret étoilé, des lunettes noires après la tombée de la nuit. Les manches retroussées révélaient des biceps d’ébène luisante.

Il les précéda, balançant ses jambes chaussées de bottes noires de combat à lacets. « Par ici. » Ils traversèrent au pas de charge l’aire de dégagement, tête baissée, ignorés des rares voyageurs vitrifiés de fatigue. À la douane, leur accompagnateur sortit fugitivement sa carte et ils franchirent le guichet dans la foulée.

« Z’amèneront vos bagages plus tard, marmonna-t-il. Une voiture nous attend. » Ils se glissèrent par une sortie de secours et descendirent une volée de marches couvertes de rouille. Durant un instant de pur bonheur, ils foulèrent un sol véritable, respirèrent un air authentique. Humide et sombre ; il avait plu. La voiture était une berline Hyundai, une Luxury Saloon blanche aux vitres réfléchissantes. Ses portes s’ouvrirent à leur approche.

Leur accompagnateur se glissa sur le siège avant ; Laura et David s’entassèrent à l’arrière avec le bébé. Les portes se refermèrent sur eux comme les écoutilles d’un blindé et le véhicule se mit en route en douceur. Ils s’abandonnèrent au bercement huileux de la suspension qui avalait les nids-de-poule et les mottes d’herbe de la chaussée. Laura se retourna pour contempler une dernière fois l’aérogare – flaque lumineuse surmontant une douzaine de vélo-pousse et de taxis à pilotage manuel piquetés de rouilles.

La climatisation glaciale de la berline les enveloppait d’une fraîcheur antiseptique. « En ligne. Tu peux nous copier d’ici ? » demanda Laura.

[« Un peu de parasites sur l’image mais le son est bon »], murmura Emily. [« Chouette bagnole, hein ? »]

« Ouais », dit David. Une fois sorti des dépendances de l’aéroport, ils s’engagèrent vers le nord sur une nationale bordée de palmiers. David se pencha vers leur accompagnateur sur la banquette avant. « Où allons-nous, amigo ?

— On vous conduit en lieu sûr », répondit l’homme. Il se retourna, passant un coude par-dessus le dossier. « Une quinzaine de kilomètres, peut-être. On s’rassoit et on s’relaxe, vu ? On s’tourne ses gros pouces de Yankees, on essaie de prendre l’air innocent. » Il retira ses lunettes noires.

« Eh ! s’exclama David. C’est Sticky ! »

Sourire narquois de l’intéressé : « Capitaine Thompson pour vous, Bwana… »

Il avait la peau bien plus sombre que lorsqu’ils l’avaient connu à Galveston. Sans doute une sorte de teinture épidermique, estima Laura. Un déguisement, peut-être. Il semblait plus prudent de ne pas relever la chose. « Je suis contente de vous voir sain et sauf », dit-elle. Sticky se contenta de grommeler.

« Nous n’avons pas eu l’occasion de vous dire, continua-t-elle, combien nous sommes désolés pour M. Stubbs.

— J’étais occupé, dit Sticky. À poursuivre ces mecs de Singapour. » Il braqua son regard droit sur les lunettes de Laura, se redressant visiblement pour parler, à travers elle, aux bandes vidéo de Rizome qui défilaient à Atlanta. « Et ça, pendant que notre sécurité de Rizome continue à danser comme un poulet décapité, notez bien. La bande de Singapour s’est tirée vite fait après le meurtre. Alors moi, je les file dans le noir. Ils courent peut-être cinq cents mètres vers le sud, le long de la côte, puis pataugent pour gagner un chouette rafiot qui les attend, bien peinard, tout près du bord. Un ketch de bonne taille ; avec deux autres types à bord. Je note son immatriculation. » Il renifla. « Loué par M. Lao Binh Huynh, un soi-disant “important homme d’affaires viet-américain”, qui vit à Houston. Un mec riche, ce Huynh – il possède une demi-douzaine d’épiceries, un hôtel, une entreprise de transports. »

[« Dis-lui qu’on va vérifier tout de suite »], pressa le murmure d’Emily.

« On va vérifier tout de suite, dit David.

— V’débarquez un peu tard, Bwana Dave. M. Huynh s’est volatilisé il y a quelques jours. Quelqu’un l’a enlevé à la sortie de sa voiture.

— Seigneur », dit David.

Sticky regarda dehors, maussade. Un entassement de maisons blanches émergea des ténèbres ; les murs blancs reflétaient comme de la laque la lumière des phares. Un ivrogne solitaire détala pour dégager la route au premier coup de klaxon. Une place de marché déserte ; des toits en tôle ondulée, des mâts sans drapeaux, une statue coloniale, des bouts de panier en osier piétinés. Quatre chèvres attachées – éclat rouge des yeux dans le faisceau des projecteurs, comme une vision de cauchemar. « Rien de tout cela ne prouve quoi que ce soit contre la Banque de Singapour », observa Laura.

Sticky était ennuyé ; il en oublia son accent. « Quelle preuve ? Vous croyez peut-être qu’on compte les poursuivre en justice ? C’est d’une guerre qu’il s’agit ! » Un temps d’arrêt. « Trop drôle, des Yankees qui demandent des preuves, aujourd’hui ! Quelqu’un fait sauter votre vaisseau de guerre, le Maine, vu ? Et deux mois après, ce tordu d’oncle Sam envahit Cuba. Sans la moindre preuve.

— Eh bien, ça tendrait à vous prouver qu’on a appris la leçon, dit doucement David. L’invasion de Cuba, ça a été un flop retentissant. La baie des Porcs… pardon, la baie des Cochons. Une sacrée humiliation pour l’empire yankee. »

Sticky le considéra avec un mépris stupéfait : « J’te cause de 1898, mac ! »

Ébahissement de David : « 1898 ? Mais c’est l’âge de pierre !

— Nous, on a pas oublié. » Sticky jeta un œil dehors. « Z’êtes dans la capitale, à présent. Saint George. »

Des immeubles d’habitation à étages, là encore avec cet étrange éclat de laque immaculée. De vagues taches de verdure s’accrochaient à flanc de coteau, maigres palmiers à la silhouette déchiquetée, pareils à des têtes de rastas couvertes de nattes. Des antennes de télé, paraboles ou râteaux squelettiques, encombraient les toitures. D’autres paraboles, hors d’usage, regardaient le ciel, posées sur les pelouses piétinées – des piscines pour les oiseaux ? se demanda Laura. « Ce sont les chantiers gouvernementaux, expliqua Sticky. Des logements publics. » Son doigt indiqua la pente, à l’opposé du port. « Là, sur la colline, c’est Fort George – le premier ministre habite là-haut. »

Derrière le fort, trois grands mâts radio faisaient clignoter en synchronisme leurs balises de trafic aérien, petits points rouges qui montaient de la terre au ciel, comme s’ils voulaient se propulser dans les ténèbres stellaires. Laura se pencha pour regarder par la vitre de David. La masse sombre des fortifications de Fort George qui se découpait devant ce défilement lumineux la mit mal à l’aise.

Laura avait eu un topo sur le premier ministre de la Grenade. Il s’appelait Eric Louison et son Mouvement du Nouveau Millénaire était le parti unique au gouvernement. Louison était à présent octogénaire et on le voyait rarement hors du secret de son cabinet de pirates informatiques. Bien des années plus tôt, sitôt après s’être emparé du pouvoir, Louison avait prononcé à Vienne un discours enflammé, pour exiger une enquête sur le « phénomène de personnage optimal ». Une sortie qui avait engendré nombre de commentaires railleurs et gênés.

Louison s’inscrivait dans la malheureuse tradition afro-antillaise de ces patriarches charismatiques fortement imprégnés de vaudou. Des types qui étaient tous des Papa Doc, des Steppin’ Razors et autres pères Fouettards. Contemplant le sommet de la colline, Laura eut soudain une claire image mentale du vieux Louison. Un vieux schnock aux ongles jaunes, décharné, parcourant d’un pas chancelant d’insomniaque les galeries des cachots à la lueur des torches. Vêtu d’une veste à parements d’or, s’abreuvant de sang de bouc brûlant, ses pieds nus chaussés de boîtes de Kleenex vides…

La Hyundai traversa lentement la ville sous les réverbères ambrés. Ils doublèrent quelques triroues brésiliens, petits engins noir et jaune comme des guêpes pétaradant à l’alcool. Saint George avait cet air assoupi d’une ville où l’on roulerait la chaussée comme un tapis les nuits de semaine. Selon les critères du Tiers Monde contemporain, c’était une bourgade – peut-être cent mille habitants. Une demi-douzaine de tours dominaient le centre, vieilles horreurs de style international, avec leurs murs monotones piquetés de fenêtres illuminées. Une jolie église coloniale ancienne, avec un grand beffroi carré. Des grues de construction dressaient leur carcasse immobile au-dessus du squelette du dôme couvrant un nouveau stade. « Où est la Banque ? » demanda David.

Sticky haussa les épaules. « Partout. Sur tout le réseau câblé.

— Une bien jolie cité, observa David. Pas de bidonvilles, pas de sans-abri campant sous les viaducs. Vous pourriez donner des leçons à Mexico. » Pas de réaction. « À Kingston également.

— C’est à Atlanta qu’on va donner une leçon, rétorqua Sticky. Notre Banque… vous nous prenez pour des voleurs. Pas du tout, mac. C’est vos banques à vous qui sucent le sang de ces malheureux depuis quatre siècles. Seulement, aujourd’hui, c’est une autre chanson… »

Les lumières de la capitale s’éloignèrent. Loretta s’agita dans son berceau, remua les bras puis remplit bruyamment sa couche. « Oh-oh », fit David. Il descendit la vitre. L’odeur de poussière moite de l’averse tropicale emplit l’habitacle. Un autre arôme s’immisça également, âcre, épicé, entêtant. Une odeur de cuisine. De la muscade, comprit Laura. La moitié de la production mondiale venait de la Grenade. De vraies noix de muscade, cueillies sur les arbres. Ils contournèrent une baie – lumières scintillant sur une base au large, lumières sur les eaux calmes, lueur industrielle sur le plafond de nuages gris.

Sticky fronça le nez et lorgna Loretta comme si c’était un sac-poubelle. « Pourquoi avoir amené ici ce bébé ? Le coin est dangereux. »

Laura plissa le front, puis sortit une couche neuve. David répondit : « Nous ne sommes pas des soldats. Nous ne cherchons pas à être des cibles faciles.

— Drôle de raisonnement, remarqua Sticky.

— Vous vous imaginez peut-être qu’elle est plus en sécurité chez nous, reprit Laura. Vous savez, la maison qui s’est fait mitrailler.

— D’accord », reconnut Sticky. Il haussa les épaules. « Peut-être qu’on pourra lui bricoler un bavoir pare-balles. »

Emily intervint par radio : [« Mais c’est que c’est un marrant. Il y a des talents qui se perdent. Ils auraient dû l’engager pour une vidéo-comédie. »]

Sticky remarqua leur silence. « Vous bilez pas, Atlanta, reprit-il tout haut. On prendra mieux soin de nos invités que vous ne l’avez fait des vôtres. »

[« Ouille »], dit le murmure.

Ils parcoururent encore plusieurs kilomètres en silence. [« Écoutez »], dit Emily. [« Pour vous éviter de perdre votre temps, je vais vous passer une sélection des meilleurs extraits de discours électoraux du comité… »] Laura écouta attentivement ; David jouait avec le bébé et regardait dehors.

Puis la Hyundai quitta la nationale par l’ouest pour s’engager sur un chemin gravillonné. Emily interrompit un discours sur les avoirs de la Couronne pacifique de Rizome en bois d’œuvre et en micro-puces. La voiture gravissait la colline, au milieu d’épais bosquets de casuarinas. Elle s’immobilisa dans l’obscurité.

« Klaxonne », ordonna Sticky, et la voiture obéit. Des lampes à arc s’illuminèrent au sommet de deux mâts d’acier aux portes d’une plantation. En haut des murs d’enceinte fortifiés du domaine, des tessons de bouteilles scintillaient méchamment.

Un garde se présenta au bout d’un long moment, un jeune milicien à l’air rompu, un fusil entraveur en bandoulière. Sticky descendit de voiture. Le garde avait l’air coupable du type qu’on a sorti du lit. Tandis que le portail s’ouvrait, Sticky fit valoir son rang en tançant le pauvre gamin.

« Non mais, regardez-moi ce numéro de ringardise fasciste », grommela David, rien que pour marquer le coup.

La voiture pénétra dans une cour gravillonnée décorée d’une fontaine en marbre asséchée et de rosiers humides qui étouffaient sous les mauvaises herbes. Les projecteurs du portail éclairaient de loin un escalier chaulé aux marches basses menant à une longue véranda abritée. Au-dessus de celle-ci, deux tourelles d’allure ridicule aux fenêtres éclairées. Expression de l’idée de classe chez certains colons victoriens. [« Mince de piaule ! »] commenta Emily.

« Une résidence Reine Anne ! » dit David.

La voiture s’arrêta au pied des marches et les portières s’ouvrirent. Ils descendirent au milieu de la moiteur tropicale et des parfums entêtants, traînant le bébé et leur barda. Sticky les rejoignit, brandissant une clé à carte.

« C’est chez qui, ici ? demanda David.

— Chez vous, pour l’instant. » Sticky les invita à gravir les marches et à traverser le porche ouvert plongé dans l’obscurité. Ils passèrent devant une grande table couverte de poussière. Le pied de David buta sur une balle de ping-pong qui fusa en cliquetant au loin dans les ténèbres, entre les reflets squelettiques de sièges de jardin en aluminium. Sticky glissa sa clé à carte dans la fente d’une double porte en bois de rose à ferrures en laiton.

Les portes s’ouvrirent ; le hall s’éclaira aussitôt. David exprima sa surprise : « Cette vieille baraque a un équipement domotique ?

— Bien sûr, fit Sticky, hautain. Elle a appartenu dans le temps à un ponte de la Banque – le vieux M. Gelli. C’est lui qui l’a aménagée. » Des voix inconnues provenaient d’une porte au fond. Ils pénétrèrent dans une salle de séjour : moquette murale en velours floqué, ensemble salon à fleurs, table basse haricot, épaisse moquette d’un bordeaux purulent.

Deux hommes et une femme, en tenue blanche de domestiques, étaient agenouillés près d’une desserte à roulettes renversée. Ils se levèrent en hâte, l’air penaud.

« Elle déconne, dit le plus grand des deux hommes, l’air buté. À nous a coursés toute la journée.

— Voici vos domestiques, dit Sticky. Jimmy, Rajiv et Rita. La maison est encore un peu poussiéreuse mais ils vous soigneront bien. »

Laura les examina. Jimmy et Rajiv ressemblaient à des pickpockets et Rita avait des yeux brûlants et noirs comme des billes – elle regardait Loretta avec l’air de se demander ce qu’elle donnerait, accommodée en ragoût avec oignons et carottes. « Est-on censés recevoir ? » demanda-t-elle.

Sticky eut l’air perplexe : « Non…

— Je suis certaine que Jimmy, Rajiv et Rita sont très capables, dit prudemment Laura. Mais à moins de nécessité pressante, je crois qu’on se soignera mieux tout seuls.

— Vous aviez des domestiques à Galveston », remarqua Sticky.

Laura grinça des dents. « Le personnel de la Loge est composé d’associés de Rizome. Nos collaborateurs.

— La Banque vous a sélectionné ces gens, observa Sticky. Ils avaient une bonne raison. » Il guida David et Laura vers une autre porte. « La chambre principale est ici. »

Ils le suivirent dans une pièce tapissée de penderies et équipée d’un imposant aqualit à baldaquin. Le lit venait d’être fait. Un bâton d’encens au gardénia se consumait sur un bureau d’acajou ancien. Sticky referma les portes derrière lui.

« Vos domestiques vous protègent des espions, leur dit-il avec un air de patience exaspérée. Des gens, et des objets aussi, les objets munis de rotors et de caméras, vu ? On n’a pas envie que ces gens s’interrogent sur votre identité et la nature de votre présence ici. » Il se tut, le temps qu’ils méditent sur l’information, puis reprit : « Alors voici le plan : on vous fait passer pour des docteurs fous.

— Des quoi ? intervint David.

— Des technos, Bwana. Des consultants extérieurs. Des technocrates de haut niveau, le gratin de la Grenade. » Sticky marqua un temps d’arrêt. « Vous ne voyez donc pas ? Comment fait-on marcher cette île, selon vous ? Nous avons ici des docteurs fous venus de tous les azimuts. Yankees, Européens, Russes, ils débarquent ici pour profiter des petits avantages, et puis le coin leur plaît, vu ? Des maisons vastes, avec du personnel. » Clin d’œil appuyé. « Plus certains détails appréciables…

— C’est vraiment le pied, dit David. Et on a droit aussi à des collaborateurs sur le terrain ? »

Sourire de Sticky. « Vous savez que vous commencez à me plaire, vous deux ?

— Pourquoi ne pas nous faire passer plutôt pour des touristes ? demanda Laura. Vous devez quand même bien en avoir, non ?

— Ma p’tite dame, vous êtes aux Antilles. L’arrière-cour de l’Amérique, vu ? On a l’habitude de voir des Yankees courir partout les fesses à l’air. Ça nous choque pas le moins du monde. » Il marqua un temps d’arrêt, songeur, ou faisant semblant. « Sauf que ce rétrovirus – cette sacrée MST yank – prélève son tribut chez les filles. »

Laura sentit la moutarde lui monter au nez. « Ce genre de “petits avantages” ne nous intéresse pas, capitaine.

— Oh ! désolé ! dit Sticky. J’oubliais que vous êtes en ligne avec Atlanta, faut surveiller ses manières, pas causer vulgaire… tant qu’ils peuvent entendre.

[« Oh »], murmura soudain Emily, [« si vous êtes tous des hypocrites, ça veut dire qu’il a bien le droit d’être un con. »]

— Vous voulez prouver que nous sommes des hypocrites, dit David. Parce que ça vous donne le droit de nous insulter. » Pris à contre-pied, Sticky hésita. David reprit, apaisant : « Nous sommes vos invités. Si vous tenez à nous entourer de ces prétendus “domestiques”, c’est votre affaire. »

Laura embraya : « Peut-être que vous n’avez pas confiance en nous ? » Elle fit mine de réfléchir. « Pas bête d’avoir quelques domestiques pour nous surveiller, juste au cas où l’on s’aviserait de regagner Galveston à la nage.

— On va étudier la question », admit Sticky, de mauvaise grâce. La sonnette tinta, jouant le premier couplet d’une vieille chanson populaire. « Oh ! quand j’entends chan-ter No-ël », fredonna David, reconnaissant l’air. Ils se hâtèrent vers la porte mais les domestiques les avaient pris de vitesse. Leurs bagages étaient arrivés. Rajiv et Jimmy déchargeaient déjà les sacs du monocorps.

« Je peux prendre le bébé, madame », proposa Rita, venant à la hauteur de Laura.

Celle-ci fit semblant de ne pas entendre, les yeux fixés au-delà du store de la véranda. Deux nouveaux vigiles étaient postés sous les lampes à arc du portail.

Sticky leur tendit une paire de clés à carte. « J’y vais… j’ai à faire ailleurs, ce soir. Prenez vos aises. Prenez ce que vous voulez, servez-vous de tout, la maison est à vous. Le vieux M. Gelli, il se plaindra pas.

— Quand rencontre-t-on les gens de la Banque ? demanda Laura.

— Ça va venir », dit Sticky, sans autre explication. Il dévala les marches ; la Hyundai s’ouvrit et il se glissa à l’intérieur sans couper son élan. La voiture démarra.

Ils rejoignirent les domestiques dans le séjour et restèrent plantés là, mal à l’aise, noués par une tension irrésolue.

« Un petit souper, monsieur, madame ? suggéra Rajiv.

— Non, merci, Rajiv. » Elle ignorait le terme idoine pour qualifier l’origine ethnique de Rajiv : Indo-Antillais ? Grenado-Hindou ?

« Je faire couler un bain à Madame ? »

Laura fit non de la tête. « Vous pourriez déjà commencer par nous appeler David et Laura », suggéra-t-elle. Les trois Grenadins les regardèrent, l’air obtus.

Loretta choisit adroitement ce moment pour éclater en sanglots. « Nous sommes tous un peu fatigués du voyage, lança David, je crois que nous allons… euh, nous retirer dans notre chambre. Alors, nous n’aurons pas besoin de vous ce soir, merci. » Il y eut une brève bousculade autour des bagages, remportée par Rajiv et Jimmy. Triomphants, ils transportèrent leur butin dans la chambre principale.

« Nous vous les défaire, annonça Rajiv.

— Merci, mais non ! » David ouvrit les bras et les raccompagna à la porte de la chambre. Qu’il verrouilla dans leur dos.

« Nous en haut si vous avoir besoin de nous, madame, cria Jimmy à travers la porte. L’interphone, y marche pas, alors faut crier un bon coup ! »

David sortit Loretta de son couffin et entreprit de lui préparer son biberon. Laura se laissa tomber de tout son long sur le lit, accablée de fatigue nerveuse. « Enfin seuls, dit-elle.

— Si tu ne comptes pas les milliers d’associés de Rizome », remarqua David depuis la salle de bains. Il en émergea et posa le bébé sur le lit. Laura se redressa sur un coude pour tenir le biberon.

David inspecta tous les placards. « On m’a l’air relativement en sécurité dans cette chambre. Pas d’autre issue que cette porte – et c’est de la menuiserie traditionnelle, du sérieux ! » Il retira son écouteur avec une grimace puis déposa les vidéoverres sur la table de chevet. En prenant soin de les braquer vers la porte.

[« Faites pas attention à moi »], dit Emily au creux de l’oreille de Laura. [« Si David veut dormir à poil, je couperai au montage. »]

Laura rit, passant en position assise. « Vous deux et vos blagues en douce », dit David.

Laura changea la petite et lui enfila son pyjama en papier. Gavée, assoupie et satisfaite, elle battait des paupières, les yeux mi-clos. Agitant ses menottes, comme si elle cherchait à se raccrocher à son retour à la conscience mais sans bien se rappeler où elle l’avait mis. C’était drôle comme elle pouvait ressembler à David quand elle dormait.

Ils se dévêtirent et il accrocha ses vêtements dans la penderie. « Ils ont laissé la garde-robe du vieux », remarqua-t-il. Il lui montra un harnais de cuir. « Chouette tailleur, hein ?

— Qu’est-ce que c’est que ce machin ? Un attirail sado-maso ?

— Un étui d’épaule, dit David. Pour gros pan-pan de macho.

— Ouah, terrible. » Encore et toujours ces sacrés revolvers. Malgré sa lassitude, elle redoutait le sommeil ; elle se sentait guettée par un nouveau cauchemar. Elle brancha son attirail sur le radio-réveil qu’elle venait de sortir du plus gros des sacs. « Qu’est-ce que t’en dis ? »

[« Ça devrait coller. »] La voix d’Emily sortait, amplifiée, du haut-parleur du radio-réveil. [« Je décroche mais l’équipe de nuit veillera sur vous. »]

« Bonne nuit. » Laura se glissa sous les draps. Ils calèrent le bébé entre eux. Demain, ils se mettraient en quête d’un berceau. Éteignez-vous, lumières ! »


Laura s’éveilla, pâteuse. David avait déjà passé un jean, une chemise tropicale ouverte et ses vidéoverres. « La sonnette », expliqua-t-il. Elle tinta de nouveau, égrenant son antique mélodie.

« Oh ! » Elle tourna des yeux chassieux vers le cadran. Huit heures du matin. « Qui est en ligne ? »

[« C’est moi, Laura »], dit le réveil. [« Alma Rodriguez. »]

« Oh ! madame Rodriguez, dit Laura au réveil. Hum, comment allez-vous ?

[« Oh, c’est mon homme… son hygroma le fait bien souffrir aujourd’hui. »]

« Désolée de l’apprendre », marmonna Laura. Elle se redressa tant bien que mal ; l’aqualit clapotait à vous flanquer le mal de mer.

[« Cette Loge, elle est drôlement vide, sans vous ou les hôtes »], crut bon de remarquer Mme Rodriguez. [« Mme Delrosario, elle dit comme ça que ses deux filles courent partout en ville comme deux folles. »]

« Bon, eh bien, vous n’avez qu’à lui dire que je, euh… » Laura se tut, soudain frappée par le choc culturel. « Eh bien, je ne sais foutre pas où je suis. »

[« Tout va bien, Laurita ? »]

« Bien sûr, enfin je crois… » Elle parcourut d’un regard inquiet la chambre étrange, repéra la porte de la salle d’eau. Ça aiderait.

À son retour, elle se vêtit rapidement puis mit les lunettes. [« Ay ! Ça fait drôle quand l’image danse comme ça »], dit la voix de Mme Rodriguez dans son écouteur. [« Ça me flanque le mal de mer ! »]

« Idem pour moi, dit Laura. Avec qui David est-il en conversation, à côté ? Les soi-disant domestiques ? »

[« Ça ne va pas vous plaire »], dit sèchement Mme Rodriguez. [« C’est l’autre sorcière. Carlotta. »]

« Seigneur, allons bon ! » Elle récupéra la petite qui se tortillait, les yeux grands ouverts, et la transporta dans le salon. Carlotta était assise sur le divan ; elle avait apporté un panier d’osier plein de provisions. « La bouffe », annonça-t-elle, en l’indiquant d’un signe de tête.

« Bien, dit Laura. Comment allez-vous Carlotta ?

— Impec, dit Carlotta, radieuse. Bienvenue à la Grenade ! Chouette maison que vous avez là, c’est ce que j’étais en train de dire à votre monsieur.

— Carlotta va être notre liaison pour aujourd’hui, intervint David.

— Ça me gêne pas, d’autant que Sticky est sacrément occupé, dit Carlotta. Et puis, j’connais bien l’île, alors je peux vous la faire visiter. Vous voulez un peu de jus de papaye, Laura ?

— D’accord. » Laura prit le second fauteuil. Elle ne tenait pas en place, prise d’une irrésistible envie d’aller courir sur la plage. Pourtant, ça ne risquait pas, pas ici. Elle tint Loretta en équilibre sur son genou. « Alors comme ça, la Banque nous a confiés à vous pour nous balader ?

— Je suis câblée en audio », dit Carlotta tout en servant. Une paire d’écouteurs légers lui entourait le cou, raccordés par fil au téléphone accroché à sa ceinture cloutée. Elle portait un bustier de coton à manches courtes, dévoilant vingt centimètres d’estomac couvert de taches de rousseur entre le haut et la minijupe rouge. « Z’avez tous intérêt à faire un peu attention à ce que vous absorbez dans le coin, avertit Carlotta. Ils ont sur cette île des houngans, parfaitement capables de vous flanquer en l’air.

— Des houngans ? répéta David. Vous voulez parler de ces types qui préparent des drogues magiques ?

— Ouais, c’est ça. Ils ont des poisons vaudous qui peuvent faire à votre système nerveux des trucs que je voudrais pas infliger au chef d’état-major du Pentagone ! Ils ont amené ici ces docteurs fous, des bio-techs de pointe, et les ont plus ou moins croisés avec ces espèces de vieux maîtres zombis du poison au poisson-chat, et le résultat est aussi mauvais qu’un chien errant ! » Elle passa à Laura un verre de jus de fruits. « Si j’étais à Singapour en ce moment, je ferais brûler de l’encens ! »

Laura contempla d’un air inquiet le contenu de son verre. « Oh ! mais vous avez rien à craindre avec moi, poursuivit Carlotta. J’ai tout acheté moi-même au marché.

— Merci, c’est gentil de votre part, dit David.

— Ben, entre Texans, faut se serrer les coudes ! » Carlotta saisit le panier. « Pouvez déjà essayer ces espèces de petites tamale, des “pastels” comme ils les appellent. C’est comme des petits caris en chausson. C’est de la cuisine indienne. Enfin, des Indes, je veux dire, vu que les Indiens du coin, ils les ont liquidés depuis belle lurette.

[« N’y touchez pas ! »] protesta Mme Rodriguez. Laura l’ignora. « Très bon, fit-elle, la bouche pleine.

— Ouais, ils les ont chassés jusqu’à la pointe du Sauteur, expliqua Carlotta à l’intention de David. Les Indiens caraïbes. Ils savaient que les colons de la Grenade les avaient dans le collimateur, alors ils ont tous sauté dans la mer du haut d’une falaise et ils sont morts. C’est là que nous allons aujourd’hui – à la pointe du Sauteur. J’ai une voiture, dehors. »

Après le petit déjeuner, ils prirent la voiture de Carlotta. C’était une version plus longue, utilitaire, des triroues brésiliens, avec une espèce de guidon de moto pour la conduite. « J’adore conduire en manuel, confessa Carlotta tandis qu’ils s’installaient. Et vite, c’est une super-éclate prémillénaire. » Elle actionna joyeusement le bouton du klaxon alors qu’ils passaient devant les gardes à la porte. Ces derniers répondirent d’un signe de la main ; ils semblaient la connaître. Carlotta poussa le moteur, projetant les gravillons sur les bas-côtés du chemin sinueux jusqu’à ce qu’ils aient rejoint la grand-route.

Laura se tourna vers David : « Tu crois que c’est prudent de laisser nos affaires aux esclaves de la baraque ? »

Ce dernier haussa les épaules. « Je les ai réveillés et leur ai donné du boulot : Rita soigne les roses, Jimmy nettoie le bassin et Rajiv est chargé de démonter la pompe de la fontaine. »

Laura rigola.

David fit craquer ses phalanges, le regard embrumé de plaisir anticipé. « Dès qu’on sera de retour, on pourra s’y mettre un coup, à notre tour.

— Tu veux arranger cette maison ? »

David prit l’air surpris : « Une super vieille bâtisse comme ça ? Merde, oui ! On peut quand même pas la laisser pourrir ! »

La nationale était plus encombrée en plein jour, avec des tas de vieilles Nissan et Toyota bringuebalantes. Les voitures passèrent au ralenti un rétrécissement pour travaux, où une équipe de terrassiers tuaient le temps, assis à l’ombre de leur rouleau compresseur. Ils avisèrent Carlotta, souriante, alors qu’elle se faufilait avec son triroues. « Hé, chériiie ! » lança l’un des ouvriers en agitant la main.

Soudain, un camion bâché militaire apparut, venant du nord. Aussitôt, les ouvriers empoignèrent pelles et pioches et se mirent au travail comme un seul homme. Le camion passa dans un grondement en mordant sur le bas-côté. Il était plein de soldats de la milice, l’air las.

Quinze cents mètres plus loin, ils traversèrent une ville baptisée Grand Roy. « C’est ici que je fréquente l’Église », dit Carlotta en agitant le bras tandis que son moteur pétaradait furieusement. « C’est un joli petit temple, les filles du coin, elles ont une curieuse notion de la Déesse mais enfin, on arrive à les convertir. »

Champs de canne à sucre, vergers de muscadiers, montagnes bleues à l’ouest dont les crêtes volcaniques dépassaient d’une bande de nuages. Ils traversèrent deux autres villes, plus importantes : Gouyave, Victoria. Des trottoirs encombrés de femmes noires vêtues d’imprimés tropicaux criards, quelques femmes en saris indiens ; les différentes ethnies ne semblaient pas trop se mélanger. Guère d’enfants, mais quantité de miliciens en tenue kaki. À Victoria, ils passèrent devant un bazar où une étrange musique étouffante se déversait d’énormes enceintes posées sur le trottoir, leurs propriétaires assis à des tables en aggloméré encombrées de cassettes audio et vidéo. Les chalands se cognaient aux vendeurs de noix de coco et aux vieux marchands d’eskimos qui poussaient leur charrette. Haut sur les murs, hors de portée des graffiteurs, de vieilles affiches sur le sida mettaient en garde contre les déviations sexuelles avec la précision crue des organismes de santé publique.

Passé Victoria, ils prirent vers l’ouest, contournant la côte à la pointe nord de l’île. Le relief s’accentua.

Des grues de quai rouges se dessinaient sur l’horizon au-dessus de la pointe du Sauteur, filigranes squelettiques découpant le ciel. Laura repensa aux mâts radio rouges avec leurs inquiétantes lumières sautillantes… Elle chercha la main de David. Il la pressa et lui sourit, sous les lunettes ; mais elle ne put croiser son regard.

Puis ils parvinrent au sommet d’une colline et soudain le panorama s’offrit entièrement à leurs yeux. Un vaste complexe maritime s’étendait sur la mer, telle une Venise revue par un magnat de la sidérurgie, toute en angles aigus de métal, charpentes saillantes, eaux verdâtres traversées d’un maillage de câbles flottants… Des amoncellements de blocs blancs formaient de longues digues protectrices qui s’étiraient vers le nord sur des kilomètres, fouettées çà et là par le ressac, tandis que les eaux intérieures étaient calmées par les boudins orange des brise-lames…

« Madame Rodriguez, dit calmement David. Il faudrait nous retransmettre un cours de génie maritime. Prévenez Atlanta. »

[« D’accord, David. Tout de suite. »]

Laura compta trente structures principales dressées au large. Elles étaient surchargées. La plupart étaient d’anciennes plates-formes pétrolières, campées sur leurs pieds à claire-voie hauts comme des immeubles de vingt étages, avec les cinq niveaux de leur base se dressant loin au-dessus des eaux. Des géants martiens, aux genoux entourés de quais de chargement où s’amarraient de minuscules barges. Le soleil tropical de la Grenade jouait sur les parois d’aluminium de cabines de couchage analogues à des mobile homes qui ressemblaient à des jouets posés sur les plates-formes.

Une paire d’OPET, rondes et massives, haletaient placidement, aspirant l’eau de mer chaude pour alimenter leurs chaudières à ammoniac. Des nids de pieuvres de câbles flottants partaient des centrales électriques pour alimenter les plates-formes sur lesquelles s’empilaient des amoncellements de vérins hydrauliques verts et jaunes.

Ils quittèrent la grand-route. Carlotta tendit le bras : « C’est de là qu’ils ont sauté ! » Les falaises de la pointe du Sauteur n’avaient qu’une quinzaine de mètres de haut mais les rochers à leur base avaient l’air particulièrement déchiquetés. L’ensemble aurait eu meilleure allure, les pieds battus par des déferlantes romantiques, mais les jetées et les brise-lames avaient transformé ce bras de mer en une soupe mijotante couleur de boue. « Par temps clair, on aperçoit Carriacou du haut des falaises, indiqua Carlotta. Plein de trucs incroyables sur cette petite île – elle fait également partie de la Grenade. »

Elle gara le triroues sur une bande de gravier blanc, à proximité d’une cale sèche. À l’intérieur de celle-ci, des soudeurs à l’arc crachaient leurs éclairs blanc-bleu. Ils quittèrent le véhicule.

Une brise de mer soufflait, puant l’ammoniac et l’urée. Carlotta rejeta les bras en arrière et s’emplit les poumons. « Des usines d’engrais, dit-elle. Comme dans le bon vieux temps sur la côte du Golfe, hein ?

— Mon grand-père y travaillait, remarqua David. Les anciens complexes pétrochimiques… Vous vous en souvenez, Carlotta ?

— M’en souvenir ? » Elle rit. « Mais ce sont eux, je crois bien. Ils ont récupéré tous ces vieux coucous technologiques – ont racheté toutes ces épaves abandonnées sur place. » Elle mit ses écouteurs, écouta. « Andreï nous attend. Il pourra tout vous expliquer. Venez. »

Ils marchèrent dans l’ombre de grues imposantes, gravirent les degrés en pierre à chaux d’une digue pour gagner le front de mer. Assis sur le quai de pierre, un blond au bronzage intense buvait du café en compagnie de deux dockers grenadins. Les trois hommes portaient ample tunique en coton, pantalon de toile à poches multiples, casquette et chaussures de marin à bouts ferrés.

« Ah ! les voilà enfin ! dit le blond en se levant. Salut, Carlotta. Bonjour, monsieur et madame Webster. Et ce doit être votre petit bébé. Quel gentil petit poulet. » Il toucha le nez de Carlotta d’un index maculé de graisse. Celle-ci gazouilla et lui offrit son plus beau sourire édenté.

« Je m’appelle Andreï Tarkovsky, se présenta le technicien. Je vivais en Pologne. » Il regarda ses mains, l’air gêné. « Vous m’excusez si je ne vous serre pas la main…

— Y a pas de mal, dit David.

— Ils m’ont demandé de vous montrer une partie de ce que nous faisons ici. » Il indiqua de la main l’extrémité du quai. « J’ai un bateau. »

Le bateau était une embarcation de quatre mètres, à fond plat, carrée à l’avant, et propulsée par un moteur hors-bord à turbojet. Andreï leur tendit des gilets de sauvetage, dont un petit pour le bébé. Ils se harnachèrent. Miracle, Loretta prit joyeusement la chose. Ils descendirent une courte échelle pour embarquer.

David s’assit à l’arrière ; Laura et le bébé à l’avant, le dos à la marche, sur un banc de nage capitonné. Carlotta s’étendit sur le fond. Andreï repoussa l’embarcation puis lança le moteur. Ils filèrent aussitôt vers le nord sur les eaux boueuses.

David se tourna vers Andreï et lui dit quelque chose concernant les unités de craquage catalytique. À cet instant, une voix nouvelle intervint en ligne. [« Salut, Rizome Grenade, ici Eric King de San Diego… Vous pourriez me remontrer cette unité de distillation… Non, vous, Laura, regardez ce grand truc jaune… »]

« Je m’en charge », cria-t-elle à David en plaquant la main contre son oreille. « Eric, vers où voulez-vous que je regarde ? »

[« Sur votre gauche – ouais – bon sang, ça fait vingt ans que je n’avais pas vu un truc pareil… Pourriez-vous m’en faire un bon panoramique de droite à gauche… Ouais, super. »] Il se tut pendant que Laura balayait l’horizon.

Andreï et David étaient déjà en pleine discussion.

« D’accord, mais vous devez payer vos matières premières, expliquait avec passion Andreï. Ici, nous avons l’énergie des courants chauds de l’océan », il indiqua une OPET dont la machinerie haletait, « qui est gratuite. L’ammoniac, c’est NH3. N, l’azote, provient de l’air, qui est gratuit. H, l’hydrogène, de l’eau de mer, gratuite également. Tout ce que ça nous coûte, c’est la mise de fonds initiale. »

[« Ouais, et l’entretien »], ajouta aigrement Eric King. « Ouais, et l’entretien, répéta tout haut Laura.

— Ce n’est pas un problème avec les polymères modernes, dit doucement Andreï. Des résines inertes… Une fois peintes, la corrosion est quasiment réduite à zéro. Mais vous devez connaître le procédé.

— Coûteux, observa David.

— Pas pour nous, rectifia Andreï. Nous les fabriquons. »

Il les pilota jusque sous une plate-forme télescopique. Dès qu’ils franchirent la nette démarcation de son ombre, Andreï coupa le moteur. Ils coururent sur l’erre ; les deux arpents de plancher de la plate-forme, encombrés d’une plomberie baroque, s’étendaient à sept mètres au-dessus des flots noirs. Sur un quai flottant au niveau de la mer, un docker à nattes rasta les considéra tranquillement, le visage encadré par un casque.

Andreï les guida vers l’un des quatre pieds de la plate-forme. Laura remarqua l’épaisse couche de polymère peint qui recouvrait les gros tubes et les poutrelles de la charpente. Il n’y avait aucun coquillage sur la ligne de flottaison. Pas d’algue, pas de vase. Rien ne poussait sur cette structure. Elle était lisse comme de la glace.

David se tourna vers Andreï, en agitant les mains avec animation. Carlotta rampa au fond de l’embarcation et laissa pendre les pieds par-dessus bord ; elle contemplait en souriant le pied de la plate-forme.

[« Je voulais vous dire que mon frère, Michael King, a séjourné à votre Loge, l’an dernier »], murmura King. [« Il a vraiment eu l’air emballé. »]

« Merci, c’est sympa de l’apprendre », dit Laura dans le vide. David discutait toujours avec Andreï, une histoire d’empoisonnement par le cuivre et de biocides noyés. Il ignora King, baissant le volume de son écouteur.

[« J’ai suivi cette affaire avec la Grenade. Vu les circonstances épouvantables, vous vous débrouillez plutôt bien. »]

« Nous sommes sensibles à ce soutien et cette solidarité, Eric. »

[« Ma femme est d’accord avec moi – bien qu’elle estime que le comité aurait pu se débrouiller mieux… Vous soutenez l’Indonésienne, c’est ça ? Suvendra ? »]

Laura marqua une pause. Elle n’avait plus repensé aux élections du comité depuis un bout de temps. Emily soutenait Suvendra. « Ouais, c’est bien ça. »

[« Et Pereira ? »]

« J’aime bien Pereira mais je ne suis pas sûre qu’il ait l’étoffe suffisante », dit Laura. Carlotta souriait de la voir, telle une idiote, marmonner en s’adressant dans le vide à une présence invisible. Schizo. Laura fronça les sourcils. Trop de messages à la fois. Avec les yeux et les oreilles branchés sur des réalités séparées, le cerveau se sentait divisé le long de coutures invisibles et tout devenait légèrement cireux, irréel. La crame du Réseau la guettait. [« D’accord, je sais bien que Pereira a merdoyé à Brasilia mais c’est un type honnête. En revanche, Suvendra, avec cette histoire de Banque islamique ? Ça ne vous gêne pas ? »]

Toujours absorbé par sa conversation avec l’émigré polonais, David se tut soudain et porta la main à son oreille.

« Histoire de Banque islamique », songea Laura, glacée par un léger malaise. Bien sûr. Un membre de Rizome était en négociation avec les pirates informatiques de Singapour. Et bien sûr, ce ne pouvait être que Suvendra. Tout se mettait parfaitement en place : Mad-Emerson, Suvendra, Emily Donato. Le vieux réseau féminin de Rizome en action.

« Hum… Eric, dit David à haute voix. On n’est pas sur une ligne privée. »

[« Oh »], fit King d’une petite voix allons-bon-j’ai-gaffé.

« Nous serions ravis d’avoir votre entrée, si vous pouvez la consigner par écrit et la transmettre par courrier. Atlanta pourra vous l’encrypter. »

[« Ouais, bien sûr. Quel crétin je fais… Excusez-moi. »] Laura se sentait désolée pour lui. Elle n’était pas mécontente que David l’ait débarrassée de lui mais elle n’aimait pas le tour que ça prenait. Le gars jouait la franchise et le franc parler, tout à fait dans la ligne Rizome, et voilà qu’ils lui disaient de surveiller ses manières sous prétexte qu’ils étaient sur un coup tordu. Ça avait l’air de quoi ?

David lui jeta un coup d’œil et écarta les mains par à-coups, les sourcils froncés. Il paraissait déçu.

La télé. Une espèce de coque laquée de télévision les entourait, les isolant tous deux du monde extérieur. C’était comme si, tendant la main pour toucher le visage de quelqu’un, vous sentiez vos doigts interceptés par une froide paroi de verre.

Andreï redémarra. Ils prirent de la vitesse, cap au large. Laura remit soigneusement ses vidéoverres, clignant des yeux tandis que le vent fouettait sa chevelure.

La mer des Antilles, le soleil souriant des tropiques, l’éclat frais et miroitant de la vitesse sous les flancs de la coque. Des blocs complexes d’éléments d’industrie lourde dominaient les hauts-fonds pollués, énormes, étranges, ambitieux… pleins d’une présence insistante. Laura ferma les yeux. La Grenade ! Que diable venait-elle faire ici ? Elle se sentait étourdie, hébétée par le choc culturel. Grésillement brouillé de la voix d’Eric King. Soudain, le Réseau si lointain semblait lui vriller le crâne comme un perce-oreille. Elle éprouva l’envie soudaine de retirer les lunettes et de les balancer dans l’océan.

Loretta se tortilla dans ses bras et tira sur son corsage avec son petit poing serré. Laura se força à rouvrir les yeux. Loretta était la réalité, songea-t-elle, en la serrant dans ses bras. Son petit guide infaillible. La vraie vie était là où était le bébé.

Traversant la coque humide, Carlotta se rapprocha. Elle étendit les bras dans un mouvement circulaire. « Laura, vous savez pourquoi, tout ça ? »

Laura fit non de la tête.

« Parce que c’est bien pratique, voilà. N’importe laquelle de ces plates-formes… elle pourrait abriter l’ensemble de la Banque de la Grenade ! » Carlotta indiqua au loin une bizarre structure sur tribord – l’œuf aplati d’une géode entourée de pontons sur pilotis. Comme un gros ballon de foot posé sur des pattes d’araignée orange vif. « Peut-être que les ordinateurs de la Banque sont là-dedans, insinua-t-elle. Même si la Maison débarque à la Grenade, la Banque peut toujours esquiver, une prise de judo électrique ! Toute cette technologie marine… avec leurs pattes articulées, il leur suffit simplement de se propulser jusque dans les eaux internationales, hors d’atteinte du Système.

— Le “Système” ? s’étonna Laura.

— Le Système, le Combinat, le Complot. Vous savez bien. Le Patriarcat. La Loi, les Flics, les Gens bien. Le Réseau. Eux.

— Oh ! fit Laura. Vous voulez dire “nous”. »

Cela fit rire Carlotta.

Eric King intervint, incrédule. [« Qui est cette étrange femme ? Pourriez-vous me donner une autre vue de cette station sous dôme ? Merci, euh, David… dingue ! Vous savez à quoi elle ressemble ? On dirait votre Loge ! »]

« J’y pensais justement ! » dit tout haut David, la main plaquée sur l’écouteur. Le regard vissé sur la station, il penchait le torse au-dessus du plat-bord. « Pouvons-nous longer ce truc, Andreï ? »

Andreï fit non de la tête.

Les stations s’éloignèrent derrière eux, leurs tours anguleuses se découpant sur la mousse de végétation tropicale qui recouvrait la côte. Les eaux devinrent plus agitées. L’embarcation se mit à rouler, sa proue aplatie projetant de l’écume à chaque vague, éclaboussant d’embruns le dos de Laura.

Andreï cria quelque chose et tendit le doigt vers bâbord. Laura se retourna pour regarder. Il montrait une longue digue gris-noir. Un immeuble de bureaux de quatre étages se dressait près de son extrémité. L’ensemble était imposant – la digue noire faisait au moins vingt mètres de haut. Sur peut-être quatre cents mètres de long.

Andreï mit le cap dessus et, comme ils approchaient, Laura avisa de petits mâts blancs qui saillaient au-dessus de la digne – de hauts lampadaires. Des cyclistes roulaient sur la piste latérale, tels des moucherons sur roues. Et l’immeuble de bureaux avait un aspect de plus en plus bizarre à mesure qu’ils s’en approchaient : ces étages de plus en plus petits, empilés de biais, avec de longs escaliers métalliques à l’extérieur. Et sur le toit, tout un attirail technique : des paraboles d’antennes satellites, un mât radar.

Le dernier étage était circulaire et peint en blanc, comme une cheminée de navire.

Et c’était bel et bien une cheminée de navire.

[« C’est un ULCC ! »] s’exclama Eric King.

« Un quoi, Eric ? » demanda Laura.

[« Ultra-Large Crude Carrier. Un superpétrolier transport de brut. Les plus gros bâtiments jamais construits. Ils allaient charger dans le golfe Persique, dans le bon vieux temps. »] King rigola. [« La Grenade qui possède des superpétroliers ! Je m’étais toujours demandé où ils avaient échoué. »]

« Vous voulez dire que ça flotte ? s’étonna Laura. Cette digue est un bateau ? Tout ce machin bouge ?

— Il peut embarquer un demi-million de tonnes, renchérit Carlotta, ravie de sa surprise. Comme un gratte-ciel rempli de brut. Plus grand que l’Empire State Building. Bien plus grand. » Elle rit. « Évidemment, ils n’y mettent plus de brut. C’est une fière cité aujourd’hui. Une seule immense usine. »

Ils se dirigeaient dessus à pleine vitesse. Laura aperçut les déferlantes qui se brisaient en écume contre la coque, la fouettant comme le pied d’une falaise. Le superpétrolier n’oscillait pourtant pas le moins du monde. Il était bien trop gros pour cela. Il dépassait tout ce qu’elle aurait pu imaginer comme navire. C’était comme si quelqu’un s’était amusé à découper la moitié du centre de Houston pour la coller à l’horizon.

Et sur le côté du pont imposant qui lui faisait face, elle distinguait – quoi ? Des manguiers, du linge pendu à des cordes, des gens amassés le long de l’interminable garde-corps… par centaines. Bien plus qu’il n’en fallait pour composer un équipage. Elle s’adressa à Carlotta : « Ils vivent là-dessus, n’est-ce pas ? »

Carlotta acquiesça. « Il y a quantité d’activités sur ces bâtiments.

— Vous voulez dire qu’il n’y en a pas qu’un ? »

Carlotta haussa les épaules. « Ça se pourrait. » Elle se tapota la paupière, indiquant ainsi les vidéoverres de Laura. « Disons simplement que la Grenade fait un assez joli pavillon de complaisance. »

Laura scruta le superpétrolier, le balayant soigneusement sur toute sa longueur pour les cassettes d’Atlanta. « Même si la Banque l’a acheté au poids de la ferraille – ça fait une sacrée masse d’acier. Ça a dû coûter des millions. »

Carlotta ricana. « Z’êtes pas trop regardants vis-à-vis du marché noir, hein ? Les liquidités ont toujours été un problème. Ce qu’on peut en faire, je veux dire. La Grenade est riche, Laura. Et elle s’enrichit en permanence.

— Mais pourquoi acheter des navires ?

— Là, vous touchez au domaine de l’idéologie, la prévint Carlotta. Va falloir que je demande à Andreï. »

Laura pouvait à présent constater la vétusté du monstre. Ses flancs étaient tachés de larges croûtes de rouille, obturées sous des couches de fibrolaque ultra-moderne. La fibrolaque adhérait, mais mal ; par endroits, elle avait l’aspect ridé d’un emballage plastique déchiré. L’interminable revêtement en plaques de tôles s’était vrillé sous l’action de la chaleur, du froid, des contraintes de la cargaison, et même la résistance des plastiques armés modernes n’était pas suffisante. Laura avisa des traces d’élongation, les boursouflures crénelées de la « lèpre des navires », et des zones qui s’écaillaient par plaques, là où le plastique s’était détaché, comme de la boue séchée. Le tout recouvert de joints de résine neuve et de grandes coulées grumeleuses d’adhésif ancien mal raclé. Une centaine de teintes de noir, de gris et de rouille. Çà et là, des équipes d’ouvriers avaient bombé la coque du superpétrolier, le recouvrant d’un entrelacs de graffiti colorés : LES PÉTROLIERS-TROP-LIÉS, LA MANGOUSTE OPTIMALE : C’EST NOUS ! BATAILLON DE CHARLIE NOGUÈS.

Ils s’amarrèrent contre un ponton au niveau de la mer. Le ponton flottant ressemblait à une pieuvre aplatie en caoutchouc jaune vif, avec des passerelles rayonnantes et une grosse vessie centrale en guise de tête. Une cabine en treillis glissait le long du câble d’amarrage accroché à la flèche d’une grue, trente mètres plus haut. Ils suivirent Andreï dans la cabine et celle-ci s’éleva, par saccades. David, qui aimait l’escalade, regardait avidement à travers le grillage la mer qui diminuait en dessous d’eux. Sous ses lunettes noires, il souriait comme un gosse de dix ans. Il appréciait vraiment la balade, se rendit compte Laura qui, pour sa part, agrippait le couffin, les phalanges blanches. Il était parfaitement dans son élément.

La flèche pivota pour les amener au-dessus du pont. Laura aperçut le grutier au passage : c’était en fait une vieille Noire portant des tresses, qui manipulait ses manettes à boutons en mâchant de la gomme en mesure. Sous eux, le pont monstrueux s’étendait comme une piste d’atterrissage, ponctué d’excroissances fonctionnelles à la silhouette étrange : écoutilles inclinées, manches à air, bouches d’incendies, réservoirs de mousse, conduites hydrauliques cerclées de feuilles d’aluminium et cintrées en U inversé pour enjamber les pistes cyclables. Des tentes allongées, également, et des taches de verdure : arbres en bacs, rangées de citronniers en serre sous des feuilles de plastique. Et puis, régulièrement empilées, des montagnes de sacs de jute, pleins.

Ils descendirent au-dessus d’un X scotché sur le pont et se posèrent avec un choc sourd. « Tout le monde descend », dit Andreï. Ils sortirent et la cabine s’éleva aussitôt. Laura huma l’air. Elle décela une odeur familière derrière celles de rouille, de saumure et de plastique. Une odeur de fermentation, humide, rappelant le tofu[2].

— De la prom ! s’exclama David, ravi. De la protéine monocellulaire !

— Oui, confirma Andreï. Le Charles-Noguès est un navire alimentaire.

— Qui est ce Noguès ? s’enquit David.

— Ici, c’est un héros national », répondit Andreï, le visage solennel.

Carlotta hocha la tête en regardant David : « Charles Noguès s’est jeté du haut d’une falaise.

— Hein ? dit David. C’était un de ces Indiens caraïbes !

— Non, c’était un coloré libre. Ils sont venus plus tard, ils étaient contre l’esclavage. Mais l’armée des Tuniques rouges s’est pointée, et ils sont morts au combat. » Carlotta marqua une pause. « C’est un de ces sacs de nœuds, l’histoire de la Grenade. J’ai appris tout ça de Sticky.

— L’équipage de ce navire est l’avant-garde du Mouvement du Nouveau Millénaire », déclara Andreï. Ils le suivirent tous les quatre, se dirigeant d’un pas nonchalant vers la haute silhouette du château d’arrière qui se dressait au loin. Il était difficile de ne pas l’assimiler à quelque immeuble de bureaux à l’architecture étrange, tant le pont semblait sous vos pieds aussi solide que le trottoir d’une ville. Des hommes les doublaient sur la piste cyclable, pédalant sur leurs vélo-pousse surchargés. « L’élite des cadres du parti, commenta Andreï, le blond émigré polonais. Notre nomenklatura. »

Laura marchait un pas en retrait, serrant le bébé dans son couffin, tandis que David et Andreï ouvraient la marche, côte à côte. « Ça commence à révéler un certain sens conceptuel, lui dit David. Cette fois, si vous vous faites chasser de votre île comme Noguès et les Caraïbes, vous aurez au moins un chouette point de chute. Exact ? » D’un mouvement de bras, il embrassa le navire.

Andreï acquiesça sobrement. « La Grenade garde le souvenir de ses nombreuses invasions. Ses citoyens font preuve d’un grand courage. Ce sont des visionnaires, également, mais c’est un petit pays. Et les idées d’aujourd’hui sont vastes, David. Plus vastes que les frontières. »

David toisa Andreï, évaluant l’homme. « Que diable un gars de Gdansk vient-il faire ici, d’abord ?

— La vie est morne dans le bloc socialiste, confessa Andreï, désinvolte. Tout pour le socialisme de consommation, aucune valeur spirituelle. J’avais envie d’être là où ça bouge. Et de nos jours, c’est dans le Sud que ça se passe. Le Nord, notre monde développé… est ennuyeux. Prévisible. C’est toujours en pointe qu’on avance.

— Alors, vous n’êtes pas un de ces “docteurs fous”, hein ? »

Le ton d’Andreï était méprisant : « Ce type d’individu est utile, sans plus. Nous les achetons mais ils ne jouent pas vraiment de rôle dans le Mouvement du Nouveau Millénaire. Ils ne comprennent pas la Techno Populaire. » Laura percevait les majuscules qui accentuaient son discours. Elle n’appréciait pas du tout le tour que prenait cette conversation.

Elle intervint : « Parfait. Et comment intégrez-vous dans ce joli schéma les laboratoires de drogue et le piratage informatique ?

— Toute information devrait être libre, répondit Andreï en ralentissant le pas. Quant à la drogue… » Il enfouit la main dans la poche latérale de son jean pour en sortir un rouleau aplati de papier brillant qu’il lui tendit.

Laura l’examina. De petites gommettes rectangulaires en papier. On aurait dit un rouleau d’étiquettes vierges. « Oui, et après ?

— Vous vous les collez sur la peau, expliqua patiemment Andreï. La colle contient un agent qui transmet la drogue à travers l’épiderme. La drogue provient d’un labo flugiciel, c’est du THC synthétique, du tétra-hydro-cannabinol, le principe actif de la marihuana. Votre petit rouleau de papier est l’équivalent, voyez-vous, de plusieurs kilos de haschisch. Il y a en là pour une vingtaine d’écus. Une broutille. » Il marqua un temps d’arrêt. « Pas si palpitant que ça, hein ? Pas si romantique ? Pas de quoi vraiment s’exciter…

— Seigneur », dit Laura. Elle voulut le lui rendre.

« Je vous en prie, gardez-le. C’est bien peu de chose. »

Carlotta intervint. « Elle ne peut pas, Andreï. Enfin voyons, elle est en ligne et ses chefs sont en train de regarder. » Elle fourra le rouleau de papier dans son sac, avec un grand sourire à la jeune femme. « Vous savez, Laura, si vous braquez ces lunettes vers tribord, je peux vous coller sur la nuque une feuille de ce cristal, et personne à Atlanta ne se doutera de rien. Un truc qui vous tombe dessus comme les chutes du Niagara ! Du THC cristallisé, ma vieille ! La Déesse devait planer sec quand Elle a inventé ça.

— Ce sont des drogues psychotropes », protesta Laura. Son ton sonnait ampoulé et vertueux, même à ses propres oreilles. Andreï eut un sourire indulgent et Carlotta éclata de rire. « Et dangereuses, ajouta-t-elle.

— Vous croyez peut-être qu’elle va sauter du papier et vous mordre », dit Andreï. Il salua poliment de la main un rasta qui passait.

« Vous savez très bien ce que je veux dire.

— Oh oui ! » Andreï bâilla. « Vous n’en faites jamais usage vous-même mais parlez à votre aise de leur effet sur les gens plus stupides et plus faibles que vous, c’est ça ? Vous traitez les autres avec condescendance, vous violez leur liberté. »

Ils passèrent devant un énorme cabestan électrique, un poste de pompage géant, avec ses cuves peintes hautes d’un étage au milieu d’une forêt de tuyaux. Des rastas, casquette sur le crâne et calepin à la main, arpentaient les passerelles au-dessus des canalisations.

« Vous n’êtes pas honnête, remarqua David. La drogue peut piéger les gens.

— Peut-être, dit Andreï. S’ils n’ont rien de mieux à faire de leur existence. Mais regardez plutôt l’équipage de ce navire. Est-ce qu’ils vous font l’effet d’épaves défoncées ? Si l’Amérique souffre de la drogue, peut-être que vous devriez vous demander d’abord de quoi elle manque. »

[« Quel connard »], commenta soudain Eric King. Ils choisirent de l’ignorer.

Andreï leur fit gravir les trois étages d’un escalier en métal déployé, accroché à la superstructure percée de hublots du Charles-Noguès. Un flot intermittent d’autochtones montait et descendait les marches, et des attroupements bavards s’agglutinaient à chaque palier. Tout le monde portait le même jean à poches multiples et la même tunique de coton réglementaire. Mais quelques heureux élus avaient des pochettes à volet en plastique d’où dépassaient des capuchons de stylo. Deux, trois, jusqu’à quatre. Un type, un rasta à bedaine en tonneau de bière, front plissé et crâne dégarni, arborait une demi-douzaine de feutres en plaqué or. Il était suivi d’une cohorte de larbins. « Waouh, le vrai socialisme », dit Laura entre ses dents à l’adresse de Carlotta.

Carlotta ne l’avait pas entendue : « Je peux vous prendre le bébé, si vous voulez. Vous devez commencer à fatiguer. »

Laura hésita. « D’accord. » Carlotta sourit quand Laura lui tendit le couffin. Elle passa les bretelles à son épaule.

« Coucou, Loretta », roucoula-t-elle en chatouillant le bébé. Loretta la lorgna d’un air dubitatif et décida de laisser passer.

Ils franchirent une écoutille aux angles arrondis, garnie d’un joint d’étanchéité en caoutchouc, et se retrouvèrent sous l’éclairage fluorescent d’une vaste salle. Abondance de vieux mobilier en teck éraflé, sol en lino fatigué. Il y avait un truc au mur – de l’« art populaire », estima Laura : dans des dominantes de rouges tropicaux, de verts et de jaunes pétants, des hommes et des femmes nattés tendaient les bras vers un ciel bleu rayé de slogans…

« Et voici la passerelle », annonça Andreï. On aurait dit un studio de télé, avec des douzaines de moniteurs, assortis de consoles mystérieuses hérissées de boutons et d’interrupteurs, une table de navigation avec des lampes repliées et des combinés téléphoniques posés sur leur berceau. Derrière une paroi vitrée au-dessus des moniteurs, le pont du navire s’étendait comme une autoroute à vingt-quatre voies. On apercevait de petites taches d’océan, tout en bas, bien trop loin pour avoir une quelconque importance. Regardant dehors, Laura découvrit deux grosses barges accostées au flanc bâbord du superpétrolier. Elles étaient restées entièrement invisibles jusque-là, dissimulées par la masse énorme du navire. Les pompes des barges refoulaient leur cargaison à bord par de gros tuyaux annelés. Il y avait quelque chose de gênant dans ce spectacle, de presque obscène, évocateur de la sexualité parasite de certains poissons des abysses.

« Vous n’avez pas envie de regarder ? » lui demanda Carlotta, sans cesser de bercer le bébé calé contre sa hanche. Andreï et David étaient déjà complètement repartis dans leur discussion, examinant les cadrans, parlant à cent à l’heure. Il faut dire que les sujets abordés étaient passionnants, du genre fractionnement des protéines et sillages turbulents. Un officier de bord participait aux explications, un des gros bonnets avec la panoplie de stylos. Il avait une allure étrange : peau noire duveteuse et cheveux blond filasse.

« C’est plutôt le truc de David, dit Laura.

— Eh bien dans ce cas, pourriez-vous interrompre une seconde la liaison ?

— Hein ? » Laura marqua un temps. « Tout ce que vous avez envie de me dire, vous devriez pouvoir le dire également à Atlanta.

— Vous blaguez ? dit Carlotta en roulant les yeux. Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Laura ? On a causé en privé tout le temps à la Loge, et personne n’est venu nous embêter. »

Laura réfléchit. « Qu’est-ce que vous en dites, là-bas ? »

[« Eh bien… oh merde, je vous fais confiance »], dit King. [« Allez-y ! À ce que je peux voir, vous ne courez aucun danger. »]

« Bon, alors d’accord, tant que David est là pour veiller sur moi. » Laura s’avança vers la table de navigation, retira ses vidéoverres et son écouteur et les posa. Puis elle retourna retrouver Carlotta, en prenant soin de rester dans le champ des lunettes. « Voilà. D’accord ?

— Vous avez des yeux vraiment étranges, Laura, murmura Carlotta. Cette espèce de teinte vert-jaune… Je l’avais oubliée. C’est plus facile de vous parler quand vous n’avez pas ce harnachement… ça vous donne plus ou moins une allure d’insecte.

— Merci beaucoup. Peut-être que vous devriez y aller mollo sur les hallucinogènes.

— Qu’est-ce que c’est que ces grands airs ? dit Carlotta. Votre grand-mère, cette Loretta Day que vous tenez en si haute estime – elle s’est bien fait aligner pour une histoire de drogue, pas vrai ? »

Laura était ébahie. « Qu’est-ce que ma grand-mère a à voir dans tout ça ?

— Simplement qu’elle vous a élevée et s’est occupée de vous, pas comme votre vraie mère. Et je sais que vous estimiez beaucoup la vieille mamie. » Carlotta s’ébouriffa les cheveux, ravie de l’air choqué de la jeune femme. « Nous savons tout sur vous… et sur elle… et sur David… Plus on remonte en arrière, plus le détournement d’archives est facile. Parce que personne n’a l’œil sur toutes les données ! Il y en a bien trop à surveiller, et puis tout le monde s’en fout plus ou moins ! Sauf la Banque – alors, elle les a toutes. »

Carlotta plissa les paupières. « Certificats de mariage – de divorce – cartes de crédit, noms, adresses, téléphones… Les journaux, épluchés sur vingt ou trente ans par les ordinateurs, à la recherche de la moindre mention de votre nom… J’ai vu leur dossier sur vous. Sur Laura Webster. Toutes sortes de photos, de bandes, des centaines de milliers de mots. » Carlotta marqua une pause. « C’est vraiment étrange… Je vous connais si bien que, d’une certaine manière, j’ai parfois l’impression d’être à l’intérieur de votre tête. Parfois, je sais ce que vous allez dire avant même que vous le disiez et ça me fait rire. »

Laura se sentit rougir. « Je ne peux pas vous empêcher de violer mon intimité. Peut-être que cela vous donne un avantage injuste sur moi. Mais ce n’est pas moi qui prends les décisions définitives – je ne fais que représenter ceux qui m’envoient ici. » Un groupe d’officiers vint s’assembler autour d’un des écrans, arrivant du pont avec des mines de dévotion résolue à la tâche. « Pourquoi me racontez-vous ça, Carlotta ?

— Je ne suis pas sûre… », dit celle-ci, l’air sincèrement intriguée, et même un peu blessée. « Je suppose que c’est parce que je n’ai pas envie de vous voir plonger aveuglément dans ce qui vous attend. Vous vous croyez en sûreté parce que vous travaillez pour le Système, mais le Système a fait son temps. Le vrai futur est ici, ici même. » Carlotta baissa la voix, se rapprocha ; elle était sérieuse. « Vous êtes dans le mauvais camp, Laura. Le camp perdant, à long terme. Ces gens ont la mainmise sur des choses avec lesquelles le Système ne voudrait pas qu’on joue. Mais il n’y peut rien, à vrai dire. Parce qu’ils ont pris sa mesure. Et ils peuvent réaliser ici des trucs que les gens bien auraient peur de simplement imaginer. »

Laura se massa l’oreille gauche, un peu endolorie par l’écouteur. « Ces techniques de marché noir, ça vous a vraiment impressionnée, hein, Carlotta ?

— Sûr, il y a de ça », admit-elle d’un hochement de sa tête bouclée. « Mais ils ont ce Louison, le premier ministre. Il est capable de mobiliser ses optimaux. Il est capable de faire appel à eux, Laura – à ses personnages, vous comprenez ? Ils se promènent partout en plein jour, alors que lui-même ne quitte jamais le vieux fort. Je les ai vus… parcourant les rues de la capitale… tous ces petits vieux. » Carlotta frissonnait.

Laura la considéra avec un mélange de crispation et de pitié. « Et qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?

— Vous ne savez donc pas ce qu’est un personnage optimal ? Il n’a aucune substance, la distance et le temps ne signifient rien pour lui. Il peut regarder, écouter… vous espionner… voire, qui sait, vous traverser de part en part ! Et deux jours après, vous tombez raide mort sans la moindre marque sur le corps. »

Laura poussa un soupir ; elle lui avait laissé tout le temps de délirer. Elle était capable de comprendre les techniques illégales ; mais les conneries mystiques ne l’avaient jamais beaucoup impressionnée. Tout sourire, David et l’émigré polonais étaient en train d’examiner une sortie de programme de CFAO[3]. « Est-ce qu’Andreï croit à tout ça ? »

Carlotta haussa les épaules, son visage se ferma, redevenu distant. « Andreï est un politique. On a toutes sortes de gens à la Grenade… Mais tout ça s’additionne, au bout du compte.

— Peut-être… si c’est un ramassis de foutaises. »

Carlotta lui jeta un regard de pieuse compassion.

« Bon, je ferais mieux de recoiffer mon fourbi », dit Laura.


Ils déjeunèrent avec le commandant de bord. C’était le personnage bedonnant bardé des six stylos dorés. Il s’appelait Blaize. Dix-neuf des autres officiers s’étaient joints à lui dans la salle à manger caverneuse du bâtiment, avec ses lustres suspendus et ses lambris de chêne. Ils mangèrent dans un service de porcelaine ancienne à liséré d’or aux armes de la compagnie P&O, servis par des adolescents en uniforme trimbalant de grands chariots en acier. Au menu : de la prom. Sous diverses formes hideuses. Soupes. Simili-blancs de poulet parfumés à la muscade. Petites boulettes fricassées avec un cure-dent planté au milieu.

Eric King ne resta pas jusqu’à la fin du repas. Il décrocha, les laissant en compagnie de Mme Rodriguez.

« Nous sommes bien loin de notre capacité maximale », annonça le capitaine Blaize, avec un accent créole qui mâchonnait les mots. « Mais on se rapproche, peu à peu, des quotas de production, mois après mois… Par cette action, nous soulageons les terres fertiles de la Grenade… contenons son érosion… en même temps que la surpopulation, comprenez-vous, monsieur Webster… » La voix de Blaize avait pris un rythme chantonnant, soulevant dans la cervelle de Laura d’étranges vagues d’ennui vitreux. « Imaginez, monsieur Webster, ce qu’une flotte de bâtiments comme celui-ci pourrait faire pour la triste situation de notre mère l’Afrique.

— Ouais, je veux dire, je saisis les implications », répondit David en piochant avidement dans sa prom.

Il y avait un fond sonore de musique légère. Laura écouta d’une oreille distraite. Un vague crooner prémillénaire aseptisé, des tonnes de violons sirupeux et de sax pseudo-jazzy… « (machin, machin) pour toi, mon amour… ba, ba, ba, bou… » Elle pouvait presque identifier le chanteur… un acteur de vieux films. Cosby, voilà. Bing Cosby.

Et puis s’insinuèrent peu à peu des effets numériques et quelque chose d’affreux commença de se produire. Un chat venait de sauter dans la gorge de Cosby. Son vibrato jovial de brave Anglo blanc s’étira comme un caramel électrisé : arooooh – de vrais cris de loup-garou. À présent, Bing émettait de sinistres roucoulements à l’envers : hub, hub, hub, avec le chuintement mouillé d’une blessure au poumon. Le bruit dément s’insinuait autour des convives mais personne n’y prêtait attention.

Laura se tourna vers le jeune cadre à trois stylos assis à sa gauche. Le type qui agitait les doigts au-dessus du couffin de Loretta prit un air coupable quand elle l’interrogea. « La musique ? On appelle ça du didge-Ital… dig-ital, vu ? D.J.-Ital… On concocte ça à bord. » Ouais. Ce pauvre vieux Bing, ils lui faisaient un truc épouvantable pendant qu’il avait le dos tourné. Ça sonnait comme s’il avait la tête formée de plaques de tôle.

À présent, Blaize et Andreï étaient en train de servir à David un cours sur la monnaie. Le rouble grenadin. La Grenade avait une économie fermée, sans argent liquide ; chaque insulaire disposait d’une carte de crédit personnelle, tirée sur la banque. Cette politique maintenait l’écu, cette « devise globale maléfique », totalement en dehors de la circulation monétaire locale. Et elle « tranchait ras les tentacules insidieux de l’impérialisme culturel et financier du Réseau ».

Laura écoutait leur laïus schématique avec amusement mais crispation. Ils n’auraient pas osé pondre une rhétorique de ce niveau sauf à vouloir dissimuler une réelle faiblesse. Il était clair que la Banque fichait toutes les transactions monétaires de la population, ce qui lui permettait de surveiller absolument tout le monde. Mais c’était un truc à la Orwell. Même les grands méchants Staline et Mao n’étaient pas arrivés à faire marcher ce vieux plan débile.

David haussa les sourcils innocemment pour s’enquérir des « paiements en dessous de table », une vieille scie héritée du bloc de l’Est prémillénaire. Andreï prit un air de vertu offensée. Laura dissimula son sourire derrière une bouchée de pseudo-carottes. Elle aurait parié n’importe quoi que le Grenadin moyen se serait vendu, corps et âme, pour une liasse d’écus-papier filée en douce. Ouais, c’était comme ces trafiquants russkofs du bon vieux temps, qui n’arrêtaient pas de réclamer des dollars aux touristes visitant Moscou, quand il y avait encore des dollars. Les grosses puces avaient des petites puces, les gros marchés noirs avaient de petits marchés noirs. Marrant !

Laura se sentait ravie, sûre d’avoir mis le doigt sur quelque chose. Ce soir, il faudrait qu’elle écrive à Debra Emerson, à Atlanta, sur ligne codée, pour lui dire : ouais, Debra, voilà un coin où glisser un levier. Et puis Debra saurait y faire : c’était exactement le genre de boulot de cette sale vieille CIA, avant l’Abolition… Comment disaient-ils, déjà ? De la déstabilisation.

« Ce n’est pas comme le pacte de Varsovie avant l’ouverture, continuait Andreï en hochant sa belle tête blonde. Notre île ressemblerait plutôt à un petit pays de l’OPEP – le Koweït, Abu Dhabi… l’excès d’argent facile dévore les valeurs sociales, fabrique une vie de Disneyland, grosses Cadillac et souris de dessin animée… une existence vide, dénuée de sens. »

Blaize sourit un peu, les yeux mi-clos, tel un bouddha coiffé de nattes. « Sans la discipline du Mouvement, gronda-t-il doucement, notre argent redescendrait, comme l’eau dévale d’une colline, de la périphérie du Tiers Monde vers les centres du Réseau. Votre “marché libre” nous trompe ; en vérité, c’est un marché aux esclaves de Babylone ! Et Babylone serait prête également à nous vider de nos meilleurs éléments… ils iraient là où les téléphones marchent déjà, là où les rues sont déjà pavées. Ils veulent l’infrastructure, là où le maillage du Filet est le plus serré, et c’est là que la prospérité vient le plus facilement. C’est un cercle vicieux, à l’origine des souffrances du Tiers Monde.

— Mais aujourd’hui, l’aventure est ici ! intervint Andreï en se penchant. Plus aucune frontière à conquérir dans votre Amérique, David, mon ami ! Aujourd’hui, ce ne sont qu’avocats, bureaucrates et “formulations à résonances sociales”… »

Andreï ricana et plaqua sa fourchette sur la nappe. « De grands murs de prison en paperasse destinés à broyer la vie et l’espoir des pionniers des temps modernes ! Des murs tout aussi laids, tout aussi criminels que l’ancien mur de Berlin, David. La méthode est simplement plus adroite, mieux ficelée par les relations publiques. » Coup d’œil oblique à Laura. « Des scientifiques, des ingénieurs, des architectes aussi, bien sûr – nous qui sommes frères, David, nous autres qui bâtissons réellement le monde –, où est notre liberté, hein ? Où est-elle ? »

Andreï fit une pause, jetant la tête en arrière pour chasser une mèche blonde rebelle. Voilà qu’il prenait soudain des allures dramatiques d’orateur à la chambre, l’air d’un homme puisant son inspiration aux tréfonds de la sincérité. « Nous n’avons pas de liberté ! Nous ne pouvons suivre nos rêves, nos visions ! Gouvernements et corporations nous embrigadent ! Pour eux, nous ne fabriquons plus que du dentifrice coloré, du papier toilette plus doux, des téléviseurs plus grands pour mieux abrutir les masses ! » Ses mains fouettaient l’air. « Le monde d’aujourd’hui est un monde de vieillards, aux valeurs de vieillards ! Avec un rembourrage bien moelleux sur tous les angles vifs et des ambulances en alerte permanente. La vie, c’est autre chose, David. La vie doit être autre chose ! »

Les officiers de bord s’étaient tus pour écouter. À chaque pause d’Andreï, ils échangeaient des signes de tête approbateurs. « Ben vrai, mac, t’l’as dit… » Laura les regarda échanger des regards fermes de camaraderie masculine. L’atmosphère était gluante de leur Gemeinschaft d’équipage renforcée par la ligne du Parti. L’ambiance ne dépaysait pas Laura, évoquant le bon esprit communautaire propre à une réunion de Rizome, mais en plus puissant, et moins rationnel. Un esprit militant – et un peu effrayant, tant cela semblait confortable. Elle était tentée.

Tranquillement assise, elle essaya de se détendre, de voir à travers leurs yeux, de ressentir et comprendre. Andreï s’enflammait, il avait trouvé son rythme de croisière, prêchant sur les Besoins Authentiques du Peuple, le Rôle social du Technicien Engagé. Tout un méli-mélo : la Nourriture et la Liberté et le Travail Significatif. Et l’Homme nouveau et la Femme nouvelle, le cœur proche du peuple mais les yeux tournés vers les étoiles… Laura regarda l’équipage. Que pouvaient-ils bien ressentir ? Des jeunes, pour la plupart ; l’élite du Mouvement engagé, extraite de ces petites bourgades insulaires assoupies pour venir dans un endroit pareil. Elle les imaginait, parcourant de haut en bas les escaliers sur le pont de leur étrange monde d’acier, emplis d’une ardente ferveur, comme autant de rats de laboratoire affolés. Enfermés dans une bouteille partant à la dérive loin du Réseau, de ses lois, ses règles et ses normes.

Ouais. Tant de changements, tant de chocs et de nouveautés ; de quoi vous briser intérieurement. Étourdis de possibles, ils n’avaient qu’une envie : se défaire des règles et des limites, des équilibres et des contrôles ; tout ça passait à la trappe, discrédité, ravalé au rang de mensonges de l’ordre ancien. Évidemment, se dit Laura. C’était pour cela que les cadres de la Grenade pouvaient découper les gènes comme des confetti, piquer les données informatiques pour leurs dossiers de Big Brother, sans jamais y réfléchir à deux fois. Quand le Peuple marche dans une seule direction, il est toujours risqué de poser des questions maladroites.

Révolutions. Ordres nouveaux. Pour Laura, les mots avaient l’arrière-goût poussiéreux de la pensée du XXe siècle. Les mouvements de masse visionnaires étaient apparus autour des années 1900, et chaque fois qu’ils avaient éclaté, le sang avait coulé à flots. La Grenade pouvait être la Russie des années 20, l’Allemagne des années 40, l’Iran des années 80. Il suffirait d’une guerre.

Bien sûr, ce ne serait pas une grande guerre, impensable aujourd’hui. Mais même une simple guerre de terreur pouvait infecter la situation dans un petit pays comme la Grenade ; suffisamment d’assassinats pour accroître le niveau d’hystérie et faire de chaque dissident un traître. Une petite guerre, songea-t-elle, comme celle qui couvait déjà…

Andreï stoppa. David lui sourit, gêné. « Je vois que ce n’est pas la première fois que vous prononcez ce discours.

— Les paroles vous rendent sceptique, dit Andreï en posant sa serviette. Rien n’est plus sage. Mais nous pouvons vous montrer les faits et leur mise en pratique. » Il marqua un temps. « À moins que vous ne préfériez attendre le dessert. »

David jeta un œil à Laura et Carlotta. « Allons-y », dit Laura. La prom édulcorée ne méritait pas qu’on s’attarde pour elle.

Ils saluèrent l’équipage, remercièrent poliment le capitaine et sortirent de table. Ils quittèrent la salle à manger par une autre coursive et s’arrêtèrent devant une batterie d’ascenseurs. Andreï pressa un bouton et ils entrèrent dans la cabine ; les portes se refermèrent derrière eux en coulissant.

Un rugissement de parasites envahit le crâne de Laura. « Bon Dieu ! » s’exclama David en portant la main à son écouteur. « On vient d’être coupé ! »

Andreï tourna la tête pour leur lancer un coup d’œil, sceptique. « Relax, d’ac ? Ce n’est que momentané. On peut pas tout câbler.

— Oh ! » fit David. Il regarda Laura. Celle-ci cramponnait le couffin tandis que la cabine descendait. Ouais, ils avaient perdu l’armure de la télévision et se retrouvaient désemparés : Andreï et Carlotta pouvaient très bien leur sauter dessus… les piquer avec des aiguilles tranquillisantes… Et ils se réveilleraient quelque part, ligotés sur une table, entourés de sorciers vaudous rendus fous par la drogue en train de leur coudre à l’intérieur du cerveau leurs petites bombes à retardement empoisonnées…

Andreï et Carlotta étaient tranquillement plantés dans la cabine, avec cet air patient, bovin, qu’ont les gens dans les ascenseurs. Il ne se passa absolument rien.

Les portes coulissèrent. David et Laura se ruèrent dans la coursive, la main plaquée sur leur écouteur. De longues, longues secondes de parasites crépitants. Puis le bref gémissement saccadé d’une salve de données. Enfin des cris aigus, perçants, en espagnol.

« Tout va bien, tout va bien, juste une petite coupure », dit Laura à Mme Rodriguez. David finit par la rassurer, dans sa langue. Le sens des mots échappait à Laura mais pas le ton de cette voix si lointaine : une voix de petite vieille, que la terreur panique rendait faible et chevrotante. Bien sûr, cette brave vieille Mme Rodriguez, elle se faisait simplement du souci pour eux ; mais malgré elle, Laura se sentait gênée. Elle rajusta ses verres et se redressa délibérément.

Affectant une condescendance stoïque, Andreï les attendait, leur tenant ouverte une porte latérale. Derrière, une salle de nettoyage, avec des douches et des bacs en inox sous un violent éclairage bleu, et un air qui sentait le savon et l’ozone. Andreï ouvrit un placard isolé par un joint de caoutchouc. Sur les étagères s’empilaient des tenues de nettoyage vert chirurgical : tuniques, pantalons serrés par un élastique, bonnets à cheveux, masques de chirurgien et même surchaussures légères à lacets.

« Madame Rodriguez, dit David, tout excité. J’ai l’impression qu’on va avoir besoin d’un biotechnicien de Rizome. »

Andreï se pencha au-dessus d’un bac, interceptant un jet automatique de désinfectant rose. Il se savonna vigoureusement. À côté de lui, Carlotta remplit d’eau un gobelet de carton stérile. Laura la vit sortir de son sac une pilule rouge de Romance. Elle l’avala avec l’aisance d’une longue pratique.

Au fond de son couffin, Loretta plissa ses petits yeux. Elle n’appréciait pas l’éclairage trop vif de la salle, ou peut-être était-ce l’odeur. Elle geignait rythmiquement puis se mit à hurler. Terrifiée par l’écho de ses cris que renvoyaient les murs, elle se convulsa de plus belle. « Oh ! Loretta, la gronda sa mère. Toi qui as été si mignonne jusqu’à présent. » Elle déplia le piétement métallique du couffin et le posa par terre pour le balancer ; mais Loretta devint simplement rouge tomate tout en agitant frénétiquement ses petits bras potelés. Laura tâta sa couche et soupira : « Puis-je la changer ici, Andreï ? »

Andreï était en train de se rincer le cou ; du coude, il indiqua un vide-ordures. Laura plongea la main à l’arrière du couffin et tira une couche de rechange du rouleau distributeur. « C’est chou », s’extasia Carlotta, venue lorgner par-dessus son épaule. « On dirait un store roulant.

— Ouais, dit Laura. Vous voyez, on presse ce bouton sur le côté et la petite couche molletonnée est éjectée. » Elle étala la couche sur une paillasse en stratifié et posa dessus Loretta. Qui vagissait, en proie à une véritable terreur existentielle.

Son petit derrière tressautant était tartiné de merde. Depuis le temps, Laura avait pris l’habitude de regarder la chose sans la voir. Elle nettoya prestement les dégâts avec un tampon huilé, sans rien dire.

Carlotta, dégoûtée, reporta son attention sur le porte-bébé. « Ouah ! C’est d’un compliqué, ce truc ! Ouah, dis donc, ces panneaux remontent pour le transformer en baignoire…

— Passez-moi le talc, voulez-vous. » Laura saupoudra le derrière du bébé et l’enveloppa dans la couche neuve. Loretta beuglait comme une perdue.

David vint à la rescousse. « Va te laver, je m’en occupe. » Un seul regard au masque chirurgical de son père et Loretta hurla de terreur. « Pour l’amour du ciel ! » s’exclama David.

[« Vous ne devriez pas faire entrer votre bébé dans une zone de risque biologique »], dit une nouvelle voix dans l’écouteur. « Vous croyez ? cria David. Ça, le port du masque ne va pas lui plaire, ça c’est sûr. »

Carlotta leva les yeux. « Je pourrais la prendre », hasarda-t-elle, doucement.

[« Méfiez-vous d’elle »], dit aussitôt leur liaison.

« Nous ne pouvons pas la quitter des yeux, expliqua David. Vous comprenez…

— Eh bien, reprit Carlotta, pragmatique, je pourrais coiffer le casque de Laura. De la sorte, Atlanta surveillera tous mes faits et gestes. Et dans l’intervalle, Laura sera de toute manière en sécurité avec vous. »

Laura hésita. « Mon écouteur est moulé sur mesure.

— Il est assez souple pour que je puisse le supporter un moment. Allez, je peux le faire, j’aimerais bien.

— Qu’en pensez-vous, là-bas ? » demanda David.

[« C’est moi, Millie Syers, de Raleigh »], leur dit la liaison. [« Vous vous souvenez ? John et moi, on était à votre Loge avec les enfants, en mai dernier. »]

— Oh ! bonjour ! dit Laura. Comment allez-vous, professeur Syers ?

[« Eh bien, je me suis remise de mes coups de soleil. »] Millie Syers rit. [« Et je vous en prie, ne m’appelez pas professeur, c’est très non-R. Toujours est-il que si vous voulez mon avis, je ne laisserais sûrement pas mon bébé aux mains d’une pirate informatique accoutrée comme une pute. »]

— Mais c’est une pute », fit David. Carlotta sourit.

[« Allons bon ! Alors, ça explique, j’imagine. Doit pas souvent en voir, des bébés, dans son boulot… Hmmmm, si elle coiffe l’équipement de Laura, je suppose que je serai en mesure de surveiller ce qu’elle fait, et si jamais elle tente quelque chose je pourrais toujours crier. Mais comment l’empêcher de se débarrasser des verres avant de filer avec la gosse ? »]

« Nous sommes au milieu d’un superpétrolier, Millie, remarqua David. Avec environ trois mille Grenadins autour de nous. »

Andreï quitta des yeux les couvre-chaussures qu’il était en train de lacer. « Cinq mille, David, rectifia-t-il par-dessus les sanglots perçants du bébé. Vous ne croyez pas que vous y allez un peu fort, tous les deux ? Toutes ces pinailleries sur la sécurité ?

— Je vous promets qu’elle ne risquera rien », intervint Carlotta. Elle leva la main droite, le majeur replié sur la paume. « Je le jure devant la Déesse. »

[« Dieu du ciel, c’est une de ces… »], dit Millie Syers, mais Laura perdit le reste de sa phrase car elle avait déjà retiré son casque. C’était un soulagement d’en être débarrassée. Elle se sentait libre et propre pour la première fois depuis une éternité ; une sensation bizarre, assortie d’une curieuse envie de se précipiter sous la douche pour s’y savonner de la tête aux pieds.

Elle riva son regard à celui de Carlotta. « D’accord. Je vous fais confiance, je vous confie ce que j’ai de plus cher au monde. Vous comprenez, n’est-ce pas ? Je n’ai pas besoin d’en dire plus. »

Carlotta acquiesça sobrement puis elle hocha la tête.

Laura se récura puis se mit rapidement en tenue. Les hurlements du bébé les chassaient de la salle.

Andreï les invita à emprunter un autre ascenseur, au fond de la salle de nettoyage. Elle se retourna une dernière fois à la porte et vit Carlotta qui, le bébé dans les bras, faisait les cent pas en chantonnant.

Andreï monta le dernier, se retourna, appuya sur le bouton. « Nous reperdons le signal », avertit David. Les portes d’acier coulissèrent.

Ils descendirent lentement. Soudain, Laura, choquée, sentit David lui donner tendrement une tape sur le cul. Elle sursauta, le fixa.

« Eh, chérie, murmura-t-il. On est hors antenne. Waouh ! »

Il était en manque d’intimité.

Et là, ils en avaient pas loin de trente secondes. Si Andreï voulait bien ne pas se retourner.

Elle le regarda, frustrée, avec l’envie de lui dire… lui dire quoi ? Le rassurer, lui dire que ce n’était pas si terrible. Et qu’elle ressentait la même chose. Et qu’ensemble ils pouvaient se serrer les coudes, mais qu’il avait intérêt à bien se tenir. Et que ouais, c’était marrant, et qu’elle était désolée d’avoir sursauté.

Mais rien de tout cela ne pouvait lui parvenir. Avec le masque chirurgical et les lunettes à résille d’or, le visage de David était devenu parfaitement étranger. Plus de contact humain.

Les portes s’ouvrirent ; il y eut une soudaine bouffée d’air et leurs oreilles claquèrent. Ils prirent à gauche dans un nouveau hall. « Pas de problème, Millie, dit David, distraitement. Tout va bien, laissez Carlotta tranquille… »

Il continua de marmonner sous son masque, hochant la tête et parlant dans le vide. Comme un cinglé. Étrange, l’allure bizarre que ça donnait quand on ne le faisait pas soi-même. Ce hall aussi avait l’air bizarre : curieusement tordu et bricolé, avec ce plafond de guingois, ces murs gondolés. C’était du carton, voilà – du carton kraft et du grillage fin, mais le tout recouvert d’une épaisse couche de plastique translucide et résistant comme l’acier. Les lampes du plafond étaient raccordées à des fils apparents, de vulgaires rallonges domestiques simplement agrafées puis fixées sous une bonne couche de résine peinte. Car tout cela tenait avec des agrafes, il n’y avait pas un seul clou. Laura effleura le mur, intriguée. C’était du plastique de qualité, dur et lisse comme de la porcelaine, et rien qu’au contact elle se douta que même un homme vigoureux n’aurait pu l’entamer à la hache.

Pourtant il y en avait une telle quantité – et le produit était si coûteux à fabriquer ! Ouais, enfin peut-être pas tant que ça – si vous n’aviez pas à payer d’assurance ni de charges pour le personnel, si vous n’aviez pas à fermer régulièrement pour des inspections, à rajouter des systèmes de sécurité doublés de dispositifs de surveillance à l’épreuve des pannes, si vous n’archiviez pas chaque modification en triple exemplaire. C’était sûr : même le nucléaire était bon marché quand on le traitait à la légère.

Mais les règles de sécurité biologique étaient dix fois plus strictes, ou prétendument. Le plutonium était peut-être dangereux, mais au moins il ne risquait pas de sauter hors d’une cuve et de se multiplier tout seul.

« Mais cette salle est bâtie en carton ! lança David.

— Non, c’est de la résine coulée à chaud sur du carton, rectifia Andreï. Vous voyez cette buse : c’est une prise de vapeur. À tout instant, toute la salle peut-être stérilisée à la vapeur. Non que ce soit vraiment nécessaire, bien sûr. »

À l’autre bout de la salle, ils s’arrêtèrent devant une grande porte étanche. Elle portait le symbole international du risque biologique : le cercle à trois paires de cornes, noir sur fond blanc. Graphiquement, une réussite, observa Laura tandis qu’Andreï manœuvrait le volant d’ouverture ; aussi terrifiant, à sa manière élégante, qu’un crâne et des tibias croisés.

Ils franchirent l’écoutille.

Et débouchèrent sur un palier en bambou laqué. Qui surmontait de quinze mètres une caverne d’acier grande comme un hangar d’avion. Ils avaient atteint une des cales de stockage du superpétrolier ; son plancher – la coque d’acier – était légèrement incurvé ; et littéralement jonché de tout un appareillage surréaliste, comme les jouets négligemment abandonnés par un géant de dix ans porté sur les coffrets de petit chimiste.

La coursive en carton, leur palier de bambou et les passerelles arachnéennes qui en partaient de biais, tout cela était boulonné à la monstrueuse cloison dans leur dos. La cloison opposée du hangar se dressait au loin, grande muraille grise d’acier rigidifiée par des cornières et sur laquelle s’étalait une gigantesque fresque polychrome. Une fresque montrant des hommes et des femmes en béret et treillis, marchant au pas sous des drapeaux, les yeux ronds, grands comme des ballons de basket, fixés dans le vide… Leurs bras bruns croisés, monolithiques, brillants comme de la cire dans cette étrange lumière d’aquarium.

L’éclairage inquiétant du hangar provenait de lustres liquides. C’étaient des tubes d’acier vitrés à la partie inférieure, grands comme des pataugeoires, emplis d’un rayonnement froid et gélatineux ; une glaire épaisse, blanche et luminescente, qui projetait des ombres étranges sur les déchirures et les ondulations du plafond de carton.

Le bruit était assourdissant : halètements et gargouillis industriel, avec le ronronnement affairé des moteurs en charge ponctué de claquements et chuintements de tuyauterie. L’air humide et chaud avait une odeur fade, pas désagréable, qui évoquait le riz bouilli. Entrecoupée toutefois d’étranges bouffées âcres : la fragrance chimique de l’acide, une bouffée crayeuse de chaux. Un rêve de plombier drogué : de grandes tours en inox cerclé, se dressant sur une hauteur de trois étages, campées sur une base noueuse bardée de tubulures. Guirlandes de Noël de voyants verts et rouges, tableaux de commandes polis, brillants comme des bijoux de pacotille… et des dizaines de personnes vêtues de blouses blanches en papier – lisant des cadrans, penchées sur de grands bacs allongés dont le couvercle vitré révélait un gruau bouillonnant comme des flocons d’avoine…

Ils descendirent l’escalier derrière Andreï, David n’en perdant pas une miette et marmonnant dans son émetteur.

« Pourquoi n’ont-ils pas de tenue stérile ? demanda Laura.

— C’est nous qui portons les tenues stériles, dit Andreï. En bas, c’est propre. Mais nous avons la peau pleine de sales bestioles. » Il rit. « Évitez d’éternuer ou de toucher quoi que ce soit. »

Trois volées de marches plus bas, encore loin du fond, ils dévièrent pour emprunter une passerelle. Celle-ci menait à des bureaux vitrés qui surmontaient l’usine depuis une estacade en bambou.

Andreï les fit entrer. Intérieur frais et calme, avec air filtré et éclairage électrique. Il y avait des bureaux, des téléphones, des calendriers muraux, un frigo près d’un empilement de caisses de boîtes de Pepsi. On se serait cru là-bas, aux États-Unis, nota Laura en parcourant les lieux du regard. Avec peut-être vingt ans de décalage…

Une porte marquée PRIVÉ s’ouvrit soudain et un Anglo en sortit à reculons. Il actionnait un pulvérisateur à main. Il se retourna et les remarqua. « Oh ! Salut, euh… Andreï…

— Salut, dit Laura. Je suis Laura Webster et voici David, mon mari…

— Oh ! c’est vous ! Où est votre bébé ? » Contrairement à tous ceux qu’ils avaient vus jusqu’ici, l’inconnu portait costume et cravate. C’était un costume démodé, de ce style Taïpan tapageur qui avait fait rage dix ans plus tôt. « Vous ne vouliez pas faire descendre ici ce petit bout de chou, hein ? Eh bien, c’est parfaitement sûr, vous n’aviez pas besoin de vous inquiéter. » Il les examina ; la lumière se reflétait sur ses lunettes. « Vous pouvez ôter ces masques, il n’y a pas de problème à l’intérieur… Vous n’avez pas, disons, la grippe, ou quoi ? »

Laura fit glisser son masque sous le menton. « Non.

— Je vais devoir vous demander de ne pas utiliser les, hum, toilettes. » Un temps d’arrêt. « Tout est interconnecté ici, vous comprenez – tout fonctionne de manière étanche et en circuit fermé. L’eau, l’oxygène, tout le tremblement ! Exactement comme une station spatiale. » Il sourit.

« C’est le Dr Prentis, intervint Andreï.

— Oh ! dit Prentis. Ouais, je suis plus ou moins le grand manitou, ici, comme vous l’aurez sans doute deviné… Vous êtes américains, pas vrai ? Appelez-moi Brian.

— Enchanté, Brian. » David tendit la main.

Prentis fit la grimace. « Désolé, mais ça non plus, ce n’est pas réglementaire… Dites, vous voulez un Pepsi ? » Il posa son vaporisateur sur un bureau et ouvrit le frigo. « J’ai des Dou-Dads, des Craquettes, du bœuf en pâte…

— Euh, on vient de manger… » David écoutait quelque chose dans l’écouteur. « Merci quand même.

— Tout est sous emballage scellé, parfaitement sain ! Directement sorti de la boîte ! Vous êtes sûr ? Laura ? » Prentis ouvrit un Pepsi. « Oh ! eh bien, ça m’en fera d’autant plus…

— Mon contact en ligne, le coupa David. Elle veut savoir si vous êtes le Brian Prentis qui a fait l’article sur… je suis désolé, je n’ai pas tout à fait saisi… un truc sur les polysaccharides. »

Prentis hocha brièvement la tête. « Ouais. C’est bien moi.

— La réception n’est pas fameuse là-dessous, s’excusa David.

— À l’université d’État d’Ohio, dit Prentis. Ça remonte à un bout de temps. Qui est cette personne ? Quelqu’un appartenant à votre Rizome, c’est cela ?

— Le professeur Millie Syers, chargée de cours par Rizome à l’université d’État de Caroline du Nord…

— Jamais entendu parler, dit Prentis. Eh bien ! Quoi de neuf, aux États, hmm ? Qu’est-ce qui se passe avec “En direct de L.A. ?”, vous savez, la série comique. Je ne rate jamais un épisode.

— Il paraît que c’est très drôle », dit Laura. Elle ne regardait jamais cette émission.

« Les types qui jouent les Frères Tête-Molle, ces mecs-là me scient. » Prentis marqua une pause. « On peut tout capter, ici, vous savez. Tout ce que diffuse le Réseau – pas que les trucs américains ! Les réseaux câblés des États, ils coupent un max… Mais l’exotisme brésilien… » Il cligna maladroitement de l’œil. Et ces X japonais… Waouh !

— Le porno ne se vend plus comme avant, dit Laura.

— Ouais, ils sont tous coincés, collet monté, acquiesça Prentis. Moi, ça, je suis pas d’accord. Je crois à l’ouverture totale… l’honnêteté, vous voyez ? Les gens ne devraient pas traverser l’existence avec des œillères.

— Pouvez-vous nous expliquer ce que vous faites ici ? demanda Laura.

— Oh ! mais bien sûr ! Nous utilisons une variété autotrophe d’Escherichia coli, en majorité des autotrophes monosériques, même si nous avons également recours à la double autotrophie pour les tentatives un peu délicates… Quant aux colonnes de fermentation, ce sont des saccharomycètes… Une souche standard, déposée par Pruteen, rien de bien évolué, de la technologie éprouvée en matière de prom. En travaillant à quatre-vingts pour cent de la capacité nominale, nous sortons environ quinze tonnes par unité et par jour, en poids sec… Bien entendu, pas question de laisser le produit brut. Nous effectuons dessus un gros travail de présentation – d’aromatisation. »

Prentis s’approcha des fenêtres. « Les bassins les plus petits sont des installations à cloche et siphon. Agents de texture, aromatisation, fermentation secondaire… » Sourire vitrifié à Laura. « Fort proche de ce que peut faire normalement n’importe quelle ménagère dans le confort de sa propre cuisine ! Mixers, batteurs, micro-ondes ; en un peu plus grand, c’est tout. »

Prentis regarda David puis détourna les yeux ; les lunettes noires le gênaient. Il reporta son attention sur Laura, lorgnant, fasciné, sa poitrine. « Ce n’est pas si nouveau que ça, à vrai dire. Si vous avez déjà mangé du pain, du fromage ou de la bière, vous mangez des ferments et des levures. Tous ces trucs : le tofu, la sauce de soya ; vous seriez ahuris d’apprendre les opérations qu’il faut effectuer pour obtenir de la sauce de soya. Et croyez-le ou pas, c’est bien plus sain que les prétendus aliments naturels. Des légumes frais ! » Prentis aboya de rire. « Ils sont bourrés de poisons naturels ! On cite le cas d’individus tombés raides morts après avoir mangé des pommes de terre !

— Hé, l’interrompit David, vous prêchez un converti, amigo. »

Laura se détourna vers les baies vitrées. « Ce n’est pas exactement une nouveauté pour nous, docteur Prentis. Rizome possède une division aliments synthétiques… j’ai même eu l’occasion de faire pour eux du travail de relations publiques.

— Mais c’est bon ! C’est très bon ! » dit Prentis avec un hochement de tête surpris. « Les gens, voyez-vous, ont des préjugés absurdes… à l’idée de “manger des microbes”.

— Il y a plusieurs années, peut-être, dit Laura. Mais aujourd’hui, c’est pour l’essentiel un problème de classe – le fait que ce soit de la nourriture de pauvre. Des aliments pour le bétail. »

Andreï croisa les bras.

« Une notion bourgeoise de Yankee…

— Eh bien, c’est un problème de marketing, dit Laura. Mais je suis d’accord avec vous. Rizome ne voit pas ce qu’il y a de mal à nourrir les affamés. Nous avons un savoir-faire dans ce domaine – et c’est le genre de transfert de technologie qui pourrait s’avérer très utile à une industrie en expansion… » Elle marqua un temps d’arrêt. « J’ai entendu votre petit discours, là-haut, Andreï, et nous avons entre nous plus de points communs que vous ne l’imaginez. »

David intervint, hochant la tête. « Il y a en ce moment aux États-Unis un jeu qui fait fureur, baptisé Gestion mondiale. J’y joue beaucoup… La technique des protéines, telle que celle-ci, est l’un de nos principaux instruments de maintien de la stabilité mondiale. Sans elle, il y a des émeutes de la faim, les villes s’effritent, les gouvernements tombent… Et pas seulement en Afrique.

— Mais ça, c’est le travail, dit Andreï. Pas un jeu.

— Nous ne faisons pas cette distinction, rétorqua David, très sérieux. Nous n’avons pas de “travail” à Rizome – mais simplement des choses à faire, et des gens pour les faire. » Il eut un sourire victorieux. « Pour nous, jouer, c’est apprendre… Vous jouez à la Gestion mondiale et vous apprenez que vous ne pouvez pas rester tranquillement le cul calé dans un fauteuil et laisser les choses partir à vau-l’eau. Vous ne pouvez pas simplement toucher votre salaire, empocher des bénéfices, être un poids mort pour le système. Au sein de Rizome, nous savons cela – merde, c’est même pour ça que nous sommes venus à la Grenade. »

Il se tourna vers Prentis. « J’en ai une copie dans mes affaires – contactez-moi, je peux vous la charger. Pour vous aussi, Andreï. »

Petit rire narquois de Prentis. « Euh… je peux accéder à la Banque d’ici, David… Les jeux vidéo, ils en ont quelques centaines de milliers en archives, de toutes sortes, dans toutes les langues…

— Piratés ? » demanda Laura.

Prentis l’ignora. « Mais votre Gestion mondiale, je vais l’essayer un coup, ça pourrait être marrant, j’aime bien me tenir au courant des nouveautés… »

David toucha son écouteur. « Depuis combien de temps êtes-vous à la Grenade, docteur Prentis ?

— Dix ans et quatre mois. Et c’est un travail fort gratifiant. » Du geste, il embrassa les machines qui vrombissaient derrière la vitre. « En regardant ça, vous vous dites peut-être : machines d’occasion, bricolage et bidouille… mais en attendant, on a une chose avec laquelle ils ne pourront jamais rivaliser, aux États : l’Esprit d’entreprise authentique… » Prentis passa derrière le bureau et ouvrit un des tiroirs du bas.

Il se mit à empiler tout un tas d’objets sur le plateau éraflé : des cure-pipes, des couteaux X-Acto, une loupe, une pile de mini-cassettes liées par un élastique. « On s’attaquera à n’importe quoi, on le secouera, le retournera, l’examinera sous tous les angles… Votre truc, ça pourra venir sur un coup d’inspiration, ou résulter d’une séance de remue-méninges… ici, ceux qui tiennent les cordons de la bourse, rien à voir avec les autres tantes, là-bas, aux États ; une fois qu’ils vous ont fait confiance, eh bien, c’est comme une subvention globale, mais en mieux. Vous bénéficiez d’une Véritable Liberté Intellectuelle… »

La pile montait sur son bureau : timbres en caoutchouc, presse-papiers, jouets en fer-blanc moléculaire. « Et ils savent s’amuser, en plus ! C’est peut-être pas flagrant quand on voit les cadres dirigeants du Mouvement, mais vous n’avez jamais vu un carnaval à la Grenade… De vrais sauvages ! Ah ! on peut dire qu’ils savent s’éclater… Ah ! le voilà ! » Il brandit un tube anonyme ; on aurait dit du dentifrice. « Ça, en tout cas, c’est quelque chose !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda David.

— Ça ? Tout simplement ce qu’on a pu faire de mieux comme lotion solaire, c’est tout ! » Il lui lança le tube. « Inventée ici même, à la Grenade. Ce n’est pas un simple mélange d’écrans solaires et d’adoucissants. Merde, ces vieux trucs se contentent de tartiner l’épiderme. Celui-ci, en revanche, pénètre directement les cellules, change la structure des réactions… »

David dévissa le bouchon. Une puissante odeur mentholée envahit la pièce. « Houlà ! » Il le revissa.

« Non, gardez-le. »

David fourra le tube dans sa poche. « Je n’en ai pas vu sur le marché…

— Bon sang, non, ça risque pas. Et vous savez pourquoi ? Pasque les inspecteurs de la Santé yankee lui ont refusé l’agrément, voilà pourquoi. “Risque mutagène”, “substance carcinogène”. Mon œil, oui ! » Prentis claqua le tiroir. « Le rayonnement solaire direct ! Là oui, un vrai risque de cancer. Mais non, ça, ils laissent passer, pas vrai ? Parce qu’il est naturel. » Prentis ricana. « D’accord, vous utilisez cette lotion tous les jours pendant quarante ans, vous aurez peut-être un petit problème. Ou vous avez peut-être déjà un ulcère à l’estomac dû à l’alcool. De quoi vous ruiner du sol au plafond, mais vous ne les imaginez pas interdire l’alcool, pas vrai ? Sacrés hypocrites !

— Je vois ce que vous voulez dire, fit Laura. Mais regardez ce qui s’est passé avec les cigarettes. L’alcool aussi est une drogue et l’attitude des gens… »

Prentis se raidit. « Vous n’allez pas recommencer avec ça, non ? Des drogues ? » Il fusilla Andreï du regard.

« Le Charles-Noguès est un navire alimentaire, protesta ce dernier, je leur ai déjà dit.

— Je ne fabrique pas de drogue ! Vous me croyez ?

— Bien sûr. » David était surpris.

« Les gens débarquent ici, ils essaient à chaque fois de me coincer avec ça, se lamenta Prentis. Ils disent : “Hé ! Brian, vieux, je parie que t’as dû sortir des tonnes de syncoke, t’as jamais oublié de nous en mettre de côté une cuiller ou deux, pas vrai ?” » Il était furieux. « Eh bien, je suis complètement en dehors de tout ça. Totalement. »

Laura plissa les paupières. « Nous ne cherchions absolument pas à insinuer… »

Prentis pointa sur David un doigt furieux. « Regardez-moi ça ! Il est en train d’écouter. Qu’est-ce qu’ils sont encore en train de vous raconter sur le Réseau, hein ? Ma biographie complète, je parie ! Nom de Dieu ! » Comme un diable, Prentis contourna son bureau.

« Ils n’oublient jamais, hein ? Évidemment que je suis célèbre ! Je l’ai fait – le procédé Prentis pour polysaccharides –, mec, j’ai fait gagner des millions à Biogène. Et ils m’avaient mis aussi sur les néo-protéines… » Il leva l’index et le pouce. « J’étais peut-être à ça du Nobel ! Mais c’était des substances bioactives vivantes, sécurité de niveau trois. Alors, ils m’ont fait pisser dans une éprouvette. » Regard furieux à Laura. « Vous savez ce que cela veut dire ?

— Test antidrogue, dit Laura. Comme pour les pilotes de ligne…

— J’avais une copine, dit lentement Prentis. Une vraie pile électrique. Pas une de ces allumées de la Déesse mais un sacré numéro quand même… “Brian, qu’elle me dit, tu fais ça vraiment cool, après une ou deux lignes.” Et elle avait pas tort ! » Il retira brutalement ses lunettes. « Bordel, jamais je ne me suis autant éclaté qu’avec elle.

— Je suis désolée, dit Laura, dans un silence soudain gêné. Est-ce qu’ils vous ont viré ?

— Pas tout de suite. Mais ils m’ont retiré tout ce qui était important, ils voulaient me confier à leurs enculés de psy… Un labo comme ça, c’est comme un putain de monastère. Parce que si jamais vous craquez, si jamais vous filez avec un peu de gelée dans la poche… de la gelée dangereuse… de la gelée brevetée…

— Ouais, c’est dur, reconnut David. Je suppose qu’ils régentaient quasiment votre vie sociale.

— Eh bien, tant pis pour eux, dit Prentis, un peu plus calme à présent. Des mecs débordant d’imagination… des visionnaires… On a besoin d’avoir les coudées franches. Besoin d’un espace de détente. Une boite comme Biogène, ça se termine avec des bureaucrates. Des robots. C’est pour ça qu’ils n’aboutissent nulle part. » Il remit ses lunettes. Puis il s’assit sur le bureau, les pieds ballants. « Un nouveau complot, voilà ce que c’est. Toutes ces multinationales du Réseau, elles sont toutes en cheville. C’est un marché fermé, sans réelle compétition. C’est ce qui les a rendus gras et flemmards. Mais c’est pas le cas ici.

— Mais si c’est dangereux…, commença Laura.

— Dangereux ? Merde, je vais vous montrer quelque chose de vraiment dangereux. » Prentis s’anima. « Bougez pas, je reviens, faut que vous voyiez ça. Tout le monde devrait voir ça. »

Il descendit d’un bond et disparut dans la pièce du fond.

Laura et David échangèrent des regards gênés. Ils regardèrent Andreï. Celui-ci hocha la tête. « Il a raison, vous savez. »

Prentis reparut. Il brandissait un cimeterre long de trente centimètres.

« Seigneur ! s’exclama David.

— Ça vient de Singapour, expliqua Prentis. Ils fabriquent ça pour le marché du Tiers Monde. Vous connaissez ? » Il brandit la lame. David recula. « C’est une machette, dit-il avec impatience. Vous êtes texan, pas vrai ? Ce n’est quand même pas la première que vous voyez.

— Ouais, dit David. Pour débroussailler… »

Prentis abattit le sabre, d’une main. Avec un crissement, la lame frappa l’angle du bureau ; le coin vola dans les airs et heurta le sol en tournoyant.

La lame du sabre d’abattage avait tranché de part en part le bureau de bois ; taillé dans le plateau un triangle de vingt centimètres, avec en prime un bout de paroi latérale et le fond d’un tiroir.

Prentis récupéra les fragments et les empila sur le bureau comme une petite pyramide de bois. « Pas un éclat ! Vous voulez l’essayer, Dave ?

— Non, merci. »

Prentis souriait : « Allez-y ! Je peux le recoller à la super-glu ; je fais ça tout le temps. Vous êtes sûr ? » Il tenait négligemment la machette à bout de bras et la laissa tomber. Elle s’enfonça d’un centimètre et demi dans le plateau.

« Méchant coutelas », commenta Prentis, en s’époussetant les mains. « Vous pensez peut-être que c’est dangereux, mais vous n’avez pas encore tout vu. Vous savez ce que c’est ? C’est de la technologie paysanne, mon frère. De la culture par défrichage et brûlis. Vous savez ce que ça risque de faire à ce qui reste de forêts tropicales sur la planète ? Transformer tous les Brésiliens à chapeau de paille en sosies de Paul Bunyan, voilà ce que ça risque de faire. La biotechnologie la plus dangereuse au monde, c’est un type avec une chèvre et une hache.

— Une hache, merde ! laissa échapper David, ce truc est une monstruosité ! Ça ne peut pas être légal ! » Il se pencha au-dessus du bureau et le parcourut avec ses vidéoverres. « Je vois à présent que je n’y avais jamais vraiment réfléchi… Je sais qu’on utilise des lames en céramique sur les machines-outils… mais c’est dans le cadre de l’industrie, avec des normes de sécurité ! Vous ne pouvez quand même pas les vendre comme ça à n’importe qui… autant distribuer aux gens des lance-flammes ! »

Andreï intervint. « Ce n’est pas à nous qu’il faut dire ça, David – mais à Singapour. Ce sont des technocapitalistes radicaux. Ils se foutent bien des forêts – ils n’ont pas de forêt à perdre. »

Laura acquiesça. « Ce n’est plus de l’agriculture, c’est de la destruction de masse. Il faudra y mettre un terme ! »

Prentis hocha la tête. « Nous avons une chance d’arrêter le massacre, c’est de mettre au chômage tous ces sacrés putains de paysans jusqu’au dernier. » Il marqua un temps d’arrêt. « Parfaitement, ce brave petit exploitant des familles, lui et sa femme, et ses millions de foutus mioches. Ils sont en train de bouffer sur pied la planète. »

Prentis glissa négligemment la main dans le trou de son bureau et sortit un tube de colle. « Il n’y a que cela qui est important. D’accord, on a peut-être concocté un peu de dope à la Grenade, libéré quelques programmes, mais c’était juste pour avoir les capitaux de départ. On fabrique des aliments. Et on crée des emplois pour en fabriquer. Vous voyez tous ces gens qui bossent, là-dessous ? Eh bien, vous ne les verriez pas à l’usine aux États. Ici, notre façon de procéder, c’est de créer de la force de travail – des gens qui auraient été paysans, auraient fabriqué leur propre nourriture, pour leur propre pays. Pas de simples travailleurs de charité, déversés d’un avion affrété par une souscription des nations riches.

— Nous n’avons rien contre, dit Laura.

— Bien sûr que si ! Vous ne voulez pas d’une technologie simplifiée, bon marché. Il vous la faut chère, contrôlée, et totalement sûre. Vous ne voulez pas de paysans et de gosses des taudis avec ce genre de pouvoir issu de la technique. Ça vous fait peur. » Il indiqua la machette. « Mais vous ne pouvez pas gagner sur les deux tableaux. Toute technique est potentiellement dangereuse – même sans pièces mécaniques. »

Long silence. Laura se tourna vers Andreï. « Merci de nous avoir fait descendre ici. Vous nous avez fait toucher du doigt un vrai problème. » Puis elle se tourna vers Prentis. « Merci, Brian.

— Sûr. » Son regard quitta fugitivement ses seins. Elle essaya de lui sourire.

Prentis reposa soigneusement la colle. « Vous voulez visiter l’usine ?

— J’aimerais bien, oui », fit David.

Ils quittèrent le bureau, remettant leurs masques, et descendirent parmi les ouvriers. Le personnel n’avait pas grand-chose à voir avec des « gosses des taudis » ; c’étaient pour l’essentiel des cadres d’âge mûr, en majorité des femmes. Elles portaient un filet dans les cheveux et leurs blouses en papier avaient l’aspect lustré des anciens sacs à pain. Elles faisaient les trois-huit – un tiers des équipes se reposait dans des cabines isolées acoustiquement, entassées sous la fresque géante comme un banc de praires en polystyrène expansé.

Aidé de Millie Syers, David posa des questions techniques pertinentes. Pas de rejets de produits confinés ? Non. Des problèmes de rancissement ? Non, juste le pourcentage habituel de régression à l’état naturel – les bactéries modifiées avaient tendance à y revenir au bout de quelques millions de générations. Et des bactéries à l’état naturel ne produisaient pas – elles se contentaient d’assimiler et d’engendrer un poids mort. Laissées libres de se multiplier aux dépens de leurs congénères rentables, ces déviantes auraient tôt fait de s’imposer, aussi les chassait-on des cuves, impitoyablement.

Et qu’abritait le reste du Charles-Noguès, derrière les cloisons ? Eh bien, le navire était rempli d’un bout à l’autre d’unités analogues à celle-ci, toutes parfaitement isolées pour éviter toute contamination. D’ailleurs les rejets étaient soigneusement pompés en permanence d’une unité à l’autre – ils utilisaient les pompes d’origine du pétrolier, encore en parfait état de marche. Les dispositifs de confinement du navire, mis au point pour empêcher toute explosion due au gaz de pétrole, étaient idéaux pour un travail à risque biologique.

Laura cuisina quelques-unes des femmes. Aimaient-elles leur travail ? Bien sûr – elles bénéficiaient de toutes sortes d’avantages particuliers : rallonges sur leur carte de crédit quand elles dépassaient les quotas de production, liaison visiophonique avec la famille, prime exceptionnelle en cas de mise au point de nouveaux procédés… Est-ce qu’elles ne se sentaient pas cloîtrées au fond de cette cale ? Seigneur non, sûrement pas, comparé à la surpopulation des chantiers gouvernementaux en bout d’île. Et puis, il y avait les congés, un mois plein. Évidemment, ça grattait un peu, quand on ramenait cette dermatose…

Ils visitèrent l’usine plus d’une heure durant, escaladant les échaliers de bambou posés sur les poutrelles d’un mètre quatre-vingts de section qui renforçaient la coque. David s’adressa à Prentis. « Au fait, vous vouliez dire quelque chose au sujet des toilettes ?

— Ah ! oui, pardon ! Escherichia coli, c’est un hôte normal de la flore intestinale… Si jamais cette bactérie se répand, on a des gros problèmes. »

David haussa les épaules, gêné. « Le repas là-haut était très bon, je me suis gavé. Euh, mes compliments au chef.

— Merci », dit Prentis.

David toucha ses lunettes. « Je pense avoir à peu près tout pris… Si Atlanta a des questions, est-ce qu’on peut rester en contact ?

— Hummm… », fit Prentis. Andreï intervint. « C’est un peu délicat, David. » Il n’en dit pas plus.

David leur tendit étourdiment la main. Dès qu’ils furent repartis, ils virent Prentis se précipiter derrière sa cage vitrée et actionner son vaporisateur.

Ils rebroussèrent chemin jusqu’à la passerelle. Andreï était ravi. « Je suis content que vous ayez rencontré le Dr Prentis. Un homme entièrement dévoué à son travail. Mais on ne peut nier qu’il ait un peu la nostalgie de ses compatriotes.

— Il m’a semblé en tout cas manquer d’un certain nombre d’agréments, constata David.

— Ouais, dit Laura. D’une petite amie, par exemple. »

Andreï marqua sa surprise : « Oh ! mais le Dr Prentis est marié ! À une travailleuse de l’île.

— Ah bon, fit Laura, consciente de la gaffe. Ce doit être merveilleux… Et vous, Andreï ? Êtes-vous marié ?

— Seulement au Mouvement », dit Andreï. Il ne plaisantait pas.


Le soleil se couchait quand ils regagnèrent leur logis. La journée avait été longue. « Vous devez être fatiguée, Carlotta », dit Laura tandis qu’ils s’extrayaient, courbattus, du triroues. « Pourquoi ne pas entrer dîner avec nous ?

— C’est gentil de me le proposer », répondit Carlotta avec un doux sourire. Ses yeux étincelèrent et une légère roseur colora ses joues. « Mais je ne peux pas ce soir. J’ai une Communion.

— Vous êtes sûre ? insista Laura. Il n’y a pas de problème pour nous.

— Je peux repasser un peu plus tard dans la semaine. Et peut-être amener mon ami. »

Laura fronça les sourcils. « Je risque d’être appelée à faire ma déposition. »

Carlotta secoua la tête. « Non, sûrement pas. Je n’ai même pas encore été convoquée. » Elle se pencha depuis le siège du conducteur pour tapoter le couffin du bébé. « Allez, au revoir, bout de chou. Au revoir, tout le monde. Je vous appellerai, je pense… » Elle démarra en trombe, soulevant les gravillons, et franchit le portail.

« Typique », observa Laura.

Ils gravirent le porche. David sortit sa carte à clé. « Eh bien, cette Communion, ça paraît sacrément important…

— Non, je ne parle pas de Carlotta, ce n’est qu’une gourde. Je parle de la Banque. C’est un stratagème, tu ne vois donc pas ? Ils vont s’arranger pour qu’on fasse le pied de grue dans cette immense vieille baraque, au lieu de me laisser présenter ma défense. Et ils convoquent Carlotta pour déposer avant moi, histoire de bien marquer le coup. »

David se figea. « C’est ce que tu penses, hein ?

— Évidemment. Et c’est pourquoi Sticky nous a servi la virée touristique. » Elle le suivit à l’intérieur. « Ils sont en train de nous travailler au corps, David ; tout cela fait partie d’un plan. Cette balade, tout… Qu’est-ce qui sent bon comme ça ? »

Rita leur avait préparé le dîner : porc farci aux piments et persil, ratatouille créole, pain de ménage et soufflé au rhum en dessert. Le tout servi dans une salle à manger éclairée aux chandelles, sur une nappe propre et avec des fleurs. Impossible de refuser. Et de vexer Rita. Quelqu’un avec qui ils devaient partager la maison, après tout… À tout le moins, il fallait qu’ils en goûtent quelques bouchées, rien que par politesse… Et après toute cette prom infâme… Tout était si savoureux que ça vous faisait venir les larmes aux yeux. Laura dévora comme une ogresse.

Il n’y avait pas de vaisselle à laver. Les domestiques débarrassèrent tout, empilant les plats sur de petites dessertes en bois de rose.[4] Puis ils servirent du cognac et offrirent des havanes. Et ils voulaient aussi s’occuper du bébé. Laura ne les laissa pas faire.

Il y avait un bureau au premier. Pas exactement un bureau – il ne contenait aucun livre, simplement des centaines de vidéocassettes et d’antiques disques en vinyle – mais ils s’y retirèrent néanmoins avec leur cognac. Cela semblait aller de soi, d’une certaine manière.

Quantité de photos encadrées sur les murs. Laura les examina tandis que David fouillait, curieux, parmi les cassettes. On décelait sans peine qui était M. Gelli, l’ancien propriétaire. : c’était le m’as-tu-vu au visage bouffi qui posait, tenant amicalement par l’épaule quelques spécimens du show-biz de Las Vegas, vaguement familiers, vaguement répugnants… Là, on le voyait faire de la lèche à une espèce d’abruti au regard reptilien en longue robe blanche – avec un sursaut, Laura s’aperçut qu’il s’agissait du pape.

David mit une cassette. Il s’assit sur le canapé – un monstre hyper-rembourré tapissé de velours pourpre – et alluma le poste avec une antique télécommande. Laura le rejoignit.

« T’as trouvé quelque chose ?

— De la vidéo personnelle, je crois. Il en a plein de cassettes – j’ai pris la plus récente. »

Une soirée au manoir. Un gâteau monstrueux dans la salle à manger, un buffet croulant sous les amuse-gueule. « Je n’aurais pas dû manger autant, dit Laura.

— Non mais, regarde-moi l’autre con, en haut-de-forme. C’est un docteur fou, pas de doute. T’imagines ça, à Atlanta ? »

De faibles couinements sortaient de l’écouteur de Laura ; elle ne l’avait pas enfoncé et il pendait. Ça lui faisait un peu drôle de l’avoir partagé avec Carlotta ; un peu comme de partager une brosse à dents, ou un… Bon, mieux valait ne pas y penser. « Pourquoi tu ne retires pas ça, David ? » Elle-même ôta ses vidéoverres qu’elle braqua vers la porte, pour les protéger des intrus. « On est tranquilles ici, d’accord ? Ce n’est pas pire que dans la chambre.

— Eh bien… » David mit en pause et se leva. Il pressa le bouton d’un interphone près de la porte. « Bonjour. Hum… Jimmy ? Ouais, j’aimerais que vous nous montiez le radio-réveil qui est sur la table de nuit. Tout de suite. Merci. »

Il regagna le divan.

« Tu ne devrais pas faire ça.

— Tu veux dire leur donner des ordres comme s’ils étaient des domestiques ? Ouais, je sais. Très non-R. J’ai pourtant deux, trois idées – je veux en parler avec le service du personnel, demain… » Un coup discret à la porte. David prit le réveil des mains de Jimmy. « Non, ce sera tout… bon, d’accord, allez-y, apportez la bouteille. » Il brancha son casque sur le réveil. « Comment ça passe, Atlanta ? »

[« Vous pourriez aussi bien braquer une des paires sur la télé »], tonna le radio-réveil. [« Contempler cette porte, c’est un brin lassant. »] Laura ne reconnut pas la voix du mec ; un Rizomien quelconque en garde de nuit, elle n’était plus à ça près.

La cassette rembobina ; David avait coupé le son[5]. Il commenta : « Pas mal d’Anglos dans cette petite fête. Je vois pas beaucoup de rastas… »

Laura but une gorgée de cognac. Il lui tapissa la bouche d’or fondu. « Ouais, fit-elle tout en humant son verre. Il y a quantité de factions sur cette île et je ne crois pas qu’ils s’entendent trop bien. Il y a des révolutionnaires du Mouvement… les mystiques vaudous… les high-tech… et les technos de base…

— Et le pauvre de la rue, qui cherche simplement de quoi manger et un toit… » Toc-toc-toc ; le cognac était arrivé. David revint au divan avec la bouteille. « T’es consciente qu’on pourrait très bien s’empoisonner. » Il remplit à nouveau leurs ballons.

« Ouais, mais j’étais plus inquiète quand j’ai laissé la petite avec Carlotta… elle a été si mignonne depuis, j’avais peur que Carlotta lui ait refilé une espèce de pilule tranquillisante… » D’un coup de pied, elle se débarrassa de ses chaussures et replia les jambes sous elle. « David, ces gens savent ce qu’ils font. S’ils veulent nous empoisonner, ils peuvent le faire avec une dose imperceptible d’un truc qu’on n’aura pas la moindre chance de détecter.

— Ouais, j’arrêtais pas de me dire ça en mangeant la ratatouille. » Un type particulièrement parti avait empoigné le cadreur par le revers et il beuglait avec entrain dans l’objectif. « Regarde-moi ce clown ! J’ai oublié de mentionner la faction locale de minables parfaitement criminels… Il faut de tout pour faire un paradis informatique, je suppose.

— Tout ça ne colle pas », dit Laura en se laissant confortablement glisser dans une méditation alimentée par la fine. « C’est comme de ratisser une plage après la tempête, et de déterrer toutes sortes d’épaves rejetées par le Réseau sur la grève dorée de la Grenade… Alors, en insistant un peu, ces gens vont peut-être se laisser démonter bien gentiment ; il suffit de trouver le défaut de la cuirasse. Mais une pression un peu trop forte, et tout se fond en un seul bloc et tu te retrouves avec un monstre sur les bras. Je pensais aujourd’hui… les nazis, dans le temps, ils croyaient à la Terre creuse et à tout un tas de sornettes mystiques… Mais leurs trains arrivaient à l’heure et leurs flics étaient d’une efficacité redoutable… »

David lui prit la main et la regarda curieusement. « Ça te tient vraiment à cœur, pas vrai ?

— C’est important, David. La chose la plus importante qu’on ait jamais faite. Un peu, que ça me tient à cœur. Complètement. »

Il acquiesça. « J’ai remarqué que t’avais l’air un peu crispée quand je t’ai mis la main au cul dans l’ascenseur. »

Elle eut un rire, bref. « J’étais nerveuse… c’est chouette de pouvoir se relaxer ici, rien que nous deux. » Un crétin en nœud pap’ chantait sur une scène improvisée, un connard gominé qui s’arrêtait pour faire de l’esprit et sortir des blagues débiles… La caméra filmait complaisamment l’assistance, tous ces Grands Dirigeants se moquant d’eux-mêmes avec la jovialité feinte de Grands Dirigeants se moquant d’eux-mêmes…

David l’entoura de son bras. Elle posa la tête contre son épaule. Il ne prenait pas ça aussi sérieusement qu’elle. Peut-être parce qu’il ne s’était pas retrouvé là-bas avec Winston Stubbs…

Elle fit taire cette horrible pensée et reprit du cognac.

« T’aurais dû choisir une bande plus ancienne. On pourrait peut-être avoir un aperçu des lieux avant que le vieux Gelli y amène ses décorateurs.

— Ouais, d’ailleurs je n’y ai vu nulle part notre copain Gelli. Ce devait être la fête de son neveu, ou je ne sais trop qui… Waouh ! »

On était passé à un nouveau plan : plus tard, dehors, près de la piscine. Un bain de minuit… plein de torches, de serviettes… et d’opulentes jeunes femmes sans le haut. « Bonne mère ! » s’exclama David en prenant sa voix d’acteur. « Des gonzesses à poil ! Putain, on peut dire que ce mec sait vivre ! »

Une foule de jeunes femmes, quasiment nues. Sirotant des boissons, peignant leurs cheveux mouillés avec de grands gestes sensuels, le coude relevé. Étendues de tout leur long, ivres ou défoncées, comme si elles espéraient bronzer à la lueur des torches. Et l’assortiment était multicolore. « Ça fait plaisir de voir enfin que la communauté noire n’a pas été oubliée, constata aigrement Laura.

— Ces filles ont dû s’inviter en douce, observa David. C’est plutôt l’ambiance sauterie privée…

— Ce sont des prostituées ?

— Sûrement. »

Laura se tut un instant. « J’espère que ça ne va pas virer à l’orgie ou je ne sais quoi.

— Non, remarqua David, cynique. Regarde comment la caméra suit complaisamment leurs loloches. Le mec s’exciterait pas à ce point s’il y avait vraiment du sérieux en perspective. » Il reposa son verre vide. « Hé ! On aperçoit une partie de l’ancien jardin du fond sur ce plan… » Il mit en pause.

[« Hé ! »] protesta le réveil.

— Pardon », dit David. Le défilement reprit. Les hommes adoraient voir ainsi les femmes : roulements de hanches, gloussements, douce surface d’épiderme féminin coloré. Sous l’influence du cognac, Laura pesa la question. Ça ne la réconforta pas beaucoup. Mais malgré sa prétendue nonchalance, elle sentait que David réagissait un peu. Et bizarrement, par procuration, cela avait quelque chose d’excitant.

Pour une fois, personne n’était en train de les regarder, songea-t-elle, canaille. Peut-être que s’ils se blottissaient sur le divan et restaient très, très silencieux…

Une mince fille café-au-lait, des bracelets aux chevilles, monta sur le plongeoir. Elle gagna d’un pas nonchalant le bout de la planche, se courba avec grâce et se mit en équilibre sur les mains. Elle maintint la position cinq longues secondes puis plongea la tête la première… « Bon Dieu ! » s’exclama David. Il figea le plongeon en plein vol.

Laura cligna les yeux. « Qu’y a-t-il de spécial à…

— Ce n’est pas elle, chou. Regarde. » Il repassa la bande en arrière ; la fille remonta les pieds devant puis saisit le bord du plongeoir. Elle se releva, repartit à reculons, puis s’immobilisa de nouveau. « Là, dit David. À l’extrême droite, près de l’eau. C’est Gelli. Étendu dans cette chaise longue. »

Laura écarquilla les yeux. « Sûr… Il a l’air amaigri.

— Regarde ses mouvements… » La fille avança sur le plongeoir… et la tête de Gelli dodelinait. Un mouvement spasmodique, machinal, le menton oscillant qui décrit un huit saccadé, et les yeux fixés dans le vide. Puis il cessa de dodeliner, réussit à se reprendre, grimaçant de douleur sous l’effort. Alors sa main se leva, une main ratatinée comme un fagot de brindilles, pliée à angle droit au poignet.

Au premier plan, la fille tenait en équilibre avec grâce, jambes fines bien droites, les orteils tendus comme une gymnaste. Et derrière elle, Gelli toucha par trois fois son visage, trois petites tapes imperceptibles – rapides, saccadées, complètement ritualisées. Puis la fille plongea et la caméra se reporta ailleurs. Et Gelli disparut.

« Qu’est-ce qu’il a ? » murmura Laura.

David était pâle, les lèvres serrées. « Je ne sais pas. Une maladie nerveuse, manifestement.

— La maladie de Parkinson ?

— Peut-être. Ou peut-être un truc pour lequel on n’a même pas encore trouvé de nom. »

David éteignit le poste. Il se leva, débrancha le réveil. Remit ses lunettes, soigneusement. « Je vais un peu répondre au courrier, Laura.

— Je t’accompagne. » Elle mit longtemps à s’endormir. Et son sommeil fut peuplé de cauchemars.


Le lendemain matin, ils inspectèrent les fondations, pour relever d’éventuelles lézardes, ou des taches de salpêtre. Ils ouvrirent toutes les fenêtres, notant les carreaux cassés et les linteaux voilés. Ils parcoururent les combles, traquant la solive affaissée et l’isolant désagrégé, repérèrent les marches branlantes dans l’escalier, mesurèrent l’inclination du plancher, dressèrent le catalogue de la multitude de fissures et de cloques aux murs.

Les domestiques les observaient avec une inquiétude grandissante. Au déjeuner, ils eurent une petite discussion. Il en transpira que Jimmy se considérait comme un « maître d’hôtel », tandis que Rajiv était le « majordome » et Rita la « cuisinière » et « femme de chambre ». Ils n’étaient en aucun cas des ouvriers du bâtiment. Aux yeux de David, tout cela paraissait ridiculement démodé ; il y avait des choses à faire, alors pourquoi ne pas les faire ? Quel était le problème ?

Ils réagirent avec un orgueil blessé. Ils étaient du personnel de maison qualifié, et certainement pas des manœuvres intérimaires dégagés des chantiers gouvernementaux. Ils avaient un poste précis à occuper et l’emploi qui correspondait au poste. Tout le monde savait ça. Il en avait toujours été ainsi.

David rigola. Il leur dit qu’ils se comportaient comme des colons du XIXe : et la technologie de pointe de la Grenade, et sa révolution anti-impérialiste, qu’en faisaient-ils ? Étrangement, l’argument ne réussit pas à les ébranler. Très bien, conclut David, de guerre lasse. S’ils ne voulaient pas les aider, ce n’était pas son problème. Ils n’avaient qu’à se tourner les pouces et boire des piñas coladas.

Ou peut-être regarder la télévision, suggéra Laura. Elle avait justement plusieurs cassettes de recrutement de Rizome qui pourraient contribuer à expliquer la position de celle-ci…

Après déjeuner, David et Laura poursuivirent implacablement leur inspection. Ils montèrent dans les tourelles où les domestiques avaient leurs quartiers. Les parquets étaient fendillés, les plafonds pleins de fuites et l’interphone en court-circuit. Avant de repartir, David et Laura firent délibérément tous les lits.

Durant l’après-midi, David prit un peu le soleil au fond du bassin vide. Laura joua avec le bébé. Plus tard, David vérifia le circuit électrique tandis qu’elle répondait au courrier. Le dîner, une fois encore, fut fantastique. Ils étaient fatigués et se couchèrent tôt.

La Banque les ignorait. Ils le lui rendirent bien.

Le lendemain, David sortit sa caisse à outils. C’était de sa part un petit rituel inconscient, comme un duc inspecte ses émeraudes. La caisse pesait sept kilos, avait la taille d’une grosse boîte à pain, et avait été amoureusement assemblée par des artisans de Rizome, à Kyoto. Un coup d’œil à l’intérieur, avec l’éclat de la céramique chromée et le strict ordonnancement des alvéoles en mousse, offrait une sorte d’image mentale de ses concepteurs : des prêtres zen du tour vertical, des types en blouse blanche qui vivaient de riz brun et d’huile de machine…

Clé-étau, pince coupante, mini-chalumeau à propane ; écouvillon, clé à tube, vrille télescopique ; multimètre, pince à dénuder, pinces à bec… Manches d’ébène cannelés, articulés, équipés d’un mandrin pour y pincer forets et lames de tournevis… La trousse à outils de David était de loin leur bien le plus précieux.

Ils passèrent toute la matinée sur la plomberie, en commençant par la salle de bains des domestiques. Un travail dur et salissant, où il ne fallait pas avoir peur de ramper sur le dos. Après son après-midi de la veille voué au culte du soleil, David resta à nouveau dehors. Il avait trouvé dans une grange des outils de jardin et s’attaqua à la pelouse de devant, torse nu mais portant les vidéoverres. Laura vit qu’il avait convaincu les deux vigiles du portail de l’aider. Ceux-ci débroussaillaient les mauvaises herbes et taillaient les branches mortes tout en plaisantant entre eux.

N’ayant rien de neuf à transmettre à Atlanta, elle passa son temps à capter les messageries de presse. Sans surprise, elle reçut quantité de conseils gratuits venus de tous les azimuts. Plusieurs crétins exprimaient leur grave déception de ne pas les avoir encore vus visiter un labo secret des trafiquants de drogue grenadins. Un programme graphique de Rizome apparaissait en version piratée à Cuba – la Banque était-elle impliquée ? Rizome avait contacté le gouvernement polonais – Varsovie affirmait qu’Andreï Tarkovsky était un escroc, spécialiste du marché noir recherché pour fabrication de faux passeports.

Chez Rizome, la campagne électorale battait son plein. Apparemment, la victoire de Suvendra risquait d’être serrée. Pereira – dans le rôle du Brave Type – effectuait une surprenante remontée.

David rentra se doucher pour le dîner. « Tu vas te cramer à rester dehors, lui dit-elle.

— Non. Sens ! » Il sentait la sueur mâle rance avec une note de fond mentholée. Sa peau semblait passée au cirage.

« Oh non ! fit-elle. T’as pas utilisé ce machin en tube, non ?

— Bien sûr que si, répondit David, surpris. Prentis soutenait que c’était le meilleur produit jamais fabriqué – tu ne t’attendais quand même pas que je le croie sur parole ? » Il examina ses avant-bras. « J’en ai mis hier, également. Je jurerais que je suis déjà plus bronzé – et sans coup de soleil.

— David, tu es incorrigible… »

Il se contenta de sourire. « Je crois que je mérite un cigare, ce soir ! »

Ils dînèrent. Les domestiques étaient troublés par les cassettes de recrutement. Ils voulaient savoir ce qu’il y avait de vrai dans tout ça. Tout, répondit Laura, innocemment.

Quand ils furent couchés, elle contacta Atlanta pour qu’ils lui transfèrent sa bande d’enseignement du japonais – des histoires à suspense d’Edogawa Rampo. David s’endormit aussitôt, bercé par les polysyllabes incompréhensibles. Laura écouta tandis qu’elle sombrait, laissant la grammaire étrangère imbiber ces drôles de recoins collants où le cerveau stockait les langues. Elle aimait la langue de Rampo, son style journalistique, direct, sans la moindre de ces périphrases contournées, de ces horripilantes allusions voilées…

Plusieurs heures plus tard, elle fut brutalement réveillée dans le noir. Un gazouillis d’anglais insistant. « Hé ! chou, réveille-toi, y a du nouveau… »

Emily Donato parlait dans le noir. [« Laura, c’est moi. »]

Laura se tortilla dans l’aqualit ondulant. La chambre était toute pénombre pourpre et grise. Elle croassa : « Lumières ! » Éclair du plafonnier. Elle grimaça pour déchiffrer le réveil. Deux heures du matin. « Que se passe-t-il, Emily ? »

[« On tient le fait »], proclama le réveil, avec la voix familière d’Emily.

Laura sentit venir la migraine. « Le fait ? Quel fait ? »

[« Le FAIT, Laura. Nous savons qui est derrière. Qui ils sont réellement. C’est le Molly. »]

« Oh ! les terroristes ! » Elle avait fait le point. Un petit frisson la parcourut : le choc, la terreur. Cette fois, elle était bien réveillée. « Molly ? Quelle Molly ? »

[« Le gouvernement du Molly »], dit Emily.

« C’est un pays du nord de l’Afrique », dit David depuis son côté du lit. « La république du Mali. Capitale : Bamako, principale exportation : le coton, taux de croissance démographique : deux pour cent. » David, le joueur de Gestion mondiale.

« Le Mali. » Un nom aux résonances vaguement familières, sans plus. « Et qu’est-ce qu’ils ont à voir dans tout ça ? »

[« On est en train de bosser sur la question. Le Mali est l’un de ces pays du Sahara touchés par la famine, avec un régime militaire, un sale coin… Le FAIT est leur bras armé. Nous le tenons de plusieurs sources. »]

« Lesquelles ? »

[« Kymera, I.G. Farben, et les Affaires étrangères algériennes. »]

« Ça paraît sérieux », reconnut Laura. Elle faisait confiance à la Kymera Corporation – les Japonais ne lançaient pas d’accusations à la légère. « Et qu’en disent les inspecteurs de Vienne ? »

[« Rien. Pas d’ingérence. Selon moi, ils couvrent quelque chose. Le Mali n’a jamais signé la convention de Vienne… »] Emily marqua un temps d’arrêt. [« Le comité central se réunit demain. Des représentants de Kymera et de Farben arrivent par avion. Tout le monde trouve cette histoire louche. »]

« Que voulez-vous qu’on fasse ? » demanda Laura.

[« Avertir la Banque quand vous témoignerez. Ce n’est pas Singapour qui a tué l’homme. Ni d’ailleurs la Commerzbank européenne. C’est la police secrète du Mali. »]

« Seigneur, fit Laura. D’accord… »

[« Je t’envoie quelques informations supplémentaires sur une ligne codée… Bonne nuit, Laura. Je veille tard, moi aussi, si ça peut te consoler. »]

Emily coupa la connexion.

« Waouh… » Laura secoua la tête, chassant les dernières toiles d’araignée. « Ça commence vraiment à bouger… » Elle se tourna vers son mari… « Hîîîî !

— Ouais », dit David. Il sortit un bras de sous les draps, pour lui montrer. « Je suis, euh, noir.

— David… tu es noir ! » Laura rabattit le drap, révélant sa poitrine et son ventre nus. Elle sentit, de surprise, ses cheveux se dresser sur la tête. « David, mais regarde-toi. Ta peau est noire ! Partout !

— Ouais… J’ai pris un bain de soleil tout nu dans la piscine. » Il haussa les épaules, l’air penaud, des épaules d’autant plus noires sur le blanc immaculé de l’oreiller. « Tu te souviens de cet officier de bord – un Noir aux cheveux blonds – sur le Charles-Noguès ? Ça m’a étonné, sur le coup… »

Laura plissa les paupières, essayant de se souvenir. « Le nègre blond… ah oui, mais j’ai pensé qu’il s’était teint les cheveux…

— Les cheveux, non, mais la peau, oui. C’est cette huile solaire que m’a donnée Prentis. Je suppose qu’elle affecte le pigment de la peau, la mélanine. C’est un peu irrégulier, en bas, près de… euh… enfin, du côté de l’entrejambe, comme si j’avais des taches de rousseur très foncées mais en grosses plaques… j’aurais dû lui demander comment ça marche au juste.

— Ça, c’est évident, comment ça marche, David : ça te rend tout noir ! » Laura se mit à rire, prise de court entre la honte et le ridicule de la situation. Il avait l’air si différent. « Tu te sens bien, chéri ?

— Très bien, fit-il, calmement. Qu’est-ce que t’en penses ?

— Laisse-moi te regarder… » Elle jeta un regard dérobé à son bas-ventre et partit d’un fou rire. « Oh !… ce n’est pas tellement drôle mais… David… tu ressembles à une girafe en chaleur… » Elle lui frotta l’épaule, avec force, du gras du pouce. « Ça ne s’en va pas, hein… Chéri, t’as vraiment réussi ton coup, cette fois-ci.

— C’est révolutionnaire », dit-il sobrement.

Elle fut secouée d’une nouvelle crise de fou rire.

« Je ne blague pas, Laura. On peut devenir noir à l’aide d’un tube. Tu ne vois donc pas la portée de ça ? »

Elle se mordit la phalange jusqu’à ce qu’elle ait réussi à se maîtriser. « David, les gens n’ont pas envie de risquer un cancer de la peau rien que pour le plaisir d’être noirs.

— Pourquoi pas ? Moi si. Nous vivons au Texas sous un soleil implacable. Tous les Texans devraient être noirs. Sous ce type de climat, ça vaut mieux. C’est plus logique. »

Elle le fixa, se mordillant la lèvre. « C’est vraiment trop… trop incroyable… Tu n’es pas vraiment noir, David. T’as un nez d’Anglo, une bouche d’Anglo. Oh ! et regarde, là, t’as oublié un bout d’oreille ! » Elle hurla de rire.

« Arrête un peu, Laura, tu m’énerves. Il se redressa dans le lit. D’accord, je ne suis peut-être pas noir, vu de près… Mais dans une foule, je suis un Noir. Idem dans une voiture, ou dans la rue. Ou dans une réunion politique. Ça pourrait tout changer. »

Sa passion la surprit. « Pas tout, David, allons. Le CEO de Rizome est noir. L’Amérique a eu un président noir, même.

— Conneries, Laura, ne fais pas comme si le racisme était de l’histoire ancienne ; à ton avis, pourquoi l’Afrique est-elle dans ce merdier ? Bon Dieu, ces Grenadins ont vraiment découvert un truc ! J’avais bien entendu des rumeurs mais comme c’était dépeint, ça ressemblait plutôt à une expérimentation dangereuse… Alors que c’est si facile ! Je me demande quelle quantité ils en ont produit ? Plusieurs kilos ? Plusieurs tonnes ? »

Ses yeux flamboyaient d’un éclat visionnaire. « Je vais me pointer devant le premier tiers-mondiste que je verrai et je vais lui dire : “Salut ! Je suis un exploiteur impérialiste américain blanc, et je suis noir comme l’as de pique, compadre.” Je connais pas de truc d’une ampleur comparable. »

Laura se renfrogna un tantinet. « Ce n’est jamais qu’une couleur. Ça ne change pas foncièrement tes sentiments, à l’intérieur. Ou ton comportement, d’ailleurs.

— Que tu crois ! Même une nouvelle coupe de cheveux peut avoir ce genre de résultat. » Il se recala contre l’oreiller, les bras croisés derrière la tête. Il avait les aisselles marbrées. « Je vais leur en redemander. »

Ce coup-ci, il était concerné. Enfin, il lui avait fallu un truc complètement tordu pour le mettre en branle, mais à présent il se donnait à fond. Il avait trouvé quelque chose pour le galvaniser, et il fonçait tête baissée. Il avait à nouveau cette lueur dans les yeux. Comme lorsqu’ils étaient jeunes mariés, au temps où ils dessinaient la Loge ensemble. Elle se sentit heureuse.

Elle posa la main sur sa poitrine, admirant le svelte contraste de son bras contre ses côtes noires. « T’as de la gueule comme ça, David, vraiment… Ça te va bien, finalement… Je crois bien que je ne te l’ai jamais dit, mais j’ai toujours eu plus ou moins un faible pour les Noirs. » Elle lui embrassa l’épaule. « Je fréquentais ce type à la fac, et lui et moi… »

David sauta brusquement hors du lit. « Atlanta, qui est en ligne ? »

[« Euh, je m’appelle Nash, Thomas Nash, vous ne me connaissez pas… »]

« Tom, je veux que vous jetiez un coup d’œil à ça. » David saisit ses vidéoverres et se balaya de la tête aux pieds.

« Qu’est-ce que vous en dites ? »

[« Hum, on dirait qu’il y a un problème de luminosité, Rizome Grenade. Dites donc, vous ne portez pas de vêtements, je me trompe ? »]

Laura attendit que David revienne se coucher. Au lieu de cela, il se mit à appeler plein de gens. Elle se rendormit, qu’il délirait toujours.

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