10 L’après-midi d’un détective

La voiture obliqua légèrement et s’arrêta le long du mur cimenté et rébarbatif qui bordait l’autoroute ; dès que le ronronnement du moteur eut cessé, le silence se fit écrasant. Baley se tourna vers le robot et lui répondit d’une voix étonnamment calme :

— Qu’est-ce que vous dites ?

Un long moment s’écoula sans que R. Daneel dît un mot. Un bruit léger se fit entendre, au loin, s’enfla pendant quelques secondes, puis disparut. Ce devait être une autre voiture de police qui passait à plus d’un kilomètre de là, ou encore des pompiers se hâtant vers quelque incendie. Et Baley se demanda s’il y avait encore à New York un homme connaissant à fond toutes les autoroutes qui serpentaient au sein de la Cité. A aucun moment du jour ou de la nuit, le réseau de ces voies de communication ne pouvait être complètement vide, et cependant il devait y avoir des sections que personne n’avait utilisées depuis des années. Et soudain, avec une précision surprenante, il se rappela un film qu’il avait vu dans sa jeunesse. L’action se déroulait sur les autoroutes de Londres, et commençait banalement par un meurtre. Le meurtrier s’enfuyait vers une cachette qu’il avait aménagée à l’avance, dans l’angle mort d’une autoroute tellement déserte que les pas du criminel étaient les premiers, depuis un siècle, à en avoir remué la poussière. Dans ce coin perdu, l’homme comptait attendre, en toute sécurité, la fin des recherches.

Mais il se trompait de chemin, et, dans le silence de ces immenses tunnels déserts, il faisait en blasphémant le serment insensé que, en dépit de la Trinité et de tous les saints, il réussirait à retrouver son refuge. Dès lors, il ne cessait plus de se tromper et errait dans un dédale sans fin, de Brighton à Norwich, et de Coventry à Canterbury, s’enfonçant toujours plus dans les méandres des galeries creusées sous la grande Cité de Londres, derniers vestiges de l’Angleterre médiévale. Ses vêtements tombaient en loques, ses chaussures ne lui tenaient plus aux pieds, et ses forces déclinaient, mais sans jamais l’abandonner. Il avait beau être recru de fatigue, il ne pouvait s’arrêter. Il marchait, marchait toujours, et continuait inexorablement à se tromper de route.

Parfois il entendait des véhicules, mais ceux-ci passaient toujours dans un tunnel voisin ; décidé à se constituer prisonnier, il courait vers ces bruits comme vers le salut, mais il arrivait toujours trop tard, pour ne trouver qu’un désert silencieux. De temps à autre, il apercevait au loin une issue qui semblait mener à la ville, et il se hâtait vers elle, vers la vie, vers le souffle ardent de la Cité ; mais à mesure qu’il avançait, l’issue s’éloignait, et il finissait par la perdre de vue. Quelques fonctionnaires londoniens, utilisant encore l’autoroute pour leur service, passaient à toute vitesse devant ce fantôme, sans même prêter attention à un bras qu’ils apercevaient à peine, et qui se tendait vers eux pour implorer vainement leur secours ; quant aux appels du malheureux, on pouvait encore moins les entendre.

Cette histoire était devenue, avec le temps, si vraisemblable qu’on ne la considérait plus comme une fiction, et qu’elle faisait maintenant partie du répertoire folklorique : le monde entier était familiarisé avec le drame du « Londonien perdu ». Et Baley, seul avec R. Daneel dans le silence de l’autoroute new-yorkaise, ne put réprimer un léger malaise en se remémorant la légende du vagabond.

Cependant, R. Daneel finit par lui répondre, et sa voix fit naître un léger écho dans le tunnel.

— Ne peut-on pas nous entendre ? fit-il.

— Ici ? Pas question ! Alors, qu’est-ce que vous prétendez, à propos du commissaire principal ?

— Eh bien, il était sur les lieux, Elijah. Comme c’est un New-Yorkais, il devait inévitablement être soupçonné.

— Il devait l’être ! L’est-il encore ?

— Non. Son innocence a été rapidement reconnue. Tout d’abord, il n’avait pas d’arme sur lui. Il ne pouvait d’ailleurs pas en avoir, puisqu’il était entré dans Spacetown par la voie normale, et que l’on confisque provisoirement les armes des visiteurs, comme vous en avez fait l’expérience.

— Mais l’arme du crime a-t-elle été trouvée ?

— Non. Nous avons vérifié toutes les armes des Spaciens, et aucune d’elles n’a été utilisée depuis des semaines ; le contrôle des canons a été tout à fait concluant.

— C’est donc que le meurtrier a dû cacher son arme…

— Il n’a pu la cacher dans Spacetown. Nous avons tout vérifié.

— J’envisage toutes les hypothèses, dit Baley impatiemment. Ou bien elle a été cachée, ou bien l’assassin l’a emportée en quittant Spacetown.

— Exactement.

— Et si vous admettez cette dernière possibilité, le commissaire principal est hors de cause.

— En effet. Mais, par mesure de précaution, nous l’avons cérébroanalysé.

— Quoi ?

— La cérébroanalyse est un procédé grâce auquel on interprète les champs électromagnétiques des cellules cérébrales humaines.

— Ah, vraiment ? fit Baley, peu enthousiaste. Et qu’en avez-vous tiré ?

— Elle nous a renseignés sur le tempérament et les sentiments du commissaire Enderby, et nous en avons conclu qu’il est incapable d’avoir tué le Dr Sarton. Tout à fait incapable !

— C’est exact, fit Baley. Il n’est pas homme à commettre un tel acte. J’aurais pu vous le dire.

— Mieux valait obtenir un renseignement objectif. Il va sans dire que tous les Spaciens ont consenti à se faire cérébroanalyser.

— Ce qui a, j’imagine, montré qu’ils sont tous incapables de commettre un meurtre.

— Cela ne peut faire de doute, et c’est pourquoi nous savons que l’assassin est un New-Yorkais.

— Dans ces conditions, nous n’avons qu’à soumettre tous mes compatriotes à ce charmant petit examen.

— Cela ne nous servirait à rien, Elijah. Car nous pourrions trouver des millions de gens capables, par tempérament, de commettre le crime.

— Des millions !… grommela Baley.

Ce disant, il revit en pensée la foule qui, en ce jour tragique de sa jeunesse, avait hurlé pendant des heures sa haine contre les « sales Spaciens », et il se remémora également la scène qui, la veille au soir, l’avait tellement impressionné dans le magasin de chaussures.

« Pauvre Julius ! se dit-il. Lui, un suspect ! »

Il entendait encore le commissaire principal lui décrivant ce qui s’était passé après la découverte du cadavre :

« Ce fut un coup brutal… brutal ! » avait-il dit.

Rien d’étonnant à ce que, sous l’effet d’un tel bouleversement, il ait cassé ses lunettes ! Rien d’étonnant non plus à son refus de revenir à Spacetown ! Et Baley se souvint de l’exclamation sourde de son chef, proférée entre ses dents : « Je les hais ! »

Pauvre Julius ! Lui, le seul homme capable de manœuvrer les Spaciens ! Le fonctionnaire dont la principale qualité consistait, aux yeux des dirigeants de la Cité, à pouvoir s’entendre avec les Spaciens ! Dans quelle mesure cette valeur-là avait-elle contribué à son rapide avancement ?…

Baley ne s’étonnait plus maintenant de s’être vu confier par le commissaire principal une telle enquête. Ce brave Baley ! Ce vieux, loyal, et fidèle collaborateur ! Ce modèle de discrétion ! Ce camarade de classe ! Pas de danger qu’il fît du grabuge, si jamais il découvrait la vérité sur ce petit incident !…

Et soudain, Baley se demanda en quoi pouvait consister une cérébroanalyse. Il s’imagina de grosses électrodes, des pantographes traçant fébrilement des courbes sur du papier à graphique, des engrenages automatiques s’enclenchant avec un bruit sec, de temps à autre…

Pauvre Julius ! Il avait sans aucun doute des raisons d’être bouleversé ; si tel était réellement son état d’esprit, sans doute se voyait-il d’ores et déjà au bout de sa carrière, et recevant des mains du maire la lettre de démission qu’il lui faudrait obligatoirement signer…

Tout en méditant ainsi, Baley avait atteint, presque sans s’en apercevoir, le quartier des ministères. Il était 14 h 30 quand il s’assit à son bureau. Le commissaire principal était parti, et R. Sammy, toujours souriant, déclara ne pas savoir où le patron se trouvait. Baley resta un long moment tranquille, à réfléchir, sans se rendre compte qu’il avait faim. A 15 h 20, R. Sammy vint lui dire qu’Enderby était de retour.

— Merci, répliqua-t-il.

Et, pour la première fois de sa vie, l’intervention de R. Sammy ne l’agaça pas. Après tout, ce robot était une sorte de parent de R. Daneel, et celui-ci, de toute évidence, n’avait rien d’agaçant. Tout naturellement, Baley en vint à se demander comment les choses se passeraient, si des hommes et des robots entreprenaient ensemble d’édifier une nouvelle civilisation dans une nouvelle planète ; et il envisagea cette éventualité sans aucune passion.

Quand Baley pénétra dans le bureau de son chef, celui-ci examinait quelques documents, sur lesquels il inscrivait, par moments, quelques annotations.

— Vous avez vraiment fait une gaffe gigantesque à Spacetown, Lije ! dit le commissaire.

Tout le duel verbal qu’il avait soutenu contre Fastolfe revint à l’esprit de Baley, et son long visage prit une expression particulièrement lugubre.

— Je le reconnais, monsieur le commissaire, dit-il, et j’en suis désolé.

Enderby leva les yeux vers son subordonné ; à travers ses lunettes, son regard semblait étonnamment clair ; à n’en pas douter, le commissaire paraissait beaucoup plus sûr de lui qu’à aucun moment des trente dernières heures.

— Oh ! cela n’a pas grande importance, répliqua-t-il. Comme Fastolfe n’a pas paru en être offusqué, nous n’en parlerons plus. Ces Spaciens sont vraiment des gens déconcertants, et vous ne méritez pas votre veine, Lije ! Mais la prochaine fois que vous voudrez jouer les Don Quichotte, vous commencerez par m’en parler !

Baley acquiesça de la tête. Il se désintéressait complètement de l’incident. Il avait tenté un coup sensationnel, mais cela n’avait pas réussi. Tant pis ! Il éprouva une réelle surprise à constater qu’il pouvait accepter si simplement son échec : et pourtant telle était bien la vérité !

— Ecoutez, monsieur le commissaire, dit-il. Je désire que vous me fassiez affecter un appartement de deux pièces, pour Daneel et pour moi, car je ne le ramènerai pas chez moi, ce soir.

— En voilà une idée !

— Le bruit court qu’il est un robot : vous vous en souvenez, je pense. Il se peut que rien de grave ne se produise, mais, s’il y avait une émeute, je ne veux pas que ma famille s’y trouve mêlée.

— Ca ne tient pas debout, Lije ! J’ai fait contrôler la chose. Aucun bruit de ce genre ne circule en ville.

— Jessie l’a tout de même appris quelque part, monsieur le commissaire.

— Il n’y a pas de rumeurs systématiques. Rien de dangereux. Depuis le moment où j’ai cessé d’être en communication avec Fastolfe, je n’ai pas fait autre chose que contrôler ce point, et c’est pour cela que j’ai renoncé à participer à votre discussion. Il était essentiel de remonter aux sources, et rapidement. De toutes manières, voici les rapports qu’on m’a adressés, en particulier celui de Doris Gillid. Elle a enquêté dans une douzaine de Toilettes de femmes. Vous connaissez Doris : elle est très sérieuse. Eh bien, elle n’a rien constaté d’anormal, nulle part !

— Alors, comment expliquez-vous que Jessie ait appris la chose ?

— Ce n’est pas invraisemblable. R. Daneel s’est trop mis en avant dans le magasin de chaussures. A-t-il réellement sorti son arme de son étui, Lije, ou bien est-ce vous qui la lui avez passée ?

— C’est lui qui l’a brandie contre les émeutiers.

— Bon. Eh bien, quelqu’un a dû reconnaître qu’il était un robot.

— Allons donc ! s’écria Baley avec indignation. Personne ne pourrait s’en apercevoir !…

— Et pourquoi pas ?

— Vous le pourriez, vous ? Moi, certainement pas !

— Qu’est-ce que cela prouve ? Nous ne sommes pas des experts, ni vous ni moi. Mais supposez qu’un technicien des usines de Westchester, où l’on construit des robots, se soit trouvé parmi la foule, un professionnel, passant sa vie à dessiner et à fabriquer des robots. Il peut fort bien avoir remarqué des anomalies en R. Daneel, soit dans son élocution, soit dans ses gestes. En y réfléchissant, peut-être en a-t-il parlé à sa femme, laquelle a mis des amies au courant, et puis on n’en a plus parlé parce que c’était trop incroyable. Les gens ne peuvent pas admettre une telle histoire. Le seul ennui, c’est que, avant de s’éteindre, ce bruit soit parvenu à Jessie.

— C’est possible, fit Baley sceptique. En attendant, que décidez-vous pour l’appartement que je vous ai demandé ?

Haussant les épaules, le commissaire principal saisit son téléphone, et, un instant plus tard, il répondit :

— Section Q. 27. C’est tout ce qu’on peut vous donner. Ce n’est pas un quartier très recommandable.

— Ca va, dit Baley.

— A propos, où est donc R. Daneel en ce moment ?

— Il étudie le fichier des agitateurs médiévalistes.

— Eh bien, je lui souhaite du plaisir ! Ils sont des millions !

— Je le sais, mais c’est une idée…

Baley avait presque atteint la porte quand, presque sans réfléchir, il fit soudain volte-face :

— Monsieur le commissaire, dit-il, est-ce que le Dr Sarton vous a jamais parlé du programme de Spacetown, concernant l’instauration d’une civilisation C/Fe ?

— Une civilisation quoi ?

— L’introduction des robots sur Terre.

— Quelquefois, oui, dit Enderby qui ne parut pas particulièrement intéressé par la question.

— Vous a-t-il expliqué où Spacetown voulait en venir ?

— Oh ! il s’agissait d’améliorer l’état sanitaire et le standard de vie de la population ! C’est toujours la même histoire, et elle ne m’impressionne plus. Bien entendu, j’ai répondu que j’étais d’accord, et opiné du bonnet. Qu’y avait-il d’autre à faire ? Je ne pouvais que chercher à ne pas les contrarier, en espérant qu’ils s’en tiendraient à des applications raisonnables de leurs théories. Peut-être qu’un jour…

Baley attendit la suite ; mais son chef ne lui dit pas ce que ce jour, proche ou lointain, apporterait peut-être.

— A-t-il jamais fait allusion devant vous à des émigrations nouvelles ?

— Des émigrations ? Non, jamais ! Envoyer un Terrien dans un des Mondes Extérieurs ne serait pas une entreprise moins insensée que de vouloir trouver un astéroïde de diamant dans les cercles de Saturne.

— Je parlais d’émigration dans de nouvelles planètes, monsieur le commissaire !

Mais cette fois, Enderby se borna, pour toute réponse, à lancer à son subordonné un regard incrédule. Baley laissa passer un moment, puis il reprit, d’un ton brusque :

— Qu’est-ce que la cérébroanalyse, monsieur le commissaire ? En avez-vous déjà entendu parler ?

Le visage rondelet d’Enderby demeura impassible ; il ne cilla pas, et ce fut d’une voix très calme qu’il répondit :

— Non. Qu’est-ce que c’est censé être ?

— Oh ! rien d’important !… J’en ai simplement entendu parler.

Baley quitta la pièce, et, revenu à son bureau, il continua à réfléchir : le commissaire principal ne pouvait certainement pas jouer la comédie à ce point-là… Alors ?

A 16 h 15, il téléphona à Jessie qu’il ne rentrerait pas coucher chez lui ce soir-là, ni probablement les nuits suivantes ; et il eut du mal à mettre un terme à l’entretien.

— As-tu des ennuis, Lije ? Es-tu en danger ? demanda-t-elle.

Il répondit d’un ton léger que le métier de détective comportait toujours un certain danger, mais cela ne satisfit pas son épouse.

— Où vas-tu passer la nuit ? reprit-elle.

Il ne le lui dit pas, et se contenta de lui conseiller :

— Si tu te sens trop seule sans moi, va coucher chez ta mère.

Et il coupa brusquement la communication : c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

A 16 h 20, il demanda Washington ; il mit un certain temps à joindre l’homme qu’il cherchait, et il lui en fallut autant pour le convaincre de prendre le lendemain matin l’avion pour New York, mais, à 16 h 40, il réussit à le décider.

A 16 h 55, le commissaire principal quitta son bureau, et lui jeta au passage un sourire indéfinissable. Les employés travaillant de jour s’en allèrent en masse, et les équipes, moins importantes, qui les remplaçaient dans la soirée, et pour la nuit, entrèrent à leur tour, le saluant d’un air surpris.

R. Daneel vint le rejoindre ; il tenait à la main une liasse de papiers.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Baley.

— Une liste d’hommes et de femmes susceptibles de faire partie d’une organisation médiévaliste.

— Combien en avez-vous trouvé ?

— Plus d’un million, et ceci n’est qu’une partie de l’ensemble.

— Comptez-vous les contrôler tous, Daneel ?

— Ce serait évidemment impossible, Elijah.

— Voyez-vous, Daneel, presque tous les Terriens sont, d’une façon ou d’une autre, des Médiévalistes : ainsi, le commissaire, Jessie, ou moi-même. Prenez, par exemple, le commissaire…

Il fut sur le point de parler des lunettes de son chef, mais il se rappela que les Terriens devaient se tenir les coudes, et qu’il ne fallait surtout pas qu’Enderby perdît la face, tant au sens propre qu’au sens figuré. Aussi reprit-il, après avoir marqué un temps :

— Regardez ce qu’il met sur son nez… devant ses yeux…

— Oui, répliqua R. Daneel. J’ai déjà remarqué ces ornements, mais j’ai pensé que ce serait impoli de lui en parler. Je n’ai vu aucun autre New-Yorkais en porter.

— C’est un objet très vieux jeu.

— Est-ce que cela sert à quelque chose ?

Mais Baley changea brusquement de sujet en lui demandant :

— Comment vous êtes-vous procuré ces listes ?

— C’est une machine qui me les a fournies. On la règle pour un type de délit déterminé, et elle fait le reste. Je l’ai donc laissée trier toutes les condamnations prononcées, au cours des vingt-cinq dernières années, contre des gens ayant troublé l’ordre public à propos des robots. Une autre machine a trié dans le même esprit tous les journaux publiés à New York pendant la même période, pour y relever les noms de toutes les personnes ayant fait des déclarations contre les robots et contre les hommes des Mondes Extérieurs. C’est incroyable ce que l’on peut obtenir, en l’espace de trois heures ! Car cette machine-là a même éliminé des listes les noms des suspects décédés !

— Cela vous stupéfie ? Mais voyons, vous avez sûrement des machines à calculer dans les Mondes Extérieurs ?

— Bien sûr ! Nous en avons de toutes sortes, et des plus perfectionnées ; et cependant aucune n’est aussi massive et complexe que les vôtres. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, qu’aucun des Mondes Extérieurs, même le plus important, n’a de population approchant en nombre celle de vos villes, en sorte qu’il n’y a pas besoin de machines extrêmement complexes.

— Avez-vous déjà été sur la planète Aurore, Daneel ?

— Non, répliqua le robot. J’ai été construit ici, sur Terre.

— Alors, comment connaissez-vous les machines en usage dans les Mondes Extérieurs ?

— Mais voyons, Elijah, c’est l’évidence même ! Les connaissances qui m’ont été inculquées correspondent à celles du regretté Dr Sarton. Vous pouvez donc considérer comme certain qu’elles abondent en données sur les Mondes Extérieurs.

— Je vous comprends… Dites-moi, Daneel, pouvez-vous manger ?

— Je suis alimenté par énergie nucléaire, Elijah. Je croyais que vous le saviez.

— Je le sais en effet. Aussi bien, ne vous ai-je pas demandé si vous aviez besoin de manger, mais si vous pouviez manger, autrement dit, si vous pouviez mettre des aliments dans votre bouche, les mâcher, et les avaler. Jose dire que c’est un élément essentiel de cette ressemblance humaine que l’on a cherché à réaliser en vous construisant.

— Je vois ce que vous voulez dire, Elijah. Je peux en effet exécuter les opérations mécaniques consistant à mâcher et à avaler des aliments. Mais ma capacité est, naturellement, très limitée, et, à plus ou moins bref délai, je suis obligé de vider les aliments absorbés par ce que vous pourriez appeler mon estomac.

— Parfait. Vous pourrez à loisir régurgiter – ou peu importe comment vous appelez l’opération – ce soir, dans le secret de notre chambre. Pour l’instant, ce qui me préoccupe, c’est que j’ai faim. Vous ne vous rendez peut-être pas compte qu’avec tout cela je n’ai pas déjeuné ; je désire donc que vous dîniez avec moi. Or, vous ne pouvez vous asseoir au restaurant sans manger, car cela attirerait aussitôt l’attention sur vous. Mais, du moment que vous pouvez manger, c’est tout ce que je désirai savoir. Alors, allons-y !

Les restaurants communautaires de la ville étaient tous semblables ; bien plus, Baley qui, pour son service, avait été à Washington, à Toronto, à Los Angeles, à Londres et à Budapest, avait pu y constater que, là aussi, ils étaient pareils. A l’époque médiévale, peut-être en avait-il été tout autrement, parce que l’on parlait sur Terre diverses langues, et que la nourriture variait suivant les pays. Mais maintenant les produits à base de levure étaient les mêmes, de Shanghai à Tachkent, et de Winnipeg à Buenos Aires ; quant à « l’anglais » que l’on parlait, ce n’était certes pas celui de Shakespeare ou de Churchill, mais une sorte de pot-pourri de diverses langues ; on l’utilisait sur tous les continents terrestres, sans beaucoup de variations de l’un à l’autre, et l’on s’en servait aussi dans les Mondes Extérieurs.

Mais s’ils ne différaient les uns des autres, ni par la langue qu’on y parlait, ni par les menus qu’on y servait, ces restaurants présentaient bien des similitudes encore plus accusées. On y respirait toujours une odeur particulière, indéfinissable mais caractéristique. Une triple queue de consommateurs y pénétrait lentement, se rétrécissait pour en franchir la porte, et s’ouvrait aussitôt après en trois tronçons, se dirigeant à droite, à gauche et au centre d’une immense salle. Le grouillement de la foule, piétinant et jacassant, le claquement sec de la vaisselle en matière plastique, l’aspect luisant des longues tables en bois synthétique ultra-verni et à dessus de verre, l’éclairage intense, la légère humidité de l’air, tout cela ne changeait jamais d’un restaurant à un autre.

Baley s’avança pas à pas suivant la queue ; il fallait toujours compter sur une attente de dix minutes environ avant de trouver une place. Tout à coup, il demanda à R. Daneel, dans un murmure :

— Est-ce que vous pouvez sourire ?

Le robot, qui examinait froidement la salle, répliqua :

— Que voulez-vous dire, Elijah ?

— Oh ! je me demandais simplement si vous pouviez sourire…

R. Daneel sourit. Ce fut subit et surprenant. Ses lèvres s’arrondirent et se plissèrent aux commissures ; mais la bouche seule sourit, et le reste du visage ne subit aucune modification.

Baley secoua la tête et reprit, sur le même ton :

— Ne vous en donnez pas la peine, Daneel. Ca ne vous va pas !

Ils arrivèrent au guichet de distribution, où chaque convive plaçait sa carte dans un logement déterminé, pour qu’elle fût contrôlée automatiquement avec un bruit sec. Quelqu’un avait calculé un jour qu’un restaurant fonctionnant sans à-coup pouvait permettre l’entrée de deux cents personnes à la minute ; chacune était l’objet d’une vérification complète, afin de l’empêcher de prendre plus d’un repas, ou une nourriture à laquelle elle n’avait pas droit. On avait aussi calculé quelle devait être la longueur maximum des trois queues pour obtenir le meilleur débit des rations, ainsi que le temps perdu par suite des menus exceptionnels auxquels certains consommateurs privilégiés avaient droit.

C’était en effet une calamité d’interrompre la distribution des rations normales, comme le firent Baley et R. Daneel, en présentant à l’employé de service une carte donnant droit à un repas spécial. Jessie, qui connaissait bien la question pour avoir longtemps travaillé dans un tel restaurant, avait expliqué à son mari ce qui se produisait en pareil cas :

— Ca bouleverse tout, avait-elle dit. Ca chambarde les prévisions de consommation et les calculs de stocks. Il faut faire des contrôles spéciaux, et se mettre en rapport avec les autres restaurants pour s’assurer que ces repas exceptionnels ne compromettent pas l’équilibre des approvisionnements et des rations servies. Chaque semaine, en effet, on fait le bilan de chaque restaurant, et si jamais la balance des entrées et des sorties est fausse, on s’en prend toujours aux employés ; jamais, en effet, les services de la Cité n’admettent qu’ils ont trop distribué de cartes spéciales, ou favorisé telle ou telle personne. Mais, quand nous sommes obligés d’annoncer aux clients qu’on ne peut plus leur servir de repas spéciaux, quel potin se mettent alors à faire les privilégiés ! Et bien entendu, c’est toujours la faute du personnel !

Connaissant l’histoire en détail, Baley comprit pourquoi l’employée de service au guichet lui jeta un regard venimeux, tout en griffonnant quelques notes sur la qualité des détectives et leur droit à un traitement spécial ; le motif « service officiel » était, certes, pour elle irréfutable, mais il ne l’en irrita pas moins. Elle passa les cartes dans une machine à calculer qui les avala, digéra les renseignements qu’elles contenaient, et les restitua. Puis la femme se tourna vers R. Daneel ; mais Baley, prenant les devants, lui dit :

— Mon ami n’est pas d’ici. Vous débiterez la Préfecture de Police. Inutile de donner des détails. Service officiel.

Elle eut un geste d’énervement, et couvrit en hâte de signes mystérieux deux fiches.

— Pendant combien de temps prendrez-vous vos repas ici ? demanda-t-elle.

— Jusqu’à nouvel ordre.

— Alors, mettez vos index là ! ordonna-t-elle, en poussant vers eux les deux fiches.

Baley eut un petit pincement au cœur, en voyant les doigts lisses aux ongles luisants de R. Daneel se poser sur le carton. Mais aussitôt il se dit qu’on avait sûrement doté le robot d’empreintes digitales. La femme reprit les fiches et les introduisit dans la machine à contrôler située à côté d’elle ; un instant plus tard, celle-ci restitua les cartons sans incident, et Baley respira plus librement. L’employée leur remit de petites plaques métalliques rouge vif, qui signifiaient « provisoire », et déclara :

— Pas de menu spécial. Nous sommes à court cette semaine. Prenez la table DF.

Tandis qu’ils gagnaient leurs places, R. Daneel dit à Baley :

— J’ai l’impression que la majorité de vos compatriotes prend ses repas dans des restaurants comme celui-ci.

— Oui. Naturellement, ce n’est pas très agréable de manger dans un restaurant auquel on n’est pas habitué. On n’y connaît personne, tandis que, dans le restaurant où l’on est connu, c’est tout différent. On est toujours à la même place, avec sa famille, à côté d’amis qu’on voit tous les jours. Surtout pour les jeunes, les repas sont les moments les plus agréables de la journée.

Baley, en disant cela, sourit au souvenir de ces heures de détente.

La table DF se trouvait dans une partie de la salle réservée aux clients de passage. Les consommateurs déjà attablés avaient le nez dans leur assiette, et, paraissant peu à leur aise, ils ne se parlaient pas. De temps à autre, ils glissaient des regards d’envie vers les tables voisines, où les conversations et les rires allaient leur train. Et Baley se dit une fois de plus qu’il n’y avait rien de plus désagréable que de manger n’importe où : si simple que fût son propre restaurant, il n’en justifiait pas moins le vieux dicton, affirmant « qu’il n’y a rien de tel pour être heureux que de dîner chez soi ». La nourriture même avait meilleur goût, quoi que pussent dire les chimistes qui affirmaient qu’elle était la même à New York et à Johannesburg…

Il s’assit sur un tabouret, et R. Daneel prit place à côté de lui.

— Pas de menu spécial ! fit-il avec un geste négligent. Alors, tournez le commutateur qui est devant vous, et attendez !

Cela demanda deux minutes. Un disque occupant le milieu de la table s’enfonça soudain, pour remonter peu après, portant une assiette garnie.

— Purée de pommes de terre, sauce de veau synthétique et abricots séchés. Ca ne change pas ! fit Baley.

Une fourchette et deux tranches de pain complet de levure apparurent, dans une cavité située devant chacune des deux places, légèrement au-dessus de la table.

— Si cela vous fait plaisir, dit R. Daneel à voix basse, vous pouvez manger ma ration.

Sur le moment, Baley fut scandalisé ; puis, réagissant, il grommela :

— Cela ne se fait pas ! Allons, mangez !

Il absorba sa nourriture de bon appétit, mais sans l’agrément habituel que procure la détente du repas. De temps à autre, il jetait un regard furtif vers R. Daneel, qui mastiquait en remuant ses mâchoires avec précision, avec trop de précision d’ailleurs, car cela manquait de naturel.

Quelle étrange chose ! Maintenant qu’il était sûr d’avoir affaire à un véritable robot, Baley remarquait une quantité de petits détails qui le lui prouvaient encore mieux. Par exemple, quand R. Daneel avalait, on ne voyait pas sa pomme d’Adam bouger. Et cependant le détective n’en éprouvait plus autant de gêne. S’habituait-il donc, en fait, à cette créature ? Et voici qu’il se remit à penser aux théories et aux plans du Dr Fastolfe. Si vraiment certains New-Yorkais partaient pour de nouveaux mondes afin d’y édifier une nouvelle civilisation, si Bentley, par exemple, son propre fils, quittait ainsi la Terre un jour, arriverait-il à travailler et à vivre en compagnie de robots sans en être gêné ? Pourquoi pas, puisque les Spaciens vivaient eux-mêmes de cette façon-là ?…

— Elijah ! murmura R. Daneel. Est-ce mal élevé d’observer son voisin de table pendant qu’il mange ?

— C’est très mal élevé, en effet, de le regarder directement manger. Ca tombe sous le sens, voyons ! Chacun de nous a droit à ce que l’on respecte sa vie privée. Cela n’empêche pas de se parler, mais on ne se dévisage pas les uns les autres au cours du repas.

— Compris ! Alors, pouvez-vous me dire pourquoi je compte autour de nous huit personnes qui nous observent attentivement, et même de très près ?

Baley posa sa fourchette sur la table ; il jeta un regard autour de lui, comme pour chercher la salière, et murmura :

— Je ne vois rien d’anormal.

Mais il le dit sans conviction. Pour lui, tous les convives n’étaient qu’une foule d’inconnus mélangés au hasard. Or, quand R. Daneel tourna vers lui son regard impersonnel, Baley eut l’impression pénible que ce n’étaient pas des yeux bruns qu’il avait devant lui, mais des appareils de détection, capables de juger, avec la précision d’une photographie, et en quelques secondes, de quoi se composait tout le panorama environnant.

— Je suis tout à fait certain de ce que j’avance, dit R. Daneel calmement.

— Et bien, qu’importe, après tout ? Ce sont des gens mal élevés, mais ça ne prouve rien d’autre.

— Je ne sais pas, Elijah. Mais croyez-vous que ce soit par pure coïncidence que six des hommes qui nous observent se soient trouvés hier soir dans le magasin de chaussures ?…

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