8

Une brise de mousson lui fouetta les cheveux. Laura contemplait la cité postée sur le toit du comptoir de Rizome. Le Réseau était une toile d’araignée déchirée. Plus de téléphone. La télévision coupée, à l’exception du service minimum d’une unique chaîne gouvernementale. Laura sentait au fond de ses os le mortel silence des électrons.

La douzaine d’associés de Rizome était également sur le toit ; tous mangeaient, moroses, leur petit déjeuner d’algues et de kashi. Laura frotta nerveusement son poignet nu, sans bracelet vidéo. Sous elle, trois étages plus bas, le long des quais de déchargement, un groupe d’antitravaillistes pratiquait ses exercices matinaux de tai-chi-chuan. Mouvements doux, langoureux, hypnotiques. Personne ne les dirigeait, mais ils évoluaient à l’unisson.

Ils avaient barricadé les rues, avec leurs pousse-pousse de bambou chargés de sacs volés : ciment, caoutchouc, grains de café. Ils défiaient le couvre-feu, la loi martiale draconienne décrétée soudain par le gouvernement, et qui recouvrait Singapour comme une chape de plomb. Les rues étaient désormais livrées à l’armée. Et les cieux aussi… Grands nuages de mousson masquant l’aube sur la mer de Chine méridionale, avec leurs fascinants reflets tropicaux comme de la soie grise bouffante… Et, se découpant sur les nuages, les silhouettes de libellule des hélicos de la police.

Au début, les antitravaillistes avaient, comme les fois précédentes, prétendu être là en « observateurs pour les droits civiques ». Mais à mesure qu’avait grandi leur nombre durant la nuit du 14 au 15, le prétexte s’était peu à peu évanoui. Ils avaient investi entrepôts et bureaux, brisant les fenêtres, barricadant les portes. À présent, les rebelles avaient envahi le comptoir de Rizome, s’appropriant tout ce qui leur paraissait utile…

Ils étaient des centaines, tout le long des quais, jeunes extrémistes aux yeux de vipères, vêtus de papier froissé, visages cachés, sous leur bandeau rouge sang, par des masques chirurgicaux jetables afin de dissimuler leur identité aux caméras de la police. Se regroupant aux carrefours, échangeant des poignées de main selon des rituels élaborés. Certains d’entre eux parlaient dans des émetteurs-récepteurs jouets.

Ils s’étaient rassemblés ici délibérément. Une sorte de plan d’urgence. Le quartier des docks d’East Lagoon était leur place forte, leur terrain naturel.

Depuis des années, les docks subissaient la dépression, à demi abandonnés aujourd’hui par suite de l’embargo général infligé à Singapour. Le puissant syndicat des dockers avait protesté auprès de la direction du PIP avec une âpreté croissante. Jusqu’à ce que cette organisation de plus en plus dérangeante ait vu ses effectifs tout bonnement réduits au chômage par l’investissement délibéré du gouvernement dans les robots industriels.

Mais avec l’embargo, même les robots étaient désœuvrés la plupart du temps. Ce qui avait offert à Rizome les moyens de s’implanter à bon compte dans le transport maritime. Difficile pour Singapour de refuser ce marché de dupe – même en sachant que les intentions de Rizome étaient politiques : implanter une tête de pont industrielle.

À l’instar de ses autres actions, l’attaque du PIP contre le syndicat était clairvoyante, habile et sans pitié. Mais aucune de ses phases ne s’était exactement déroulée comme prévu. Le syndicat ne s’était pas brisé, se contentant de courber l’échine, plier, muter et s’étendre. Soudain, il avait définitivement cessé d’exiger des emplois pour revendiquer des loisirs permanents.

De la fenêtre, Laura les voyait maintenant grouiller dans les rues. Hormis quelques femmes, quelques vieillards, il s’agissait classiquement de jeunes agitateurs. Elle avait lu quelque part un jour que quatre-vingt-dix pour cent des troubles dans le monde étaient commis par des hommes de quinze à vingt-cinq ans. Qui marquaient murs et trottoirs de slogans au pochoir : JOUEZ POUR DE VRAI… TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS, DÉTENDEZ-VOUS !

Les rejets de Razak, le ventre plein de méchante mélasse bactérienne. Des années durant, ils avaient vécu de presque rien, couchant dans des entrepôts abandonnés, buvant aux fontaines publiques. La politique occupait leurs journées, idéologie élaborée, aussi contournée qu’une religion.

Comme la majorité des Singapouriens, ils étaient dingues de sport. Chaque jour, ils se réunissaient, hordes polies et sans le sou, pour entretenir leur forme par des exercices de gymnastique. Sauf que dans leur cas c’était un combat sans armes – un sport à très bas prix, ne requérant pour seul équipement que le corps humain…

On les reconnaissait dans les rues à leur démarche. La tête haute, l’œil vitreux, avec ce calme de karatéka né de la certitude qu’ils pouvaient rompre des os à mains nues. Fiers et désœuvrés, ils acceptaient languissamment toute forme d’aumône offerte par le système mais sans jamais manifester la moindre amorce de gratitude. D’un point de vue strictement légal et constitutionnel, il était difficile de dire pourquoi on ne pouvait pas les laisser ne rien faire… Hormis, bien sûr, que cela touchait au cœur même la morale industrielle.

Laura quitta le parapet. M. Suvendra avait bricolé une antenne portemanteau pour sa télé à piles, et ils se décarcassaient pour capter une émission de Johore. L’image clignota soudain, et tout le monde se rassembla autour de l’écran. Laura joua des épaules pour se glisser entre Ali et la jeune nièce de Suvendra, Derveet.

Un bulletin spécial. Le présentateur était un Maphilindonésien de langue malaise. L’image se déchirait. Difficile de dire si c’était dû à un simple incident technique ou au brouillage délibéré de Singapour.

« Ils parlent d’invasion, traduisit Suvendra, morose. Vienne n’apprécie guère cet état d’urgence : ils le baptisent coup d’État, là ! »

Une jeune journaliste couverte d’un tchador en chiffon gesticulait devant une carte de la péninsule malaise. Des fronts dépressionnaires menaçants y symbolisaient la force de frappe potentielle de l’aviation et de la marine singapouriennes. La guerre transcrite en bulletin météo, songea Laura.

« Il ne fait aucun doute que Vienne ne pourrait lancer d’invasion contre tout ce dispositif, là… »

« L’aviation singapourienne survole Naru pour protéger les sites de lancement ! »

« J’espère que leurs lasers géants ne sont pas en train de descendre leur homologue en orbite ! »

« Ces pauvres bougres des îlots du Pacifique, ils doivent regretter amèrement le jour où ils ont décidé de se placer sous la dépendance commerciale de Singapour ! »

Malgré ses nouvelles inquiétantes, la télévision remontait le moral de tout le monde. La sensation de contact avec le Réseau leur procurait à tous un vif sentiment de communauté. Réunis en demi-cercle, épaule contre épaule devant la télé, ils formaient presque une assemblée générale de Rizome. Suvendra le perçut également – on la vit sourire pour la première fois depuis des heures.

Laura gardait un silence discret. L’équipe ne s’était pas encore remise de sa disparition de la veille. S’étant enfuie pour contacter David, elle était revenue inconsciente, dans un taxi. Elle leur avait raconté sa rencontre avec Sticky. Leur première idée avait été d’informer le gouvernement – mais celui-ci était déjà parfaitement au courant. Les fusils à pompe, les dragées, les mines – Jeyaratnam, le premier ministre en exercice, avait annoncé tout cela à la télévision. Mis en garde les populations – et consigné celles-ci à leur domicile.

Suvendra claqua les mains : « Une assemblée générale ? »

Un jeune associé se chargea de la télé, dans un coin du toit. Le reste joignit les mains et entonna brièvement un chant de Rizome, en malais. Dans le silence menaçant de la cité, leurs voix étaient un réconfort. Laura en oublia presque que Rizome Singapour n’était plus désormais qu’un groupe de réfugiés, cachés sur le toit de leur propre bâtiment…

« Pour moi, leur dit gravement Suvendra, je crois que nous avons fait tout ce que nous pouvions, non ? Le gouvernement est maintenant synonyme de loi martiale, n’est-ce pas ? La violence arrive, non ? Qui d’entre nous voudrait combattre le gouvernement ? On vote ? »

Personne ne vota pour la violence. Ils avaient déjà voté avec leurs pieds – en fuyant sur le toit pour éviter les rebelles.

Ali prit la parole. « Pourrions-nous fuir la ville ?

— Par la mer ? » suggéra Derveet, pleine d’espoir.

Ils contemplèrent les quais : les cargos automatiques, les grues géantes immobiles, les robots chargeurs arrêtés par les dockers antitravaillistes qui s’étaient emparés des commandes. Au large, on voyait les panaches blancs soulevés par les hydroglisseurs de la marine en patrouille.

« On n’est pas à la Grenade. Pas question de laisser partir qui que ce soit, remarqua M. Suvendra sur un ton sans appel. Ils nous tireraient dessus.

— Je suis d’accord, répondit son épouse. Mais nous pourrions exiger notre arrestation, là. Par le gouvernement. »

Regards attristés des autres.

« Ici, nous sommes des extrémistes, expliqua Suvendra. Nous sommes des démocrates économiques dans un régime autoritaire. C’est la réforme de Singapour que nous réclamons, mais nos espoirs sont désormais gâchés. Alors notre seule place ici, c’est en prison. »

Long silence méditatif. Le tonnerre de la mousson roula, venu du large.

« L’idée me plaît », hasarda doucement Laura.

Ali se triturait la lèvre inférieure. « On est à l’abri des terroristes vaudous, en prison.

— Et on a également moins de risques d’être victimes d’une bavure délibérée de l’armée fasciste, là.

— Nous devons décider seuls. Nous ne pouvons pas interroger Atlanta », fit remarquer Suvendra.

Ils n’avaient pas l’air réjoui. Bref remue-méninges pour Laura. « Atlanta – sa prison est restée célèbre. Martin Luther King y a été détenu. »

La discussion devint générale.

« Mais nous ne pourrons rien faire de positif en prison, là.

— Si, au contraire. Embarrasser le gouvernement ! La loi martiale ne peut pas durer éternellement.

— De toute façon, nous ne servons à rien ici, si le Parlement est fichu. »

Des échos lointains montaient de la rue. Laura se leva. « Je vais aller voir », leur dit-elle.

Elle traversa le toit en terrasse écrasé de chaleur pour s’appuyer de nouveau au parapet. Le bruit s’amplifia : c’était une sirène de police. Un instant, elle l’aperçut, deux pâtés de maisons plus bas : une voiture de patrouille rouge et blanche en train de franchir prudemment un carrefour désert. Elle s’immobilisa devant un barrage en sacs de sable.

Ali la rejoignit. « On a voté, lui dit-il. C’est la prison.

— Bon. Très bien. »

Ali examina la voiture de police, l’oreille tendue pour écouter le mégaphone. « C’est M. Bin Awang, annonça-t-il. Le député malais de Bras Basah.

— Oh ! d’accord, dit Laura. Je me souviens de lui lors des auditions.

— Il propose la reddition. Renoncez, rentrez paisiblement, voilà ce qu’il dit. »

Des rebelles émergèrent de l’ombre. Ils se dirigèrent vers la voiture d’un pas nonchalant, tranquilles, sans aucune crainte. Laura les vit invectiver les flics derrière les vitres blindées, gesticuler à l’adresse du conducteur à son volant : Demi-tour, retournez d’où vous venez. Verboten. Territoire libéré…

Le mégaphone monté sur le toit débita ses arguments.

L’un des jeunes se mit à bomber un slogan sur le capot. La voiture émit un couinement de sirène furieux et commença à reculer.

Soudain, les jeunes brandirent des armes. Des épées courtes à lame épaisse, qu’ils avaient dissimulées sous leur chemise ou dans leur pantalon. Ils entreprirent de s’attaquer avec fureur aux pneus et aux charnières de portière du véhicule de patrouille. Incroyablement, celui-ci céda sous les coups, avec des grincements de métal torturé audibles à plusieurs rues à la ronde…

Ali et Laura crièrent leur surprise. Les rebelles utilisaient ces machettes meurtrières à lame en céramique, celles-là mêmes que Laura avait découvertes à la Grenade. Les longs couteaux high-tech capables de trancher en deux un bureau métallique.

Les autres Rizomites accoururent. Les rebelles avaient découpé le capot en quelques secondes et s’employaient efficacement à démantibuler le moteur. Ils arrachèrent une porte dans un grincement à vous écorcher les oreilles.

Ils étaient en train de mettre en pièces la voiture.

Ils pêchèrent les flics abasourdis, les neutralisant d’un coup sur la nuque. Ils sortirent également le parlementaire.

Et puis, soudain, un hélico fut au-dessus d’eux.

Des bombes lacrymogènes tombèrent, noyant la scène sous des colonnes de fumée. Les rebelles s’égayèrent. Un docker trapu, portant un masque de plongée, leva un entraveur dérobé à la police et tira vers le haut. Les projectiles s’écrasèrent sans dommage sur le blindage inférieur de l’appareil, éclatant en filaments de plastique entortillés, mais l’hélico battit néanmoins en retraite.

Nouveaux hululements de sirène : trois autres voitures de patrouille déboulèrent à l’intersection. Elles s’arrêtèrent en dérapant autour de l’épave. Les jeunes fuyaient encore, pliés en deux, entraveurs volés et bidons imprimés à la main. Certains portaient des lunettes de natation ; leur aspect de lorgnon leur donnait un curieux air professoral. Les masques de chirurgien semblaient efficaces contre les gaz lacrymogènes.

Des portières s’ouvrirent à la volée et les flics se déployèrent. Ils avaient l’équipement anti-émeute complet : casque blanc, visière en plexiglas, fusil lance-filet, matraque en bambou. Les jeunes détalèrent pour s’abriter dans les bâtiments alentour. Brève conférence des flics, on désignait une entrée, on s’apprêtait à charger.

Il y eut brusquement un vlouf assourdi en provenance de l’épave. Les sièges de la voiture de patrouille vomirent des flammes.

En quelques instants, la fumée noire des garnitures en train de brûler s’éleva au-dessus des quais.

Ali cria en malais et tendit le bras. Une demi-douzaine de rebelles venaient d’apparaître au carrefour suivant, traînant un policier inconscient par une brèche dans le mur latéral d’un entrepôt. Ils s’étaient frayé un passage dans les blocs de béton à coups de machette.

« Ils ont des parangs ! dit Ali avec une sorte de jubilation horrifiée. Comme des épées de kung-fu magiques, là ! »

Les flics n’avaient pas l’air trop chauds pour aller défoncer les portes. Pas étonnant. Laura imaginait d’ici la situation : foncer bravement, l’entraveur brandi… juste pour sentir une vive douleur et s’affaler, découvrant qu’un de ces petits anarchistes à face de rat, bien planqué derrière la porte, vient de vous sectionner le tendon du genou… Oh ! bon Dieu ! ces saloperies de machettes ! Comme des putains de lasers… Quel genre de salopard aux idées courtes avait bien pu inventer un truc pareil ?

Elle sentait le froid la gagner à mesure que s’accumulaient les implications : toute cette démonstration de kung-fu, l’idée la plus stupide qui soit, tous ces crétins d’artistes des arts martiaux qui pouvaient, sans chars ni fusils, résister aux flics modernes ou à des troupes entraînées… Non, les militants du PAT n’étaient pas en mesure d’attaquer de front la police, à découvert, mais là, d’une pièce à l’autre, avec ces murs truffés de trous, ils n’allaient certes pas se priver de se poster en embuscade, et alors…

Des gens allaient mourir ici, se rendit-elle compte. Ils étaient décidés. Razak était décidé. Des gens allaient mourir…

Les flics regagnèrent leurs voitures de patrouille. Ils battaient en retraite. Personne ne ressortit pour crier ou railler et, d’une certaine façon, c’était encore pire…

Les rebelles avaient d’autres chats à fouetter : d’épaisses colonnes de fumées s’élevaient le long des quais. En gros panaches âcres et noirs, que la brise de mousson tordait comme des doigts brisés. Plus de télévision, peut-être, et plus de téléphone – pourtant, toute l’île de Singapour saurait bientôt que l’enfer venait d’éclater. Les signaux de fumée marchaient toujours. Et leur message était éloquent.

Au bout des docks, derrière le comptoir de Rizome, trois activistes déversèrent le contenu d’un bidon à cannelures sur un tas de pneus volés. Ils s’écartèrent à bonne distance puis jetèrent un mégot allumé. Le tas branlant s’embrasa avec un bruit sourd, des pneus en sautèrent comme d’une assiette de beignets renversée. Puis le caoutchouc se mit à rôtir, crépiter, crachoter…

Derveet s’essuya les yeux. « Ça pue…

— Si vous voulez mon avis, je suis mieux ici qu’en bas dans la rue, pas de doute !

— On pourrait se rendre aux flics en hélicoptère, dit Suvendra, pragmatique. Il y a suffisamment de place sur le toit pour atterrir, et si nous agitons le drapeau blanc, ils pourraient nous arrêter, vite fait.

— Excellente idée, là !

— Faut trouver un drap, s’ils nous en ont laissé un… »

M. Suvendra et un associé nommé Bima descendirent faire un raid aux étages inférieurs.

De longues minutes épuisantes passèrent. Il n’y avait plus de violences pour l’instant, mais le calme n’était pas un réconfort. Il ne faisait qu’accroître la paranoïa générale, cette impression de siège.

En bas, sur le quai de chargement, des groupes de rebelles faisaient cercle autour des émetteurs-récepteurs. Les radios étaient des jouets de gosse fabriqués en grande série. Produits d’exportation pour le Tiers Monde, vendus quelques centimes. Qui diantre avait besoin d’émetteurs-récepteurs quand on pouvait porter un téléphone au poignet ? Mais le PAT n’avait pas la même opinion…

« Je ne crois pas que les flics soient capables de maîtriser une telle situation, dit Laura. Ils vont être obligés de faire appel à l’armée. »

M. Suvendra et Bima remontèrent enfin, avec une pile de draps de lit et quelques paquets de bouffe industrielle oubliés par les pillards. Les rebelles ne les avaient pas importunés ; tout juste s’ils les avaient remarqués.

L’équipe étendit un drap sur le toit. À genoux, Suvendra ouvrit en deux un crayon-feutre pour étaler un gros SOS noir sur le tissu. Ils déchirèrent un autre drap pour confectionner un drapeau et des brassards blancs.

« Grossier mais efficace, commenta Suvendra en se relevant.

— À présent, on fait signe à un hélico, là… »

Le jeune qui surveillait la télévision s’écria : « L’armée est dans Johore ! »

Ils laissèrent tout tomber pour se précipiter vers l’écran.

Les journalistes de Johore étaient abasourdis. L’armée singapourienne avait traversé en un éclair la chaussée menant à Johore Bahru. Une colonne blindée traversait en ce moment même la ville à toute allure, sans rencontrer de résistance – non que la Maphilindonésie fût capable d’en opposer une bien forte dans les circonstances actuelles. Singapour décrivait l’attaque comme une « opération de police ».

« Oh ! bon Dieu ! dit Laura, comment peut-on être stupide à ce point ?

— Ils s’emparent des réservoirs, dit M. Suvendra.

— Quoi ?

— Les réserves principales de Singapour en eau douce sont sur le continent. Impossible de défendre l’île sans eau.

— Ils l’ont déjà fait, durant la Konfrontation, observa Mme Suvendra. Gouvernement malais très fâché contre Singapour – essaie de couper l’alimentation en eau.

— Et qu’est-il arrivé ? s’enquit Laura.

— Ils foncent à travers Johore, direction Kuala Lumpur, la capitale de la Malaisie… l’armée malaise s’enfuit, le stupide gouvernement malais tombe… et aussitôt après, voilà la nouvelle Fédération de Maphilindonésie. Le nouveau gouvernement fédéral se montra très aimable avec Singapour, jusqu’à ce qu’ils se mettent d’accord pour réintégrer leurs frontières.

— Ils ont appris à ne pas mordre la “crevette empoisonnée”, dit M. Suvendra. Très dure à la tâche, l’armée de Singapour.

— La main-d’œuvre chinoise de Singapour aussi, observa Derveet. Pour engendrer tous ces incidents-là.

— À présent, nous sommes nous aussi des ennemis étrangers, dit Bima, sur un ton malheureux. Que faire ? »

Ils attendirent un hélico de la police. En trouver un n’avait rien de difficile. À présent, ils étaient une douzaine à survoler les quais, silencieux, se balançant pour éviter les colonnes de fumée.

L’équipe de Rizome agita son drapeau blanc avec enthousiasme quand l’un d’eux passa à proximité, avec une aisance insolente.

L’hélico s’immobilisa au-dessus d’eux dans le sifflement de ses pales invisibles. Un flic passa sa tête casquée par l’écoutille, leva sa visière.

Un concert de cris confus s’ensuivit. « Faut pas vous affoler, Rizome ! lança enfin le flic. On va vous repêcher, sans problème !

— Combien d’entre nous ? » cria Suvendra en maintenant d’une main son chapeau de paille sur la tête.

« Tout le monde ! Toute la bande !

— Dans un seul hélico ? » s’écria Suvendra, perplexe. Le petit appareil de la police pouvait au mieux embarquer trois passagers.

L’hélico ne fit pas mine de se poser. Au bout de quelques secondes, il s’éleva de nouveau et, décrivant un gracieux arc de cercle, mit franchement le cap au nord.

« Ils pourraient se presser un peu », dit Suvendra, lorgnant le front de tempête qui avançait. « Le temps ne va pas tarder à se gâter pour de bon ! »

Ils roulèrent leur drap de lit-SOS, au cas où les rebelles s’aviseraient de monter jeter un œil. Négocier avec le PAT était une éventualité mais en assemblée générale Rizome avait décidé de ne pas insister auprès d’eux. Les rebelles s’étaient déjà emparés de la base de Rizome, ils pouvaient tout aussi aisément s’emparer de son personnel. Ils avaient déjà enlevé deux flics et un parlementaire. D’évidence, la situation était propice à la prise d’otages.

Vingt nouvelles minutes s’écoulèrent, horriblement interminables, dans un silence morbide et tendu qui ne trompait personne. Le soleil coiffait le front d’orage et la matinée tropicale flamboyait au-dessus de la cité parfaitement silencieuse. C’est d’un sinistre, songea Laura – comme une coupure d’habitants…

Un nouvel hélicoptère, plus gros celui-ci, et birotor, remonta le front de mer. Il pivota sur son axe et s’immobilisa momentanément à l’angle du comptoir de Rizome. Trois hommes vêtus de noir sautèrent des portes latérales sur le toit. L’appareil reprit aussitôt de l’altitude.

Les trois hommes marquèrent un bref temps d’arrêt, tapotant l’ensemble de leur équipement, puis s’avancèrent vers eux d’un pas décidé. Ils étaient en treillis noir, bottes de combat noires et ceinture de toile noire où étaient accrochés étui à pistolet, étui à munitions et pochettes fourre-tout à rabat fermé par un bouton-pression en laiton. Ils étaient armés de pistolets-mitrailleurs d’aspect étrange.

« Bonjour, tout le monde ! » lança leur chef sur un ton enjoué. C’était un grand Anglais rougeaud aux cheveux blancs en brosse, le nez fleuri et affligé d’un ictère solaire permanent. Il semblait avoir la soixantaine mais était redoutablement bien conservé pour son âge. Fractionnement sanguin ? se demanda Laura.

« Bonjour…, répondit machinalement quelqu’un.

— Je me présente : Hotchkiss, dit le gradé. Colonel Hotchkiss, Force Rapide d’Actions Ponctuelles. Et voici les agents Lu et Aw. Nous sommes ici pour assurer votre sécurité, mesdames et messieurs. Alors, pas de panique, d’accord ? » Hotchkiss exhiba une rangée de dents immaculées.

Hotchkiss était immense. Un mètre quatre-vingt-quinze, largement plus de cent kilos. Des bras comme des troncs d’arbre. Laura avait presque oublié à quel point les Blancs pouvaient être grands. Avec ses grosses bottes noires et son lourd harnachement compliqué, on l’aurait cru tombé d’une autre planète. Hotchkiss adressa un signe de tête à Laura, surpris. « Mais je vous ai vue à la télé, ma chère.

— Les auditions ?

— Ouais. J’ai… »

Il y eut un fracas soudain quand les portes métalliques d’accès au toit s’ouvrirent à la volée. Une bande hurlante de rebelles se précipita, brandissant des cannes en bambou.

Hotchkiss pivota des hanches et ouvrit le feu sur la porte avec son pistolet-mitrailleur. S’ensuivit un raffut à vous démolir les nerfs. Deux rebelles s’affalèrent, cloués par l’impact. Les autres s’enfuirent en débandade, et soudain tout le monde se retrouva à plat ventre, les doigts crochés de terreur dans le gravier de la terrasse.

Lu et Aw refermèrent la porte d’un coup de pied puis tirèrent une charge-filet contre le battant pour le bloquer. Puis ils sortirent de leur ceinture de fines cordelettes en plastique avec lesquelles ils ligotèrent les deux rebelles qui gisaient à terre, le souffle coupé. Ils les mirent en position assise.

« Ça va, ça va. » Avec un geste de sa grosse paluche, Hotchkiss rassura le reste de l’assistance. « Rien que des balles à gelée, vous voyez ? Pas de problème, là ! »

Le groupe Rizome se releva lentement. À mesure que la vérité se faisait jour, il y eut des petits rires nerveux, gênés. Les projectiles avaient touché les deux rebelles, des adolescents, à hauteur de la poitrine, déchirant leur chemise en papier. En dessous, la peau du torse révélait des taches d’encre violette indélébile, grosses comme le poing.

Chevaleresque, Hotchkiss aida Laura à se relever. « Les balles de gelée ne tuent pas, annonça-t-il. Mais y a encore des dards en réserve.

— Vous nous avez tiré dessus à la mitraillette ! lança un des rebelles, renfrogné.

— La ferme, fils, dit aimablement Hotchkiss. Lu, Aw, ces deux-là sont trop petits. Balancez-les où vous me les avez pêchés, vu ?

— La porte est bloquée, mon colonel, remarqua Lu.

— Servez-vous de votre tête, Lu. Vous avez vos cordes.

— Oui, mon colonel », dit Lu, hilare. Lui et l’agent Aw firent sauter les deux garçons jusqu’au bord du toit. Ils entreprirent alors de les encorder à l’aide d’une série de mousquetons en chrome. Du quai de chargement, trois étages au-dessous, montèrent les cris furieux et sanguinaires des militants du PAT.

« Eh bien, dit négligemment Hotchkiss. On dirait que les émeutiers ont établi un centre opérationnel au pied même de votre quartier général. » D’un coup de pied, Lu balança du toit l’un des captifs puis laissa filer la corde de rappel tandis que le garçon descendait avec des cris impuissants.

« Mais vous tracassez pas, poursuivit Hotchkiss. On peut les briser où qu’ils se trouvent. »

Suvendra grimaça. « On les a vus démolir votre voiture de patrouille…

— Envoyer cette voiture, c’était une idée des politiques, lâcha dédaigneusement Hotchkiss. Mais maintenant, c’est notre affaire… »

Laura avisa le multiphone perfectionné de l’officier de la FRAP. « Que pouvez-vous nous dire, colonel ? Nous sommes sevrés d’informations, ici. L’armée est-elle vraiment entrée à Johore ? »

Sourire d’Hotchkiss. « On n’est pas dans votre Texas, ma poule. L’armée est juste passée de l’autre côté – un simple petit pont. Ce n’est qu’à quelques minutes d’ici. » Il leva deux doigts, écartés de trois centimètres. « Ici, tout est à échelle réduite, voyez-vous… »

Les deux agents chinois de la FRAP arrimèrent le second captif à leurs cordes. En dessous, les rebelles furieux donnaient libre cours à leur frustration. Des briques volèrent en direction du toit. « Balancez-leur quelques balles de teinture », cria Hotchkiss.

Les deux Chinois épaulèrent leur arme et se penchèrent par-dessus le parapet. Fracas épouvantable de la rafale, cliquetis des douilles crachées par les culasses. Du sol montèrent des cris de douleur et de terreur. Laura entendit les rebelles s’égayer. Elle sentit monter en elle une nausée.

Hotchkiss la prit par le coude. « Vous vous sentez bien ? »

Elle déglutit avec difficulté. « J’ai vu un homme se faire tuer à la mitrailleuse, un jour…

— Oh ! vraiment ? dit Hotchkiss, intéressé. Vous êtes allée en Afrique ?

— Non…

— Vous m’avez l’air un peu jeune pour avoir vu des combats véritables… Oh ! la Grenade, c’est ça ? » Il la relâcha. Des martèlements frénétiques ébranlaient la porte du toit. Hotchkiss tira dessus les dernières balles à gelée de son chargeur. Choc brutal, écrasement mou. Il jeta le chargeur vide et le remplaça par un autre avec l’air dégagé d’un fumeur invétéré.

« Et ça, ce n’est pas du “combat véritable” ? » s’écria Laura. Elle avait les oreilles qui carillonnaient.

« Ça, ce n’est que du théâtre, ma poule, expliqua patiemment Hotchkiss. Ces petits extrémistes de salon n’ont même pas de carabines. Imaginez la même opération dans le sale vieux temps – à Belfast ou à Beyrouth – et on serait déjà étendus le corps criblé de balles par les francs-tireurs.

— Du “théâtre”. Et c’est censé dire quoi ? »

Hotchkiss ricana. « J’ai combattu dans une vraie guerre ! Aux Malouines, en 82. Une vraie. Quasiment pas de télévision…

— Alors, vous êtes britannique, colonel ? Européen ?

— Anglais. J’étais dans les SAS. » Hotchkiss s’épongea le front. « L’Europe ! Qu’est-ce que c’est encore que ce machin, l’Armée commune européenne ? Une foutue plaisanterie, tiens, voilà ce que c’est. Quand on se battait pour la reine et le pays… oh ! et puis merde, ma petite, vous ne pourriez pas comprendre de toute manière… » Un coup d’œil à sa montre. « Okay, voilà nos garçons. »

Hotchkiss se dirigea vers la façade du bâtiment. L’équipe de Rizome lui emboîta le pas.

Un blindé à six roues transport de troupes – tel un grand rhinocéros gris monté sur des roulettes en caoutchouc – escalada puis défonça sans mal la barricade. Les sacs éclatèrent et s’aplatirent. Sur la tourelle de l’engin, le canon à eau pivotait allègrement.

Le suivaient deux paniers à salade aux vitres grillagées. Les doubles portes arrière des fourgons s’ouvrirent à la volée et des nuées de flics descendirent, pour s’aligner aussitôt en rangs disciplinés : boucliers, casques, matraques.

Personne ne fit mine d’offrir la moindre résistance. Sage décision, d’autant qu’un duo d’hélicoptères planaient comme des guêpes malfaisantes au-dessus de la rue. Les baies latérales des fourgons étaient ouvertes et, de l’intérieur, d’autres flics accroupis braquaient lance-grenades et pistolets-entraveurs.

« C’est tout simple, expliqua Hotchkiss. Inutile de recourir au combat de rue quand on peut sans problème appréhender les meneurs. Et ce coup-ci, on va s’en choper un plein immeuble et… oh ! sacré nom de Dieu ! »

Toute la façade de l’entrepôt s’effondra comme une plaque en carton et six cargos robots géants jaillirent dans la rue en vrombissant.

Débandade éperdue des flics. Les robots fonçaient avec entrain. Il y avait dans leur comportement quelque chose de heurté, marque d’une programmation hâtive. Heurté, mais efficace. Ils étaient construits pour manipuler des cargaisons de la taille de semi-remorques. À présent, ils s’emparaient avec frénésie de tout ce qui avait un volume vaguement approchant.

Les fourgons de police s’envolèrent aussitôt, dans le grincement de leurs flancs perforés et l’affolement de leurs pneus qui tournaient en vain dans le vide. Le transport de troupes actionna sa lance à eau tandis que trois des robots le trituraient, le lacéraient et le martelaient avec une impitoyable stupidité mécanique. Finalement, deux d’entre eux le basculèrent, le renversant bêtement sur le bras exposé du troisième larron, qui chercha sans succès à reculer, grinçant et couinant. Le canon à eau tirait au hasard, blanc panache furieux haut de quatre étages.

Les rebelles assaillaient les flics. Les rues étaient luisantes d’eau, on chargeait en pataugeant dans les flaques. Une véritable mêlée, imbécile et furieuse, comme un nid de fourmis géantes.

Laura observait le spectacle, totalement fascinée. Elle n’arrivait pas à croire qu’on ait pu en arriver là. L’une des cités les mieux organisées de la planète et ces hommes étaient en train de se bastonner mutuellement dans les rues.

« Ô Seigneur ! s’exclama Hotchkiss. Nous sommes mieux armés mais on en a pris un coup au moral… Le soutien aérien va faire la décision, toutefois. » Les hélicos tiraient en effet des charges-filets aux confins de la mêlée – mais sans grand succès. Trop de monde, trop de boue, trop de pagaille. Laura grimaça quand un robot chargeur, en dérapant, vint percuter trois policiers.

À la porte du toit, les coups redoublaient. Quelqu’un avait réussi à y engager la lame en céramique d’une machette et sciait vigoureusement le ruban du filet. Ils se retournèrent vers l’accès au toit et découvrirent alors, derrière la cage, au-dessus des quais, une des grues portuaires. Le bras squelettique de la flèche pivotait sur son axe, gagnant de la vitesse avec une grâce pesante. Au bout du câble, un conteneur frigorifique tournait au-dessus des docks, emporté de plus en plus haut par la force centrifuge.

Soudain, la grue libéra sa charge. Aussitôt, le lourd conteneur, gros comme la moitié d’une maison, s’envola en tournoyant, décrivant dans les airs un arc gracieux. Presque au ralenti, comme une balle lancée par en dessous du revers de la main.

Son vol s’acheva brutalement. Il percuta, avec une précision cybernétique, un hélico noir de la police en vol stationnaire au-dessus des quais. Il y eut une explosion quand le conteneur s’ouvrit, libérant au milieu des panaches de vapeur et de givre des centaines de boîtes multicolores en carton. L’hélicoptère se brisa, piqua, et s’écrasa spectaculairement dans l’eau sale. L’épave flottait au milieu des cartons comme une libellule écrasée sur la calandre d’une voiture.

« Les Bâtonnets de Poisson surgelés de Mme Srivijaya », murmura la petite Derveet, à côté de Laura. Elle avait reconnu la cargaison.

La grue se laissa glisser le long du quai, claquant de la pince en quête d’une nouvelle proie.

« Comment ont-ils pu réussir un coup pareil ? demanda Hotchkiss.

— C’est un engin très intelligent, dit M. Suvendra.

— Je me fais vieux, observa tristement le colonel. Mais d’où pilotent-ils cette foutue machine ?

— De l’intérieur de l’entrepôt, expliqua M. Suvendra. Il y a des consoles…

— Parfait. » Hotchkiss saisit le poignet maigre de M. Suvendra. « Vous allez m’y conduire. Lu ! Aw ! On y va !

— Non », dit M. Suvendra.

Son épouse lui saisit l’autre bras. Soudain, ils se mirent à le tirailler comme une poupée de chiffon. « Nous ne pratiquons pas la violence ! expliqua-t-elle.

— Vous quoi ?

— Nous ne nous battons pas, dit Suvendra, avec passion. Nous ne vous aimons pas ! Nous n’aimons pas votre gouvernement ! Nous ne nous battons pas ! Arrêtez-nous !

— Cette saloperie de grue va tuer nos pilotes…

— Eh bien, cessez le combat ! Renvoyez-les ! » Suvendra éleva la voix, le ton perçant. « Assis, tout le monde ! »

Tout le personnel de Rizome se figea sur place et s’assit aussitôt, comme un seul homme. M. Suvendra également, malgré son bras toujours accroché à la grosse patte couverte de taches de son du colonel Hotchkiss.

« Salopards de politiciens, cracha Hotchkiss, avec un mépris étonné. Je veux pas le croire. Je vous ordonne, en tant que citoyens…

— Nous ne sommes pas vos citoyens, dit catégoriquement Suvendra. Nous n’obéissons pas non plus à votre régime de loi martiale illégal. Arrêtez-nous !

— Foutre oui, que je vais vous arrêter, et toute la bande ! Merde, vous ne valez pas mieux qu’eux ! »

Suvendra hocha la tête, inspira un grand coup. « Nous sommes non violents. Mais nous sommes les ennemis de votre gouvernement, colonel, croyez-le ! »

Hotchkiss se tourna vers Laura. « Vous aussi, hein ? »

Laura le fusilla du regard, furieuse de le voir ainsi l’isoler des siens. « Je ne peux rien faire pour vous, lui dit-elle. Je suis une mondialiste et vous représentez le bras armé de l’État.

— Oh ! sacré nom de Dieu, vous êtes bien un sacré putain ramassis de fils de pute à la gomme », observa tristement Hotchkiss. Il les jaugea du regard, puis se décida. « Vous ! » lança-t-il à Laura.

Sans ménagement, il la retourna pour lui attacher les menottes dans le dos.

« Il enlève Laura ! piailla Suvendra, outrée. Empêchez-le ! »

Hotchkiss força Laura à se relever. Elle n’avait pas envie de le suivre mais elle obtempéra en vitesse, quand une douleur atroce lui vrilla l’attache des épaules. L’équipe de Rizome les entoura, agitant les bras, criant. Hotchkiss éructa un borborygme, gratifia Ali d’un coup de pied dans la rotule, puis dégaina son entraveur. Ali, M. Suvendra et Bima s’effondrèrent, emmêlés dans une masse gonflante de filins adhésifs. Les autres détalèrent.

Les rebelles reprenaient le dessus. Une ouverture apparut au sommet de la porte. Hotchkiss cria un ordre à l’agent Lu ; celui-ci tira de sa ceinture un cylindre noir noueux qu’il lança par l’orifice.

Deux secondes passèrent. Il y eut derrière la porte un éclair cataclysmique, une terrible déflagration, et le battant s’ouvrit d’un coup, crachant des rouleaux de fumée. « Allez-y ! » hurla Hotchkiss.

Le haut de la cage d’escalier était jonché de rebelles assourdis, aveuglés, hurlants. L’un d’eux, encore debout, donnait frénétiquement dans le vide de grands coups d’épée en céramique tout en hurlant : « Martyre ! Martyre ! » Lu l’assomma d’une décharge de balles à gelée. Puis ils pénétrèrent à l’intérieur, tirant à l’entraveur dans la masse qui reculait.

Aw lança une autre grenade au magnésium sur le palier inférieur. Nouvelle explosion cataclysmique. « Parfait, dit Hotchkiss, dans le dos de Laura. Vous voulez jouer les Ghandi. Vous allez le faire avec les deux bras cassés. En route ! » Il la poussa sans ménagement à travers la porte.

« Je proteste ! » hurla Laura, en dansant pour éviter bras et jambes.

Hotchkiss la plaqua en arrière contre sa poitrine. « Écoute bien, l’Amerloque, dit-il avec une conviction à glacer le sang, t’es une jolie petite blonde qui a l’air bien gentille à la télé. Mais si tu me joues un tour en vache, je te fais sauter la cervelle – et je dirai que c’est les rebelles qui l’ont fait. Où sont ces fichues commandes ?

— Au rez-de-chaussée, haleta Laura. À l’arrière – dans une cage vitrée.

— Très bien. On y va. Allez ! Allez ! » Méchant tintamarre quand Lu ouvrit de nouveau le feu. Dans l’espace confiné de la cage, le bruit infernal vous vrillait le crâne. Laura sentit une brusque suée la tremper de la tête aux pieds. Hotchkiss la poussa devant lui, la main calée sous son aisselle. Il dévalait les marches par deux ou trois à la fois, la portant à moitié. Un malabar d’une force incroyable : l’impression d’être traînée par un gorille.

Puanteur suffocante de la fumée. Grandes éclaboussures bouillonnantes sur les murs pastel : teinture pourpre ou taches de sang. En bas, des rebelles qui geignent, d’autres qui crient, les mains plaquées sur les yeux ou contre les oreilles. Des rebelles collés à la rampe, le visage noirci, suffoqués par l’étreinte des filaments adhésifs. Laura trébucha sur les jambes étendues d’un jeune garçon, inconscient ou mort, le visage éclaté par une balle à gelée, le sang ruisselant d’un œil crevé…

Puis ils se retrouvèrent en bas, débouchèrent de la cage. À l’autre bout, le soleil entrait à flots par la façade défoncée, devant laquelle flics et rebelles continuaient leur bataille rangée, ces derniers prenant le dessus. Dans les profondeurs ténébreuses du comptoir de Rizome, les membres du PAT s’étaient regroupés et s’affairaient, les uns à libérer à la machette leurs camarades pris dans les rets des filets adhésifs, d’autres à traîner des flics capturés, menottes aux poignets, derrière un mur de caisses… Ils levèrent tous la tête, surpris, trente hommes en colère, maculés de sang et de sueur, éclairés en contre-jour par la lumière de la rue.

Durant un bref instant, tous se figèrent, comme pour une photo.

« Où est la salle de contrôle ? murmura Hotchkiss.

— J’ai menti, siffla Laura. Elle est à l’étage.

— La vache ! » laissa échapper Hotchkiss, stupéfait.

Les militants du PAT s’approchaient lentement.

Certains portaient des casques volés à la police et presque tous étaient équipés de boucliers. L’un d’eux tira soudain une balle à filet qui manqua de justesse l’agent Aw pour aller se tortiller au sol comme une boule d’amarante parcourue de grésillements spasmodiques.

Laura se laissa tomber sur les fesses, lourdement. Hotchkiss voulut la saisir, se ravisa et se mit à battre en retraite. Soudain, ils se retournèrent et coururent vers le fond de l’entrepôt.

Alors, ce fut un maelström autour d’elle. En hurlant, des hommes se lancèrent à la poursuite des trois soldats de la FRAP. D’autres se ruèrent dans l’escalier où les victimes d’Hotchkiss, assommées, aveuglées, gémissaient, juraient, criaient. Laura ramena les jambes sous elle, crispa ses mains ligotées dans son dos, chercha à se faire toute petite.

Son esprit fonctionnait à toute allure. Il faudrait qu’elle remonte sur le toit, retrouver les siens. Non… Plutôt aider les blessés. Non… tenter plutôt de s’échapper, trouver la police, se faire arrêter. Non, il faudrait…

Un jeune Malais moustachu à la joue gonflée par une ecchymose la menaça de son sabre. Il lui fit signe de se relever, la poussant de la pointe du pied.

« Mes mains », dit Laura.

Les yeux du garçon s’agrandirent. Il passa derrière elle et trancha le ruban de plastique résistant qui reliait les menottes. Laura sentit ses bras se libérer et une brusque démangeaison de plaisir-douleur lui vrilla les épaules.

Il lui cracha furieusement quelque chose en malais. Elle se leva. Soudain, elle le dépassait d’une tête. Il recula d’un pas, hésita, se tourna vers quelqu’un d’autre…

Une rafale de vent accompagnée d’un sifflement parcourut tout l’entrepôt. Un hélico venait de descendre au niveau de la rue – il les avait repérés par la brèche creusée dans la façade du bâtiment. Casques sans expression derrière la bulle du poste de pilotage. Chuintement explosif d’un récipient vert-de-gris qu’on venait de larguer. Il heurta le sol de l’entrepôt, roula, boula, crachant de la fumée…

Et merde ! Des gaz lacrymogènes. Une vague âcre, décapante, vint la frapper soudain et elle en sentit la morsure acide sur ses orbites. La panique la prit alors. Elle chut à quatre pattes. Dans un brouillard de larmes, la gorge déchirée par une douleur cuisante. Plus d’air. Elle repoussa des gens, aveugle, affolée, et se retrouva soudain à courir. Courir libre…

Les larmes, en torrents empoisonnés, lui inondaient le visage. Quand elles touchaient ses lèvres, elle sentait un picotement acide et un goût de kérosène. Elle n’arrêta pas de courir, en s’écartant de la masse grise et floue, menaçante, d’un côté de la rue. Elle avait les poumons et la gorge remplis d’hameçons.

Elle parvint au bout de sa réserve d’adrénaline. Elle était trop choquée pour ressentir sa propre fatigue, mais ses genoux commençaient à se dérober sous elle. Elle se dirigea vers une embrasure de porte et s’effondra sous son abri.

Juste à cet instant, les cieux s’ouvrirent et la pluie se mit à tomber. Encore une averse de mousson, brusque, verticale. Par vagues successives, elle martela la rue déserte. Accroupie, misérable, sous son embrasure de porte, Laura recueillait la pluie dans ses mains en coupe pour humecter son visage et la peau dénudée de ses bras. Au début, l’eau ne sembla qu’aggraver les choses – impression de méchante brûlure, comme si elle s’était amusée à respirer du Tabasco.

Elle se retrouvait avec deux bracelets en plastique sur la peau à vif de ses poignets. Elle avait les pieds trempés, collants, dans ses sandales bon marché. Non pas à cause de la pluie mais des flaques de canons à eau sur la chaussée devant le comptoir.

Elle avait traversé la bataille de rue en aveugle. Personne ne l’avait touchée. Seule exception : un long ruban de filament adhésif collé à son mollet qui se tortillait encore faiblement, comme la queue sectionnée d’un lézard. Elle le décolla du jean.

Elle reconnaissait à présent l’endroit où elle se trouvait – elle avait couru à l’autre bout des quais, jusqu’aux docks Victoria-et-Albert, juste à l’ouest d’East Lagoon. Vers le nord, elle avisa les gratte-ciel du complexe de HLM de Tanjong Pagar – immeubles sans grâce, en briques gris brunâtre.

Elle s’assit, respirant à petits coups, toussant, crachant de temps à autre. Elle aurait voulu se retrouver auprès des siens, à l’intérieur du comptoir. Mais il n’était plus question pour elle de les rejoindre. C’était trop dangereux.

Elle les retrouverait en prison, de toute manière. Mieux valait se tirer au plus vite du champ de bataille et trouver le moyen de se faire arrêter. Une bonne prison bien tranquille. Ouais. Ça semblait pas mal.

Elle se releva, s’essuya la bouche. Trois vélo-pousse la dépassèrent en trombe, fonçant vers East Lagoon ; s’y accrochait une masse de rebelles trempés, ahuris. Ils l’ignorèrent.

Elle se mit en route.

Il y avait deux barrages branlants entre elle et Tanjong Pagar. Elle les escalada sous l’averse. Personne ne se montra pour l’arrêter.

Les portes vitrées du complexe d’habitation de Tanjong avaient été dégondées de leur cadre en aluminium. Laura fonça à l’intérieur, écrasant sous ses pas des éclats ronds de verre trempé. L’air froid de la climatisation mordait ses vêtements imbibés.

Elle se trouvait dans un hall plutôt miteux mais propre. Ses sandales en mousse gorgées d’eau laissaient des taches humides sur le lino éraflé. L’endroit était désert ; sans doute les occupants, respectueux du couvre-feu gouvernemental, restaient-ils tapis chez eux, dans les étages. Ici, au rez-de-chaussée, ce n’étaient que boutiques pépères – petits ateliers de réparateurs de cycles, une poissonnerie, une officine de fractionnement sanguin. Chaleureusement éclairées de tubes fluorescents, prêtes à accueillir le chaland mais, pour l’heure, toutes désertes.

Elle perçut un lointain murmure de voix. Tonalités calmes, autoritaires. Elle obliqua dans leur direction.

Les bruits venaient de la vitrine d’un revendeur télé. Des appareils à bas prix, fabriqués au Brésil ou en Maphilindonésie, aux couleurs criardes. On les avait allumés dans tout le magasin ; certains montraient la chaîne gouvernementale, d’autres sautaient convulsivement, déréglés.

Laura se glissa à l’intérieur. Une rangée de clochettes en laiton tressaillit et carillonna. L’odeur d’encens au jasmin était entêtante. Les murs de la boutique étaient tapissés d’images de saines et souriantes vedettes singapouriennes : de bons petits gars en smoking à paillettes et de gentils brins de filles en péplum et chapeau de paille. Laura enjamba précautionneusement l’épave d’un distributeur de chewing-gum renversé.

Une petite vieille d’origine tamoule venait d’investir les lieux. Une grand-mère ratatinée, cheveux blancs, un mètre trente, bossue comme une douairière, les poignets fins comme des os de poulet. Elle s’assit dans un fauteuil de réalisateur en toile, fixant les écrans vides en mâchonnant de la gomme.

« Euh… Bonjour ? » hasarda Laura. Pas de réponse. La vieille avait l’air sourde comme un pot – sénile, même. Laura s’approcha, dans le bruit d’éponge de ses semelles. La vieille sursauta, lui jeta un œil surpris et rajusta son sari, rabattant pudiquement sur sa tête le pan qui lui couvrait l’épaule.

Laura se passa les doigts dans les cheveux ; elle sentit l’eau de pluie lui goutter dans le cou. « Pardon, m’dame, est-ce que vous parlez anglais ? »

Sourire timide de la vieille. D’un doigt, elle désigna une pile de sièges en toile, pliés contre le mur.

Laura en prit un. En travers du dossier s’étalaient les lettres d’aspect farfelu d’une inscription en tamoul – sans doute un mot d’esprit ou une phrase amusante. Laura ouvrit la chaise et s’assit près de la vieille femme. « Hum… Vous m’entendez, au moins, ou bien est-ce que vous… euh… »

La mémé tamoule continua de regarder droit devant elle.

Laura poussa un gros soupir. Ça faisait du bien de s’asseoir.

Cette pauvre vieille abrutie – nonagénaire, au bas mot – était sans doute descendue par hasard, acheter à manger à ses canaris peut-être, trop sourde ou trop gâteuse pour prêter attention au couvre-feu. Et pour découvrir – seigneur – un monde vide.

Avec un geste brusque, la vieille s’enfourna dans la bouche, en catimini, une petite dragée colorée. Du chewing-gum. Elle se mit à mâcher triomphalement.

Laura examina les téléviseurs. La vieille les avait réglés sur tous les canaux possibles.

Soudain, sur la Trois, l’image cessa de sauter.

Avec la rapidité de l’éclair, la vieille dégaina une télécommande. Le porte-parole du gouvernement disparut. Le son de la Trois monta jusqu’à un grondement envahi de parasites.

L’image déchirée provenait d’une vidéo d’amateur. Laura la vit tressauter quand le narrateur retourna le caméscope vers son propre visage. C’était un Chinois de Singapour. Il avait l’air d’avoir dans les vingt-cinq ans, avec des joues d’écureuil, de grosses lunettes et une chemisette à la poche bardée de stylos.

Pas vraiment nul, comme mec, mais franchement pas le genre à crever l’écran. Trop normal. Dans une rue de Singapour, vous le croisiez sans vous retourner.

Le type se rassit dans son gros divan capitonné. Il y avait une croûte accrochée derrière sa tête, une marine. Il sirotait un café et tripotait son micro-cravate. Elle l’entendit déglutir avec bruit.

« Je crois que je suis à l’antenne », annonça-t-il. Laura échangea un regard avec la petite vieille. Air déçu de l’ancêtre. Causait pas anglais.

« Ça, c’est mon magnétoscope, là, dit M. Normal. Y disent toujours : “Le branchez pas à l’antenne collective, vous risquez de brouiller la réception.” Les signaux parasites, vous comprenez ? Alors, c’est ce que j’ai fait. J’émets ! Enfin, je crois. »

Il se resservit du café, d’une main un peu tremblante. « Aujourd’hui, dit-il, ma nana, j’allais la demander en mariage. C’est peut-être pas un canon, et je suis pas non plus le mec super, mais enfin, on manque de rien. Je pense que quand un type a besoin de demander la main d’une fille, ça devrait au moins être possible. Sinon, y a plus rien de civilisé. »

Il se pencha vers l’objectif, ses épaules et sa tête grossirent. « Et puis voilà qu’arrive cette histoire de couvre-feu. J’aime pas trop ça, mais je suis bon citoyen alors je décide, d’accord. Vas-y, fonce, Jeyaratnam. Chope ces salopards de terroristes, donne-leur ce qu’ils méritent, une bonne fois pour toutes. Là-dessus, les flics débarquent dans mon immeuble. »

Il se tortilla un peu sur son siège, une comète lumineuse suivait le reflet de ses verres sur l’écran. « Moi, j’admire un flic. Le flic est un type sympa, nécessaire. Un flic sur la brèche, je lui dis toujours : “Bonjour, l’ami ! Bon boulot, préserve la paix.” Même dix flics, pas de problème. Mais cent, pardon, là, je change d’avis vite fait. D’un seul coup, le quartier tout plein de flics. Des milliers. Plus que les gens normaux. Débarquent dans mon appartement. Fouillent toutes les pièces, toutes mes affaires. Y prennent mes empreintes ; me font même une prise de sang. »

Il montra un pansement adhésif sur le gras de son pouce.

« Me contrôlent avec l’ordinateur, pof-pof, me disent de penser à régler ce PV de stationnement. Et puis là-dessus, ils détalent, laissent la porte grande ouverte, ni au revoir, ni merci, faut dire qu’y z’en ont quatre millions d’autres à aller enquiquiner. Alors, j’allume la télé pour voir les infos. Une seule et unique chaîne, là. M’annoncent qu’on a repris le réservoir de Johore. Si on a tant d’eau que ça, alors pourquoi que tout le sud de la ville est en flammes, apparemment, là ? C’est ce que je me demande. »

Il reposa violemment sa tasse de café. « Pas moyen d’appeler ma copine. Pas moyen d’appeler ma mère non plus. Peux même pas me plaindre au politico local vu que le Parlement est complètement pourri. À quoi ça sert toutes ces élections et ces stupides campagnes si c’est pour en arriver là, point final ? Me demande si y en a pas d’autres qui pensent pareil. Je me demande. J’fais pas de politique, mais je me fie pas une seconde au gouvernement. Je suis peut-être un pas grand-chose, mais je suis pas un moins que rien. »

M. Normal avait soudain l’air au bord des larmes. « Si tout ça, c’est pour le bien de la cité, où sont les citoyens ? Des rues vides ! Où qu’ils sont tous passés ? Qu’est-ce que c’est que cette ville ? Où est la police de Vienne, eux, les experts en terrorisme ? Pourquoi est-ce que tout ça arrive ? Pourquoi que personne me demande si je trouve ça normal ? Je trouve ça pas normal, pas normal du tout ! Je veux réussir comme tout le monde, je bosse dur, je m’occupe que de mes affaires, mais là, c’est trop. Bientôt, ils vont venir m’arrêter pour avoir fait ce truc à la télé. Ça vous fait du bien d’avoir de mes nouvelles ? Toujours mieux que de rester planté là à moisir dans son coin… »

Il y eut un martèlement frénétique à la porte de M. Normal. Il avait l’air terrorisé. Il se pencha en tremblant et l’écran redevint gris.

Laura avait les joues mouillées. Elle s’était remise à pleurer. L’impression de s’être gratté les yeux à la laine de verre. Impossible de se dominer. Bon Dieu, ce pauvre petit bonhomme, brave et terrifié. Oh ! et puis merde, après tout…

Quelqu’un cria à la porte de la boutique. Laura releva la tête, surprise. C’était un grand Sikh à l’air pas commode, en turban, chemise kaki et short gurkha. Il avait un insigne et des épaulettes et portait une matraque gainée de cuir. « Que faites-vous, mesdames ?

— Euh… » Laura se leva en toute hâte. L’assise en toile de sa chaise était trempée de la marque circulaire de son arrière-train. Elle avait les yeux brillants de larmes – elle se sentait terrifiée et profondément, obscurément humiliée.

« Ne… » Elle était incapable d’imaginer quoi dire.

Le vigile sikh la regarda comme si elle était tombée de la planète Mars. « Vous êtes locataire ici, madame ?

— Les émeutes, expliqua-t-elle. J’ai pensé pouvoir m’abriter ici.

— Touriste, madame ? Une Yankee ! » Il la dévisagea puis retira d’un étui glissé dans sa poche de chemise une paire de lunettes à monture noire ; il les chaussa. « Oh ! » Il l’avait reconnue.

« Très bien », dit Laura. Elle étira ses poignets meurtris, qui portaient encore les bracelets en plastique des menottes. « Arrêtez-moi, monsieur l’agent. Mettez-moi en prison. »

Le Sikh rougit. « Madame, je suis seulement un vigile. Peux pas vous arrêter. » La petite vieille se leva soudain et fonça droit sur lui. Il s’écarta gauchement de sa route, au dernier moment. Elle fila dans le hall. Il la regarda s’éloigner, songeur.

« Vous ai pris pour des pillards, expliqua-t-il. Vraiment désolé. »

Laura observa un silence. « Pouvez-vous me conduire à un poste de police ?

— Bien sûr, madame… madame Vebbler. Madame, je ne puis m’empêcher de noter que vous êtes toute trempée. »

Laura essaya de lui sourire. « La pluie. Et aussi le canon à eau, à vrai dire. »

Le Sikh se raidit. « C’est pour moi une très pénible nouvelle d’apprendre que vous avez subi cette expérience dans notre cité alors que vous étiez l’hôte du gouvernement de Singapour, madame Webber.

— Pas grave, dit Laura. Quel est votre nom, monsieur ?

— Singh, madame. »

Tous les Sikhs s’appelaient Singh. Bien sûr. Laura se sentit idiote. « J’ai plus ou moins l’impression que j’aurais besoin de la police, monsieur Singh. Je veux dire, une police calme et tranquille, bien à l’écart de la zone des émeutes. »

Singh glissa prestement sa matraque sous le bras. « Très bien, madame. Il se retint presque de la saluer. Veuillez me suivre, je vous prie. »

Ils parcoururent ensemble le hall désert. Singh se voulait encourageant : « On va arranger ça très vite… Pas facile d’accomplir son devoir, ces derniers temps.

— À qui le dites-vous, monsieur Singh. »

Ils prirent un monte-charge pour gagner au premier sous-sol un garage poussiéreux. Quantité de vélos, quelques voitures, de vieux tacots pour la plupart. Singh pointa sa matraque. « Vous montez derrière sur mon scooter, ça vous convient ?

— Bien sûr, sans problème. » Singh déverrouilla l’antivol et mit le contact. Ils enfourchèrent l’engin et gravirent la rampe de sortie dans un vrombissement aigu, comique. La pluie avait cessé depuis un moment. Singh se glissa dans la rue.

« Il y a des barrages, avertit Laura.

— Oui, mais… » Singh hésita. Il freina brutalement.

Un des chasseurs à la voilure en dièdre de la SAF les survola dans un feulement soyeux. Avec la soudaineté d’un serpent, il entama un plongeon, comme pour éviter sa propre ombre. Une manœuvre acrobatique. Ils le regardèrent bouche bée.

Quelque chose jaillit de sous ses ailes. Un missile. Il laissait un pinceau de vapeur dans l’air humide. Une violente explosion de flammes orange et blanches jaillit du quartier des docks. Des fragments de grue de quai volèrent dans les airs, comme des pièces de Meccano.

Le tonnerre gronda dans les rues vides.

Singh jura et fit demi-tour. « L’ennemi attaque ! On retourne à l’abri tout de suite ! »

Ils redescendirent la rampe du parking. « C’était un avion singapourien, monsieur Singh. »

Singh fit mine de ne pas entendre. « Le devoir est clair, à présent. Vous venez avec moi, s’il vous plaît. »

Ils montèrent au sixième par un ascenseur. Singh était silencieux, le dos raide comme un piquet. Il évitait de croiser son regard.

Il la conduisit, au bout du couloir, jusqu’à la porte d’un appartement. Il frappa trois coups.

Une femme grassouillette en tunique et pantalon noir leur ouvrit. « Ma femme », dit Singh. Il fit signe à Laura d’entrer.

La femme la dévisagea, ébahie. « Laura Webster ! dit-elle.

— Eh oui ! » dit Laura. Elle avait envie de la prendre dans ses bras.

C’était un petit trois-pièces. Très modeste. Trois gosses mignons comme des choux déboulèrent dans l’entrée : un garçon de neuf ans, une petite fille, un autre garçon, presque un bébé. « Vous avez trois enfants, monsieur Singh ?

— Oui », répondit-il, souriant. Il prit le dernier et lui ébouriffa les cheveux. « Ça crée plein de problèmes d’impôts. Faut faire deux boulots. » Il se mit à dialoguer rapidement avec sa femme, en bengali, ou peut-être en hindi, en tout cas une langue incompréhensible mais émaillée d’emprunts à l’anglais comme jet ou télévision.

Mme Singh, dont le prénom était Aratavari ou quelque chose de vaguement approchant, conduisit Laura dans la chambre conjugale. « On va vous trouver des vêtements secs », lui dit-elle. Elle ouvrit la penderie et prit sur le rayon du dessus une étoffe pliée en carré. C’était beau à couper le souffle : de la soie vert émeraude brodée de fils d’or. « Un sari vous ira parfaitement », dit-elle en le dépliant d’un mouvement preste. C’était sans nul doute son plus bel habit. Le genre d’atours qu’on imaginait portés par la veuve d’un rajah pour un sâti[7] rituel.

Laura s’épongea le visage et le front. « Votre anglais est excellent.

— Je suis de Manchester, dit Mme Singh. Il y avait malgré tout de meilleures possibilités ici. » Elle tourna poliment le dos à Laura tandis que cette dernière se débarrassait du jean et du corsage trempés. Elle s’enveloppa dans un sari trop large de poitrine et trop serré à la taille. Le drapé la confondait. Mme Singh l’aida à le plisser et l’agrafer.

Laura se peigna devant la glace. Ses yeux irrités par les gaz ressemblaient à des billes marbrées. Mais le magnifique sari lui donnait une allure hallucinée de majesté sanscrite parfaitement exotique. Si seulement David était là… Elle se sentit brutalement submergée par une vague de choc culturel, intense et nauséeuse, une impression de déjà vu qui la vrillait comme un coup de poignard.

Elle raccompagna Mme Singh dans la pièce principale, froufroutante et pieds nus. Les enfants rirent et Singh lui sourit. « Oh ! Très bien, madame. Vous aimeriez boire quelque chose ?

— Un petit whisky serait pas de refus.

— Pas d’alcool.

— Vous avez une cigarette ? » lâcha-t-elle étourdiment. Ils eurent l’air outré. « Pardon… », marmonna-t-elle, en se demandant pourquoi elle avait dit ça. « Très aimable à vous de m’héberger et tout ça… »

Mme Singh hocha modestement la tête. « Je devrais descendre vos habits à la laverie. Seulement, avec le couvre-feu, c’est impossible. » L’aîné des garçons apporta à Laura une boîte de jus de goyave glacé. Ça avait un goût de crachat sucré.

Ils s’assirent sur le divan. La télé était allumée sur la chaîne gouvernementale, en sourdine. Un journaliste chinois était en train d’interviewer le cosmonaute, qui était toujours en orbite. Celui-ci exprimait une confiance sans limites dans les autorités. « Vous aimez le cari ? s’enquit Mme Singh, anxieuse.

— Je ne peux pas rester, dit Laura, surprise.

— Mais il le faut !

— Non. Ma compagnie a voté. C’est un choix politique. Nous allons tous en prison. »

Les Singh n’étaient pas surpris mais parurent malheureux et troublés. Elle les plaignit sincèrement. « Mais pourquoi, Laura ? demanda Mme Singh.

— Nous sommes venus ici pour traiter avec le Parlement. Nous n’avons rien à faire de ces histoires de loi martiale. Nous sommes désormais des ennemis de l’État. Nous ne pouvons plus collaborer avec vous. »

Singh et son épouse conversèrent rapidement tandis que les enfants, assis par terre, les observaient avec de grands yeux graves. « Vous restez en sécurité ici, madame, dit finalement Singh. C’est notre devoir. Vous êtes une hôte de marque. Le gouvernement comprendra.

— Ce n’est pas le même gouvernement, dit Laura. East Lagoon… tout ce secteur est à présent en zone d’émeutes. On s’entre-tue, là-bas. Je l’ai vu de mes propres yeux. L’aviation vient de tirer un missile sur nos possessions. Et peut-être de tuer aussi certains de mes amis, je n’en sais rien. »

Mme Singh pâlit. « J’ai entendu l’explosion – mais la télé n’en parle pas… » Elle se tourna vers son mari qui fixait le tapis, l’air morose. Ils reprirent le dialogue et Laura intervint.

« Je n’ai aucun droit de vous attirer des ennuis. » Elle se leva. « Où sont mes sandales ? »

Singh se leva à son tour. « Je vous accompagne, madame.

— Non, dit Laura. Vous feriez mieux de rester ici pour garder votre appartement. Écoutez, les portes sont défoncées en bas, au cas où vous n’auriez pas remarqué. Ces antitravaillistes ont investi notre comptoir – ils pourraient fort bien s’aventurer ici, quand ça leur chantera, et prendre tout le monde en otage. Ils croient à ce qu’ils font, travail, ou antitravail, ou je ne sais trop quoi. Et la mort non plus ne leur fait pas peur.

— Moi non plus, la mort ne me fait pas peur », insista Singh, catégorique. Son épouse se mit à lui crier après. Laura retrouva ses sandales – le bébé jouait avec, derrière le canapé. Elle les enfila.

Cramoisi, Singh sortit comme un fou de l’appartement. Laura l’entendit dans le hall, crier et marteler les portes à coups de badine. « Que se passe-t-il ? » demanda-t-elle.

Les deux autres gosses se précipitèrent vers leur mère, l’étreignirent, enfouissant leur visage dans sa tunique. « Mon mari dit que c’est lui qui vous a sauvée, vous, une célébrité de la télévision, que vous aviez l’air d’un petit chat perdu tout trempé. Et que vous avez rompu le pain sous son toit. Et qu’il ne va pas laisser une femme étrangère sans défense aller se faire tuer dans les rues comme une espèce de chienne de paria.

— Il a un certain génie expressif, à sa manière…

— Peut-être que ça explique son comportement, observa Mme Singh dans un sourire.

— Je ne crois pas qu’ouvrir une boîte de jus de goyave puisse franchement être assimilé à “rompre le pain”.

— Pas de goyave. De cachiman. » Elle tapota la tête de sa petite fille. « C’est un brave homme. Il est honnête, il travaille très dur, et il n’est pas stupide, ni mesquin. Et il ne nous frappe jamais, moi ou les enfants.

— C’est très gentil », dit Laura.

Mme Singh la regarda droit dans les yeux. « Je vais vous dire une chose, Laura Webster, parce que je n’ai pas envie de vous voir gâcher la vie de mon homme. Simplement parce que vous êtes une politicienne et qu’il ne compte pas pour grand-chose.

— Je ne suis pas une politicienne, protesta Laura. Je ne suis qu’une femme normale, comme vous.

— Si vous étiez comme moi, vous seriez chez vous, avec votre famille. »

Singh entra en coup de vent, saisit Laura par le bras et la traîna dans le couloir. D’un bout à l’autre, des portes s’étaient ouvertes, et le passage était encombré d’une foule d’indiens furieux et perplexes, qui gesticulaient en sous-vêtements. Quand ils la virent, ils rugirent de surprise.

En quelques secondes, tous se pressaient autour d’elle. « Namaste, namaste », le salut indien, buste incliné, mains jointes, paume contre paume. Certains touchaient respectueusement l’extrémité de son sari. Tumulte général. « Mon fils ! mon fils ! ne cessait de crier un homme en anglais. Il est au PAT, mon fils ! »

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent et ils la fourrèrent à l’intérieur. Ils s’entassèrent dans la cabine et les autres coururent vers l’escalier. La cabine descendit lentement dans un grincement de câbles, bondée comme un autobus en surcharge.

Quelques minutes plus tard, ils l’avaient propulsée dans la rue. Laura ne savait plus très bien comment était venue la décision ou même si quelqu’un l’avait prise consciemment. À tous les étages, les fenêtres avaient été grandes ouvertes et, du haut en bas, les gens criaient dans la touffeur spongieuse de l’après-midi. Ils étaient de plus en plus nombreux à se déverser dehors – une marée humaine. Sans colère, dans le calme, comme des soldats en permission ou des gamins sortant de l’école – se regroupant, criant, se donnant mutuellement des claques sur l’épaule.

Laura prit Singh par la manche. « Écoutez, je n’ai pas besoin de tout ce…

— C’est le peuple », marmonna Singh. Il avait l’œil vitreux et extatique.

« Laissez-la parler ! s’écria un type en jubba rayée. Laissez-la parler ! »

Le cri se répandit. Deux gamins roulèrent une poubelle au milieu de la rue et l’installèrent comme un piédestal. Ils la hissèrent dessus. Tonnerre d’applaudissements. « Silence, silence… »

Soudain, tous les regards étaient braqués sur elle.

Laura éprouva une terreur si absolue qu’elle manqua s’évanouir. Dis quelque chose, idiote – vite, avant qu’ils te tuent. « Merci à tous d’essayer de me protéger », couina-t-elle. Ils l’ovationnèrent, sans comprendre, simplement ravis qu’elle puisse parler, comme n’importe qui.

Elle retrouva sa voix. « Pas de violence ! lança-t-elle. Singapour est une cité moderne. » Autour d’elle, des hommes chuchotaient la traduction. La foule continuait à grandir, de plus en plus dense, autour d’elle. « Les peuples modernes ne s’entre-tuent pas », hurla-t-elle. Le sari lui glissait de l’épaule. Elle le remit en place. On applaudit, on se flanquait des coups de coude, les yeux écarquillés.

C’était ce fichu sari, comprit-elle, sidérée. Ils l’adoraient. Une grande blonde étrangère juchée sur un piédestal, drapée d’or et de vert, comme une espèce de déesse Kali démente et monstrueuse…

Elle piailla : « Je ne suis qu’une stupide étrangère ! » Depuis quelques instants, ils avaient décidé de la croire – et soudain, ils rirent, applaudirent. « Mais je me garderai bien de blesser quiconque ! C’est pourquoi je veux aller en prison ! »

Regards ahuris. Là, elle les avait largués. L’inspiration la sauva. « Comme Gandhi ! s’écria-t-elle. Le Mahatma. Gandhiji. »

Brusque silence respectueux.

« Alors, juste quelques-uns parmi vous, très calmement, je vous en prie, conduisez-moi à une prison. Merci beaucoup ! » Elle sauta à terre.

Singh la rattrapa. « C’était bien !

— Vous connaissez le chemin, le pressa-t-elle. Alors, vous nous guidez, d’accord ?

— D’accord ! » Singh agita sa badine au-dessus de la tête. « Vous tous ! En route, là ! À la prison ! »

Il lui offrit le bras. Ils fendirent rapidement la foule, qui s’ouvrait devant eux pour se reformer dans leur dos.

« À la prison ! » répéta Jubba rayé, sautant comme un zèbre en agitant ses bras couverts de rayures. « À Changi ! »

D’autres reprirent ce cri de ralliement. « Changi, Changi. » La destination semblait canaliser leurs énergies. La situation nouvelle avait stabilisé ce vertigineux climat explosif, comme la flamme d’un chalumeau acquiert son régime de croisière. Des enfants couraient devant, pour mieux se retourner et s’ébahir de cette masse en marche. Ils regardaient bouche bée, cabriolaient, se donnaient des bourrades. Les gens regardaient depuis leurs appartements. Des fenêtres s’ouvraient, des portes aussi.

À la troisième intersection, la foule grossissait toujours. Ils marchèrent vers le nord, par la route du Pont-Sud. Devant eux se dressait la masse cyclopéenne des tours du centre-ville. Un Chinois élancé aux cheveux bruns et gras, l’allure d’un instituteur, apparut à la hauteur de Laura. « Madame Webster ?

— Oui ?

— Je suis ravi de marcher sur Changi à vos côtés ! Amnesty International avait moralement raison ! »

Laura cligna les yeux. « Hein ?

— Les prisonniers politiques… » Une vague soudaine dans la foule la balaya au loin. Ils avaient désormais une escorte : deux hélicos de la police qui sifflaient au-dessus de la rue. Laura eut un recul, le souvenir lui brûlait encore les yeux, mais la foule agita les bras en poussant des vivats, comme si les hélicoptères étaient une espèce de faveur qu’on leur accordait.

Soudain, elle comprit. Elle secoua le coude de Singh. « Eh ! Je veux simplement qu’on m’amène au commissariat. Certainement pas qu’on aille prendre la Bastille !

— Quoi, madame ? hurla Singh avec un sourire hébété. Quel style ? »

Ô Seigneur. Si seulement, elle pouvait se tirer de ce guêpier. Elle regarda autour d’elle, éperdue, et vit les gens la saluer et sourire. Quelle idiote d’avoir mis ce sari ! Comme si elle s’était drapée de néon vert.

Ils traversaient à présent le cœur de la ville chinoise de Singapour : Temple Street, Pagoda Street. La stupa recouverte de statues d’un temple hindou se dressait sur sa gauche, vision psychédélique. « Sri Mariammam », y lisait-on. Des déesses polychromes se dévisageaient, hilares, comme si elles avaient prévu tout ça, juste pour se marrer. On entendait un gémissement de sirènes, devant, à un carrefour important. Des bruits de mégaphones. Ils se dirigeaient droit dessus. Mille flics en colère… Le massacre.

Et puis le carrefour apparut : pas le moindre flic mais une autre foule de civils. Qui se déversaient à l’intersection, des hommes, des femmes, des enfants. Au-dessus d’eux, une banderole, un drap de lit tendu entre deux piquets de bambou. Avec une inscription barbouillée à la hâte : VIVE CANAL TROIS !

La foule entourant Laura poussa un incroyable soupir venu du fond du cœur, comme si tout un chacun venait de retrouver un être cher depuis longtemps disparu. Soudain, tout le monde se mit à courir, bras tendus. Les deux foules se rencontrèrent, se mêlèrent, fusionnèrent. Laura ressentit un frisson dans le dos. Quelque chose émanait de cette masse, quelque chose de purement magique – un courant électrique de mysticisme. Elle le sentait au tréfonds de ses os, l’inverse heureux et triomphal de l’horrible folie collective qu’elle avait vue sur le stade. Des gens glissaient, mais ils s’aidaient mutuellement à se relever, tombaient dans les bras les uns des autres…

Elle perdit Singh. Brusquement, elle se retrouva seule dans la foule, trébuchant au milieu d’un long tourbillon fractal dans cette marée humaine. Elle avisa le bout de la rue. Au carrefour suivant, une autre subdivision de cette masse et un groupe de voitures de police, rouges et blanches.

Son cœur tressaillit. Elle sortit de la foule et se précipita dans leur direction.

Les flics étaient encerclés. Incrustés dans la cohue, comme un jambon dans la gelée. Les gens – tout le monde, n’importe qui – s’étaient simplement agglutinés autour des policiers, les immobilisant. Les portières des voitures de patrouille étaient ouvertes et les flics essayaient de raisonner tous ces gens, sans succès.

Laura joua des coudes. Tout le monde criait et tous brandissaient quelque chose. Non pas des armes mais toutes sortes d’objets étranges : des sacs de petits pains, des postes à transistor, voire une poignée de soucis arrachés à quelque pot sur un balcon. Et ils les tendaient aux forces de l’ordre, les implorant de les prendre. Une matrone chinoise d’âge mûr apostrophait un capitaine avec passion. « Vous êtes nos frères ! Nous sommes tous singapouriens. Les Singapouriens ne s’entre-tuent pas ! »

Le capitaine était incapable de soutenir le regard de la femme. Il restait figé, dans une extase d’humiliation, assis au bord du siège du chauffeur, les lèvres pincées. Il y avait trois autres flics dans la voiture, entièrement harnachés de leur équipement anti-émeute : casque à visière, gilet pare-balles, fusil entraveur. Ils auraient pu anéantir la foule en quelques instants mais restaient plantés là, assommés, ahuris.

Un homme d’affaires en complet pur fil glissa le bras par la vitre arrière ouverte. « Prenez ma montre, monsieur l’agent ! En souvenir ! Je vous en prie – c’est un grand jour… » Le flic secoua la tête, avec un air doux, stupéfié. Près de lui, son collègue mâchonnait un gâteau de riz.

Laura tapa sur l’épaule du capitaine. Ce dernier leva la tête et la reconnut. Il roula légèrement des yeux, comme s’il ne manquait plus que ça pour couronner la journée. « Qu’est-ce que vous voulez ? »

Laura le lui dit, discrètement. « Vous arrêter, ici ? répliqua le capitaine. Devant ces gens ?

— Je peux vous tirer de là », lui dit Laura. Elle escalada le capot de la voiture, se redressa, leva les deux bras. « Écoutez-moi, vous tous ! Vous me connaissez – je suis Laura Webster. S’il vous plaît, laissez-nous passer ! Nous avons des choses très importantes à faire ! Oui, c’est ça, écartez-vous du capot, mesdames et messieurs… Merci beaucoup, vous êtes tous tellement formidables, je vous remercie de tout cœur… »

Elle s’assit sur le capot, les pieds posés sur le pare-chocs avant. La voiture s’ébranla à une allure d’escargot et la foule s’ouvrit de part et d’autre, respectueuse. À l’évidence, beaucoup de gens ne l’avaient pas reconnue. Mais ils réagissaient d’instinct au symbole totémique d’une étrangère en sari vert juchée sur le capot d’une voiture de police. Laura tendit les bras et les agita en vagues mouvements de brasse. Ça marchait. La foule s’écarta plus vite.

Ils parvinrent à la lisière de la cohue. Laura descendit se faufiler sur la banquette avant, coincée entre le capitaine et un lieutenant. « Dieu merci, dit-elle.

— Madame Webster », dit le capitaine. Son insigne indiquait qu’il s’appelait Hsiu. « Vous êtes en état d’arrestation pour entrave à la justice et incitation à l’émeute.

— Parfait, dit Laura avec un soupir. Savez-vous ce qu’il est advenu du reste de mes collègues de Rizome ?

— On les a également arrêtés. Les hélicoptères les ont récupérés. »

Laura acquiesça vigoureusement puis elle se figea. « Humm… Ils ne sont pas à Changi, n’est-ce pas ?

— Il n’y a pas de problème à Changi ! rétorqua le flic, agacé. N’écoutez pas les mensonges des mondialistes. »

Ils remontaient lentement Pickering Street, une rue pleine d’instituts de beauté et d’officines de chirurgie esthétique. Les trottoirs étaient encombrés de passants souriants et goguenards qui avaient bravé le couvre-feu ; mais ils n’avaient pas encore songé à bloquer la rue. « Vous les étrangers, dit lentement le capitaine. Vous nous avez trompés. Singapour aurait pu bâtir un nouveau monde. Mais vous avez empoisonné notre chef et vous nous avez volés. Alors, cette fois, c’est fini. Terminé.

— C’est la Grenade qui a empoisonné Kim. »

Le capitaine Hsiu hocha la tête. « Je n’y crois pas.

— En attendant, c’est bien vos compatriotes qui font ça, remarqua Laura. En tout cas, vous n’avez pas été envahis. »

À voir sa tête, elle lui retournait le couteau dans la plaie. « Nous sommes envahis. Vous n’étiez pas au courant ?

— Hein ? fit-elle abasourdie. Vienne a débarqué ?

— Non », dit un des deux flics, derrière, avec une délectation morose. « Pas Vienne. La Croix-Rouge. »

Durant un instant, elle ne fit pas le point. « La Croix-Rouge… L’organisation sanitaire ?

— Si une armée débarquait, nous la taillerions en pièces, dit le capitaine Hsiu. Mais personne ne tire sur la Croix-Rouge. Ils sont déjà à Ubin, à Tekong et à Sembawang. Par centaines.

— Avec des pansements et des trousses de secours, poursuivit l’amateur de gâteaux de riz. “Aide aux catastrophes civiles.” » Il se mit à rire.

« Toi, la ferme », dit mollement le capitaine. Gâteaux de Riz mit la sourdine et ricana.

« La Croix-Rouge, monter un coup pareil ? Ce serait bien la première fois.

— Ce sont les corporations mondialistes, dit sombrement le capitaine Hsiu. Ils voulaient acheter Vienne et nous faire tous liquider. Mais c’était trop coûteux, ça leur aurait pris trop de temps. Alors, ils ont plutôt acheté la Croix-Rouge – une armée sans fusils – pour nous tuer sous leur gentillesse. Ils débarquent en souriant et ne ressortiront plus jamais de Singapour. Les sales couards. »

La radio de bord caqueta éperdument. Une foule d’émeutiers étaient en train d’envahir les locaux de la quatrième chaîne de télévision, au centre Marina. Le capitaine Hsiu grommela un juron en chinois puis éteignit le poste. « Je savais qu’ils s’attaqueraient aux télévisions, tôt ou tard. Qu’est-ce qu’on peut faire…

— On recevra de toutes nouvelles instructions dès demain », dit le lieutenant, ouvrant la bouche pour la première fois. « Sans doute qu’on aura une grosse augmentation en même temps. Pour nous, va y avoir du boulot ces prochains mois.

— Traître », dit le capitaine Hsiu, sans passion.

Le lieutenant haussa les épaules. « Faut bien vivre, là.

— Alors, nous avons gagné », laissa échapper Laura. Elle prenait conscience de la chose, dans toute son ampleur, pour la première fois. Ça gonflait en elle. Toute cette folie, tous ces sacrifices… Ça avait marché, en somme. Pas tout à fait comme prévu – mais enfin, c’était la politique, n’est-ce pas ? Tout était fini. Le Réseau avait gagné.

« C’est exact », dit le capitaine. Il prit à droite, Clemenceau Avenue.

« Alors, je suppose que ça ne sert plus à grand-chose de m’arrêter, non ? L’inculpation est devenue sans objet. Et je ne passerai jamais en jugement pour ces charges. » Elle rit gaiement.

« Peut-être bien qu’on va quand même vous garder – pour le plaisir », dit le lieutenant. Il regarda une voiture remplie d’adolescents passer en trombe, l’un d’eux penché par la vitre ouverte, brandissait un immense drapeau singapourien.

« Oh non ! dit le capitaine. Faudrait qu’on se carre encore ses discours mondialistes moralisateurs.

— Ça risque pas ! se hâta de dire Laura. Je décolle d’ici au plus vite, retrouver mon mari et ma gosse. »

Le capitaine Hsiu se tut un instant. « Vous voulez quitter l’île ?

— Plus que tout ! Croyez-moi.

— On pourrait l’arrêter malgré tout, suggéra le lieutenant. Ça prendrait sans doute deux, trois semaines à la bureaucratie pour la retrouver…

— Surtout si on ne la met pas en fiche », ajouta le flic ricanant. Il étouffa un rire.

— Si vous comptez me flanquer la trouille, vous gênez pas, bluffa Laura. De toute façon, je ne pourrais pas m’en aller maintenant, même si j’essayais. Il n’y a pas moyen. Les aéroports sont fermés avec la loi martiale. »

Ils traversèrent le pont Clemenceau. Des chars le gardaient, mais ils avaient l’air abandonnés et la voiture de police les dépassa sans s’arrêter.

« Vous tracassez pas pour ça, dit le capitaine. Être débarrassés de Laura Webster ? Ça vaut bien tous les sacrifices ! »

Et il la conduisit à la Banque islamique Yung Soo Chim.


Inquiétante répétition des événements : ils étaient tous réunis sur la terrasse de l’immeuble de la banque – tout le personnel de Yung Soo Chim. Au beau milieu de la forêt d’antennes à micro-ondes et d’immenses paraboles satellites maculées de pluie.

Laura avait douillettement rabattu le pan du sari sur sa tête et mis une paire de lunettes réfléchissantes quémandées au capitaine Hsiu. Une fois passé le barrage de vigiles pour se retrouver dans l’immeuble, imprégné de l’odeur de panique mêlée à celle, de foin coupé, des dossiers réduits en confetti, le reste avait été facile : personne ne vérifiait les papiers – elle n’en avait d’ailleurs aucun sur elle, et pas de bagages non plus.

Personne ne la tracassa – on la prenait pour la maîtresse eurasienne de quelque Européen, ou peut-être pour une technicienne originale en grande tenue hindoue. Si les pirates apprenaient qu’elle se trouvait ici parmi eux, ils étaient à peu près capables de tout. Mais Laura savait avec une parfaite certitude que jamais ils ne la toucheraient. Pas ici, plus maintenant, pas après ce qu’elle avait enduré.

Elle n’avait pas peur. Elle se sentait blindée, invincible, chargée d’électricité. Elle savait désormais qu’elle était plus forte qu’eux. Que ses amis étaient plus forts que les leurs. Elle, elle pouvait marcher au grand jour, mais pas eux. Ils croyaient avoir des crocs, avec tous leurs complots criminels à la manque, mais leurs os étaient de verre.

La Gemeinschaft : voilà tout simplement ce qui manquait à la machine criminelle. Ils n’étaient que des artistes de l’arnaque, des épaves à la dérive, et il n’y avait rien pour les rassembler, aucune confiance de fond. Ils s’étaient cachés sous la croûte protectrice du gouvernement de Singapour, et maintenant que celui-ci avait disparu la Banque avait fait naufrage. Même s’ils le voulaient, il leur faudrait des années pour tout remettre en place, et l’inertie, le courant général était contre eux. Cet endroit et ses rêves étaient finis – l’avenir se trouvait ailleurs.

Quelle séance glorieuse en perspective ! Sa fuite de Singapour au nez et à la barbe des banquiers pirates. Une noria continue d’hélicos birotors de l’armée singapourienne abordait l’aire d’atterrissage installée sur le toit de la Banque. Par deux ou trois douzaines à la fois, les réfugiés s’entassaient à bord tant bien que mal avant de disparaître dans le ciel plombé par la mousson.

Les autres attendaient, perchés comme des corbeaux sur les chaînes du parapet ou les blocs d’ancrage en béton des tours d’antennes à micro-ondes. Certains s’entassaient, maussades, autour de téléviseurs portatifs : regardant sur la Deux Jeyaratnam, les traits las, l’air abattu, le teint gris, citer la Constitution et ordonner aux gens de rentrer chez eux.

Laura contourna un chariot à bagages où s’empilaient des sacs de voyage bourrés, en synthétique bordeaux et jaune. Trois hommes étaient assis sur le côté opposé, penchés, attentifs, les coudes sur les genoux. Deux Japonais et un Anglo, tous les trois en chapeau de toile et saharienne tout neufs. Ils regardaient la télévision.

C’était la Quatre. « En direct avec le Peuple », avec en vedette une présentatrice rouge et bafouillante : miss Ting – l’ancienne dulcinée de Kim.

Laura écouta et regarda, discrètement à l’écart. Elle éprouvait une étrange fraternité avec miss Ting, qui s’était sans aucun doute retrouvée projetée dans la présente situation par quelque étrange parallélisme de Karma.

Tout était à l’avenant désormais, dans tout Singapour : instable, fragile, en suspens dans les airs. Ici, sur le toit, la morosité était peut-être de mise mais en dessous, dans la rue, c’était un concert d’avertisseurs, une vaste fête de rue, toute la population dehors pour se congratuler de son héroïsme. Les derniers panaches de fumée se dissipaient sur le quartier des docks. La Singapour révolutionnaire – en train de vomir ces ruineux pirates informatiques, comme l’ambre gris des entrailles d’une baleine convalescente.

Le plus petit des deux Japonais ôta son chapeau de toile et tripota l’irritante étiquette cousue sur le bord. « Kiribati, annonça-t-il.

— Merde, si on a le choix, on prend Nauru », rétorqua l’Anglo. C’était un Australien.

Le Japonais arracha l’étiquette, l’air pincé. « Kiribati, c’est le trou, mec. Ils n’ont pas de lignes spécifiques.

— Nauru va être bourré de flics. Ces sites de lancement leur flanquent la trouille… »

Nauru et Kiribati, songea Laura – de petits États insulaires du Pacifique dont la « souveraineté nationale » pouvait être achetée. Des bases d’opérations idéales pour les truands de la Banque, évidemment. Mais ça ne la dérangeait pas : les deux îles étaient raccordées au Réseau, et là où il y avait des téléphones, il y avait du crédit. Et là où il y avait du crédit, il y avait des billets d’avion. Et là où il y avait des avions, le foyer était en vue.

Le foyer, songea-t-elle, en s’appuyant, un peu ivre, contre le chariot surchargé. La Loge rouvrirait bien un jour mais ce n’était pas le foyer. Le foyer, pour elle, c’était David et le bébé. Être au lit avec David, dans la chaleur des draps emmêlés, et respirer l’air de l’Amérique, avec peut-être un chouette crépuscule dehors. Des arbres, l’ombre du feuillage, la poussière rouge et le kudzu de Georgie, dans l’abri sûr d’une Retraite de Rizome. La petite Loretta, ses petites côtes fermes, son sourire en coin de bébé. Ô Seigneur…

Le plus grand des Japonais la dévisageait. Il devait la croire ivre. Elle se redressa, gênée, et il détourna les yeux, l’air las. Il marmonna une phrase que Laura ne put saisir.

« De la merde, oui, dit l’Australien. T’imagines que tout le monde est relié à la même mèche… Ces conneries de “combustion spontanée” du vaudou… Ils sont forts, mais quand même pas à ce point. »

Le grand se massa la nuque et haussa les épaules. « Ils ont pas brûlé ce clébard devant notre porte pour rien.

— Il me manque, ce pauvre Jim Dae Jung, observa tristement le petit Japonais. Les pieds carbonisés encore dans ses bottes et le crâne réduit à la taille d’une orange… »

L’Australien hocha la tête. « On n’a aucune certitude qu’il ait pris feu sur le siège de ses toilettes. Simplement parce qu’on y a retrouvé ses bottes…

— Hé », dit le plus grand des Japonais, le doigt tendu.

Les deux autres se levèrent, impatients, s’attendant à l’arrivée d’un nouvel hélico. Mais il se passait quelque chose dans le ciel. Sur le fond plombé des nuages : des lambeaux de vapeur couleur de sang. Comme des griffures sur une peau maculée de boue.

Le vent de mousson eut tôt fait de les déformer. Des symboles griffonnés dans le ciel au fumigène rouge. Des lettres, des chiffres :


3 A 3 …


« De la publicité aérienne, dit l’Australien en se rasseyant. J’aimerais bien avoir des jumelles. Je vois pas d’avion.

— Un tout petit appareil robot, dit le grand Japonais. Ou peut-être qu’il est transparent. » À présent, tout le monde sur le toit avait le nez en l’air, tendait le doigt, la main en visière devant les yeux.


3 A 3 V _ 0 \ = …


« Un message codé, dit l’Australien. Ça doit encore être les gars du vaudou… »

Le vent avait effiloché les premières lettres mais il y en avait d’autres.


… - 0 V 3 = …


« Trois A trois V, blanc, zéro, barre inversée, équivalent à moins zéro V trois équivalent à…, répéta lentement l’Australien. Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’ils mijotent ?

— C’est peut-être leur signal d’évacuation, dit le gros.

— Tu rêves », fit l’Australien.

Le petit Japonais se mit à rire. « Y a pas de barres verticales sur ces lettres, annonça-t-il, triomphant. Mauvaise programmation. La Grenade a jamais été forte en robotique.

— Pas de barres verticales ? répéta l’Australien en regardant en l’air. Oh… Pigé : BABYLONE TOMBE, hein ? Culottés, les salauds !

— Je parie qu’ils n’ont jamais vraiment cru que ça arriverait, observa le petit. Ou ils auraient fait un effort pour l’annoncer correctement.

— En tout cas, faut quand même leur reconnaître ça, reprit l’Australien. Un doigt invisible qui écrit dans le ciel en lettres de sang… les gens en auraient sans doute chié dans leur froc, s’ils s’étaient pas plantés. » Il étouffa un rire. « La loi de Murphy, hein ? Et voilà : ça ne fait qu’une bizarrerie de plus. »

Laura les laissa sur leur chariot à bagages. Un autre hélicoptère était apparu et faisait son approche – un petit. Elle décida de le prendre, si elle pouvait – la conversation des trois hommes l’avait mise mal à l’aise.

En approchant de l’aire, elle perçut des sanglots étouffés, pitoyables. Rien de démonstratif : juste des gémissements et des reniflements incontrôlables.

L’homme en sanglots était tapi sous la masse cylindrique d’une citerne en terrasse. Il ne cessait de scruter le ciel, comme dans la terreur d’un nouveau message.

C’était un gommeux – comme les méchants à la télé chinoise. Le genre de mec, la trentaine, l’œil allumé, coupe au laser et fume-cigarette en jade. Sauf qu’à présent il était accroupi sur les talons, au frais, sous la masse blanche de la citerne, les épaules enveloppées dans un gros plaid en feutre noir qu’il tenait serré à deux mains sur la poitrine. Il était bourré de tics comme un sac à puces.

Alors qu’elle le regardait, il réussit plus ou moins à se reprendre, s’essuya les yeux. Il avait l’allure d’un homme naguère important. Des années de complets sur mesure, de hand ball et de massage par des filles complaisantes. Mais maintenant on aurait dit une espèce de chien ratier tombé dans un bac à sciure.

Quelque part dans son organisme, une de ces dragées grenadines suintait ses milligrammes de terreur liquide. Il le savait, quiconque le voyait le savait : la télé gouvernementale avait abondamment parlé des dragées. Mais il n’avait pas eu le temps de la faire localiser puis extraire.

Les autres l’évitaient. Il portait la poisse.

Un hélicoptère birotor des garde-côtes se posa sur l’aire d’atterrissage. Le souffle des pales fouetta l’édifice et Laura resserra le sari sur sa tête. La Poisse bondit sur ses pieds et se précipita ; il était à la porte, hors d’haleine, avant tout le monde. Quand elle coulissa, il grimpa à bord.

Laura le suivit et se harnacha dans l’un des sièges de plastique rigide, à l’arrière. Une douzaine d’autres réfugiés s’entassèrent à leur suite, en évitant la Poisse.

Une petite femme-sergent des garde-côtes à l’air crispé, en casque et combinaison de vol léopard, entra et les parcourut du regard. « Hé ! mam’zelle, lança le gros type installé devant Laura. Quand est-ce qu’on a des amandes salées ? » Les autres étouffèrent un rire morne.

Les rotors accélérèrent et le sol se déroba rapidement sous eux.

Ils mirent le cap au sud-ouest, au milieu des gratte-ciel acérés et brutaux de Queenstown. Puis survolèrent un archipel au large des îles aux noms qui résonnaient comme un concert de gamelan : Samulun, Merlimau, Seraya. Masses compactes de forêt tropicale tranchées par les barres d’imposants hôtels en bord de mer. Plages de sable blanc fixées par un ensemble élaboré de digues et de jetées.

Adieu, Singapour.

Ils changèrent de cap au-dessus des eaux froissées par la mousson du détroit de Malacca. Il y avait du bruit dans la cabine. Les passagers s’entretenaient discrètement d’une voix rauque, mais personne ne fit mine de l’approcher. Laura appuya la tête sur le plastique nu près du petit hublot grand comme le poing et tomba bientôt dans une demi-somnolence.

Elle reprit ses esprits quand l’appareil s’immobilisa en vol, tanguant vertigineusement.

Ils étaient en vol stationnaire au-dessus d’un cargo. Son séjour dans les docks l’avait familiarisée avec les navires : c’était un caboteur, avec les drôles de voiles en colonnes cylindriques qui avaient été la grande mode dans les années 10. L’équipage – ou plutôt d’autres réfugiés – était rassemblé sur le pont, vêtu de tenues hétéroclites.

La petite femme-sergent revint dans la cabine. Elle avait un fusil lance-gelée passé à l’épaule. « Nous y sommes, cria-t-elle.

— Il n’y a pas de piste d’atterrissage ! remarqua le gros.

— Vous sautez. » Elle fit coulisser l’écoutille de chargement. Le vent s’engouffra. Ils flottaient à un mètre cinquante au-dessus du pont. Le sergent assena une tape sur l’épaule d’une autre passagère. « Vous d’abord. Allez-y ! »

Finalement, tous réussirent à débarquer. Sautant, tombant, s’étalant sur le pont qui roulait doucement. Leurs prédécesseurs les aidaient un peu, cherchant maladroitement à les rattraper.

Le dernier à sauter fut la Poisse. Il jaillit comme si on lui avait botté les fesses. Puis l’hélico repartit en leur montrant un ventre blanc gonflé de flotteurs. « Où sommes-nous ? » demanda la Poisse en massant une rotule endolorie.

Un technicien chinois, cheveux frisottés sous un chapeau songkak, lui répondit : « Sur l’Ali-Khamenei. En route pour Abadan.

— Abadan ! glapit la Poisse. Non ! Pas ces salauds d’iraniens ! » On le dévisagea – reconnaissant son mal, certains commencèrent à s’écarter.

« La République islamique, rectifia le technicien.

— Je m’en doutais ! dit la Poisse. Ils nous ont livrés à ces foutus allumés du Coran ! Ils vont nous couper les mains ! Je ne taperai plus jamais sur un clavier !

— On se calme ! » conseilla le technicien, gratifiant la Poisse d’un regard en coin.

« Ils nous ont vendus ! Nous ont débarqués sur ce cargo robot pour nous y laisser crever de faim !

— Vous faites pas de mouron », dit une Européenne imposante, judicieusement vêtue en prévision d’une catastrophe – chemise de toile épaisse et pantalon de velours côtelé. « On a examiné la cargaison. Il y a pléthore de Soya Moo et de Weetabix. » Elle étouffa un rire narquois, haussant un sourcil épilé. « Et on a fait connaissance du capitaine – le pauvre bougre ! Il s’est chopé un rétrovirus – il ne lui reste plus de système immunitaire. »

La Poisse pâlit encore. « Non ! Le capitaine a la peste ?

— Qui d’autre accepterait un boulot aussi pourri, bosser tout seul sur ce rafiot ? dit la femme. Il s’est claquemuré sur la passerelle. De peur qu’on ne lui refile une infection. Il a bien plus peur de nous que l’inverse. » Elle dévisagea Laura avec curiosité. « Est-ce que je vous connais ? »

Laura baissa les yeux et marmonna vaguement qu’elle travaillait dans l’informatique. « Pardon, y a-t-il un téléphone ici ?

— Faudra prendre la queue, ma poule. Tout le monde veut accéder au Réseau… Vous aviez de l’argent en dehors de Singapour, oui ? Très judicieux.

— Singapour nous a volés, grommela la Poisse.

— Au moins, ils ont réussi à nous faire sortir, observa l’Européenne, pragmatique. C’est toujours mieux que d’attendre que ces cannibales vaudous nous empoisonnent… Ou de subir les tribunaux mondialistes… Les islamiques ne sont pas si méchants. »

La Poisse la dévisagea. « Mais ils assassinent les techniciens ! Les purges antioccidentales !

— C’était il y a des années – d’ailleurs, c’est peut-être bien pour ça qu’ils nous veulent aujourd’hui ! Vous bilez pas comme ça ! Les gens comme nous, on trouve toujours une place. » Un coup d’œil à Laura. « Vous jouez au bridge, ma chérie ? »

Laura fit non de la tête.

« Au cribbage ? À la belote ?

— Désolée. » Laura rajusta sa capuche.

« Vous vous habituez déjà au tchador ? » La femme s’esquiva, vaincue.

Laura gagna discrètement la proue, en évitant les groupes épars de réfugiés ahuris et désœuvrés. Personne ne lui chercha noise.

Autour de l’Ali-Khamenei, les eaux grises du détroit étaient encombrées de navires : frigorifiques, vraquiers, porte-conteneurs. Coréens, chinois, maphilindonésiens, certains sans aucun pavillon, juste l’emblème de leur firme.

Le spectacle avait une authentique majesté. Ces navires bleutés par la distance, la mer grise, la forme verte et dodue de Sumatra dans le lointain. Ce détroit, entre la masse de l’Asie et le semis d’îles au large de Sumatra, Java et Bornéo, avait constitué une des plus grandes routes du monde depuis l’aube de la civilisation. La situation avait fait Singapour ; et lever l’embargo sur l’île serait comme déboucher une artère vitale.

Elle avait participé à tout cela, songea-t-elle. Et ce n’était pas rien. Maintenant qu’elle se tenait seule à l’avant, appuyée au bastingage, ressentant la poussée primordiale du pont sous ses pieds, elle prenait conscience de ce qu’elle avait fait. Un bref instant d’incitation au sacré, de satisfaction mystique. Elle avait accompli le travail du monde – elle percevait le flot subtil des courants du Tao qui la soulevaient, la portaient.

À se tenir ainsi, laissant retomber la tension, respirant l’air moite de la mousson sous l’infini des cieux gris, elle n’arrivait plus à croire à un danger personnel. Elle se sentait à nouveau blindée.

C’était au tour des pirates d’avoir des problèmes, désormais. Les gros bonnets de la Banque encombraient le pont, réunis par petits groupes qui marmonnaient et regardaient derrière eux avec des mines de conspirateurs. Il y avait une quantité surprenante d’huiles sur ce bateau – les premiers à embarquer, apparemment. Elle voyait bien qu’il s’agissait de pointures, à leur costume chic et leur air pincé. À leur âge, aussi.

Ils avaient ce faciès de vampire – la peau tirée, tachetée, héritage d’années de cures de longévité à la manque. Filtrage du sang, traitement aux hormones, vitamine E, acupuncture électrique, et Dieu sait quelles incroyables saloperies trouvées au marché noir. Peut-être avaient-ils effectivement réussi à rabioter quelques années avec cette cuisine ruineuse, mais à présent ils allaient bien être obligés de se mettre au régime sec sans transition. Et ça ne serait sûrement pas facile.

À la tombée de la nuit, un gros hélicoptère civil débarqua une ultime cargaison de réfugiés. Laura resta auprès de l’un des grands rotors qui sifflaient doucement, tandis que descendaient les passagers. Encore des gros bonnets.

Parmi eux, M. Shaw.

Laura recula, abasourdie, et regagna lentement la proue, sans se retourner. Il devait y avoir eu une sorte d’accord particulier – avec Abadan. Sans doute Shaw et ses collègues avaient-ils tout arrangé depuis longtemps. Singapour était peut-être finie mais les pirates informatiques avaient leur propre instinct de survie. Pas de Nauru ou de Kiribati miteux pour ces messieurs – c’était pour les blaireaux. Eux fonçaient là où l’argent du pétrole coulait encore à flots. La République islamique n’était pas l’amie de Vienne.

Elle doutait toutefois qu’ils y parviennent sans encombre. Singapour voulait peut-être se défaire des truands de la Banque, se débarrasser de preuves encombrantes, mais trop de gens devaient être au courant. Avec tous ces gros bonnets à bord, ce navire allait être suivi à la trace. La presse vidéo envahissait déjà Singapour à l’ombre de la Croix-Rouge – pionniers avides d’une autre armée mondiale sans armes, encombrés de micros et de minicams. Une fois le bateau dans les eaux internationales, Laura était à moitié persuadée que les journalistes se pointeraient.

Ça risquait d’être intéressant. Les pirates n’apprécieraient guère – toute publicité leur donnait des boutons. Mais au moins, ils avaient échappé aux Grenadins.

On semblait tacitement convaincu à Singapour que la Grenade en avait terminé. Qu’avec la dispersion de la Banque, et le gouvernement en ruine, la campagne terroriste était désormais sans objet.

Peut-être avaient-ils raison. Peut-être le terrorisme réussi avait-il toujours fonctionné de la sorte : provoquant un régime jusqu’à ce qu’il s’effondre sous le poids de sa propre répression. « Babylone tombe », se vantaient-ils. Peut-être Sticky et ses amis allaient-ils mettre à profit la confusion de la révolte pour quitter discrètement Singapour.

S’il leur restait un minimum de lucidité, ils seraient bien contents de fuir, gonflés de fierté, triomphants. Et sans doute étonnés d’être encore en vie. Ils pourraient retrouver leurs ombres caribéennes avec l’étoffe de vraies légendes du vaudou, incomparables revenants du nouveau millénaire. Pourquoi dès lors ne pas vivre ? Pourquoi ne pas en profiter ?

Elle avait envie de croire qu’ils le feraient. Elle avait envie que tout soit terminé – elle ne supportait plus le souvenir de Sticky énonçant fiévreusement son menu d’atrocités technologiques.

Un tressaillement la parcourut soudain. Une vague déferlante de terreur ontologique, intense, imprécise. Un bref instant, elle se demanda si elle n’avait pas été touchée par une dragée. Peut-être Sticky l’avait-il droguée alors qu’elle était inconsciente et l’anxiogène commençait-il tout juste à faire effet… Dieu, quel affreux soupçon.

Elle se souvint brusquement de l’agent de Vienne rencontré à Galveston, ce Russe élégant et poli qui lui avait parlé de la « pression maléfique contenue dans une balle ».

À présent, pour la première fois, elle saisissait ce qu’il avait voulu dire. La pression de la potentialité brute. Si une chose était possible – cela ne signifiait-il pas que quelque part, de quelque façon, quelqu’un devait l’accomplir ? Le besoin vaudou de commercer avec les démons. Le mauvais génie de la perversité. Dans les profondeurs de l’esprit humain, l’ombre carnivore de la science.

C’était une dynamique, comme la gravité. Quelque héritage de l’évolution, au tréfonds de nos nerfs, invisible et puissant, comme un logiciel.

Elle pivota. Pas trace de Shaw. Quelques mètres derrière elle, la Poisse était en train de vomir bruyamment par-dessus le bastingage. Il leva la tête, s’essuya la bouche du revers de la manche.

Elle aurait pu être à sa place. Laura se força à lui sourire.

Il lui retourna un regard de gratitude craintive et vint la rejoindre. Elle s’apprêtait à fuir aussitôt mais il éleva la main. « Ça va, lui dit-il. Je sais que je suis intoxiqué. Ça vient par crises. Là, je me sens mieux.

— Vous êtes très courageux, dit Laura. Je vous plains, monsieur. »

La Poisse la dévisagea. « C’est gentil. Vous êtes gentille. Vous ne me traitez pas comme un pestiféré. » Il se tut, la scrutant de ses petits yeux de rat fiévreux. « Vous n’êtes pas des nôtres, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas avec la Banque.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Vous êtes la petite amie de quelqu’un, hein ? » Sourire cadavérique, parodie du flirt. « Y’a pas mal de gros bonnets sur ce bateau. Les huiles aiment bien les Eurasiennes torrides.

— On va se marier, là, dit Laura, alors vous feriez mieux de laisser tomber, l’ami. »

Il plongea la main dans son veston. « Cigarette ?

— Vous feriez peut-être mieux de les économiser, dit Laura en en acceptant une malgré tout.

— Non, non. Pas de problème. Je peux tout avoir ! Cigarettes, fractions sanguines. Mégavitamines, embryons… Je m’appelle Desmond, mademoiselle. Desmond Yaobang.

— Enchantée », dit Laura. Elle se pencha vers le briquet. Sa bouche s’emplit immédiatement d’une suie suffocante et toxique.

Elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi elle faisait ça.

Sinon que c’était toujours mieux que ne rien faire. Sinon qu’elle éprouvait de la compassion pour lui. Et peut-être que la présence de Desmond Yaobang tiendrait tous les autres à distance.

« Qu’est-ce que vous croyez qu’ils vont nous faire, à Abadan ? Faire de nous, je veux dire. » Il lui arrivait à peine à l’épaule. Il n’y avait rien de franchement répugnant chez lui, mais la terreur chimique s’était immiscée dans son regard, ses traits. Elle l’avait imprégnée d’une aura de vermine. Elle ressentait une envie irrépressible, irraisonnée, de lui flanquer des coups de pied. Comme une compagnie de corbeaux achève à coups de bec un blessé.

« Je ne sais pas », répondit Laura d’une voix traînante. Le mépris la rendait insouciante. Elle regarda la pointe de ses sandales, évitant son regard. « Peut-être qu’ils me donneront des souliers décents… Tout ira bien si je peux passer quelques coups de fil.

— Des coups de fil, répéta nerveusement Yaobang. Une idée capitale. Oui, trouvez à Desmond un téléphone et il peut vous obtenir tout ce que vous voulez. Des souliers. Pas de problème. Vous voulez essayer ?

— Hmmmm. Non, pas tout de suite. Trop de monde.

— Ce soir, alors. Très bien, miss. Splendide. De toute façon, je ne vais pas dormir. »

Elle se retourna, le dos appuyé au bastingage. Le soleil se couchait entre deux des voiles cylindriques. Vastes bancs de nuages au ventre illuminé d’un doux or Renaissance. Yaobang se retourna pour regarder, lui aussi, les lèvres pincées, silencieux, Dieu merci. Associé à la légère ivresse de la cigarette, le spectacle procurait à Laura une débordante impression de sublime. Superbe, mais fugitif – le soleil sombrait vite, sous les tropiques.

Yaobang se redressa, un doigt tendu. « C’est quoi, ça ? »

Laura regarda. Ses sens aiguisés par la paranoïa avaient repéré quelque chose – un éclat lointain dans le ciel.

Yaobang plissa les yeux. « Une espèce d’hélicoptère, peut-être ?

— Trop petit ! dit Laura. C’est un engin robot ! » La lumière avait momentanément cessé de se refléter sur les pales et elle l’avait à nouveau perdu sur le fond nuageux.

« Un robot ? fit-il, alarmé par le ton de sa voix. C’est encore du vaudou ? Il peut nous attaquer ?

— La ferme ! » Laura quitta le bastingage. « Je vais grimper à la dunette – je veux avoir une meilleure vue. » Elle traversa le pont à la hâte en faisant claquer ses sandales.

Le mât de misaine portait une corne radar et une caméra vidéo pour l’ordinateur de navigation. Mais il y avait un accès pour l’entretien et le pilotage manuel en cas de panne : une dunette, trois étages au-dessus du pont. Laura saisit les barreaux de fer glacé, puis s’arrêta, bloquée. Ce satané sari – elle allait se prendre les pieds dedans. Elle se retourna et appela Yaobang.

Il y eut un cri venu de dessus. « Hé ! »

Un homme en ciré rouge bonbon se penchait par-dessus le garde-corps de la dunette. « Qu’est-ce que vous faites ?

— Vous êtes de l’équipage ? cria Laura, hésitante.

— Non. Et vous ? »

Elle fit non de la tête. « J’ai cru apercevoir quelque chose », elle tendit le doigt, « là-bas !

— Quoi au juste ?

— Je crois bien que c’était un Canadair CL-227 ! »

Cliquetis des souliers de l’homme qui descendait l’échelle en toute hâte pour regagner le pont. « C’est quoi, un canadare ? » s’enquit Yaobang, geignard en dansant d’un pied sur l’autre. Il avisa la paire de jumelles Zeiss au cou de l’homme. « Où les avez-vous trouvées ?

— Sur la passerelle, dit Imper rouge, sans faire attention.

— Je vous connais, non ? Henderson ? Moi, c’est Desmond Yaobang. Service promotion commerciale.

— Hennessey, rectifia Imper rouge.

— Hennessey, bien sûr…

— Passez-les-moi », intervint Laura. Elle saisit les jumelles. Sous la fine capote, le torse d’Hennessey était mou et large. Il portait quelque chose. Un gilet pare-balles ?

Un gilet de sauvetage.

Laura retira ses lunettes noires, chercha hâtivement une poche à tâtons – pas de poche dans un sari – et se les cala finalement dans les cheveux. Elle régla les jumelles.

Elle trouva l’engin presque aussitôt. Tache maléfique planant dans le ciel du crépuscule. Il avait si souvent hanté ses cauchemars qu’elle avait du mal à croire qu’elle le voyait vraiment.

C’était l’engin robot qui avait mitraillé sa Loge. Pas tout à fait identique, parce que celui-ci était vert armée, mais le même modèle – avec le double rotor coaxial, en forme d’haltère. Et même le stupide train d’atterrissage.

« Laissez-moi voir ! » insistait Yaobang avec frénésie. Pour le faire taire, elle lui passa les jumelles.

« Hé ! protesta doucement Hennessey. C’est les miennes ! » C’était un Anglo, la trentaine, pommettes saillantes et petite moustache bien taillée. Pas le moindre accent ; la prononciation neutre, pur Réseau médio-atlantique. Sous les plis de la capote en plastique, il y avait chez lui quelque chose de fluide, un côté fouine.

Il lui adressa un sourire, du genre crispé, en la regardant droit dans les yeux, « Z’êtes américaine ? Des États-Unis ? »

Laura tâta ses lunettes. Elles avaient repoussé le sari, révélant ses cheveux blonds.

« Je le vois ! s’écria Yaobang, tout excité. Une cacahuète volante ! »

Les yeux de Hennessey s’agrandirent. Il l’avait reconnue. Il réfléchissait à toute vitesse. Elle le voyait se balancer sur les talons.

« Peut-être que c’est les Grenadins ! dit Yaobang. Autant prévenir tout le monde ! Je le surveille… Mam’zelle, filez donner l’alerte !

— Non, ne faites pas ça », lui dit Hennessey. Il glissa la main sous son poncho et la retira avec un objet. C’était petit, squelettique ; on aurait dit le croisement d’une clé dynamométrique avec un pistolet à colle. Il s’approcha de Yaobang, tenant l’appareil à deux mains.

« Ô mon Dieu ! » dit ce dernier, les yeux dans le vague. Une nouvelle attaque l’avait pris – il tremblait si fort qu’il arrivait tout juste à tenir les jumelles. « Que j’ai peur », pleurnicha-t-il d’une voix brisée de petit garçon. « Je le vois qui arrive… j’ai peur ! »

Hennessey pointa l’objet sur les côtes de Yaobang et pressa la détente, deux fois. Il y eut deux crachotements discrets, presque inaudibles, mais l’engin tressauta violemment entre les mains de Hennessey. Yaobang se convulsa sous l’impact, ouvrit les bras, se plia en deux comme frappé par une hache. Il s’effondra sur place et les jumelles heurtèrent le pont.

Laura le fixa, paralysée d’horreur. Hennessey venait de percer deux gros trous fumants dans le veston de Yaobang. Ce dernier gisait immobile, le visage noir et livide. « Vous l’avez tué !

— Non. Pas de problème. Teinture narcotique spéciale », lâcha Hennessey.

Elle regarda à nouveau. Rien qu’une seconde. La bouche de Yaobang était pleine de sang. Elle fixa Hennessey et se mit à reculer.

D’un brusque mouvement réflexe plein de souplesse, celui-ci braqua l’arme sur sa poitrine. Elle vit le canon caverneux et comprit soudain qu’elle contemplait la mort. « Laura Webster ! dit l’homme. Ne fuyez pas ! Ne me forcez pas à tirer ! »

Laura se figea.

« Police », dit Hennessey. Il jeta un coup d’œil nerveux à bâbord. « Convention de Vienne. Force spéciale d’intervention. Contentez-vous d’obéir et tout se passera pour le mieux.

— C’est un mensonge ! cria Laura. Il n’existe rien de semblable ! »

Il ne la regardait pas. Il ne cessait de scruter la mer. Elle suivit son regard.

Quelque chose se dirigeait vers le bateau. Survolant les vagues avec une agilité surprenante, magique. Un long fuseau blanc, comme une baguette, muni de fines ailes carrées. Suivi d’une traînée de condensation rectiligne.

Il se précipita vers la coque, à la poupe, aiguille au bout d’un fil de vapeur. La pénétra, la traversa.

Bouquet de flammes, plus hautes que des maisons. Une muraille de bruit et de chaleur balaya le pont et vint la renverser. Elle se retrouva à terre, écorchée, aveuglée. Le pont se cabrait sous elle comme un monstrueux étalon d’acier.

Plusieurs secondes de fracas. Averse crépitante de fragments d’acier et de plastique. Toute la superstructure – le mât radar, les antennes de télécoms – n’était plus qu’une vaste et terrifiante conflagration. Comme si quelqu’un avait construit un volcan à l’intérieur – chaleur de la thermite, éclats de métal chauffés à blanc et globes de lave de céramique et de plastique en fusion. Comme un pétard dans un gâteau de mariage.

Sous eux, le bateau continuait à prendre de la gîte. Hennessey s’était relevé en titubant pour se ruer au bastingage. Un instant, elle crut qu’il allait sauter. Et puis il revint avec une bouée de sauvetage – grande couronne cérémonielle portant une inscription en parsi. Il trébucha, roula, revint vers elle. Nulle trace de son arme – il l’avait remballée, planquée à nouveau.

« Mettez ça ! » lui hurla-t-il à la figure.

Laura se saisit machinalement de la chose. « La chaloupe ! » répondit-elle.

Il fit un signe de dénégation. « Non ! Pas possible ! Elle est piégée !

— Espèce de salaud ! »

Il l’ignora. « Quand le bateau va couler, va falloir nager dur, Laura ! Dur pour résister à l’aspiration !

— Non ! » Elle bondit sur ses pieds, dansant pour esquiver sa tentative de plaquage. L’arrière du bateau vomissait maintenant de lourds torrents explosifs de fumée noire. Des gens couraient en tous sens sur le pont.

Elle se retourna vers Hennessey. Il était par terre, plié en deux, assis en tailleur, les mains nouées sur la nuque. Elle le fixa, bouche bée puis regarda de nouveau la mer.

Un autre missile. Il glissait au ras des flots, sa tuyère illuminant la crête des vagues avec la brièveté d’un flash. Il atteignit le navire.

Explosion cataclysmique au niveau de la coque. Des panneaux d’écoutilles sautèrent dans les airs, arrachés à leurs gonds, et partirent en tourbillonnant vers le ciel comme des dominos enflammés. Geysers de feu. Le navire tressaillit comme un éléphant frappé en plein ventre.

Le pont bascula, lentement, inexorablement ; la pesanteur les attirait comme pour la fin du monde. Des jets de vapeur s’élevaient dans une puanteur d’eau de mer brûlante. Laura tomba à genoux et se mit à glisser.

Hennessey avait rampé jusqu’au bastingage avant. Il s’y était accroché en y passant le coude et causait dans une sorte d’appareil – un téléphone de campagne. Il s’interrompit, déploya la longue antenne et se remit à crier. Allègrement. Il attira son regard, fit un signe, gesticula : Sautez ! Nagez !

Elle se remit debout tant bien que mal, brûlant de l’envie de lui sauter dessus pour le tuer. L’étrangler, lui arracher les yeux. Le pont se déroba sous elle comme un ascenseur en chute libre et elle retomba en s’écorchant les genoux. Elle avait failli perdre sa bouée.

Ses mollets étaient trempés. Elle se retourna. La mer montait à présent par tribord avant. D’horribles vagues grises chargées de débris épars. Le navire, éventré, répandait ses viscères.

La terreur la submergea. Un désir panique de vivre. Jouant des pieds et des mains, elle arracha le sari qui l’enveloppait. Ses sandales avaient disparu depuis longtemps. Elle se passa la bouée par la tête et les épaules. Puis se précipita vers le bastingage avant, l’escalada, sauta.

L’eau la recouvrit, chaude et rance. Le crépuscule déteignait dans le ciel, mais l’incendie du navire illuminait le détroit comme un champ de bataille.

Encore une explosion, mineure, et un éclair près de l’unique chaloupe de sauvetage. Il les avait tués. Bon Dieu, ils allaient les tuer tous ! Combien de personnes – cent, cent cinquante ? On les avait entassés dans un wagon à bestiaux puis conduits en pleine mer pour être massacrés ! Brûlés et noyés, comme de la vermine !

Un hélico-robot bourdonnait furieusement juste au-dessus de sa tête. Elle en sentit le vent dans ses cheveux trempés.

Elle coinça la bouée sous ses aisselles et se mit à nager vigoureusement.

La mer semblait en ébullition. Elle pensa aux requins. Soudain, les profondeurs opaques sous ses jambes nues étaient emplies de présences menaçantes. Elle redoubla d’efforts, jusqu’à ce que l’énergie née de la panique se dissipe et laisse place au frisson du choc. Elle se tourna, regarda.

Le navire coulait. La poupe en dernier, dressée au-dessus des flots dans un dernier bouquet de flammes, comme une lointaine pierre tombale éclairée par des cierges. Elle le contempla durant de longues secondes, le cœur battant la chamade. Puis il disparut, sombrant dans le néant, les ténèbres et la vase.

Le ciel nocturne était couvert. L’obscurité tomba comme un linceul. La vague du naufrage la frappa, la fit danser comme un bouchon.

Nouveau bourdonnement au-dessus d’elle. Puis, au loin, dans le noir, un crépitement d’arme automatique.

Ils tuaient les survivants dans la mer. Les abattant depuis les engins-robots, dans le noir, au viseur infrarouge. Elle se remit à nager, fuyant avec l’énergie du désespoir.

Elle ne pouvait pas mourir ici. Réduite en charpie, simple statistique[8]… Non. David, le bébé…

Un pneumatique apparut – silhouettes sombres de l’équipage, doux murmure d’un moteur. Une claque dans l’eau – quelqu’un venait de lui jeter une ligne. Elle entendit la voix d’Hennessey. « Attrapez-la. Grouillez-vous ! »

Elle obéit. C’était ça, ou mourir ici. Ils la tirèrent et la hissèrent par-dessus le boudin de l’embarcation. Hennessey lui sourit dans ses vêtements trempés. Il avait des compagnons : quatre marins en béret blanc, uniforme impeccable à l’aspect soyeux, sombre, avec des reflets d’or.

Elle s’étendit sur le caillebotis, le dos calé contre un panneau noir et lisse comme un boyau, en slip et tunique. L’un des marins jeta la bouée par-dessus bord. Ils prirent de la vitesse, s’enfonçant dans le détroit.

Le marin le plus proche d’elle se pencha – un Anglo aux alentours de la quarantaine. Il avait le visage aussi blanc qu’une tranche de pomme. « Cigarette, m’dame ? »

Elle le dévisagea. Il haussa les épaules, se rassit.

Elle cracha de l’eau de mer, puis replia les jambes sous elle, tremblante, lessivée. Un long moment s’écoula. Puis son cerveau se remit en route.

Le navire n’avait pas eu la moindre chance. Pas même de lancer un SOS. Le premier missile avait rasé le pont – radio, radar, tout le tremblement. Les tueurs avaient pris soin de les égorger d’abord.

Mais tuer une centaine de personnes au milieu du détroit de Malacca ! Commettre une atrocité pareille – sûrement, d’autres bateaux devaient avoir constaté l’explosion, vu la fumée. Avoir accompli un tel acte, avec une telle absence de scrupule, aussi ouvertement…

Sa voix, quand elle réussit enfin à articuler, était cassée, éteinte. « Hennessey… ?

— Henderson », lui dit-il. Il ôta par-dessus la tête son ciré rouge trempé de pluie. En dessous, il portait un gilet de sauvetage orange. En dessous encore, un gilet sans manches, semé de poches, de petites fermetures à glissière métalliques et de rabats en Velcro. « Tenez, enfilez ce ciré. »

Il le lui lança. Elle le garda à la main, engourdie.

Henderson étouffa un rire. « Mettez-le donc ! Vous avez envie de vous retrouver devant cent marins au sang chaud vêtue d’une simple petite culotte mouillée ? »

Elle n’avait pas tout saisi mais obéit néanmoins. L’embarcation fonçait dans le noir avec des embardées ; le vent gonflait et faisait claquer le ciré. Elle se débattit avec durant ce qui lui parut une éternité. Il collait à son épiderme nu et mouillé comme une seconde peau.

« On dirait que vous avez besoin d’un coup de main », dit Henderson. Il rampa vers elle et l’aida à l’enfiler. « Là. C’est quand même mieux.

— Vous les avez tous tués », croassa Laura.

Henderson lança aux marins des coups d’œil amusés. « Pas le moment de discuter de ça, dit-il à haute voix. En outre, le bateau assaillant nous a un peu aidés ! » Il rit.

Le marin numéro deux coupa le moteur. Ils continuèrent sur l’erre dans l’obscurité. « Le “navire”, corrigea-t-il. Un sous-marin est un “navire”, monsieur. »

Dans le noir, elle entendit un bruit cascadant, un gargouillis de ressac. Elle l’entrevit à peine dans la pénombre, vague silhouette bleu-noir. Mais elle pouvait sentir son odeur, sa présence, presque son contact sur la peau.

Il était énorme. Tout proche. Un vaste rectangle noir d’acier peint. Une tourelle.

Un sous-marin monstrueux.

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