5 Analyse d’un meurtre

Jessie prit congé d’eux. Elle portait un chapeau très simple et une jaquette en kératofibre.

— Excusez-moi de vous quitter, monsieur Olivaw, dit-elle, mais je sais que vous avez beaucoup à parler tous les deux.

Elle poussa son fils devant elle vers la porte.

— Quand comptes-tu rentrer, Jessie ? demanda Baley.

— Eh bien… fit-elle en hésitant un peu. Quand désires-tu me voir revenir ?

— Oh ! ce n’est pas la peine de passer la nuit dehors ! Reviens comme d’habitude, vers minuit.

Il jeta un regard interrogateur à R. Daneel, qui acquiesça d’un signe de tête et dit à Jessie :

— Je suis désolé de vous faire partir, Jessie.

— Oh ! ne vous tracassez pas pour ça, monsieur Olivaw ! répliqua-t-elle. Ce n’est pas à cause de vous que je sors ; j’ai toutes les semaines une réunion de jeunes filles dont je m’occupe, et elle a justement lieu ce soir. Allons, viens, Ben !

Mais le garçon ne voulait rien entendre, et il maugréa :

— Je voudrais bien savoir pourquoi il faut que j’y aille ! Je ne les dérangerai pas si je reste ! Ah, la barbe !

— Allons, ça suffit maintenant ! Fais ce que je te dis !

— Alors, emmène-moi au moins avec toi !

— Non. Moi, je vais avec des amies, et toi, tu vas retrouver…

La porte se referma sur eux.

Le moment fatidique était enfin venu, ce moment que Baley n’avait cessé de retarder ; il avait commencé par vouloir examiner le robot et se rendre compte de ce qu’il était ; puis il y avait eu le retour à l’appartement, et enfin le dîner. Mais, maintenant que tout était terminé, il n’y avait plus moyen de retarder l’échéance. Il fallait enfin aborder le problème du meurtre, des complications interstellaires, et de tout ce qui pouvait en résulter pour lui-même, soit un avancement, soit une disgrâce. Le pire, c’était qu’il ne voyait aucun autre moyen d’attaquer le problème qu’en cherchant une aide auprès du robot lui-même. Il tambourina nerveusement sur la table, que Jessie n’avait pas repliée contre le mur.

— Sommes-nous sûrs de ne pas être entendus ? dit R. Daneel.

Baley le regarda, très surpris, et répliqua :

— Personne ne se permettrait de chercher à voir ou à entendre ce qui se passe dans l’appartement d’autrui !

— Ah ! On n’a donc pas l’habitude d’écouter aux portes ?

— Non, Daneel. Cela ne se fait pas… pas plus qu’on ne regarde dans l’assiette des gens quand ils mangent…

— Pas plus qu’on ne commet d’assassinats ?

— Comment ?

— Oui. C’est contraire à vos usages de tuer, n’est-ce pas, Elijah ?

Baley sentit la colère le gagner.

— Ecoutez-moi bien, R. Daneel ! dit-il en insistant sur le « R ». Si nous devons mener cette enquête en associés, je vous prierai de renoncer à l’arrogance habituelle des Spaciens. Vous n’avez pas été conçu pour ça, souvenez-vous-en !

— Excusez-moi de vous avoir blessé, Elijah, car je n’en avais nullement l’intention. Je voulais seulement remarquer que, si les êtres humains sont parfois capables, contrairement aux usages, de tuer, sans doute peuvent-ils aussi se laisser aller à des manquements moins importants, tels que celui d’écouter aux portes.

— L’appartement est parfaitement insonorisé, répliqua Baley, qui continuait à froncer des sourcils. Vous n’avez rien entendu de ce qui se passe dans les appartements voisins, n’est-ce pas ? Eh bien, ils ne nous entendront pas plus. D’autre part, pourquoi quelqu’un se douterait-il qu’un entretien important se déroule en ce moment sous mon toit ?

— Il ne faut jamais sous-estimer l’adversaire, Lije.

— Eh bien, commençons ! dit Baley en haussant les épaules. Mes renseignements sont sommaires, en sorte que je n’ai pas d’idées préconçues. Je sais qu’un homme répondant au nom de Roj Nemennuh Sarton, citoyen de la planète Aurore et résidant provisoirement à Spacetown, a été assassiné par un ou des inconnus. J’ai cru comprendre que les Spaciens estiment qu’il ne s’agit pas là d’un événement isolé. Est-ce bien cela ?

— Exactement.

— On fait donc, à Spacetown, un rapport entre ce meurtre et certaines tentatives, exécutées récemment, dans le but de saboter les projets patronnés par les Spaciens ; le principal de ces projets vise à l’établissement à New York d’une société nouvelle composée moitié d’êtres humains et moitié de robots, sur le modèle déjà existant dans les Mondes Extérieurs ; et Spacetown prétend que le meurtre commis sur son territoire est l’œuvre d’un groupe terroriste bien organisé.

— Oui, c’est bien cela.

— Bon. Alors, pour commencer, je pose la question suivante : la thèse de Spacetown est-elle nécessairement exacte ? Pourquoi l’assassinat ne pourrait-il pas avoir été l’œuvre d’un fanatique isolé ? Il y a sur la Terre une forte tendance anti-robot, mais vous ne trouverez pas de partis organisés qui préconisent de tels actes de violence.

— Pas ouvertement, sans doute.

— Si même il existe une organisation secrète dont le but est de détruire les robots et les ateliers qui les construisent, ces gens ne seraient pas assez stupides pour ne pas comprendre que la pire des erreurs à commettre serait d’assassiner un Spacien. Pour moi, il semble beaucoup plus vraisemblable de penser que c’est un déséquilibré qui a fait le coup.

Après avoir écouté soigneusement, R. Daneel, répliqua :

— A mon avis, il y a un fort pourcentage de probabilités contre la thèse du criminel isolé et fanatique. La victime a été trop bien choisie, et l’heure du crime trop bien calculée, pour qu’on puisse attribuer le meurtre à d’autres auteurs qu’à un groupe de terroristes ayant soigneusement préparé leur coup.

— Il faut, pour que vous disiez cela, que vous soyez en possession de plus de renseignements que je n’en ai moi-même. Alors, sortez-les !

— Vous usez d’expressions un peu obscures pour moi, mais je crois que je vous ai tout de même compris. Il va falloir que je vous explique un peu certains éléments du problème. Tout d’abord, je dois vous dire que, vu de Spacetown, l’état des relations avec la Terre est fort peu satisfaisant.

— Je dirai qu’elles sont tendues, murmura Baley.

— Je crois savoir qu’au moment de la fondation de Spacetown, mes compatriotes ont, pour la plupart, tenu pour assuré que les Terriens étaient décidés à adopter le principe des sociétés intégrées, dont l’application a donné de si bons résultats dans les Mondes Extérieurs. Même après les premières émeutes, nous avons pensé qu’il s’agissait seulement d’une réaction provisoire des Terriens, surpris et choqués par la nouveauté de cette conception. Mais la suite des événements a prouvé que tel n’était pas le cas. Malgré la coopération effective du gouvernement de la Terre et de ceux de vos villes, la résistance aux idées nouvelles n’a jamais cessé, et les progrès réalisés ont été très lents. Naturellement, cet état de choses a causé de graves soucis à notre peuple.

— Par pur altruisme, j’imagine, dit Baley.

— Pas seulement pour cela, répliqua R. Daneel, mais vous êtes bien bon d’attribuer à ces préoccupations des motifs respectables. En fait, nous avons tous la conviction qu’un Monde Terrestre peuplé d’individus en bonne santé, et scientifiquement modernisé, serait d’un grand bienfait pour la Galaxie tout entière. C’est en tout cas ce que les habitants de Spacetown croient fermement, mais je dois admettre que, dans divers Mondes Extérieurs, il se manifeste de fortes oppositions à ces opinions.

— Comment donc ? Y aurait-il désaccord entre Spaciens ?

— Sans aucun doute. Certains pensent qu’une Terre modernisée deviendrait dangereuse et impérialiste. C’est en particulier le cas des populations des Mondes Extérieurs les plus proches de la Terre ; celles-ci gardent en effet, plus que d’autres, le souvenir des premiers siècles au cours desquels les voyages interstellaires devinrent chose facile : à cette époque, leurs mondes étaient, politiquement et économiquement, contrôlés par la Terre.

— Bah ! soupira Baley. Tout ça, c’est de l’histoire ancienne ! Sont-ils réellement inquiets ? Ont-ils encore l’intention de nous chercher noise pour des incidents qui se sont produits il y a des centaines d’années ?

— Les humains, répliqua R. Daneel, ont une curieuse mentalité. Ils ne sont pas, à bien des points de vue, aussi raisonnables que nous autres robots, parce que leurs circuits ne sont pas, comme les nôtres, calculés à l’avance. Il paraît, m’a-t-on dit, que cela comporte des avantages.

— C’est bien possible, fit Baley sèchement.

— Vous êtes mieux placé que moi pour le savoir, dit R. Daneel. Quoi qu’il en soit, la persistance des échecs que nous avons connus sur la Terre a renforcé les partis nationalistes des Mondes Extérieurs. Ceux-ci déclarent que, de toute évidence, les Terriens s’ont des êtres différents des Spaciens, et qu’il ne peut être question de leur inculquer nos traditions. Ils affirment que, si nous contraignons par la force la Terre à utiliser comme nous les robots, nous provoquerons inévitablement la destruction de la Galaxie tout entière. Ils n’oublient jamais, en effet, que la population de la Terre s’élève à huit milliards, alors que celle des cinquante Mondes Extérieurs réunis excède à peine cinq milliards et demi. Nos compatriotes, en particulier le Dr Sarton…

— C’était un savant ?

— Oui, un spécialiste des questions de sociologie, particulièrement celles concernant les robots : il était extrêmement brillant.

— Ah, vraiment ? Continuez.

— Comme je vous le disais, le Dr Sarton et d’autres personnalités comprirent que Spacetown – et tout ce que cette ville représente – ne pouvait pas subsister longtemps, si des idées comme celles que je viens de vous exposer continuaient à se développer, en puisant leur raison d’être dans nos échecs continuels. Le Dr Sarton sentit que l’heure était venue de faire un suprême effort pour comprendre la psychologie du Terrien. Il est facile de dire que les peuples de la Terre sont par nature conservateurs, et de parler en termes méprisants des « indécrottables Terriens », ou de la « mentalité insondable des populations terrestres » ; mais cela ne résout pas le problème. Le Dr Sarton déclara que de tels propos ne prouvaient qu’une chose, l’ignorance de leurs auteurs, et qu’il est impossible d’éliminer le Terrien au moyen d’un slogan ou avec du bromure. Il affirma que les Spaciens désireux de réformer la Terre devaient renoncer à la politique isolationniste de Spacetown et se mêler beaucoup plus aux Terriens ; ils devraient vivre comme eux, penser comme eux, concevoir l’existence comme eux.

— Les Spaciens ? répliqua Baley. Impossible.

— Vous avez parfaitement raison, reprit R. Daneel. En dépit de ses théories, le Dr Sarton ne put jamais se décider à pénétrer dans une de vos villes. Il s’en sentait incapable. Il n’aurait jamais pu endurer ni leur énormité ni les foules qui les peuplent. Si même on l’avait contraint d’y venir, sous la menace d’une arme à feu, vos conditions intérieures d’existence lui auraient paru tellement écrasantes qu’il n’aurait jamais réussi à découvrir les vérités intérieures qu’il cherchait à comprendre.

— Mais voyons, demanda Baley, comment admettre cette idée fixe des Spaciens concernant nos maladies ? Ne l’oubliez pas, R. Daneel ! A ce seul point de vue, il n’y a pas un Spacien qui se risquerait à pénétrer dans une de nos cités.

— C’est très vrai. La maladie, telle que les Terriens ont l’habitude d’en faire l’expérience, est une chose inconnue dans les Mondes Extérieurs, et la peur de ce que l’on ne connaît pas est toujours morbide. Le Dr Sarton se rendait parfaitement compte de tout cela ; néanmoins, il n’a jamais cessé d’insister sur la nécessité d’apprendre à connaître toujours plus intimement les Terriens et leurs coutumes.

— Il me semble qu’il s’est ainsi engagé dans une impasse.

— Pas tout à fait. Les objections soulevées contre l’entrée de nos compatriotes dans vos villes sont valables pour des Spaciens humains ; mais les robots spaciens sont tout différents.

« C’est vrai, se dit Baley, j’oublie tout le temps qu’il en est un ! »

— Ah ! fit-il à haute voix.

— Oui, répliqua R. Daneel. Nous sommes naturellement plus souples, en tout cas à ce point de vue-là. On peut nous construire de telle façon que nous nous adaptions parfaitement à la vie terrestre. Si l’on nous fait un corps identique à celui des humains, les Terriens nous accepteront mieux et nous laisseront pénétrer davantage dans leur intimité.

— Mais vous-même ?… dit Baley, se sentant soudain le cœur plus léger.

— Moi, je suis précisément un robot de cette espèce. Pendant un an, le Dr Sarton a travaillé aux plans et à la construction de tels robots. Malheureusement, mon éducation n’est pas encore complète. J’ai été, en hâte et prématurément, affecté à la mission que je remplis actuellement, et c’est là une des conséquences du meurtre.

— Ainsi donc, tous les robots spaciens ne sont pas comme vous ? Je veux dire que certains ressemblent plus à des robots et ont une apparence moins humaine. C’est bien cela ?

— Mais bien sûr ! C’est tout naturel. L’aspect extérieur d’un robot dépend essentiellement de la mission qu’on lui donne. Ma propre mission exige un aspect tout ce qu’il y a de plus humain, et c’est bien mon cas. D’autres robots sont différents, et cependant ils sont tous humanoïdes. Ils le sont certes plus que les modèles si primitifs et si médiocres que j’ai vus dans le magasin de chaussures. Tous vos robots sont-ils ainsi faits ?

— Plus ou moins, dit Baley. Vous en désapprouvez l’emploi ?

— Bien entendu. Comment faire admettre qu’une aussi grossière parodie de l’être humain puisse prétendre à quelque égalité intellectuelle avec l’homme ? Vos usines ne peuvent-elles rien construire de mieux ?

— Je suis convaincu que si, Daneel. Mais je crois que nous préférons savoir si nous avons ou non affaire à un robot.

Ce disant, il regarda son interlocuteur droit dans les yeux ; ils étaient brillants et humides, comme ceux d’un homme, mais Baley eut l’impression que leur regard était fixe, et n’avait pas cette mobilité que l’on trouve chez l’homme.

— J’espère qu’avec le temps, dit R. Daneel, je parviendrai à comprendre ce point de vue.

Pendant un court instant, Baley eut l’impression que cette réponse n’était pas dénuée de sarcasme ; mais il chassa vite cette pensée.

— De toutes manières, reprit R. Daneel, le Dr Sarton avait clairement compris que tout le problème consistait à trouver la formule adéquate combinant C/Fe.

— C/Fe ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Tout simplement les symboles chimiques du carbone et du fer, Elijah. Le carbone est l’élément de base de la vie humaine, et le fer est celui de la vie des robots. Il devient facile de parler de C/Fe, quand on désire exprimer une forme de culture qui puisse combiner au mieux les propriétés des deux éléments, sur des bases égales et parallèles.

— Ah ! fit Baley. Mais, dites-moi, comment écrivez-vous ce symbole C-Fe ? Avec un trait d’union ?

— Non, Elijah, avec une barre en diagonale. Elle signifie que ni l’un ni l’autre des éléments ne prédomine, et qu’il s’agit d’un mélange des deux, sans qu’aucun ait la priorité.

Malgré lui, Baley ne put s’empêcher de s’avouer qu’il était très intéressé par ce que lui disait R. Daneel. L’instruction que l’on donnait couramment aux jeunes Terriens ne comportait à peu près aucun renseignement sur l’histoire et la sociologie des Mondes Extérieurs, à partir de la Grande Révolte qui avait rendu ceux-ci indépendants de la planète-mère. Il existait évidemment une littérature filmée et romancée qui mettait en vedette des personnages des Mondes Extérieurs, toujours les mêmes. On y trouvait un magnat venant visiter la Terre, et se montrant invariablement coléreux et excentrique ; ou encore une belle héritière, ne manquant pas d’être séduite par les charmes du Terrien, et noyant dans un amour ardent le dédain qu’elle professait pour tout ce qui était issu de la Terre ; ou enfin le rival spacien, aussi arrogant que méchant, mais toujours voué à la défaite. Certes, ces tableaux-là n’avaient aucune valeur, du simple fait qu’ils faisaient abstraction des vérités les plus élémentaires et les mieux connues, à savoir en particulier que jamais les Spaciens ne pénétraient dans les cités terrestres, et qu’aucune femme spacienne n’avait pratiquement rendu visite à la Terre.

Et, pour la première fois de sa vie, Baley se sentit pénétré d’une étrange curiosité. En quoi consistait vraiment l’existence des Spaciens ? Il lui fallut faire un effort pour ramener sa pensée au problème qu’il avait mission de résoudre.

— Je crois, dit-il, que je vois où vous voulez en venir. Votre Dr Sarton envisageait de convertir les populations de la Terre à sa nouvelle combinaison C/Fe, en la leur présentant sous un angle nouveau et prometteur. Nos milieux conservateurs qui se dénomment eux-mêmes Médiévalistes, ont été troublés par ces révélations. Ils ont eu peur que Sarton réussisse, et c’est pour cela qu’ils l’ont tué. Telle est donc la raison qui vous incite à voir dans ce meurtre l’œuvre d’un complot organisé, et non d’un fanatique isolé. C’est bien ça ?

— C’est en effet à peu près ainsi que je vois la chose, Elijah.

Baley, songeur, siffla en sourdine, tout en tapotant légèrement sur la table, de ses longs doigts souples. Puis il hocha la tête :

— Non, fit-il. Ca ne colle pas. Ca ne peut pas coller !

— Excusez-moi, mais je ne vous comprends pas !…

— J’essaie de me représenter la chose. Un Terrien entre tranquillement dans Spacetown, il va droit chez le Dr Sarton, il le tue, et il s’en va comme il était venu. Eh bien, je ne vois pas cela. L’entrée de Spacetown est, bien entendu, gardée ?

— En effet, dit R. Daneel. Je crois pouvoir affirmer qu’aucun Terrien ne peut franchir subrepticement l’entrée du territoire.

— Alors, vous voilà bien avancé !

— Nous serions certainement dans une troublante impasse, Elijah, s’il n’y avait, pour venir de New York à Spacetown, que le chemin de l’express.

Baley, songeur, observa attentivement son associé.

— Je ne vous suis pas, dit-il. Il n’y a pas d’autre voie de communication entre les deux villes que celle-là, voyons !

— Il n’y en a pas d’autre directe, en effet, répondit R. Daneel, qui, après avoir un moment gardé le silence, ajouta : Vous ne voyez toujours pas où je veux en venir, n’est-ce pas ?

— Absolument pas. Je me demande à quoi vous faites allusion.

— Eh bien, sans vouloir vous offenser, je vais tâcher de m’expliquer. Voudriez-vous me donner du papier et un crayon ?… Merci. Alors, suivez-moi bien, Elijah. Je trace ici un large cercle qui va représenter la ville de New York ; Puis, en voici un autre plus petit, que je dessine tangent au premier, et qui figurera Spacetown. Au point de tangence des deux circonférences, je trace une flèche que je désigne sous le nom de barrière. Ne voyez-vous aucun autre moyen de faire communiquer les deux cercles ?

— Non, bien sûr ! Il n’en existe pas !

— Dans une certaine mesure, dit le robot, je suis content de vous entendre parler ainsi, car cela confirme ce que l’on m’a appris sur la mentalité des Terriens et leur méthode de raisonnement. Cependant, si la barrière est l’unique point de contact direct entre les deux zones, il n’en est pas moins vrai que New York et Spacetown donnent, l’une et l’autre, et dans toutes les directions, sur la campagne. Il est donc possible à un Terrien de quitter la ville par une de ces nombreuses sorties existantes, et de gagner Spacetown par la campagne, sans qu’aucune barrière ne l’arrête.

— Par la campagne ?

— Oui.

— Vous prétendez que l’assassin aurait traversé seul la campagne ?

— Pourquoi pas ?

— A pied ?

— Sans aucun doute. C’est le meilleur moyen de ne pas être découvert. Le meurtre a eu lieu dans les premières heures de la matinée, et le trajet a dû être parcouru avant l’aube.

— Impossible ! s’écria Baley. Il n’y a pas, dans tout New York, un seul homme qui se risquerait à quitter seul la ville.

— Je vous accorde qu’en temps ordinaire cela peut paraître invraisemblable. Nous autres Spaciens, nous sommes au courant de cet état de choses, et c’est pourquoi nous ne montons la garde qu’à la barrière. Même au moment de la grande émeute, vos compatriotes ont attaqué uniquement la barrière, mais pas un seul n’a quitté la ville.

— Et alors ?

— Mais maintenant nous sommes en présence d’une situation exceptionnelle. Il ne s’agit pas de la ruée aveugle d’une foule cherchant à briser une résistance ; nous avons affaire à un petit groupe de gens qui, de propos délibéré, tentent de frapper en un point non gardé. C’est ce qui explique qu’un Terrien ait pu, comme vous l’avez dit tout à l’heure, pénétrer dans Spacetown, aller droit à la demeure de sa victime, la tuer, et s’en aller. Le meurtrier est entré par un point absolument désert de notre territoire.

— C’est trop invraisemblable ! répéta Baley en secouant la tête. Vos compatriotes ont-ils essayé de trouver des éléments précis permettant de servir de base à une telle théorie ?

— Oui. Votre chef était chez nous, presque au moment où le crime a eu lieu.

— Je sais. Il m’a mis au courant.

— Ce fait est une preuve supplémentaire du soin que l’on a apporté à choisir l’heure du meurtre. Le commissaire principal travaillait depuis longtemps avec le Dr Sarton ; c’est avec lui que notre grand savant avait élaboré un plan selon lequel certains accords devaient être conclus entre nos villes, afin d’introduire petit à petit chez vous des robots tels que moi. Le rendez-vous prévu pour le jour du crime avait précisément pour objet la discussion de ce plan ; naturellement, le meurtre a arrêté, provisoirement du moins, la mise en œuvre de ces projets ; et la présence de votre chef dans Spacetown, à ce moment même, a rendu toute la situation plus difficile et plus embarrassante, non seulement pour les Terriens, mais également pour les Spaciens. Mais ce n’est pas cela que j’avais commencé à vous raconter. Quand le commissaire principal est arrivé, nous lui avons dit : « L’assassin a dû venir en traversant la campagne. » Et, tout comme vous, il nous a répondu : « Impossible ! » ou peut-être : « Impensable ! » Comme vous pouvez l’imaginer, il était bouleversé, et peut-être son émotion l’a-t-elle empêché de saisir le point essentiel. Quoi qu’il en soit, nous avons exigé qu’il procède, presque sur-le-champ, à toutes les vérifications susceptibles de nous éclairer sur la valeur de cette hypothèse.

Baley songea aux lunettes cassées du commissaire, et, au milieu même de ses sombres pensées, il ne put se défendre d’un léger sourire. Pauvre Julius ! Oui, cela ne pouvait faire de doute, il devait être bouleversé ! Bien entendu, Enderby n’avait pas trouvé le moindre moyen d’expliquer la situation aux orgueilleux Spaciens, car ceux-ci considéraient toute défectuosité physique comme une tare particulièrement choquante, inhérente à la race des Terriens, et due au fait que celle-ci n’était pas génétiquement sélectionnée. Au surplus, toute explication donnée dans ce domaine lui aurait aussitôt fait perdre la face, et le commissaire principal Julius Enderby ne pouvait à aucun prix se permettre cela. Aussi bien, les Terriens devaient se tenir les coudes à tous points de vue, et Baley se promit de ne rien révéler au robot sur la myopie d’Enderby.

Cependant, R. Daneel reprit son exposé :

— L’une après l’autre, toutes les sorties de la ville ont été inspectées. Savez-vous combien il y en a, Elijah ?

Baley secoua la tête, et dit, au hasard :

— Une vingtaine ?…

— Cinq cent deux.

— Quoi ?

— Primitivement, il y en avait beaucoup plus, mais il n’en subsiste que cinq cent deux utilisables. Votre ville a grandi lentement, Elijah ! Jadis, elle était à ciel ouvert, et les gens passaient librement de la cité à la campagne.

— Bien sûr ! Je sais tout cela.

— Eh bien, quand New York est pour la première fois devenue une ville fermée, on a laissé subsister beaucoup d’issues, et il en reste aujourd’hui cinq cent deux. Toutes les autres ont été soit condamnées, soit détruites, pour faire place à des constructions. Je ne tiens pas compte, naturellement, des terrains d’atterrissage des avions de transport.

— Alors, qu’est-il résulté de cette inspection des sorties ?

— Rien. Aucune de ces issues n’est gardée. Nous n’avons trouvé aucun fonctionnaire qui en fût officiellement chargé, et personne n’a voulu prendre la moindre responsabilité à ce sujet. On eût dit que nul ne connaissait même l’existence de ces issues. On peut donc affirmer que n’importe qui a pu sortir par une de ces portes, quand et comme il l’a voulu, et rentrer de même, sans que nul ne puisse jamais déceler cette fugue.

— Qu’a-t-on trouvé d’autre ? L’arme du crime avait disparu, j’imagine ?…

— Oh, oui !

— Aucun autre indice utilisable ?

— Aucun. Nous avons examiné à fond les abords de la frontière du territoire de Spacetown. Les robots travaillant dans les fermes ne peuvent apporter le moindre témoignage ; ils ne sont guère plus que des machines à exploiter les fermes, à peine des humanoïdes ; et il n’y avait aucun être humain dans ces parages.

— Hum ! fit Baley. Alors, quoi ?

— Comme nous avons échoué à un bout de la ligne, à Spacetown, il faut essayer de réussir à l’autre bout, à New York. Nous allons donc avoir pour tâche de découvrir tous les groupes qui fomentent de l’agitation, et de dépister toutes les organisations subversives.

— Combien de temps avez-vous l’intention de consacrer à cette enquête ? demanda Baley.

— Aussi peu que possible, mais autant qu’il le faudra.

— Eh bien, reprit Baley, pensif, je paierais cher pour que vous ayez un autre associé que moi dans cette pagaille !…

— Moi pas, dit R. Daneel. Le commissaire principal nous a fait le plus grand éloge de votre loyauté et de vos capacités.

— Il est vraiment trop bon ! répliqua Lije ironiquement, tout en se disant : « Pauvre Julius ! Il a du remords à mon égard, et il se donne du mal… »

— Nous ne nous en sommes pas rapportés entièrement à lui, reprit le robot. Nous avons examiné votre dossier. Vous vous êtes ouvertement opposé à l’usage des robots dans votre service.

— Oh, oh ! Et vous avez une objection à formuler là-dessus ?

— Pas la moindre. Il est bien évident que vous avez le droit d’avoir une opinion. Mais votre prise de position nous a contraints à étudier de très près votre profil psychologique. Et nous savons que, malgré votre profonde antipathie pour les robots, vous travaillerez avec l’un d’eux si vous considérez que tel est votre devoir. Vous avez un sens extraordinairement élevé de la loyauté, et vous êtes extrêmement respectueux de l’autorité légale. C’est exactement ce qu’il nous faut, et le commissaire Enderby vous a bien jugé.

— Vous n’éprouvez aucun ressentiment, du fait de mon antipathie pour les robots ?

— Du moment qu’elle ne vous empêche pas de travailler avec moi, ni de m’aider à accomplir la tâche que l’on m’a assignée, quelle importance peut-elle avoir ?

Baley en resta interloqué, et il répliqua, agressivement :

— A la bonne heure ! J’ai donc passé avec succès l’examen ! Eh bien, parlons un peu de vous, maintenant ! Qu’est-ce qui vous qualifie pour faire le métier de détective ?

— Je ne vous comprends pas.

— Vous avez été dessiné et construit pour rassembler des renseignements. Vous êtes un sosie d’homme, chargé de fournir aux Spaciens des éléments précis sur la vie des Terriens.

— N’est-ce pas un bon début, pour un enquêteur, Elijah, que de rassembler des renseignements ?

— Un début, peut-être. Mais une enquête exige bien autre chose que cela.

— J’en suis convaincu. Et c’est pourquoi on a procédé à un réglage spécial de mes circuits.

— Ah ?… Je serais vraiment curieux d’en connaître les détails, Daneel.

— Rien de plus facile. Je puis vous dire, par exemple, qu’on a particulièrement renforcé, dans mes organes moteurs, le désir de la justice.

— La justice ! s’écria Baley.

Sa réaction fut tout d’abord ironique, mais elle fit aussitôt place à une extrême méfiance, qu’il ne se donna même pas la peine de déguiser.

A ce moment, R. Daneel se retourna vivement sur sa chaise et regarda vers la porte.

— Quelqu’un vient ! dit-il.

C’était exact, car la porte s’ouvrit, et Jessie, pâle et les lèvres pincées, entra, à la vive surprise de Baley.

— Par exemple, Jessie, s’écria-t-il. Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle s’arrêta sur le seuil, et évita le regard de son mari.

— Je m’excuse, murmura-t-elle. Il fallait que je rentre…

— Et où est Bentley ?

— Il va passer la nuit au Foyer du jeune homme.

— Pourquoi donc ? Je ne t’avais pas dit de faire ça !

Tu m’avais dit que ton associé coucherait ici, et j’ai pensé qu’il aurait besoin de la chambre de Bentley.

— Ce n’était pas nécessaire, Jessie, dit R. Daneel.

Elle leva les yeux vers lui et le dévisagea longuement. Baley baissa la tête et contempla ses ongles ; il sentit un irrésistible malaise l’envahir, à la pensée de ce qui allait suivre, de ce qu’il ne pouvait d’aucune manière empêcher. Dans le silence oppressant qui suivit, le sang lui monta au visage, ses tempes battirent très fort, et finalement il entendit, lointaine et comme tamisée par d’épaisses couches d’isolant, la voix de sa femme qui disait :

— Je crois que vous êtes un robot, Daneel.

Et R. Daneel lui répondit, toujours aussi calmement :

— Je le suis, en effet, Jessie.

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