16 Recherche d’un mobile

Baley rengaina son arme, mais, gardant ostensiblement la main sur la crosse, il ordonna à Clousarr :

— Marchez devant nous ! Direction : Sortie B – 17e Rue !

— Je n’ai pas dîné, grommela l’homme.

— Tant pis pour vous ! Vous n’aviez qu’à ne pas renverser le plateau !

— J’ai le droit de manger, tout de même !

— Vous mangerez en prison, et, au pis-aller, vous sauterez un repas ! Vous n’en mourrez pas ! Allons, en route !

Ils traversèrent tous trois en silence l’énorme usine. Baley sur les talons du prisonnier, et R. Daneel fermant la marche. Parvenus au contrôle de la porte, Baley et R. Daneel se firent reconnaitre, tandis que Clousarr signalait qu’il devait s’absenter, et donnait des instructions pour que l’on fît nettoyer la salle des balances. Ils sortirent alors et s’approchèrent de la voiture. Au moment d’y monter, Clousarr dit brusquement à Baley :

— Un instant, voulez-vous ?

Se retournant brusquement, il s’avança vers R. Daneel, et, avant que Baley eût pu l’en empêcher, il gifla à toute volée la joue du robot. Baley, d’un bond, lui saisit le bras et s’écria :

— Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ?

— Non, non, fit l’autre sans se débattre sous la poigne du détective. C’est parfait. Je voulais simplement faire une expérience.

R. Daneel avait tenté d’esquiver le coup, mais sans y réussir complètement. Sa joue ne portait cependant aucune trace de rougeur. Il regarda calmement son agresseur et lui dit :

— Ce que vous venez de faire était dangereux, Francis. Si je n’avais pas reculé très vite, vous auriez pu vous abîmer la main. Quoi qu’il en soit, si vous vous êtes blessé, je regrette d’en avoir été la cause.

Clousarr répliqua par un gros rire.

— Allons, montez, Clousarr ! ordonna Baley. Et vous aussi, Daneel ! Tous les deux sur le siège arrière. Et veillez à ce qu’il ne bouge pas, Daneel ! Même si vous lui cassez le bras, ça m’est égal. C’est un ordre !

— Et la Première Loi, qu’est-ce que vous en faites ? dit Clousarr en ricanant.

— Je suis convaincu que Daneel est assez fort et assez vif pour vous arrêter sans vous faire de mal. Mais vous mériteriez qu’on vous casse un ou deux bras : ça vous apprendrait à vous tenir tranquille !

Baley se mit au volant, et sa voiture prit en peu de temps de la vitesse. Le vent sifflait dans ses cheveux et dans ceux de Clousarr, mais la chevelure calamistrée de R. Daneel ne subit aucune perturbation. Le robot, toujours impassible, demanda alors à son voisin :

— Dites-moi, monsieur Clousarr, est-ce que vous haïssez les robots par crainte qu’ils ne vous privent de votre emploi ?

Baley ne pouvait se retourner pour voir l’attitude de Clousarr, mais il était fermement convaincu que celui-ci devait se tenir aussi à l’écart que possible du robot, et que son regard devait exprimer une indicible aversion.

— Pas seulement de mon emploi ! répliqua Clousarr. Ils priveront de travail mes enfants, et tous les enfants qui naissent actuellement.

— Mais voyons, reprit R. Daneel, il doit sûrement y avoir un moyen d’arranger les choses ! Par exemple, vos enfants pourraient recevoir une formation spéciale en vue d’émigrer sur d’autres planètes.

— Ah ! vous aussi ? coupa le prisonnier. L’inspecteur m’en a déjà parlé. Il m’a l’air d’être rudement bien dressé par les robots, l’inspecteur ! Après tout, c’est peut-être un robot, lui aussi ?

— Ca suffit, Clousarr ! cria Baley.

— Une école spéciale d’émigration, reprit Daneel, donnerait aux jeunes un avenir assuré, le moyen de s’élever rapidement dans la hiérarchie, et elle leur offrirait un grand choix de carrières. Si vous avez le souci de faire réussir vos enfants, vous devriez sans aucun doute réfléchir à cela.

— Jamais je n’accepterai quoi que ce soit d’un robot, d’un Spacien, ni d’aucun des chacals qui travaillent pour vous autres dans notre gouvernement ! riposta Clousarr.

L’entretien en resta là. Tout autour d’eux s’appesantit le lourd silence de l’autoroute, que troublèrent seuls le ronronnement du moteur et le crissement des pneus sur le bitume.

Dès qu’ils furent arrivés à la préfecture de police, Baley signa un ordre d’incarcération provisoire concernant Clousarr, et il remit le prévenu entre les mains des gardiens de la prison ; puis il prit avec Daneel la motospirale menant aux bureaux. R. Daneel ne manifesta aucune surprise de ce qu’ils n’eussent pas pris l’ascenseur. Et Baley trouva normale cette acceptation passive du robot, à laquelle il s’habituait petit à petit ; il tendait en effet, et de plus en plus, à utiliser, quand il en avait besoin, les dons remarquables de son coéquipier, tout en le laissant étranger à l’élaboration de ses propres plans. En l’occurrence, l’ascenseur était évidemment le moyen logique le plus rapide de relier le quartier cellulaire de la prison aux services de la police. Le long tapis roulant de la motospirale, qui grimpait dans l’immeuble, n’était généralement utilisé que pour monter un ou deux étages. Les gens ne cessaient de s’y engager et d’en sortir un instant plus tard. Seuls, Baley et Daneel y demeurèrent, continuant leur lente et régulière ascension vers les étages supérieurs.

Baley avait en effet éprouvé le besoin de disposer d’un peu de temps. Si peu que ce fût – quelques minutes au maximum – il désirait ce court répit, avant de se retrouver violemment engagé dans la nouvelle phase de son enquête, ce qui n’allait pas manquer de se produire dès qu’il arriverait à son bureau. Il lui fallait réfléchir et décider de ce qu’il allait faire. Si lente que fût la marche de la motospirale, elle fut encore trop rapide à son gré.

— Vous ne me paraissez pas vouloir interroger Clousarr maintenant, Elijah ? dit R. Daneel.

— Il peut attendre ! répliqua Baley nerveusement. Je veux d’abord voir ce qu’est l’affaire R. Sammy. A mon avis, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même plutôt qu’au robot, les deux affaires sont liées.

— C’est dommage ! reprit Daneel, suivant son idée. A cause des réactions cérébrales de Clousarr…

— Ah ? Qu’est-ce qu’elles ont eu de particulier ?

— Elles ont beaucoup changé ! Qu’est-ce qui s’est donc passé entre vous dans la salle des balances, pendant mon absence ?

— Oh, fit Baley, d’un air détaché, je me suis borné à le sermonner ! Je lui ai prêché l’évangile selon saint Fastolfe !

— Je ne vous comprends pas, Elijah…

Baley soupira, et entreprit de s’expliquer :

— Eh bien, voilà ! dit-il. J’ai tenté de lui expliquer comment les Terriens pourraient sans danger se servir de robots, et envoyer leur excédent de population sur d’autres planètes. J’ai essayé de le débarrasser de quelques-uns de ses préjugés médiévalistes, et Dieu seul sait pourquoi je l’ai fait ! Je ne me suis jamais fait l’effet d’un missionnaire, pourtant ! Quoi qu’il en soit, il ne s’est rien passé d’autre.

— Je vois ce que c’est ! Dans ce cas, le changement de réaction de Clousarr peut s’expliquer, répliqua R. Daneel. Que lui avez-vous dit en particulier sur les robots, Elijah ?

— Ca vous intéresse ? Eh bien, je lui ai montré que les robots n’étaient que des machines, ni plus ni moins. Ca, c’était l’évangile selon saint Gerrigel ! J’ai l’impression qu’il doit y avoir ainsi des évangiles de toutes espèces.

— Lui avez-vous dit, par hasard, qu’on peut frapper un robot sans craindre qu’il riposte, comme c’est le cas pour n’importe quelle machine ?

— A l’exception du « punching-ball » ! Oui, Daneel. Mais qu’est-ce qui vous a fait deviner cela ? demanda Baley, en regardant avec curiosité son associé.

— Cela explique l’évolution de ses réactions cérébrales, et surtout le coup qu’il m’a porté en sortant de l’usine. Il a dû réfléchir à ce que vous lui aviez dit, et il a voulu en vérifier l’exactitude. En même temps, cela lui a donné, d’une part, l’occasion d’extérioriser ses sentiments agressifs à mon égard, d’autre part le plaisir de me mettre dans ce qui, à ses yeux, fut un état d’infériorité. Du moment qu’il a été poussé à agir ainsi, et en tenant compte de ses variations delta…

Il réfléchit un instant, puis reprit :

— Oui, c’est très intéressant, et je crois que maintenant je peux former un tout cohérent avec l’ensemble des données que je possède.

Comme ils approchaient des bureaux, Baley demanda :

— Quelle heure est-il ?

Mais aussitôt il se morigéna, car il aurait eu plus vite le renseignement en consultant sa montre. Au fond, ce qui le poussait à demander ainsi l’heure au robot, c’était un peu le même désir qu’avait eu Clousarr en giflant R. Daneel : donner un ordre banal que le robot ne pouvait pas ne pas exécuter, lui démontrant ainsi qu’il n’était qu’une machine, et que lui, Baley, était un homme.

« Nous sommes bien tous les mêmes ! se dit-il. Tous frères ! Que ce soit intérieurement ou extérieurement, nous sommes tous pareils ! »

— 20 h 10 ! répondit Daneel.

Ils quittèrent la motospirale, et, comme d’habitude, il fallut quelques secondes à Baley pour se réhabituer à marcher sur un terrain stable, après un long parcours sur le tapis roulant.

— Avec tout ça, grommela-t-il, moi non plus, je n’ai pas dîné ! Quel fichu métier !…

Par la porte grand ouverte de son bureau, on pouvait voir et entendre le commissaire Enderby. La salle des inspecteurs était vide et fraichement nettoyée, et la voix d’Enderby y résonnait curieusement. Baley eut l’impression qu’elle était plus basse que de coutume, et il trouva à son chef un visage défait ; sans ses lunettes, qu’il tenait à la main, la tête ronde du commissaire principal semblait nue, et il manifestait un véritable épuisement, s’épongeant le front avec une serviette en papier toute fripée.

Dès qu’il aperçut Baley sur le seuil de son bureau, Enderby s’écria d’une voix soudain perçante :

— Ah, vous voilà tout de même, vous ! Où diable étiez-vous donc ?

Baley, haussant les épaules, négligea l’apostrophe et répliqua :

— Qu’est-ce qui se passe ? Où est l’équipe de nuit ?

A ce moment, seulement, il aperçut dans un coin de la pièce une seconde personne.

— Tiens ? fit-il froidement. Vous êtes donc ici, docteur Gerrigel ?

Le savant grisonnant répondit à cette remarque par une brève inclinaison de la tête.

— Enchanté de vous revoir, monsieur Baley, fit-il.

Enderby rajusta ses lunettes et dévisagea Baley.

— On procède actuellement, en bas, à l’interrogatoire de tout le personnel. Je me suis cassé la tête à vous chercher. Votre absence a paru bizarre.

— Bizarre ? s’écria Baley. En voilà une idée !

— Toute absence est suspecte. C’est quelqu’un de la maison qui a fait le coup, et ça va coûter cher ! Quelle sale, quelle écœurante, quelle abominable histoire !…

Il leva les mains, comme pour prendre le Ciel à témoin de son infortune, et, à ce moment, il se rendit compte de la présence de R. Daneel.

« Hum ! se dit Baley. C’est la première fois que vous regardez Daneel les yeux dans les yeux, mon pauvre Julius ! Je vous conseille de faire attention ! »

— Lui aussi, reprit Enderby d’une voix plus calme, il va falloir qu’il signe une déposition. J’ai bien dû en signer une, moi ! Oui, même moi !

— Dites-moi donc, monsieur le commissaire, dit Baley, qu’est-ce qui vous donne la certitude que R. Sammy n’a pas pu lui-même détériorer un de ses organes ? Qu’est-ce qui vous incite à penser qu’on l’a volontairement détruit ?

— Demandez-le-lui ! répliqua Enderby en s’asseyant lourdement, et en désignant d’un geste le Dr Gerrigel.

Celui-ci se racla la gorge et déclara :

— Je ne sais pas trop par quel bout prendre cette affaire, monsieur Baley. Votre attitude me fait croire que ma présence ici vous surprend.

— Un peu, oui, admit Baley.

— Eh bien, rien ne me pressait de rentrer à Washington, et comme mes visites à New York sont assez rares, j’ai un peu flâné. Chose plus importante, j’ai eu de plus en plus la conviction que je commettais une très grande faute, en quittant la Cité sans avoir tenté au moins un nouvel effort, pour obtenir l’autorisation d’examiner votre sensationnel robot. Je vois d’ailleurs, ajouta-t-il sans dissimuler sa vive satisfaction, qu’il vous accompagne toujours.

— Je regrette, répliqua Baley, très nerveusement, mais c’est absolument impossible.

— Vraiment ? fit le savant, déçu. Pas tout de suite, bien sûr ! Mais peut-être plus tard ?…

Baley continua à montrer un visage de bois.

— J’ai essayé de vous atteindre au téléphone, mais vous étiez absent, reprit Gerrigel, et nul ne savait où l’on pouvait vous joindre. Alors, j’ai demandé le commissaire principal, qui m’a fait venir ici, afin de vous y attendre.

— J’ai pensé que cela pourrait vous être utile, dit Enderby à son collaborateur. Je savais que vous désiriez voir le docteur.

— Merci, fit Baley sèchement.

— Malheureusement, continua l’expert, mon indicateur ne fonctionnait pas bien, à moins que ce soit moi qui n’aie pas bien su m’en servir. Toujours est-il que je me suis trompé de chemin, et que j’ai abouti à une petite pièce.

— C’était une des chambres noires photographiques, Lije, dit Enderby.

— Et dans cette pièce, j’ai trouvé, couché à plat ventre sur le plancher, ce qui tout de suite m’a paru être un robot. Après un bref examen, j’ai constaté qu’il était irrémédiablement désactivé, ou, en d’autres termes, mort. Je n’ai d’ailleurs eu aucune peine à déterminer la cause de cette dévitalisation.

— Qu’est-ce que c’était ? demanda Baley.

— Dans la paume droite du robot, à l’intérieur de son poing presque fermé, se trouvait un petit objet brillant en forme d’œuf, de deux centimètres de long sur un centimètre de large, et comportant à l’une de ses extrémités du mica. Le poing du robot était en contact avec sa tête, comme si son dernier acte avait précisément consisté à se toucher la tempe. Or, ce qu’il tenait dans sa main était un vaporisateur d’alpha. Je pense que vous savez ce que c’est ?

Baley fit un signe de tête affirmatif. Il n’avait besoin ni de dictionnaire ni de manuel spécial, pour comprendre de quoi il s’agissait. Au cours de ses études de physique, il avait manipulé plusieurs fois au laboratoire ce genre d’objet. C’était un petit morceau de plomb, à l’intérieur duquel, dans une étroite rigole, on avait introduit un peu de sel de plutonium. L’une des extrémités du conduit était obturée par du mica, lequel laissait passer les particules d’alpha ; ainsi, des radiations ne pouvaient se produire que dans la seule direction de la plaque de mica. Un tel vaporisateur radioactif pouvait servir à beaucoup de fins, mais l’une de ses utilisations n’était certes pas – légalement tout au moins – de permettre la destruction des robots.

— Il a donc dû toucher sa tête avec le mica du vaporisateur ? dit Baley.

— Oui, fit le savant, et son cerveau positronique a aussitôt cessé de fonctionner. Autrement dit, sa mort a été instantanée.

— Pas d’erreur possible, monsieur le commissaire ? demanda Baley. C’était vraiment un vaporisateur d’alpha ?

La réponse d’Enderby fut catégorique, et accompagnée d’un vigoureux signe de tête.

— Pas l’ombre d’un doute ! fit-il, ses grosses lèvres esquissant une moue. Les compteurs pouvaient déceler l’objet à trois mètres ! Les pellicules de photos qui se trouvaient dans la pièce étaient brouillées.

Il réfléchit un long moment, puis, brusquement, il déclara :

— Docteur Gerrigel, j’ai le regret de vous prier de rester ici un ou deux jours, le temps d’enregistrer votre déposition et de procéder aux vérifications indispensables. Je vais vous faire conduire dans une chambre qui vous sera affectée, et où vous voudrez bien rester sous bonne garde, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— Oh ! fit le savant, l’air troublé. Croyez-vous que ce soit nécessaire ?

— C’est plus sûr !

Le Dr Gerrigel, très décontracté, serra les mains de tout le monde, y compris de R. Daneel, et s’en alla.

Enderby soupira profondément et dit à Baley :

— C’est quelqu’un du service qui a fait le coup, Lije, et c’est ça qui me tracasse. Aucun étranger ne serait venu ici, juste pour démolir un robot. Il y en a assez au-dehors qu’on peut détruire en toute sécurité. De plus, il a fallu qu’on puisse se procurer le vaporisateur. Ce n’est certes pas facile !

R. Daneel intervint alors et sa voix calme, impersonnelle, contrasta étrangement avec l’agitation du commissaire.

— Mais quel peut bien avoir été le mobile de ce meurtre ?

Enderby lança au robot un regard manifestement dégoûté, puis il détourna les yeux.

— Que voulez-vous, nous aussi nous sommes des hommes ! J’ai idée que les policiers ne peuvent pas mieux que leurs compatriotes en venir à aimer les robots ! Maintenant que R. Sammy a disparu, j’imagine que quelqu’un doit se sentir soulagé. Vous-même, Lije, vous vous souvenez qu’il vous agaçait beaucoup ?

— Ce n’est pas un mobile suffisant pour l’assassiner ! dit R. Daneel.

— Non, en effet, approuva Baley.

— Ce n’est pas un assassinat, répliqua Enderby, mais une destruction matérielle. N’employons pas de termes légalement impropres. Le seul ennui, c’est que cela s’est passé ici, à la préfecture même ! Partout ailleurs, ça n’aurait eu aucune importance, aucune ! Mais maintenant, cela peut faire un véritable scandale ! Voyons, Lije ?

— Oui ?…

— Quand avez-vous vu R. Sammy pour la dernière fois ?

— R. Daneel lui a parlé après déjeuner. Il pouvait être environ 13 h 30. Il lui a donné l’ordre d’empêcher qu’on nous dérange pendant que nous étions dans votre bureau.

— Dans mon bureau ? Et pourquoi cela ?

— Pour discuter de l’enquête le plus secrètement possible. Comme vous n’étiez pas là, votre bureau était évidemment pratique.

— Ah, bien ! fit Enderby l’air peu convaincu mais sans insister sur ce point. Ainsi donc, vous ne l’avez pas vu vous-même ?

— Non, mais une heure plus tard, j’ai entendu sa voix.

— Vous êtes sûr que c’était lui ?

— Absolument sûr.

— Alors, il devait être environ 14 h 30 ?

— Peut-être un peu plus tôt.

Le commissaire se mordit la lèvre inférieure.

— Eh bien, dit-il, cela éclaircit au moins un point.

— Lequel ?

— Le gosse, Vince Barrett, est venu au bureau aujourd’hui. Le saviez-vous ?

— Oui. Mais il est incapable de faire quoi que ce soit de ce genre.

— Et pourquoi donc ? répliqua Enderby en levant vers son collaborateur un regard surpris. R. Sammy lui avait pris sa place, et je comprends ce qu’il doit ressentir : il doit trouver cela affreusement injuste, et désirer se venger. Vous ne réagiriez pas de même, vous ? Mais il a quitté le bureau à 14 heures, et vous avez entendu R. Sammy parler à 14 h 30. Il peut évidemment avoir donné à R. Sammy le vaporisateur avant de s’en aller, en lui prescrivant de ne s’en servir qu’une heure plus tard. Mais où aurait-il pu s’en procurer un ? Cela me parait inconcevable. Revenons-en à R. Sammy. Quand vous lui avez parlé, à 14 h 30, qu’a-t-il dit ?

Baley hésita légèrement avant de répondre :

— Je ne me rappelle plus. Nous sommes partis peu après.

— Où avez-vous été ?

— A la Centrale de levure. Il faut d’ailleurs que je vous en parle.

— Plus tard, plus tard, fit le commissaire en se grattant le menton. Par ailleurs, j’ai su que Jessie est venue ici aujourd’hui. Quand j’ai vérifié toutes les entrées et sorties des visiteurs, j’ai trouvé son nom sur le registre.

— C’est exact, elle est venue, répliqua froidement Baley.

— Pourquoi ?

— Pour régler des questions de famille.

— Il faudra l’interroger, pour la forme.

— Bien sûr, monsieur le commissaire ! Je connais la routine du métier. Mais, j’y pense, le vaporisateur, d’où venait-il ?

— D’une des centrales d’énergie nucléaire.

— Comment peuvent-ils expliquer qu’on le leur ait volé ?

— Ils ne l’expliquent pas, et n’ont aucune idée de ce qui a pu se passer. Mais, à part la déposition qu’on va vous demander pour la forme, cette affaire R. Sammy ne vous concerne en rien, Lije. Tenez-vous-en à votre enquête actuelle. Tout ce que je voulais… Mais non ! Continuez à mener l’enquête sur l’affaire de Spacetown !…

— Puis-je faire ma déposition un peu plus tard, monsieur le commissaire ? Car je n’ai pas encore dîné.

— Mais bien sûr ! s’écria Enderby en regardant Baley bien en face. Allez vous restaurer, surtout ! Mais restez à la préfecture !… C’est votre associé qui a raison, ajouta-t-il, comme s’il lui répugnait de s’adresser à R. Daneel lui-même ou de le désigner par son nom. Ce qu’il faut, c’est trouver le mobile de cet acte… le mobile !…

Baley se sentit soudain frissonner. Presque malgré lui, il eut l’impression qu’un autre cerveau que le sien rassemblait les uns après les autres tous les incidents de la journée, ceux de la veille, et ceux de l’avant-veille. Une fois de plus, les morceaux de puzzle s’emboitaient les uns les autres, et commençaient à former petit à petit un dessin cohérent.

— De quelle centrale provenait le vaporisateur, monsieur le commissaire ? demanda-t-il.

— De l’usine de Williamsburg. Pourquoi ?

— Oh ! pour rien, pour rien !…

Tandis qu’il sortait avec R. Daneel du bureau d’Enderby, il entendit encore celui-ci murmurer : « Le mobile !… Le mobile !… »

Il avala un léger repas dans la petite salle à manger de la préfecture de Police, laquelle était rarement utilisée. Cette collation consistait en une tomate séchée sur de la laitue, et il l’ingurgita sans même se rendre compte de ce que c’était ; une seconde ou deux après avoir mis dans sa bouche la dernière cuillerée, il s’aperçut qu’il continuait automatiquement à chercher dans son assiette vide des aliments qui n’y étaient plus.

— Quel imbécile je suis ! grommela-t-il en repoussant son couvert.

Puis il appela R. Daneel ; celui-ci s’était assis à une table voisine, comme s’il voulait laisser Baley réfléchir en paix à ce qui, de toute évidence, le préoccupait, à moins que ce ne fût pour mieux méditer lui-même ; mais l’inspecteur ne s’attarda pas à déterminer quelle était la véritable raison de cet éloignement.

Daneel se leva et vint s’asseoir à la table de Baley.

— Que désirez-vous, mon cher associé ? dit-il.

— Daneel, lui répondit Baley sans le regarder. J’ai besoin que vous m’aidiez.

— A quoi faire, Elijah ?

— On va nous interroger, Jessie et moi : c’est certain. Laissez-moi répondre à ma façon. Vous me comprenez ?

— Je comprends ce que vous me dites, bien sûr ! Mais si l’on me pose nettement une question, comment pourrai-je dire autre chose que la vérité ?

— Si l’on vous interroge, c’est une autre affaire. Tout ce que je vous demande, c’est de ne pas fournir de renseignements, de votre propre initiative. Vous pouvez le faire, n’est-ce pas ?

— Je pense que oui, Elijah, pourvu que l’on ne s’aperçoive pas que je cause du tort à quelqu’un en gardant le silence.

— C’est à moi que vous causerez du tort si vous parlez ! Cela, je peux vous en donner l’assurance !

— Je ne comprends pas très bien votre point de vue, Elijah. Car, enfin, l’affaire R. Sammy ne vous concerne absolument pas.

— Ah ! vous croyez ça ! Tout tourne autour du mobile qui a incité quelqu’un à commettre cet acte. Vous avez vous-même défini le problème. Le commissaire principal s’est aussi posé la question. J’en fais autant moi-même. Pourquoi quelqu’un a-t-il désiré supprimer R. Sammy ? Remarquez bien ceci : il ne s’agit pas seulement d’avoir voulu supprimer les robots en général, car c’est un mobile qui pourrait être constaté chez n’importe quel Terrien. La question capitale, c’est de savoir qui a pu vouloir éliminer R. Sammy. Vince Barrett en était capable, mais le commissaire a estimé que ce gosse n’aurait jamais pu se procurer un vaporisateur d’alpha, et il a eu raison. Il faut chercher ailleurs, et il se trouve qu’une autre personne avait un mobile pour commettre cet acte. C’est d’une évidence criante, aveuglante. Ca se sent à plein nez !

— Et qui est cette personne, Elijah ?

— C’est moi, Daneel ! dit doucement Baley.

Le visage inexpressif de R. Daneel ne changea pas à l’énoncé de cette déclaration, et le robot se borna à secouer vigoureusement la tête.

— Vous n’êtes pas d’accord, à ce que je vois, reprit l’inspecteur. Voyons ! Ma femme est venue au bureau aujourd’hui. Tout le monde le sait, et le commissaire s’est même demandé ce qu’elle était venue faire ici. Si je n’étais pas un de ses amis personnels, il n’aurait pas cessé si vite de m’interroger. Mais on va sûrement découvrir pourquoi Jessie est venue ; c’est inévitable. Elle faisait partie d’une conspiration, stupide et inoffensive sans doute, mais pourtant réelle. Or, un inspecteur de police ne peut se permettre d’avoir une femme mêlée à ce genre d’histoire. Mon intérêt évident a donc été de veiller à étouffer l’affaire. Qui, en fait, était au courant ? Vous et moi, et Jessie bien entendu, et puis R. Sammy. Il l’a vue dans un état d’affolement complet. Quand il lui a interdit l’entrée du bureau, elle a dû perdre la tête : rappelez-vous la mine qu’elle avait quand elle est entrée !

— Il me semble improbable, répliqua R. Daneel, qu’elle lui ait dit quelque chose de compromettant.

— C’est possible. Mais je vois comment les enquêteurs vont raisonner. Ils l’accuseront de s’être trahie, et dès lors, ils me trouveront un mobile plausible : j’ai supprimé R. Sammy pour l’empêcher de parler.

— Ils ne penseront pas cela.

— Détrompez-vous bien ! Ils vont le penser ! Le meurtre a été commis précisément pour me rendre suspect. Pourquoi se servir d’un vaporisateur ? C’était un moyen plutôt risqué. Il est difficile de s’en procurer, et c’est un objet dont on peut aisément trouver l’origine. C’est bien pour cela qu’on l’a utilisé. L’assassin a même ordonné à R. Sammy de se rendre dans la chambre noire et de s’y tuer. Je considère comme évident que l’on a agi ainsi, pour empêcher la moindre erreur de jugement sur la méthode employée par le criminel. Car, même si nous avions tous été assez stupides pour ne pas reconnaitre immédiatement le vaporisateur, quelqu’un n’aurait pas manqué de s’apercevoir très vite que les pellicules photographiques étaient brouillées.

— Et comment tout ceci vous compromettrait-il, Elijah ? demanda R. Daneel.

Baley eut un pâle sourire, mais son visage amaigri ne reflétait aucune gaieté, bien au contraire.

— D’une façon très précise, répondit-il. Le vaporisateur provient de la centrale d’énergie nucléaire que vous et moi nous avons traversée hier. On nous y a vus, et cela va se savoir. J’ai donc pu m’y procurer l’arme, alors que j’avais déjà un mobile pour agir. Et l’on peut très bien affirmer que nous sommes les derniers à avoir vu et entendu R. Sammy, à l’exception, bien sûr, du véritable criminel.

— J’étais avec vous, et je peux témoigner que vous n’avez pas eu l’occasion de voler un vaporisateur dans la centrale.

— Merci, dit tristement Baley. Mais vous êtes un robot, et votre témoignage est sans valeur.

— Le commissaire principal est votre ami : il m’écoutera !

— Il a d’abord sa situation à sauvegarder, et j’ai remarqué qu’il n’est déjà plus très à l’aise avec moi. Je n’ai qu’une seule et unique chance de me tirer de cette très fâcheuse situation.

— Laquelle ?

— Je me demande : pourquoi suis-je ainsi l’objet d’un coup monté ? Il est évident qu’on veut se débarrasser de moi. Mais pourquoi ? Il est non moins évident que je constitue un danger pour quelqu’un. Or, je fais de mon mieux pour mettre en danger celui qui a tué le Dr Sarton, à Spacetown. Cela implique qu’il s’agit de Médiévalistes, bien sûr, ou tout au moins d’un petit groupe de gens appartenant à ce mouvement. C’est dans ce groupe qu’on a dû savoir que j’avais traversé la centrale d’énergie atomique ; l’un de ces gens a peut-être réussi à nous suivre sur les tapis roulants jusqu’à la porte de la centrale, alors que vous pensiez que nous les avions tous semés en route. Il en résulte que si je trouve l’assassin du Dr Sarton, je trouve du même coup celui ou ceux qui essaient de se débarrasser de moi. Si donc je réfléchis bien, et si je parviens à résoudre l’énigme, oui, si seulement j’y parviens, alors je suis sauvé ! Moi et Jessie ! Pourtant, je ne supporterais pas de la voir inculpée !… Mais je n’ai pas beaucoup de temps ! fit-il, serrant et desserrant tour à tour son poing. Non ! Je n’ai pas beaucoup de temps devant moi !…

Et soudain il leva les yeux, avec un fol espoir, vers le visage finement ciselé de R. Daneel. Quelle que fût la nature de cette créature mécanique, le robot s’était révélé un être fort et loyal, inaccessible à l’égoïsme. Que peut-on demander de plus à un ami ? Or, Baley avait en cet instant besoin d’un ami ; et il n’était certes pas d’humeur à ergoter sur le fait que des engrenages remplaçaient, dans le corps de celui-là, les vaisseaux sanguins.

Mais R. Daneel secoua la tête et déclara, sans que, bien entendu, l’expression de son visage se modifiât :

— Je m’excuse beaucoup, Elijah, mais je ne m’attendais à rien de tout cela. Peut-être mon activité va-t-elle avoir pour résultat de vous causer du tort ; mais il ne faut pas m’en vouloir, car l’intérêt général a exigé que j’agisse ainsi.

— Que voulez-vous dire ? balbutia Baley.

— Je viens d’avoir un entretien avec le Dr Fastolfe.

— Ah oui ! Et quand ça ?

— Pendant que vous dîniez.

— Et alors ? fit Baley, serrant les lèvres. Que s’est-il passé ?

— Pour vous disculper des soupçons qu’on fait peser sur vous au sujet du meurtre de R. Sammy, il faudra trouver un autre moyen que l’enquête sur l’assassinat du Dr Sarton, mon créateur. En effet, à la suite de mes comptes rendus, les autorités de Spacetown ont décidé de clore notre enquête ce soir même, et de se préparer à quitter au plus tôt Spacetown et la Terre.

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