8 Discussion au sujet d’un robot

Sur le moment, Baley eut surtout conscience que son pouls battait très fort. Il lui sembla qu’il vivait une minute exceptionnelle, où le temps suspendait sa course. Si R. Daneel ne manifestait aucune émotion, en revanche, Han Fastolfe ne cacha pas une stupéfaction empreinte d’ironie.

Ce fut la réaction du commissaire Julius Enderby qui frappa le plus Baley. L’écran de télévision ne reproduisait pas de façon rigoureusement exacte son visage ; il y avait toujours un peu de flottement dans ses traits ; on voyait bien qu’il suivait ardemment l’entretien, mais le manque de netteté de l’image et les lunettes du commissaire empêchèrent Baley de saisir le regard de son chef.

« Eh là, Julius, se dit-il. Ne vous effondrez pas ! J’ai besoin de vous ! »

Il ne pensait vraiment pas que, cédant à un mouvement d’humeur, Fastolfe se livrerait à quelque geste inconsidéré. Au cours de ses nombreuses lectures, il avait appris que les Spaciens n’avaient pas de religion, et remplaçaient celle-ci par un rationalisme froid et flegmatique, érigé en dogme philosophique. Convaincu que c’était vrai, il comptait là-dessus : ces gens-là ne manqueraient pas d’agir lentement, en se basant uniquement sur leur raisonnement.

S’il avait été seul avec eux, pour leur dire ce qu’il venait de déclarer, il ne serait jamais revenu à New York ; il en était convaincu, car on l’aurait froidement supprimé, conformément aux conclusions d’un raisonnement ; la vie d’un citoyen new-yorkais n’aurait pas pesé lourd en regard du succès d’un plan mûrement calculé. On aurait fait des excuses au commissaire Enderby, on lui aurait même montré sans doute le cadavre de son détective, et, en hochant la tête, on lui aurait encore parlé d’une conspiration montée par les Terriens. Le brave Julius l’aurait cru ; il était ainsi fait ; s’il haïssait les Spaciens, c’était surtout par peur, et il n’aurait jamais osé leur dire qu’il ne les croyait pas.

C’était bien pour cette raison qu’il fallait absolument qu’Enderby fût témoin du déroulement de l’enquête, et surtout qu’il y assistât à distance, de façon qu’aucune « mesure de sécurité » prise par les Spaciens ne pût l’atteindre… Or, voici que le commissaire principal s’écria d’une voix rauque :

— Vous vous trompez complètement, Lije ! J’ai vu moi-même le cadavre du Dr Sarton.

— Vous avez vu les débris informes de quelque chose qu’on vous a désigné comme étant le cadavre du Dr Sarton, répliqua audacieusement Baley, en songeant aux lunettes cassées du commissaire, circonstance singulièrement propice au plan des Spaciens.

— Non, non, Lije, dit Enderby. Je connaissais bien le Dr Sarton, et sa tête était intacte. C’était bien lui.

Il porta la main à ses lunettes, comme pour mieux prouver que sa mémoire était fidèle, et il ajouta :

— Je l’ai examiné de près, de très près !

— Et que pensez-vous de celui-ci, monsieur le commissaire ? demanda Baley en désignant R. Daneel. Ne ressemble-t-il pas à s’y méprendre au Dr Sarton ?

— Oui, sans doute, comme une statue ressemble à son modèle.

— Un être humain peut parfaitement se composer une attitude inexpressive, monsieur le commissaire. Supposez que ce soit un robot dont vous avez vu les restes. Vous me dites que vous les avez examinés de très près. Avez-vous regardé d’assez près pour voir si la surface carbonisée, à l’endroit où le projectile est entré, était vraiment un tissu organique humain, ou la couche d’un produit qui avait brûlé, en même temps que le métal des organes du robot fondait ?

Enderby parut scandalisé et déclara :

— Votre question est positivement ridicule, Lije !

Baley se tourna alors vers le Spacien et lui demanda :

— Consentez-vous à faire procéder à l’exhumation du corps, aux fins d’autopsie, Dr Fastolfe ?

— Normalement, répondit en souriant celui-ci, je n’aurais rien à objecter à votre proposition, monsieur Baley. Mais l’ennui, c’est que nous n’enterrons pas nos morts. Nous les incinérons toujours.

— C’est, en l’occurrence, très avantageux ! dit Baley.

— Mais voyons ! reprit Fastolfe. Dites-moi donc, monsieur Baley, comment êtes-vous parvenu à cette conclusion vraiment étonnante ?

« Il ne cède pas, se dit Baley. Il va crâner tant qu’il pourra ! »

— Oh ! c’est bien simple ! déclara-t-il. Pour imiter un robot, il ne suffit pas de se composer un visage impassible et de s’exprimer en un langage conventionnel. Votre faiblesse, à vous autres hommes des Mondes Extérieurs, c’est que vous avez trop l’habitude des robots. Vous en êtes arrivés à les considérer presque comme des êtres humains, et vous ne savez même plus reconnaître en quoi ils diffèrent de nous. Mais, sur Terre, il n’en est pas de même. Nous, nous savons très bien ce qu’est un robot. Ainsi, par exemple, R. Daneel est beaucoup trop humain pour qu’on le prenne pour un robot. Dès mon premier contact avec lui, j’ai senti que j’avais affaire à un Spacien. J’ai dû faire un gros effort pour admettre comme véridiques ses déclarations touchant sa qualité de robot. Et maintenant je comprends très bien ma réaction première, puisque effectivement il est un Spacien et non pas un robot.

A ce moment R. Daneel intervint lui-même, sans se montrer aucunement blessé de faire ainsi l’objet de la discussion.

— Je vous ai déjà expliqué, mon cher associé, que j’ai été construit pour prendre provisoirement place parmi les Terriens. C’est donc à dessein que l’on m’a donné une ressemblance aussi complète avec les hommes.

— Même au point de vous doter, au prix de grands efforts, d’organes prétendus humains, qui habituellement sont toujours recouverts de vêtements, et qui, pour un robot, ne peuvent servir à rien ?

Comment donc l’avez-vous découvert ? demanda Enderby.

— Je n’ai pas pu ne pas le remarquer, répliqua Baley en rougissant… dans les Toilettes…

Enderby parut profondément choqué ; mais Fastolfe riposta aussitôt :

— Vous devez sûrement comprendre que, si l’on désire utiliser un robot ressemblant vraiment à un homme, cette ressemblance doit être complète. Etant donné le but que nous cherchons à atteindre, mieux vaut ne rien faire du tout que prendre des demi-mesures.

— Puis-je fumer ? demanda brusquement Baley.

Trois pipes dans la même journée constituaient une extravagance ridicule ; mais, dans le tourbillon de cette discussion qu’il avait témérairement engagée, il avait besoin de la détente que lui procurait le tabac. Après tout, il était en train de clouer le bec à ces Spaciens, et de les obliger à ravaler leurs mensonges. Mais Fastolfe lui répondit :

— Veuillez m’excuser, mais je préférerais que vous ne fumiez pas.

Cette « préférence », Baley sentit qu’elle avait la force d’un ordre. Il remit donc en poche sa pipe, qu’il avait tirée, comptant sur une autorisation automatique.

« Bien sûr ! se dit-il amèrement. Enderby ne m’a pas averti, parce qu’il ne fume pas ; mais c’est évident, tout se tient ; dans leurs Mondes Extérieurs, on ne fume pas, on ne boit pas, on n’a aucun des vices humains ! Rien d’étonnant à ce qu’ils acceptent des robots dans leur sacrée société ! Comment donc R. Daneel l’appelait-il ?… Ah ! oui : la société C/Fe !… Ce n’est pas surprenant que R. Daneel puisse faire le robot aussi bien ! Ce sont tous des robots, ces gens-là ! »

Reprenant la discussion, il répondit à Fastolfe :

— La ressemblance trop complète n’est qu’un des points que je désirais signaler, parmi beaucoup d’autres. Hier, tandis que je le ramenais chez moi, il y eut presque une émeute dans mon quartier.

Il marqua un temps ; il ne pouvait se résoudre à dire soit R. Daneel, soit le Dr Sarton…

— C’est lui qui y a mis fin, et il y est parvenu en menaçant de son arme les gens qui voulaient fomenter l’émeute.

— Ca alors ! s’écria Enderby violemment. Le rapport de police a dit que c’était vous !

— Je le sais, monsieur le commissaire, dit Baley. Mais ce rapport a été rédigé d’après les renseignements que j’ai moi-même fournis. Comme vous pouvez le comprendre, je n’ai pas voulu que l’on raconte qu’un robot avait menacé des hommes et des femmes de leur tirer dessus !

— Non, non !… Evidemment pas !

Enderby était visiblement horrifié. Il se pencha en avant pour examiner quelque chose qui se trouvait hors du champ de télévision. Baley devina facilement ce que c’était. Le commissaire devait vérifier que la communication ne pouvait pas être interceptée.

— Considérez-vous ce fait comme un argument à l’appui de votre thèse ? demanda Fastolfe.

— Sans aucun doute. La première loi fondamentale de la Robotique déclare qu’un robot ne peut porter atteinte à un être humain.

— Mais R. Daneel n’a fait de mal à personne !

— C’est vrai. Il m’a même dit ensuite que, en aucune circonstance, il n’aurait tiré. Et cependant je n’ai jamais entendu parler d’un robot capable de violer l’esprit de la première loi au point de menacer un homme de lui tirer dessus, même s’il n’avait aucunement l’intention de le faire.

— Je vois ce que vous voulez dire. Etes-vous expert en Robotique, monsieur Baley ?

— Non, monsieur. Mais j’ai suivi des cours de Robotique, et d’analyse positronique. Je ne suis pas complètement ignare !…

— C’est parfait, dit aimablement Fastolfe. Mais moi, voyez-vous, je suis expert en Robotique, et je peux vous assurer que l’essence même de l’esprit d’un robot consiste en une interprétation absolument positive de l’univers ambiant. Le robot ne connaît rien de l’esprit de la première loi, il n’en connaît que la lettre. Les robots très simples que vous utilisez sur Terre ont sans doute été conçus, non seulement d’après la première loi, mais selon des principes supplémentaires si restrictifs qu’en fait ils sont vraisemblablement incapables de menacer un être humain. Mais un type de robot aussi perfectionné que R. Daneel représente tout autre chose. Si je ne me trompe, dans la circonstance que vous venez d’évoquer, la menace de Daneel a été nécessaire pour empêcher une émeute d’éclater. Elle a donc eu pour objet d’éviter que des êtres humains subissent un dommage. Par conséquent il a obéi à la première loi, et non pas agi à l’encontre de celle-ci.

Baley se crispa intérieurement, mais, n’en laissant rien paraître, il parvint à garder un calme imperturbable. La partie serait dure à jouer, mais il battrait le Spacien à son propre jeu.

— Vous aurez beau tenter de contredire chacun de mes arguments, répliqua-t-il, vous n’empêcherez pas qu’ils se tiennent et s’enchaînent les uns aux autres. Hier soir, en discutant sur le prétendu meurtre avec ce soi-disant robot, je l’ai entendu me déclarer qu’on avait fait de lui un détective, en dotant ses circuits positroniques d’une aspiration nouvelle ; il s’agit, m’a-t-il dit, d’un besoin permanent et absolu de justice.

— Je m’en porte garant, dit Fastolfe. Cette opération a eu lieu il y a trois jours, et c’est moi-même qui l’ai contrôlée.

— Un besoin de justice ? La justice, docteur Fastolfe, est quelque chose d’abstrait, et ce terme-là ne peut être utilisé que par un être humain.

— Si vous définissez le mot justice de façon à en faire une abstraction, si vous dites qu’elle consiste à donner à chacun son dû, à faire prévaloir le droit, ou quoi que ce soit de ce genre, je suis d’accord avec vous, monsieur Baley. Dans l’état actuel de nos connaissances scientifiques, on ne peut inculquer à un cerveau positronique une compréhension humaine de données abstraites.

— Vous donc, expert en Robotique, vous admettez cela ?

— Certainement. Pour moi, la seule question qui se pose, c’est de savoir ce que R. Daneel voulait dire en usant du terme « justice ».

— Si j’en juge d’après le début de votre entretien, il attribuait à ce mot la même signification que vous ou moi lui donnons, c’est-à-dire un sens qu’aucun robot ne peut concevoir.

— Mais pourquoi donc, monsieur Baley, ne lui demandez-vous pas tout simplement de vous définir ce qu’il entend par ce terme ?

Baley sentit un peu de son assurance l’abandonner ; se tournant vers R. Daneel il lui dit :

— Eh bien ?

— Oui, Elijah ?

— Comment définissez-vous la justice ?

— La justice, Elijah, c’est ce qui existe quand toutes les lois sont respectées.

Voilà une excellente définition, monsieur Baley ! dit Fastolfe, en approuvant d’un signe de tête la réponse de R. Daneel. On ne peut demander mieux à un robot. Or, le désir de voir toutes les lois respectées a précisément été inculqué à R. Daneel. Pour lui, la justice est un terme très concret, du moment qu’il signifie le respect des lois, lesquelles sont supposées être très clairement et spécifiquement énoncées. Rien d’abstrait dans tout cela. Un être humain peut reconnaître que, sur la base d’un code moral abstrait, certaines lois peuvent être mauvaises, et que, dans ce cas, les appliquer constitue une injustice. Qu’en dites-vous, R. Daneel ?

— Une loi injuste, répondit tranquillement celui-ci, est un contresens.

— Voilà comment raisonne un robot, monsieur Baley. C’est vous dire que vous ne devez pas confondre votre conception de la justice avec celle de R. Daneel.

Baley se tourna brusquement vers R. Daneel, et lui dit :

— Vous êtes sorti de mon appartement, hier soir !

— En effet, répliqua le robot. Si j’ai troublé votre sommeil, je m’en excuse.

— Où êtes-vous allé ?

— Dans les Toilettes des hommes.

Baley fut un peu déconcerté. Cette réponse correspondait bien à ce qu’il avait lui-même pensé, mais il ne s’attendait pas à ce que R. Daneel reconnût le fait. Il sentit qu’il perdait encore un peu de son assurance, mais il n’en poursuivit pas moins fermement sa démonstration. Le commissaire principal suivait intensément la controverse, et, derrière ses lunettes, ses yeux ne cessaient d’observer tour à tour les trois participants. Baley ne pouvait plus reculer, et, quels que fussent les arguments qu’on lui opposerait, il lui fallait s’accrocher à sa thèse.

— En arrivant chez moi, reprit-il, il a insisté pour pénétrer avec moi dans les Toilettes. La raison qu’il m’a alors donnée ne valait pas grand-chose. Or, pendant la nuit, il est sorti de chez moi pour retourner dans les Toilettes, comme il vient de le reconnaître. En tant qu’homme, j’ose dire qu’il avait toutes les raisons et tous les droits d’agir ainsi : c’est l’évidence même. Mais en tant que robot, ce déplacement ne signifiait rien. On ne peut donc qu’en conclure que Daneel est un homme.

Fastolfe fit un signe d’acquiescement, mais ne parut nullement démonté.

— Très intéressant, fit-il. Mais pourquoi ne pas demander à Daneel ce qu’il est allé faire hier soir dans ces Toilettes ?

Le commissaire Enderby se pencha en avant et intervint :

— Je vous en prie, docteur Fastolfe ! Ce n’est vraiment pas convenable !…

— Ne vous tracassez pas, monsieur le commissaire principal ! répliqua le Spacien, dont les lèvres pincées esquissèrent un sourire qui, cette fois, n’avait rien de plaisant. Je suis certain que la réponse de Daneel n’offusquera ni votre pudeur ni celle de monsieur Baley. Qu’avez-vous à nous dire, Daneel ?

— Hier soir, répondit celui-ci, quand Jessie, la femme d’Elijah, a quitté l’appartement, elle m’a témoigné beaucoup de sympathie, et il était évident qu’elle n’avait aucune raison de ne pas me croire un être humain normal. Quand elle est rentrée dans l’appartement, un peu plus tard, elle savait que j’étais un robot. J’en ai automatiquement déduit qu’elle avait appris la chose dehors, et que ma conversation avec Elijah avait été interceptée. Le secret de ma véritable nature n’avait pas pu être découvert autrement. Elijah m’avait assuré que l’appartement était parfaitement insonorisé. Nous avons parlé à voix basse, et on ne pouvait nous entendre en écoutant à la porte. Or, Elijah est connu à New York pour être détective. Si donc il existe dans la Cité un groupe de conspirateurs assez bien organisé pour avoir préparé et exécuté l’assassinat du Dr Sarton, ces gens-là peuvent très bien savoir que l’on a chargé Elijah de l’enquête sur ce crime. Dès lors, j’ai estimé non seulement possible mais probable qu’ils aient placé dans l’appartement un microphone, permettant d’écouter ce qui s’y disait. Quand Elijah et Jessie se sont couchés, j’ai donc fouillé autant que j’ai pu l’appartement, mais je n’ai trouvé aucun fil conducteur, aucun microphone. Cela compliquait encore le problème. Pour pouvoir détecter à distance un tel entretien, il fallait disposer d’un matériel compliqué. L’analyse de la situation m’a amené aux conclusions suivantes : Le seul endroit où un New-Yorkais peut faire à peu près n’importe quoi sans être dérangé ni interrogé, c’est dans les Toilettes ; on peut très bien y installer un détecteur de son à distance. L’usage selon lequel nul ne doit s’occuper d’autrui dans les Toilettes interdit à quiconque de remarquer l’installation d’un tel matériel. Comme les Toilettes se trouvent tout près de l’appartement d’Elijah, la puissance du détecteur électronique n’avait pas besoin d’être grande, et l’on pouvait utiliser un modèle pas plus encombrant qu’une valise. J’ai donc été dans les Toilettes pour perquisitionner.

— Et qu’avez-vous trouvé ? demanda vivement Baley.

— Rien, Elijah. Pas trace de détecteur de son.

— Eh bien, monsieur Baley, dit Fastolfe, qu’en dites-vous ? Cette explication vous semble-t-elle plausible ?

— Plausible en elle-même, sans doute, répliqua Baley dont les doutes venaient de se dissiper, mais elle est fort loin de contredire ma thèse. Car ce qu’il ne sait pas, c’est que ma femme m’a dit où et quand elle a appris la chose. Elle a appris que Daneel était un robot peu après nous avoir quittés, et à ce moment le bruit courait déjà en ville, depuis plusieurs heures. Par conséquent ce ne peut pas être à la suite d’un espionnage de notre entretien qu’on a découvert la présence d’un robot spacien en ville.

— Néanmoins, répéta Fastolfe, j’estime que la visite de Daneel aux Toilettes, hier soir, est clairement expliquée.

— Peut-être, rétorqua Baley avec feu, mais ce qui n’est pas expliqué, c’est où, quand et comment, on a découvert la vérité ! Comment ces bruits ont-ils pu être lancés en ville ? Autant que je sache, nous n’étions que deux personnes au courant de cette enquête : le commissaire Enderby et moi-même, et nous n’en avons parlé à personne. Monsieur le commissaire principal, quelqu’un d’autre que nous, dans nos services, a-t-il été mis dans le secret ?

— Non, dit Enderby, qui sembla inquiet. Personne. Pas même le maire. Rien que nous et le Dr Fastolfe.

— Et lui, dit Baley, montrant Daneel Olivaw.

— Moi ? fit celui-ci.

— Pourquoi pas ?

— J’ai été constamment avec vous.

— C’est faux ! s’écria Baley, farouchement. Avant d’entrer chez moi, j’ai passé plus d’une demi-heure dans les Toilettes, et, pendant ce temps, nous n’avons plus été en contact, vous et moi. C’est à ce moment que vous vous êtes mis en communication avec vos complices en ville.

— Quels complices ? demanda le Dr Fastolfe.

— Quels complices ? s’écria presque simultanément Enderby.

Baley se leva et se tourna vers l’écran du téléphone télévisé.

— Monsieur le commissaire principal, fit-il gravement, je vous demande de m’écouter très attentivement, et de me dire si mon raisonnement ne se tient pas parfaitement. Un assassinat est commis, et, par une étrange coïncidence, il survient juste au moment où vous pénétrez dans Spacetown pour rendre visite à la victime. On vous montre les restes de quelque chose que l’on prétend être un homme, mais, depuis, le cadavre a disparu et ne peut donc faire l’objet d’une autopsie. Les Spaciens affirment que le meurtre a été commis par un Terrien ; or, cette accusation présuppose qu’un New-Yorkais a pu quitter la ville, et se rendre, seul, de nuit, à Spacetown, à travers la campagne ; et vous savez très bien que cette supposition est absolument invraisemblable. Que se passe-t-il alors ? On envoie en ville un prétendu robot, et on insiste beaucoup pour vous l’envoyer. Le premier acte de ce robot en arrivant ici est de menacer des hommes, des femmes, et de leur tirer dessus. Son second acte consiste à répandre le bruit qu’un robot spacien circule librement dans la cité ; et, en fait, la rumeur publique a été si précise qu’on a même annoncé que ce robot travaille avec la police de New York. Cela signifie que, d’ici peu, on saura que c’était lui qui se trouvait dans le magasin de chaussures. Il est très possible qu’à l’heure actuelle, la rumeur publique en circule dans les quartiers des usines de levure et dans les centrales hydroponiques…

— Mais voyons, gronda Enderby, ce que vous dites là est insensé ! C’est impossible, Lije !

— Non, non, ce n’est pas impossible ! C’est au contraire exactement ce qui se passe, monsieur le commissaire principal ! Ne voyez-vous donc pas l’opération ? Il y a en ville une conspiration, c’est bien d’accord ! Mais elle est fomentée par Spacetown ! Les Spaciens veulent annoncer un meurtre, ils veulent des émeutes, ils veulent que nous les attaquions, et plus les choses s’envenimeront, mieux cela vaudra, car cela servira de prétexte aux flottes aériennes des Mondes Extérieurs pour nous tomber dessus et occuper les villes de la Terre.

— Vous semblez oublier, répliqua doucement Fastolfe, qu’il y a vingt-cinq ans nous avions une excellente excuse pour agir ainsi, lors des émeutes de la Barrière.

— A ce moment-là, s’écria Baley dont le cœur battait à coups précipités, vous n’étiez pas prêts. Mais maintenant vous l’êtes.

— Vous nous prêtez là des plans très compliqués, monsieur Baley, dit Fastolfe. Si nous désirions occuper la Terre, nous pourrions le faire beaucoup plus simplement que cela.

— Ce n’est pas certain, docteur Fastolfe. Votre soi-disant robot m’a déclaré lui-même que l’opinion publique n’est pas chez vous unanime, quant à la politique à suivre à l’égard de la Terre. Et je crois que pour une fois, il a dit la vérité. Il se peut fort bien qu’une occupation non motivée de la Terre ne serait pas populaire dans vos Mondes, et dans ce cas, vous avez besoin de créer un incident, un gros incident monté par des agents provocateurs.

— Par exemple un meurtre, n’est-ce pas ? C’est cela que vous prétendez ? Mais vous admettrez que ce serait un simulacre de meurtre, et vous ne supposeriez tout de même pas que nous assassinerions nous-mêmes un de nos compatriotes pour le plaisir de créer cet incident ?

— Vous avez construit un robot à l’image du Dr Sarton, vous l’avez détruit, et vous avez montré ses restes au commissaire Enderby.

— Après quoi, dit Fastolfe, ayant utilisé R. Daneel pour représenter le Dr Sarton dans le faux meurtre, nous utilisons le Dr Sarton pour personnifier R. Daneel dans la fausse enquête ?

— C’est exactement cela. Et je vous fais cette déclaration en présence d’un témoin qui n’est pas dans cette pièce en chair et en os, que vous ne pouvez donc pas supprimer, et dont la qualité est telle que son témoignage sera accepté et cru par les gouvernements de la ville et de Washington. Nous serons désormais en garde contre vos agissements, maintenant que nous connaissons vos intentions. Et notre gouvernement pourra, au besoin, s’adresser directement à votre peuple et lui exposer la situation telle qu’elle est. Pour ma part, je doute fort qu’une telle piraterie interstellaire soit admise.

— Mon cher monsieur Baley, répliqua Fastolfe en secouant tristement la tête, permettez-moi de vous dire que vous déraisonnez complètement. Vraiment, vous nous attribuez d’incroyables idées ! Voyons, supposez maintenant, supposez tout simplement, que R. Daneel soit réellement R. Daneel. Supposez qu’il soit vraiment un robot.

« Il en résultera tout naturellement que le cadavre examiné par le commissaire Enderby était bien celui du Dr Sarton. Vous ne pourriez raisonnablement plus prétendre que ce corps déchiqueté était celui d’un autre robot : en effet, le commissaire Enderby a assisté à la construction de R. Daneel et il peut se porter garant qu’il n’en existe qu’un seul exemplaire.

— Oh ! répliqua Baley, si vous en arrivez là, le commissaire principal ne m’en voudra pas de dire qu’il n’est pas un expert en Robotique, et, pour ma part, je ne trouverais rien d’étonnant à ce que vous ayez construit des douzaines de robots comme R. Daneel !

— Ne nous écartons pas du sujet, monsieur Baley, je vous prie. Que direz-vous, si R. Daneel est vraiment un robot ? Tout votre raisonnement ne va-t-il pas aussitôt s’effondrer ? Quelle autre base pourrez-vous donner à ce complot interstellaire, aussi mélodramatique qu’invraisemblable, auquel vous croyez ?…

— S’il est un robot ! Mais, moi, je vous dis que c’est un homme !

— Vous n’avez cependant pas étudié à fond la question, monsieur Baley. Pour établir la différence entre un robot, même le plus humanoïde des robots, et un être humain, il n’est pas nécessaire de se creuser la tête ni de se livrer à des déductions compliquées et hasardeuses, sur les actes ou les paroles de ce robot. Il suffit par exemple d’essayer de le piquer avec une épingle. Avez-vous essayé de piquer R. Daneel, monsieur Baley ?

— Quoi ? fit le détective, bouche bée.

— Eh bien oui ! L’expérience est facile à faire. Il y en a d’ailleurs d’autres moins simples. Sa peau et ses cheveux ont l’air naturel, mais les avez-vous examinés à la loupe ? D’autre part, il semble respirer, surtout quand il se sert d’air pour parler ; mais, avez-vous remarqué que son souffle est irrégulier, et que des minutes entières peuvent s’écouler sans qu’il respire ? Vous auriez même pu recueillir de l’air qu’il expire et mesurer la proportion de gaz carbonique qu’il contient. Vous auriez pu essayer de lui faire une prise de sang, de lui tâter le pouls, d’écouter battre son cœur. Vous me comprenez, monsieur Baley ?…

— Tout cela, ce sont des phrases, répliqua Baley, fort mal à l’aise. Mais je ne suis pas disposé à me laisser bluffer, docteur Fastolfe. J’aurais pu évidemment tenter l’une de ces expériences ; mais vous imaginez-vous que ce prétendu robot m’aurait laissé le piquer avec une seringue ? Ou l’examiner au microscope, ou encore l’ausculter avec un stéthoscope ?

— Ah, oui ! Je vois ce que vous voulez dire, murmura Fastolfe, qui, se tournant vers R. Daneel, lui fit un petit signe de la main.

R. Daneel toucha le poignet de la manche droite de sa chemise, et la fermeture éclair diamagnétique de la manche s’ouvrit d’un seul coup sur toute sa longueur, découvrant ainsi un bras musclé dont la peau avait absolument l’aspect de la chair humaine ; il était couvert de poils courts et dorés, dont la quantité et la répartition correspondaient tout à fait à ceux d’un bras naturel.

— Eh bien ? dit Baley.

R. Daneel pinça alors légèrement, entre le pouce et l’index de sa main gauche, l’extrémité du médius de sa main droite. Baley ne put voir en quoi consistèrent exactement les détails des manipulations qui suivirent ce geste. Mais d’un seul coup, le bras du robot s’ouvrit en deux, comme l’avait fait la manche de sa chemise, quand la fermeture diamagnétique s’était défaite. Et là, aux yeux stupéfaits du détective, apparut, sous une mince couche de matière ressemblant à de la chair, un enchevêtrement compliqué de tiges et de fils d’acier brillant et gris bleu, de cordes et de joints métalliques.

— Voulez-vous vous donner la peine d’examiner de plus près comment Daneel a été construit, monsieur Baley ? demanda poliment le Dr Fastolfe.

Mais Baley entendit à peine la proposition qui lui était faite ; ses oreilles en effet se mirent à bourdonner, et ce qu’il perçut par-dessus tout, ce fut un éclat de rire aigu et presque hystérique du commissaire Enderby.

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