Quelques minutes passèrent et le bourdonnement s’accrut, au point de couvrir l’éclat de rire. Le dôme et tout ce qu’il contenait vacillèrent, et Baley perdit complètement la notion du temps.
Finalement il se retrouva assis dans la même position, mais sans pouvoir s’expliquer ce qu’il faisait là. Le commissaire principal avait disparu de l’écran de la télévision, qui n’était plus qu’une surface laiteuse et opaque. Quant à R. Daneel, il était assis à côté de lui, et il lui pinçait le haut du bras, dont il avait retroussé la manche. Juste sous sa peau, Baley aperçut la petite raie sombre d’une aiguille, et, tandis qu’il regardait R. Daneel lui faire cette piqûre, il sentit le liquide qu’on lui injectait pénétrer sa chair, puis son sang, puis son corps tout entier. Et, petit à petit, il reprit conscience de la réalité.
— Vous sentez-vous mieux, mon cher associé ? demanda R. Daneel.
— Oui, merci, répondit-il en retirant son bras, que le robot ne retint pas.
Il rabattit sa manche et regarda autour de lui. Le Dr Fastolfe était toujours à la même place, et un léger sourire atténuait un peu la lourdeur de ses traits.
— Est-ce que je me suis évanoui ? demanda Baley.
— Dans un certain sens, oui. Vous avez, je crois, reçu un coup très brutal.
Et soudain, le détective se rappela toute la scène qu’il venait de vivre. Il saisit vivement le bras de Daneel, en remonta la manche autant qu’il le put, découvrant ainsi le poignet. La chair du robot était douce au toucher, mais on sentait que, sous cette couche, il y avait une matière plus dure que des os. R. Daneel laissa le policier lui serrer le bras, et Baley l’examina longuement, pinçant la peau le long de la ligne médiane. Comportait-elle une légère couture ? Logiquement, il devait y en avoir une. Un robot, recouvert de peau synthétique, et construit pour ressembler vraiment à un être humain, ne pouvait être préparé par des procédés ordinaires. On ne pouvait, dans ce but, dériveter une poitrine métallique, ou retirer un crâne. Il fallait, au lieu de cela, dissocier les diverses parties d’un corps mécanique assemblées par une succession de joints micromagnétiques. Un bras, ou une tête, ou un corps tout entier, devait pouvoir, sur un simple contact en un point déterminé, s’ouvrir en deux, et se refermer de même par une manœuvre contraire.
Baley, rouge de confusion, leva les yeux vers le Dr Fastolfe.
— Où est donc le commissaire principal ? demanda-t-il.
Il avait à s’occuper d’affaires urgentes. Je l’ai vivement encouragé à nous quitter, en l’assurant que nous prendrions soin de vous.
— Vous venez déjà de le faire fort bien, dit Baley, d’un ton bourru. Et maintenant, je crois que nous n’avons plus rien à nous dire.
Il se leva péniblement ; ses articulations lui faisaient mal, et, subitement, il se sentit un vieil homme, trop vieux pour repartir à zéro…
Il n’avait certes pas besoin de beaucoup réfléchir pour imaginer ce que l’avenir lui réservait. Son chef allait être moitié furieux, moitié épouvanté ; il le regarderait froidement, et ôterait ses lunettes pour les essuyer toutes les trente secondes ; comme il ne criait presque jamais, il expliquerait d’une voix douce à Baley toutes les raisons pour lesquelles les Spaciens avaient été mortellement offensés ; et le détective pouvait entendre déjà, jusque dans ses moindres intonations, cette diatribe :
« On ne parle pas aux Spaciens de cette façon-là, Lije ! C’est tout simplement impossible, car ils ne l’admettent pas. Je vous avais prévenu. Je me sens incapable d’évaluer le mal que vous venez de faire. Remarquez que je vois où vous vouliez en venir. Si vous aviez eu affaire à des Terriens, c’eût été tout différent ; je vous aurais dit : ‘D’accord, risquez le paquet ! Tant pis pour la casse, pourvu que vous les possédiez !’ Mais avec des Spaciens, c’était de la folie ! Vous auriez dû m’en parler et me demander conseil, Lije ! Parce que, moi, je les connais. Je sais comment ils agissent et je sais ce qu’ils pensent ! »
A cela, que pouvait-il répondre ? Qu’Enderby était précisément le seul homme à qui il ne pouvait pas en parler, parce que ce plan était terriblement risqué, alors que le commissaire principal était la prudence même ?… Il rappellerait à son chef comment celui-ci avait lui-même montré le très grave danger que comportaient aussi bien un échec flagrant qu’un succès mal venu ; et il lui déclarerait que le seul moyen d’échapper à un déclassement consistait à prouver la culpabilité de Spacetown.
Mais Enderby ne manquerait pas de répliquer :
« Il va falloir faire un rapport sur tout ça, Lije ; et cela va entraîner toutes sortes de complications. Je connais les Spaciens : ils vont demander qu’on vous décharge de l’enquête, et il faudra nous exécuter. Vous devez bien le comprendre, n’est-ce pas, Lije ? Moi, je tâcherai d’arranger les choses pour vous, et vous pouvez compter sur moi à ce sujet. Je vous couvrirai autant que je le pourrai, Lije !… »
Baley savait que ce serait exact. Son chef le couvrirait, du mieux qu’il le pourrait, mais pas au point, par exemple, d’exaspérer encore plus un maire furibond. Il pouvait également entendre glapir le maire :
« Mais alors, Enderby, qu’est-ce que tout cela signifie ? Pourquoi ne m’a-t-on pas demandé mon avis ? Qui donc a la responsabilité de diriger la Cité ? Pourquoi a-t-on laissé entrer en ville un robot non muni des autorisations réglementaires ? Et enfin, de quel droit ce Baley ?… »
Si l’on en venait à mettre en balance l’avenir de Baley et celui du commissaire principal, dans les services de police, comment douter de ce qui se passerait ? Au surplus, il ne pourrait en conscience s’en prendre à Enderby. La moindre des sanctions qui allait le frapper serait la rétrogradation, mesure déjà fort redoutable. Sans doute, le simple fait d’habiter une Cité moderne comportait implicitement l’assurance que l’on pouvait y subsister. Mais à quel point une telle existence était étriquée, cela Baley ne le savait que trop bien. Ce qui, petit à petit, valait d’appréciables avantages, c’était de bénéficier d’un statut s’améliorant à mesure que l’on gravissait l’échelle administrative ; on obtenait ainsi une place plus confortable au spectacle, une meilleure qualité de viande dans la ration quotidienne, ou encore le droit de faire moins longtemps la queue à tel magasin. Quiconque aurait jugé de ces choses en philosophe n’aurait sans doute pas estimé que des privilèges aussi minimes valaient la peine qu’on se donnait pour les obtenir. Et pourtant personne, si philosophe que l’on fût, ne pouvait renoncer sans douleur à ces droits, une fois qu’on les avait acquis. C’était là un fait incontestable.
Ainsi, c’était sans doute un insignifiant avantage que de posséder, dans un appartement, un lavabo à eau courante, surtout quand on avait pris l’habitude, pendant trente ans, d’aller automatiquement se laver dans les Toilettes, sans même y faire attention. Bien plus, on pouvait à bon droit considérer cet appareil sanitaire comme inutile, surtout en tant que privilège accordé par statut spécial, car rien n’était plus impoli que de se vanter des avantages dont on bénéficiait ainsi. Et cependant, Baley se dit que, si l’on venait à lui supprimer ce lavabo, chaque déplacement supplémentaire qu’il aurait alors à faire aux Toilettes serait plus humiliant et plus intolérable, et qu’il garderait toujours le souvenir lancinant du plaisir qu’il avait à se raser chez lui, dans sa chambre à coucher : ce serait pour lui le symbole même d’un luxe à jamais perdu…
Dans les milieux politiques avancés, il était de bon ton de parler de l’Epoque Médiévale avec dédain, et de dénigrer le « fiscalisme » de ces régimes qui basaient l’économie des Etats sur la monnaie. C’est ainsi que les écrivains politiques dénonçaient les concurrences effroyables et la brutale « lutte pour la vie » qui sévissaient en ce temps-là ; et ils affirmaient que, à cause du souci permanent du pain quotidien, qui obsédait alors tout le monde, il avait toujours été impossible de créer une société vraiment moderne et complexe.
A ce système « fiscaliste » périmé, ils opposaient le « civisme » moderne, dont ils vantaient le haut rendement et l’agrément. Peut-être avaient-ils raison ; cependant, dans les romans historiques, qu’ils fussent d’inspiration sentimentale ou des récits d’aventures, Baley avait pu constater que les Médiévalistes de jadis attribuaient au « fiscalisme » la vertu d’engendrer des qualités telles que l’individualisme et l’initiative personnelle. Certes, Baley n’en aurait pas juré, mais écœuré à la pensée de ce qu’il allait bientôt endurer, il se demanda si jamais un homme avait jadis lutté farouchement pour son pain quotidien – peu importait le symbole utilisé pour définir ce dont on avait besoin pour vivre – et ressenti plus douloureusement la perte de ce pain, qu’un citoyen newyorkais s’efforçant de ne pas perdre son droit à percevoir, le dimanche soir, un pilon de poulet, en chair et en os, de vrai poulet ayant réellement existé.
« Ce n’est pas tant pour moi ! songea-t-il. Mais il y a Jessie et Ben !… »
La voix du Dr Fastolfe l’arracha soudain à sa méditation :
— Monsieur Baley, est-ce que vous m’entendez ?
— Oui, fit-il en clignant des yeux, et en se demandant combien de temps il était ainsi resté planté au milieu de la pièce, comme un imbécile ahuri.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir, monsieur ? Maintenant que vous avez sans doute réfléchi à ce qui vous préoccupe, peut-être cela vous intéresserait-il de voir quelques films que nous avons pris sur le lieu du crime, au cours de l’enquête faite ici.
— Non, merci. J’ai à faire en ville.
— Cependant, l’enquête sur l’assassinat du Dr Sarton doit sûrement primer toutes vos autres occupations !
— Plus maintenant. J’ai idée que, d’ores et déjà, j’en suis déchargé. Enfin, tout de même, s’écria-t-il, éclatant soudain de rage, si vous pouviez prouver que R. Daneel était un robot, voulez-vous me dire pourquoi vous ne l’avez pas fait tout de suite ? Quel besoin aviez-vous de vous livrer à toute cette mascarade ?
— Mon cher monsieur Baley, répliqua le Spacien, j’ai été extrêmement intéressé par vos raisonnements. Quant à vous décharger de l’enquête, j’en doute fort. Car, avant de couper la communication avec le commissaire principal, j’ai spécialement insisté pour que l’on vous en laisse la pleine responsabilité. Et je suis convaincu que votre chef continuera, comme vous, à nous aider à la mener à bien.
Baley s’assit, d’assez mauvaise grâce, et dit durement :
— Et pourquoi en êtes-vous donc si convaincu ?
Le Dr Fastolfe croisa les jambes et soupira.
— Monsieur Baley, dit-il, jusqu’à présent, j’ai en général rencontré deux types de New-Yorkais : des émeutiers et des politiciens. Votre chef nous est utile, mais c’est un politicien. Il nous dit ce que nous désirons entendre, il s’efforce de savoir nous prendre : vous voyez ce que je veux dire. Or, voilà que vous entrez en scène, vous venez nous voir, et, courageusement, vous nous accusez de crimes abominables, que vous tentez de prouver. J’ai eu beaucoup de plaisir à assister à votre démonstration, et j’ai estimé qu’elle permet de fonder de sérieux espoirs sur notre collaboration.
— Eh bien, vous n’êtes pas difficile ! s’écria Baley, sarcastique.
— Oh ! si, oh ! si, reprit l’autre, calmement. Vous êtes un homme avec lequel je peux jouer cartes sur table. La nuit dernière, monsieur Baley, R. Daneel s’est mis en communication avec moi, par radio, car il a, sur lui, un appareil émetteur-récepteur ; il m’a fait son rapport, et certains renseignements qu’il m’a donnés sur vous m’ont vivement intéressé : par exemple, la composition de votre bibliothèque.
— Ah ? Qu’est-ce qu’elle a donc d’extraordinaire ?
— Un bon nombre de vos livres filmés traitent d’histoire et d’archéologie. Cela prouve que vous vous intéressez aux questions sociales, et que vous avez quelques connaissances sur l’évolution de la société humaine.
— Même un policier peut passer ses loisirs à lire si cela lui plaît…
— Entièrement d’accord, et je suis heureux précisément que vous ayez de tels goûts, car cela va m’aider à mener à bien mon entreprise. En premier lieu, je désire vous expliquer, ou essayer de vous faire comprendre, l’exclusivisme des hommes des Mondes Extérieurs. Ainsi, nous vivons ici, à Spacetown, sans jamais pénétrer dans la Cité ; et nous ne fréquentons les New-Yorkais que selon des règles extrêmement strictes. Nous respirons à l’air libre, mais nous portons des filtres dans nos narines ; j’en ai sur moi en ce moment, mes mains sont gantées, et je suis tout à fait résolu à ne pas approcher de vous plus que cela n’est indispensable pour m’entretenir avec vous. Quelle est, à votre avis, la cause de tout cela ?
— Rien ne sert de jouer à la devinette ! grommela Baley, bien décidé cette fois à laisser parler son interlocuteur.
— Si vous vous laissiez aller à deviner, comme le font certains de vos compatriotes, vous diriez que nous méprisons les Terriens, et que nous croirions déroger si nous laissions, ne fût-ce que leur ombre, nous atteindre. Or, c’est faux. La vraie réponse est, en fait, l’évidence même. L’examen médical et les précautions sanitaires dont vous avez été l’objet ne sont pas des mesures arbitraires et sans signification. Elles ont été dictées par une impérieuse nécessité.
— La maladie ?
— Oui, la maladie. Mon cher monsieur Baley, les Terriens qui ont colonisé les Mondes Extérieurs se sont trouvés dans des planètes absolument vierges de virus et de bactéries. Il va sans dire qu’ils y ont apporté les leurs, mais, en même temps, ils disposaient des plus modernes techniques médicales et micro-biologiques. Ils ont eu seulement à lutter contre une petite communauté de micro-organismes, sans parasites intermédiaires. Il n’y avait là ni moustiques propageant le paludisme, ni limaces véhiculant la schistosomiase. On supprima donc les porteurs de germes de maladie, et l’on cultiva systématiquement en symbiotes les bactéries. Ainsi, graduellement, les Mondes Extérieurs devinrent absolument libres de toute maladie. Et, naturellement, à mesure que le temps passait, la réglementation touchant les immigrations des Terriens devint de plus en plus rigoureuse, attendu que les Mondes Extérieurs pouvaient de moins en moins risquer d’introduire chez eux des germes nocifs.
— Ainsi donc, vous n’avez jamais été malade, docteur Fastolfe ?
— Jamais par l’action d’un microbe parasite, monsieur Baley. Nous sommes tous sujets à des maladies dues à la dégénérescence, bien entendu, par exemple, à l’artériosclérose, mais je n’ai jamais eu ce que vous appelez la grippe. Si j’attrapais la grippe, je pourrais fort bien en mourir, car je n’ai en moi-même aucune capacité de résistance à l’action de ce microbe. Voilà quel est notre point faible, à nous autres Spaciens. Ceux d’entre nous qui viennent habiter Spacetown courent un très grand risque. La Terre est une fourmilière de maladies contre lesquelles nous n’avons aucun moyen de nous défendre ; j’entends aucune défense naturelle. Vous-même, vous êtes porteur des germes d’à peu près toutes les maladies actuellement connues. Vous ne vous en rendez pas compte, parce que, la plupart du temps, vous réussissez à en contrôler l’évolution, grâce aux anticorps qui, d’année en année, se sont développés dans votre organisme. Mais moi, je n’ai pas d’anticorps. Dans ces conditions, vous étonnez-vous de ce que je ne m’approche pas plus de vous ? Croyez-moi, monsieur Baley, je ne me tiens à distance que par mesure d’auto-défense.
— S’il en est ainsi, dit Baley, pourquoi ne pas faire connaître ce fait aux Terriens ? Je veux dire, pourquoi ne pas expliquer ouvertement que les Terriens ne vous dégoûtent pas, mais que vous devez prendre vos précautions contre un réel danger physique ?
— Ce n’est pas si simple que cela, répliqua Fastolfe en secouant la tête. Nous sommes peu nombreux, et, en tant qu’étrangers, on ne nous a guère en sympathie. Nous arrivons à garantir notre sécurité, grâce à un prestige assez fragile, celui d’une race supérieure. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre la face, en reconnaissant ouvertement que nous avons peur d’approcher d’un Terrien ; nous ne le pouvons pas, en tout cas, tant qu’une meilleure compréhension n’aura pas été instaurée entre Terriens et Spaciens.
— Il ne pourra y en avoir de meilleure sur les bases actuelles, docteur Fastolfe, car c’est précisément à cause de votre prétendue supériorité que… nous vous haïssons.
— C’est un dilemme. Et ne croyez pas que nous ne nous en rendions pas compte !…
— Est-ce que le commissaire principal est au courant de cet état de choses ?
— Nous ne le lui avons jamais exposé carrément, comme je viens de le faire avec vous. Cependant, il se peut qu’il l’ait deviné ; c’est un homme très intelligent.
— S’il l’avait deviné, il aurait dû me le dire, murmura Baley, songeur.
— Ah ! fit le Spacien dont les sourcils se dressèrent. Et s’il vous avait averti, vous n’auriez jamais envisagé la possibilité que R. Daneel fût un Spacien, n’est-ce pas ?
Baley haussa légèrement les épaules, et ne jugea pas utile de continuer à discuter sur ce point. Mais son interlocuteur reprit :
— Voyez-vous, c’est pourtant la vérité. Toutes difficultés psychologiques mises à part, telles que le terrible effet que nous produisent vos foules et les bruits de la Cité, un fait capital demeure, c’est que, pour n’importe lequel d’entre nous, pénétrer dans New York équivaut à une condamnation à mort. Voilà pourquoi le Dr Sarton a lancé son projet de robots humanoïdes. Il comptait les substituer à nous autres hommes, pour les envoyer à notre place parmi vous.
— Oui, R. Daneel m’a expliqué cela.
— Et désapprouvez-vous un tel plan ?
— Ecoutez ! répliqua Baley. Du moment que nous nous parlons si librement, laissez-moi vous poser une question très simple : pourquoi, vous autres Spaciens, êtes-vous donc venus sur Terre ? Pourquoi ne pouvez-vous pas nous laisser tranquilles ?
— Permettez-moi à mon tour de répondre par une question, fit le Dr Fastolfe, manifestement très surpris. Etes-vous réellement satisfait de l’existence que vous menez sur Terre ?
— Ca peut aller !…
— Sans doute. Mais pour combien de temps encore ? Votre population ne cesse de croître, et le minimum de calories ne peut lui être fourni qu’aux prix d’efforts toujours plus pénibles. La Terre est engagée dans un tunnel sans issue, mon cher monsieur !
— Nous nous en tirons quand même, répéta Baley, obstinément.
— A peine. Une Cité comme New York doit faire des prodiges pour s’approvisionner en eau et évacuer ses détritus. Les centrales d’énergie nucléaire ne fonctionnent encore que grâce à des importations d’uranium de jour en jour plus difficiles à obtenir, même en provenance des autres planètes, et cela en même temps que les besoins augmentent sans cesse. L’existence même des citoyens dépend à tout moment de l’arrivée de la pulpe de bois nécessaire aux usines de levure, et du minerai destiné aux centrales hydroponiques. Il vous faut, sans jamais une seconde d’arrêt, faire circuler l’air dans toutes les directions, et il est de plus en plus délicat de maintenir l’équilibre de cette aération conditionnée. Que surviendrait-il si jamais le formidable courant d’air frais introduit et d’air vicié évacué s’arrêtait, ne serait-ce qu’une heure ?
— Cela ne s’est jamais produit !
— Ce n’est pas une raison pour qu’il n’arrive rien de tel dans l’avenir. Aux temps primitifs, les centres urbains individuels pouvaient virtuellement se suffire à eux-mêmes, et vivaient surtout du produit des fermes avoisinantes. Rien ne pouvait les atteindre que des désastres subits, tels qu’une inondation, une épidémie, ou une mauvaise récolte. Mais, à mesure que ces centres se sont développés, et que la technologie s’est perfectionnée, on a pu parer aux désastres locaux en faisant appel au secours des centres plus éloignés ; cela n’a cependant été possible qu’en accroissant toujours plus des régions, qui, obligatoirement, devinrent dépendantes les unes des autres. A l’Epoque Médiévale, les villes ouvertes, même les plus vastes, pouvaient subsister au moins pendant une semaine sur leurs stocks, et grâce à des secours d’urgence. Quand New York est devenu la première Cité moderne, elle pouvait vivre sur elle-même pendant une journée. Aujourd’hui, elle ne pourrait pas tenir une heure. Un désastre qui aurait été un peu gênant il y a dix mille ans, et à peine sérieux il y a mille ans, serait devenu il y a cent ans quelque chose de grave ; mais aujourd’hui, ce serait une catastrophe irrémédiable.
— On m’a déjà dit ça, répliqua Baley, qui s’agita nerveusement sur sa chaise. Les Médiévalistes veulent qu’on en finisse avec le système des Cités ; ils préconisent le retour à la terre et à l’agriculture naturelle. Eh bien, ils sont fous, parce que ce n’est pas possible. Notre population est trop importante, et on ne peut, en histoire, revenir en arrière ; il faut, au contraire, toujours aller de l’avant. Bien entendu, si l’émigration vers les Mondes Extérieurs n’était à ce point limitée…
— Vous savez maintenant pourquoi c’est nécessaire.
— Alors, que faut-il faire ? Vous êtes en train de brancher une canalisation sur une ligne électrique qui n’a plus de courant…
— Pourquoi ne pas émigrer vers de nouveaux mondes ? Il y a des milliards d’étoiles dans la Galaxie ; on estime qu’il doit y avoir cent millions de planètes habitables, ou que l’on peut rendre habitables.
— C’est ridicule.
— Et pourquoi donc ? riposta Fastolfe avec véhémence. Pourquoi cette suggestion est-elle ridicule ? Des Terriens ont colonisé des planètes dans le passé. Plus de trente, sur les cinquante Mondes Extérieurs, y compris la planète Aurore où je suis né, ont été colonisées directement par des Terriens. La colonisation ne serait-elle donc plus chose possible pour vos compatriotes ?
— C’est-à-dire que…
— Vous ne pouvez pas me répondre ? Alors, permettez-moi de prétendre que, si ce n’est en effet plus possible, cela tient au développement de la civilisation des Cités terrestres. Avant que celles-ci se multiplient, l’existence des Terriens n’était pas réglementée au point qu’ils ne pussent s’en affranchir ni recommencer une autre vie sur un territoire vierge. Vos ancêtres ont fait cela trente fois. Mais vous, leurs descendants, vous êtes aujourd’hui si agglutinés dans vos cavernes d’acier, si inféodés à elles, que vous ne pourrez jamais plus en sortir. Vous-même, monsieur Baley, Vous vous refusez à admettre qu’un de vos concitoyens soit capable de traverser seul la campagne pour se rendre à Spacetown. A fortiori, traverser l’espace pour gagner un monde nouveau doit représenter pour vous une improbabilité cent fois plus grande. En vérité, monsieur, le civisme de vos Cités est en train de tuer la Terre.
— Et puis après ? s’écria Baley rageusement. En admettant que ce soit vrai, en quoi cela vous regarde-t-il ? C’est notre affaire, et nous résoudrons ce problème ! Et si nous n’y parvenons pas, eh bien, admettons que c’est notre façon à nous d’aller en enfer !
— Et mieux vaut votre façon d’aller en enfer que la façon dont les autres vont au paradis, n’est-ce pas ? Je comprends votre réaction, car il est fort déplaisant de se voir donner des leçons par un étranger. Et pourtant, j’aimerais que, vous autres Terriens, vous puissiez nous donner des leçons, à nous Spaciens, car, nous aussi, nous avons à résoudre un problème, et il est tout à fait analogue au vôtre !
— Surpopulation ? fit Baley en souriant méchamment.
— J’ai dit analogue et non pas identique. Le nôtre est sous-population. Quel âge me donnez-vous ?
Le détective réfléchit un instant, puis se décida à donner un chiffre nettement exagéré :
— Je dirai environ la soixantaine.
— Eh bien, vous devriez y ajouter cent ans !
— Quoi ?
— Pour être précis, j’aurai cent soixante-trois ans à mon prochain anniversaire. Je ne plaisante pas. J’utilise le calendrier normal terrien. Si j’ai de la chance, si je fais attention, et surtout si je n’attrape aucune maladie terrienne, je peux arriver à vivre encore autant d’années, et atteindre plus de trois cents ans. Dans ma planète Aurore, on vit jusqu’à trois cent cinquante ans, et les chances de survie ne font que croître actuellement.
Baley jeta un regard vers R. Daneel, qui avait écouté impassiblement tout l’entretien, et il eut l’air de chercher auprès du robot une confirmation de cette incroyable révélation.
— Comment donc est-ce possible ? demanda-t-il.
— Dans une société sous-peuplée, il est normal que l’on pousse l’étude de la gérontologie, et que l’on recherche les causes de la vieillesse. Dans un monde comme le vôtre, prolonger la durée moyenne de la vie serait un désastre. L’accroissement de population qui en résulterait serait catastrophique. Mais sur Aurore, il y a place pour des tricentenaires. Il en résulte que, naturellement, une longue existence y devient deux ou trois fois plus précieuse. Si, vous, vous mouriez maintenant, vous perdriez au maximum quarante années de vie, probablement moins. Mais, dans une civilisation comme la nôtre, l’existence de chaque individu est d’une importance capitale. Notre moyenne de naissances est basse, et l’accroissement de la population est strictement contrôlé. Nous conservons un rapport constant entre le nombre d’hommes et celui de nos robots, pour que chacun de nous bénéficie du maximum de confort. Il va sans dire que les enfants, au cours de leur croissance, sont soigneusement examinés, au point de vue de leurs défectuosités, tant physiques que mentales, avant qu’on leur laisse atteindre l’âge d’homme.
— Vous ne voulez pas dire, s’écria Baley, que vous les tuez, si…
— S’ils ne sont pas sains, oui, et sans la moindre souffrance, je vous assure. Je conçois que cette notion vous choque, tout comme le principe des enfantements non contrôlés sur Terre nous choque nous-mêmes.
— Notre natalité est contrôlée, docteur Fastolfe ! Chaque famille n’a droit qu’à un nombre limité d’enfants.
— Sans doute, fit le Spacien en souriant avec indulgence, mais à un nombre limité d’enfants de toutes espèces, et non pas d’enfants sains. Et, de plus, vous avez de nombreux bâtards, et votre population croît constamment.
— Et qui peut donc décider quels sont les enfants qu’on laissera vivre ?
— C’est assez compliqué, et je ne saurais vous le dire en quelques mots. Un de ces jours, nous en reparlerons en détail.
— Alors, je ne vois pas en quoi consiste votre problème, dit Baley. Vous me semblez très satisfait de votre société, telle qu’elle est.
— Elle est stable, et c’est là son défaut : elle est trop stable.
— Décidément, vous n’êtes jamais content ! A vous entendre, notre civilisation décadente est en train de sombrer, et maintenant c’est la vôtre qui est trop stable.
— C’est pourtant vrai, monsieur Baley. Voilà deux siècles et demi qu’aucun Monde Extérieur n’a plus colonisé de nouvelle planète, et l’on n’envisage aucune autre colonisation dans l’avenir : cela tient à ce que l’existence que nous menons dans les Mondes Extérieurs est trop longue pour que nous la risquions, et trop confortable pour que nous la bouleversions dans des entreprises hasardeuses.
— Cela ne me semble pas exact, docteur Fastolfe, car, en venant sur la Terre, vous avez risqué de contracter des maladies.
— C’est vrai. Mais nous sommes un certain nombre, monsieur Baley, à estimer que l’avenir de la race humaine vaut la peine que l’on fasse le sacrifice d’une existence confortablement prolongée. Malheureusement, j’ai le regret d’avouer que nous sommes trop peu à penser cela.
— Bon ! Nous voici parvenus au point essentiel en quoi les Spaciens peuvent-ils améliorer la situation ?
— En essayant d’introduire des robots sur Terre, nous faisons tout notre possible pour rompre l’équilibre de votre économie.
— Voilà, certes, une étrange façon de nous venir en aide ! s’écria Baley dont les lèvres tremblèrent. Si je vous comprends bien, vous vous efforcez de provoquer exprès la création d’une catégorie de plus en plus importante de gens déclassés et de chômeurs ?
— Ce n’est, croyez-moi, ni par cruauté ni par manque de charité. Cette catégorie de gens déclassés, comme vous dites, nous en avons besoin pour servir de noyau à des colonisations nouvelles. Votre vieille Amérique a été découverte par des navigateurs dont les vaisseaux avaient pour équipages des galériens tirés de prison. Ne voyez-vous donc pas que la Cité en est arrivée à ne plus pouvoir nourrir le citoyen déclassé ? En quittant la Terre, non seulement il n’aura rien à perdre, mais il pourra gagner des Mondes Nouveaux.
— C’est possible, mais nous n’en sommes pas là, tant s’en faut !
— C’est hélas vrai ! soupira tristement le Dr Fastolfe. Il y a quelque chose qui ne va pas : c’est la phobie qu’ont les Terriens des robots qui paralyse tout. Et pourtant, ces robots qu’ils haïssent pourraient les accompagner, aplanir les difficultés de leur première adaptation à des Mondes Nouveaux, et faciliter la reprise de la colonisation.
— Alors quoi ? Il faut laisser l’initiative aux Mondes Extérieurs ?
— Non. Ceux-ci ont été organisés avant que la civilisation basée sur le civisme se soit implantée sur la Terre, avant la création de vos Cités. Les nouvelles colonies devront être édifiées par des hommes possédant l’expérience du civisme, et auxquels auront été inculqués les rudiments d’une culture C/Fe. Ces êtres-là constitueront une synthèse, un croisement de deux races distinctes, de deux esprits jadis opposés, et parvenus à s’interpénétrer. Dans l’état actuel des choses, la structure du Monde Terrestre ne peut aller qu’en s’effritant rapidement, tandis que, de leur côté, les Mondes Extérieurs dégénéreront et s’effondreront dans la décadence un peu plus tard. Mais l’édification de nouvelles colonies constituera au contraire un effort sain et salutaire, dans lequel se fondront les meilleurs éléments des deux civilisations en présence. Et, par le fait même des réactions qu’elles susciteront sur les Vieux Mondes, en particulier sur la Terre, des colonies pourront nous faire connaître une existence toute nouvelle.
— Je n’en sais rien ; tout cela me paraît bien nébuleux docteur Fastolfe ! dit Baley.
— Je sais que c’est un rêve, monsieur Baley, mais veuillez prendre la peine d’y réfléchir, répliqua le Spacien en se levant brusquement. Je viens de passer avec vous plus de temps que je ne l’escomptais ; j’ai, en fait, dépassé les limites que nos règlements sanitaires imposent à ce genre d’entretien. Vous voudrez donc bien m’en excuser ?…
Baley et R. Daneel quittèrent le dôme. Un soleil un peu plus jaune les inonda de nouveau, mais plus obliquement. Et Baley se demanda soudain si la lumière solaire n’avait pas un autre aspect dans d’autres mondes : peut-être y était-elle moins crue, moins brillante, plus acceptable ?…
D’autres mondes ? L’affreux Spacien aux oreilles décollées venait de faire naître en lui une foule d’étranges idées. Les médecins de la planète Aurore s’étaient-ils jadis penchés sur Fastolfe enfant, pour décider après examen s’il était digne de parvenir à l’âge d’homme ? N’était-il pas trop laid ? Ou leur jugement ne tenait-il aucun compte de l’aspect physique de l’individu ? Quand la laideur humaine devenait-elle une tare ? Et quelles étaient les tares rédhibitoires ?…
Mais lorsque le soleil disparut et qu’ils pénétrèrent dans les Toilettes, il sentit qu’il ne parviendrait pas sans peine à rester maître de lui. Une sourde exaspération lui fit secouer violemment la tête. Que tout cela était donc ridicule ! Prétendre contraindre les Terriens à émigrer pour édifier une société nouvelle, quelle stupidité ! En réalité, ces Spaciens ne poursuivaient-ils pas un autre but ? Mais lequel ? Il eut beau y réfléchir, aucune explication ne lui vint à l’esprit…
Remontant en voiture, il s’engagea de nouveau sur l’autoroute. Petit à petit, il reprit conscience de la réalité ; le poids et la chaleur de son arme accrochée à son ceinturon lui firent du bien, et il éprouva un vrai réconfort à retrouver le bruit et l’agitation de la cité.
Quand ils entrèrent en ville, il ressentit un picotement léger et fugitif dans ses narines, et il dut s’avouer que la Cité sentait. Il songea aux vingt millions d’êtres humains entassés entre les murs de l’immense caverne d’acier, et, pour la première fois de sa vie, il renifla leur air avec des narines que l’air libre du dehors avait nettoyées.
« Est-ce que ce serait différent dans un autre monde ? se demanda-t-il. Y aurait-il moins de gens et plus d’air ?… Un air plus propre ?… »
Mais le grondement formidable de la Cité en pleine effervescence les submergea, l’odeur disparut, et il eut un peu honte de lui. Il actionna lentement la manette d’accélération, et le véhicule se lança à toute vitesse sur l’autoroute déserte.
— Daneel ! dit-il.
— Oui, Elijah.
— Pourquoi le Dr Fastolfe m’a-t-il dit tout cela ?
— Il me semble probable, Elijah, qu’il a voulu vous montrer combien cette enquête est importante. Nous n’avons pas seulement à trouver l’explication d’un meurtre, mais à sauver Spacetown, et, en même temps, l’avenir de la race humaine.
— Pour ma part, répliqua sèchement Baley, je crois qu’il m’aurait mieux aidé en m’amenant sur les lieux du crime, et en me laissant interroger ceux qui ont découvert le cadavre !
— Je doute fort que vous y eussiez trouvé quoi que ce fût d’intéressant, Elijah, car nous n’avons nous-mêmes rien laissé de côté.
— Vous croyez ! Mais pour l’instant, vous n’avez rien, pas le moindre indice, pas le moindre soupçon.
— En effet. C’est donc dans la Cité que doit se trouver la réponse. Mais, pour être sincère, il faut cependant vous dire que nous avons eu un soupçon.
— Comment cela ? Vous ne m’en avez pas encore parlé !
— Je n’ai pas estimé que c’était nécessaire, Elijah. Mais je ne doute pas que vous ayez vous-même trouvé automatiquement qu’il existe un suspect ; c’est en effet l’évidence même.
— Mais qui ça ? Dites-moi. Qui ?
— Eh bien, le seul Terrien qui se trouvait là au moment du crime : le commissaire principal Enderby !…