— C’est faux, répliqua tranquillement R. Daneel.
— Vraiment ? Eh bien, c’est le Dr Gerrigel qui nous départagera ! Docteur ?…
— Monsieur Baley ?…
Le savant, dont le regard n’avait cessé, durant la discussion, d’aller du détective au robot, dévisagea longuement Baley sans en dire plus.
— Je vous ai fait venir, reprit ce dernier, pour que vous me donniez, avec toute l’autorité de votre grand savoir, une analyse pertinente de ce robot. Je peux faire mettre à votre disposition les laboratoires des Services de Recherches de la Cité. S’il vous faut un matériel supplémentaire, qui leur manque, je vous le procurerai. Mais ce que je veux, c’est une réponse rapide, catégorique, à n’importe quel prix, et par n’importe quel moyen.
Il se leva ; il s’était exprimé calmement, mais il sentait monter en lui une irrésistible exaspération ; sur le moment, il eut l’impression que, s’il avait seulement pu saisir le savant à la gorge, et la lui serrer jusqu’à lui faire prononcer la déclaration attendue, il réduirait à néant tous les arguments scientifiques que l’on prétendrait lui opposer.
— Eh bien, docteur Gerrigel ? répéta-t-il.
— Mon cher monsieur Baley, répliqua l’autre en riant quelque peu nerveusement, je n’aurai besoin d’aucun laboratoire.
— Et pourquoi donc ?
Baley, plein d’appréhension, se tint debout, face à l’expert, tous ses muscles tendus à l’extrême, et crispé des pieds à la tête.
— Il n’est pas difficile de vérifier qu’un robot répond aux normes qu’implique la Première Loi. Je dois dire que je n’ai jamais eu à le faire, mais c’est très simple.
Baley respira profondément, avant de répondre avec une lenteur calculée :
— Voudriez-vous vous expliquer plus clairement ? Prétendez-vous pouvoir l’examiner ici même ?
— Mais oui, bien sûr ! Tenez, monsieur Baley ! Je vais procéder par comparaison. Si j’étais médecin, et si je voulais mesurer l’albumine d’un malade, j’aurais besoin d’un laboratoire chimique pour faire l’analyse de son sang. Si je voulais déterminer son cœfficient métabolique, ou vérifier le fonctionnement de ses centres nerveux, ou étudier ses gênes pour y déceler quelque tare congénitale, il me faudrait un matériel compliqué. En revanche, pour voir s’il est aveugle, je n’aurais qu’à passer ma main devant ses yeux, et pour constater qu’il est mort, il me suffirait de lui tâter le pouls. Ce qui revient à dire que plus une faculté est importante et fondamentale, plus son fonctionnement est facile à vérifier, avec le minimum de matériel. Or, ce qui est vrai pour l’homme l’est aussi pour le robot. La Première Loi a un caractère fondamental ; elle affecte tous les organes, et si elle n’était pas appliquée, le robot serait hors d’état de réagir convenablement, en vingt circonstances diverses, courantes, et évidentes.
Tout en s’expliquant ainsi, il sortit de sa poche une petite boîte noire qui avait l’aspect d’un kaléidoscope en miniature ; il introduisit dans un logement de l’appareil une bobine fort usagée, semblable à un rouleau de pellicules photographiques ; puis il prit dans sa main un chronomètre, et sortit encore de sa poche une série de petites plaques blanches en matière plastique. Il les assembla bout à bout, ce qui lui fut facile, car elles s’adaptaient parfaitement les unes aux autres, pour former une sorte de règle à calcul, dotée de trois curseurs mobiles et indépendants. Baley, en y jetant un coup d’œil, vit que cet objet portait des indications qui ne lui étaient pas familières.
Cependant le Dr Gerrigel, ayant préparé son matériel, sourit doucement, comme quelqu’un qui se réjouit à l’avance d’exécuter un travail dont il a la spécialité.
— Ce que vous voyez là, dit-il, c’est mon Manuel de Robotique. Je ne m’en sépare jamais, où que j’aille. Cela fait pratiquement partie de mes vêtements, fit-il en riant d’un air avantageux.
Il éleva l’appareil de manière que son œil droit se trouvât placé devant le viseur, et, par quelques manipulations délicates, il le mit au point ; à chaque manœuvre du viseur, l’appareil fit entendre un léger bourdonnement, puis il s’arrêta.
— Ceci, expliqua fièrement l’expert, d’une voix un peu étouffée par l’appareil qui lui masquait en partie la bouche, est un contrôlographe que j’ai construit moi-même. Il me permet de gagner beaucoup de temps. Mais ce n’est pas le moment de vous en parler, n’est-ce pas ? Alors, voyons !… Hum !… Daneel, voulez-vous approcher votre chaise de la mienne ?
R. Daneel obtempéra. Pendant les préparatifs du savant, il avait observé celui-ci avec une grande attention, mais sans manifester d’émotion. Baley, lui, remit son arme dans son étui. Ce qui suivit le troubla et le désappointa. Le Dr Gerrigel entreprit de poser des questions et d’accomplir des actes apparemment sans signification, et il les entrecoupa de rapides calculs sur sa règle à trois curseurs, ainsi que de coups d’œil à son kaléidoscope.
A un moment donné, il demanda :
— Si j’ai deux cousins, dont l’un est de cinq ans l’aîné de l’autre, et si le plus jeune est une fille, de quel sexe est l’aîné ?
La réponse de Daneel, que Baley estima inévitable, fut instantanée :
— Les renseignements fournis ne me permettent pas de vous le dire.
A cela, le savant se borna à répliquer en regardant son chronomètre, puis en tendant à bout de bras sa main droite vers le robot :
— Voulez-vous toucher la dernière phalange de mon médius avec le bout de l’annulaire de votre main gauche ?
Daneel s’exécuta sur-le-champ et sans la moindre difficulté.
En un quart d’heure, pas une minute de plus, le Dr Gerrigel termina son expertise. Il fit un dernier calcul avec sa règle, puis démonta celle-ci en une série de petits craquements secs. Il remit sa montre dans son gousset, ressortit de son logement le Manuel, puis replia le kaléidoscope.
— C’est tout ? demanda Baley, fronçant les sourcils.
— Oui, c’est tout.
— Mais voyons, c’est ridicule ! Vous n’avez pas posé une seule question se rapportant à la Première Loi !
— Mon cher monsieur Baley, répliqua le savant, lorsqu’un médecin vous frappe sur le genou avec un petit maillet de caoutchouc, et que votre jambe saute en l’air, n’acceptez-vous pas comme un fait normal les renseignements que l’on en déduit, sur le bon ou mauvais fonctionnement de vos centres nerveux ? Quand ce même médecin vous examine les yeux et étudie l’effet de la lumière sur votre iris, êtes-vous surpris de ce qu’il puisse vous reprocher l’abus que vous faites de certains alcaloïdes ?
— Non, bien sûr, fit Baley. Alors, quel est votre diagnostic ?
— Daneel est parfaitement conforme aux normes de la Première Loi, répliqua l’expert, en dressant la tête d’un air catégorique.
— Il n’est pas possible que vous disiez vrai ! déclara brutalement Baley.
Le détective n’aurait pas cru que la raideur habituelle de son visiteur pût encore s’accentuer ; et pourtant, tel fut le cas. Les yeux du savant se bridèrent, et il rétorqua durement :
— Auriez-vous la prétention de m’apprendre mon métier ?
— Je n’ai aucunement l’intention de contester votre compétence, répliqua Baley en étendant la main comme s’il prêtait serment. Mais ne pouvez-vous pas vous tromper ? Vous avez vous-même reconnu, tout à l’heure, que personne ne peut donner de précisions sur les Lois fondamentales qui devraient être appliquées à la construction de robots non assujettis aux principes des lois actuelles. Or, prenons le cas d’un aveugle ; il peut lire des ouvrages imprimés en Braille, ou enregistrés sur disques. Supposez maintenant que vous ignoriez l’existence de l’alphabet Braille ou des enregistrements sonores de certains ouvrages. Ne pourriez-vous pas, en toute loyauté, déclarer qu’un homme y voit clair, par le seul fait qu’il connaît le contenu de nombreux livres filmés ? Et quelle serait, dans ce cas, votre erreur !
— Oui, certes ! fit le savant, se radoucissant. Je vois où vous voulez en venir ! Mais votre argument ne tient pas, car il n’en demeure pas moins vrai qu’un aveugle ne peut pas lire avec ses yeux ; or, en utilisant votre comparaison même, je dirai que c’était précisément cela que je vérifiais il y a un instant. Eh bien, croyez-moi sur parole, quels que puissent être les organes d’un robot non assujetti à la Première Loi, ce que je puis vous affirmer c’est que R. Daneel est entièrement conforme aux normes de ladite Première Loi.
— Ne peut-il pas avoir falsifié ses réponses, pour les besoins de la cause ? demanda Baley qui se rendit compte qu’il perdait pied.
— Bien sûr que non ! C’est en cela que réside la différence essentielle entre le robot et l’homme. Un cerveau humain, ou n’importe quel cerveau de mammifère, ne peut pas être complètement analysé, quelle que soit la méthode mathématique actuellement connue que l’on emploierait. On ne peut donc, en ce qui le concerne, émettre un jugement véritablement sûr. En revanche, le cerveau d’un robot est entièrement analysable, sinon il n’aurait pas pu être construit. Nous savons donc exactement quelles doivent être les réactions que provoqueront en lui certains actes ou certaines paroles. Aucun robot ne peut falsifier ses réponses. Commettre ce que vous appelez une falsification, autrement dit un mensonge, est un acte qu’un robot est positivement incapable d’accomplir.
— Bon ! Alors, revenons-en aux faits. R. Daneel a incontestablement menacé de son arme une foule d’êtres humains. Je l’ai vu de mes yeux, car j’y étais. Même en tenant compte du fait qu’il n’a pas tiré, est-ce que les exigences de la Première Loi n’auraient pas dû, en pareil cas, provoquer une sorte de paralysie de ses centres nerveux Or, rien de tel ne s’est produit, et après l’incident, il m’a paru parfaitement normal.
Le savant réfléchit un instant, en se grattant le menton, puis il murmura :
— En effet, il y a là quelque chose d’anormal.
— Pas le moins du monde ! déclara R. Daneel, dont l’intervention soudaine fit tressaillir les deux hommes. Mon cher associé, ajouta-t-il, voulez-vous vous donner la peine d’examiner le revolver que vous venez de me prendre ?
Baley, qui tenait encore l’arme dans sa main gauche, le regarda, interloqué.
— Ouvrez donc le barillet ! continua le robot.
Le policier hésita un instant, puis il se décida à poser sur la table son propre revolver, et d’un mouvement très vif, il ouvrit celui de Daneel.
— Il n’est pas chargé ! dit-il, abasourdi.
— Non, il est vide ! confirma le robot. Et si vous voulez bien l’inspecter plus à fond, vous constaterez qu’il n’a jamais été chargé, et qu’il n’a même pas de percuteur. C’est une arme inutilisable.
— Ainsi donc, répliqua Baley, vous avez menacé la foule avec une arme non chargée ?
— Mon rôle de détective m’obligeait à porter une arme, sans quoi personne ne m’aurait pris au sérieux. Cependant, si j’avais eu sur moi un revolver utilisable et chargé, un accident aurait pu se produire, causant un dommage à quelqu’un et il va sans dire qu’une telle éventualité est inadmissible pour un robot. J’aurais pu vous expliquer cela plus tôt, mais vous étiez trop en colère, et vous ne m’auriez ni écouté ni cru.
Baley considéra longuement l’arme inutilisable qu’il tenait dans sa main, et, se tournant vers le savant, il lui dit, d’une voix lasse :
— Je crois que je n’ai plus rien à vous demander, docteur ; il ne me reste qu’à vous remercier pour votre précieux concours.
Dès que le savant eut pris congé, Baley donna l’ordre qu’on lui apportât son déjeuner au bureau, mais, quand on le lui servit (il consistait en un gâteau à la frangipane synthétique, et en un morceau de poulet frit, de taille assez exceptionnelle), il ne put que le regarder fixement, sans y toucher. Une foule de pensées contradictoires tourbillonnait dans son cerveau, et les longues rides de son visage émacié semblaient s’être encore plus creusées, lui donnant un aspect sinistre. Il avait le sentiment de vivre dans un monde irréel, un monde cruel, un monde à l’envers.
Comment en était-il donc arrivé là ? Il revécut en pensée tous les événements du proche passé, lequel lui parut un rêve nébuleux et invraisemblable ; ce cauchemar avait commencé dès qu’il avait franchi la porte du bureau de Julius Enderby, et, depuis lors, il n’avait cessé de se débattre dans un enfer peuplé d’assassins et de robots. Et dire, pourtant, que cela ne durait que depuis cinquante heures !…
Il avait, avec obstination, cherché à Spacetown la solution du problème. Par deux fois, il avait accusé R. Daneel de meurtre, tout d’abord en tant qu’homme déguisé en robot, et ensuite en tant que robot caractérisé. Mais, à deux reprises, ses accusations avaient été réduites à néant.
Il se trouvait donc complètement mis en échec, et, malgré lui, forcé d’orienter ses recherches vers la Cité ; or, depuis la veille au soir, il n’osait plus le faire.
Il avait parfaitement conscience que certaines questions se posaient inlassablement à lui, des questions qu’il se refusait à entendre, parce que, s’il les écoutait, il lui faudrait y répondre, et que ces réponses-là, il ne pouvait les envisager.
Soudain, il sursauta : une main robuste lui secouait l’épaule, et on l’appelait par son nom. Se retournant, il constata qu’il s’agissait d’un de ses collègues, Philip Norris.
— Qu’est-ce qu’il y a, Phil ? lui dit-il.
Norris s’assit, posa ses mains sur ses genoux, se pencha en avant, et scruta longuement le visage de Baley.
— C’est à toi qu’il faut demander ce qui t’arrive, Lije ! Tu m’as l’air d’avoir pris trop de drogues, ces temps-ci ! Quand je suis entré, tout à l’heure, je t’ai trouvé assis, les yeux grands ouverts, et tu avais une vraie tête de mourant, ma parole !
Il passa la main dans sa chevelure blonde, plutôt clairsemée, se gratta un peu, et considéra avec envie, de ses yeux perçants, le repas de son camarade.
— Du poulet, mon cher ! Rien que ça ! On en arrive à ne plus pouvoir en obtenir sans ordonnance médicale…
— Eh bien, mange-le ! dit Baley avec indifférence.
Mais Norris tint à sauver les apparences, et répliqua d’un air faussement détaché :
— Oh, je te remercie ! Mais je vais déjeuner dans un instant. Garde ça pour toi, tu en as besoin ! Dis donc, qu’est-ce qui se passe avec le patron ?
— Quoi ?
Norris s’efforça de ne pas paraître trop intéressé, mais l’agitation de ses mains le trahit.
— Allons ! fit-il. Tu sais bien ce que je veux dire ! Tu ne le quittes pour ainsi dire pas depuis quelques jours. Qu’est-ce qui se mijote ? Tu vas avoir de l’avancement ?
Baley fronça les sourcils. Cet entretien le ramenait à des réalités très banales. Il y avait au sein de l’administration beaucoup d’intrigues entre fonctionnaires concurrents, et Norris, dont l’ancienneté correspondait à celle de Baley, ne manquait sûrement pas de relever avec soin les indices tendant à prouver que son collègue risquait d’avancer plus vite que lui.
— Non, non ! répliqua Baley. Aucun avancement en perspective, mon vieux ! Tu peux me croire ! Il ne se passe rien de particulier, rien du tout, je t’assure ! Et si c’est du patron que tu as besoin, eh bien, je voudrais bien pouvoir te le repasser ! Bon sang, prends-le !
— Ecoute, Lije, ne me comprend pas de travers ! Que tu obtiennes de l’avancement, cela m’est égal. Mais si tu as un peu de crédit auprès du patron, pourquoi ne pas t’en servir au profit du gosse ?
— Quel gosse ?
Norris n’eut pas besoin de répondre, car Vince Barrett, le garçon de courses qu’on avait remplacé par R. Sammy, s’approcha à ce moment du bureau de Baley ; il tournait nerveusement dans sa main une casquette défraîchie, et un pâle sourire plissait un peu la peau de ses joues aux pommettes trop saillantes.
— Bonjour, monsieur Baley, dit-il.
— Ah ! bonjour, Vince ! Comment vas-tu ?
— Pas trop bien, monsieur Baley ! répliqua Barrett, dont le regard affamé se posa sur l’assiette intacte du détective.
« Il a l’air complètement perdu… à moitié mort ! se dit Baley. Voilà ce que c’est que le déclassement ! Mais enfin, tout de même, est-ce que j’y peux quelque chose ? Qu’est-ce qu’il me veut, ce gosse ? »
Sa réaction fut si violente qu’il faillit s’exprimer à haute voix. Mais, se dominant, il se borna à dire au garçon :
— Je suis désolé pour toi, petit.
Que pouvait-il donc lui dire d’autre ?
— Je me dis tous les jours : peut-être que ça va changer ! dit Barrett.
Norris se rapprocha de Baley, et lui parla à l’oreille.
— Il faut absolument faire quelque chose pour arrêter ça, Lije ! Maintenant, c’est Chen-Low qu’on va liquider !…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Tu n’en as donc pas entendu parler ?
— Non ! Mais voyons, c’est un C. 3 ! Il a dix ans de métier !
— D’accord. Mais une machine avec des jambes peut faire son travail. Alors, à qui le tour, après lui ?
Le jeune Vince Barrett, indifférent à ces propos murmurés à voix basse, semblait réfléchir.
— Monsieur Baley ! demanda-t-il soudain.
— Oui, Vince…
— Vous savez ce qu’on raconte ? On dit que Lyrane Millane, le danseur qu’on voit souvent au cinéma, est en réalité un robot.
— C’est idiot.
— Pourquoi donc ? On dit que maintenant on peut faire des robots tout pareils à des hommes, avec une espèce de vraie peau en matière plastique.
Baley, songeant avec amertume à R. Daneel, ne trouva rien à répondre et se borna à secouer la tête.
— Dites, monsieur Baley, reprit le garçon de courses. Est-ce que ça dérange, si je fais un petit tour ? Ca me fait du bien de revoir le bureau.
— Non, non, petit ! Va te promener !
Barrett s’en alla, suivi des yeux par les deux détectives.
— Vraiment, murmura Norris, on dirait que les Médiévalistes ont de plus en plus raison !…
— De quoi faire, Phil ? De préconiser le retour à la terre ?
— Non. De s’opposer à l’utilisation des robots. Le retour à la terre ? Allons donc ! La vieille planète a un avenir illimité, va ! Mais nous n’avons pas besoin de robots, voilà tout !
— Avec une population de huit milliards d’individus, et de moins en moins d’uranium ? Qu’est-ce que tu vois d’illimité là-dedans ?
— Bah ! Si on manque d’uranium, on en importera ! Ou bien on trouvera un autre moyen de désintégrer l’atome ! L’humanité ne peut en aucun cas cesser de progresser, Lije ! Il ne faut jamais verser dans le pessimisme, mon vieux ! Il faut garder la foi en notre vieux cerveau d’homme ! Notre plus grande richesse, c’est notre génie créateur, Lije ! Et, crois-moi, ces ressources-là, elles ne tariront jamais !
Il était plein de son sujet, et reprit ardemment :
— Par exemple, nous pouvons utiliser l’énergie solaire, et ça, pendant des milliers d’années. Nous pouvons construire, dans l’orbite de Mercure, des centrales d’énergie solaire, et transmettre par réflexion à la Terre la force emmagasinée dans des accumulateurs géants.
Ce projet, Baley le connaissait bien. Il y avait plus de cent cinquante ans que les savants l’étudiaient ; mais ce qui les empêchait d’aboutir, c’était l’impossibilité de transmettre à cent millions de kilomètres des rayons générateurs d’énergie, sans que leur puissance subisse en cours de route une perte colossale. C’est ce que Baley répliqua à son collègue.
— Allons donc ! fit Norris. Tu verras que, le moment venu, on y arrivera ! Pourquoi s’en faire ?
Baley s’imaginait très bien en quoi consisterait un monde terrestre jouissant de ressources illimitées d’énergie. La population continuerait de croître, de même que les usines d’aliments synthétiques à base de levure, et les centrales hydroponiques. Comme l’énergie était la seule chose indispensable, on tirerait les matières premières des régions habitées de la Galaxie. Si l’on venait à manquer d’eau, on pourrait en faire venir de Jupiter. On pourrait même geler les océans et les transporter dans l’espace, pour en faire, tout autour de la Terre, de petits satellites de glace ; de cette manière, ils resteraient toujours disponibles quand on en aurait besoin ; et, en même temps, le fond des mers pourrait être mis en exploitation, augmentant ainsi l’espace vital des populations terrestres. Le carbone et l’oxygène pourraient être non seulement maintenus sur Terre en quantité suffisante, mais encore obtenus par un traitement approprié du méthane composant l’atmosphère de Titan, ou encore de l’oxygène gelé se trouvant dans Ombriel. La population terrestre pourrait atteindre un ou deux trillions. Pourquoi pas ? On avait bien cru, jadis, que jamais elle ne pourrait atteindre huit milliards, et que même un milliard était un chiffre invraisemblable. Depuis l’Epoque Médiévale, les prophètes du Malthusianisme destructeur du monde n’avaient jamais manqué à chaque génération, et la suite des événements leur avait toujours donné tort…
Mais que dirait de tout cela le Dr Fastolfe ? Un monde d’un trillion d’individus ? Sans doute ! Mais l’existence d’une telle humanité dépendrait constamment d’importations d’air, d’eau et d’énergie, provenant de stocks situés à cent millions de kilomètres : quelle effroyable instabilité que celle d’une telle existence ! La Terre serait alors perpétuellement exposée à une catastrophe irrémédiable, laquelle ne manquerait pas de se produire, au moindre détraquement de la colossale machine constituée par son système d’approvisionnement.
C’est pourquoi Baley répliqua :
— Pour ma part, j’estime qu’il serait plus facile d’envoyer ailleurs l’excédent de notre population.
En fait, cette opinion n’était pas tant destinée à Norris qu’à répondre au tableau dont Baley venait d’avoir la vision.
— Et qui donc voudrait de nous ? répliqua Norris, avec autant de scepticisme que d’amertume.
— N’importe quelle planète actuellement inhabitée.
Norris se leva, et donna sur l’épaule de son collègue une petite tape amicale.
— Allons, allons, Lije ! Mange ton poulet et reprends tes esprits ! Vraiment, tu as dû avaler trop de drogues, ces jours-ci !
Et sur cette boutade, il s’en fut, riant sous cape.
Baley le regarda s’en aller, en souriant amèrement. Il était convaincu que Norris ne manquerait pas de colporter ces propos, et que, pendant des semaines, les blagueurs du bureau (il y en avait dans tous les services) en feraient des gorges chaudes… Mais, au moins, cette discussion avait eu l’avantage de lui faire oublier le jeune Vince Barrett, les robots et le déclassement qui le menaçait. Et ce fut en soupirant qu’il se décida à piquer sa fourchette dans son morceau de poulet, maintenant refroidi et quelque peu filandreux.
Dès qu’il eut achevé son gâteau synthétique, il vit R. Daneel se lever du bureau qu’on lui avait affecté et venir à lui.
— Eh bien ? lui dit-il, en lui jetant un regard peu cordial.
— Le commissaire principal n’est pas dans son bureau, et on ne sait pas quand il rentrera. J’ai dit à R. Sammy que nous allions nous en servir, et qu’il devait en interdire l’accès à tout le monde.
— Pourquoi voulez-vous que nous nous y installions ?
— Pour être plus au secret, Elijah. Vous conviendrez sûrement qu’il nous faut préparer notre action. Car je ne pense pas que vous ayez l’intention d’abandonner l’enquête, n’est-ce pas ?
C’était pourtant bien ce que Baley aurait aimé faire, mais, évidemment, il ne le pouvait pas. Il se leva donc et gagna le bureau d’Enderby. Dès qu’ils s’y furent enfermés, il dit au robot :
— Bon ! Qu’est-ce qu’il y a, Daneel ?
— Mon cher associé, répliqua celui-ci, depuis hier soir, vous n’êtes pas dans votre état normal. Il y a dans vos réactions mentales un profond changement.
Une affreuse pensée vint tout à coup à l’esprit de Baley.
— Etes-vous doué de télépathie ? s’écria-t-il.
C’était une éventualité à laquelle il n’aurait jamais songé, en des circonstances moins troublées.
— Non. Bien sûr que non ! fit Daneel.
— Alors, reprit l’inspecteur, se sentant un peu moins pris de panique, que diable me racontez-vous, au sujet de mes réactions mentales ?
— Oh ! c’est tout simplement une expression dont je me sers pour définir une sensation que vous ne partagez pas avec moi.
— Laquelle ?
— C’est difficile à expliquer. Il ne faut pas oublier, Elijah, qu’originellement j’ai été conçu et construit pour étudier la psychologie des Terriens, et communiquer les résultats de mes constatations aux Spaciens.
— Oui, je le sais. Et l’on a fait de vous, ensuite, un détective, en ajoutant à vos circuits moteurs un sens de la justice particulièrement développé !
Baley ne put s’empêcher de prononcer ces paroles d’un ton sarcastique.
— C’est tout à fait exact, Elijah. Mais cela n’a diminué en rien mes capacités initiales ; or, j’ai été construit pour pratiquer des cérébroanalyses.
— Pour analyser les cerveaux des hommes ?
— C’est cela même ! Je procède par le moyen de champs magnétiques, sans même qu’il soit nécessaire d’appliquer au sujet que j’étudie des électrodes. Il suffit d’être muni d’un récepteur approprié ; or, mon cerveau est précisément un tel récepteur. Ne fait-on pas de même pour les robots que l’on construit sur Terre ?
Baley, qui n’en savait rien, se garda de répondre, et demanda, très prudemment :
— Et que déduisez-vous de ces analyses auxquelles vous vous livrez ?
— Il ne m’est pas possible de déterminer quelles sont les pensées de ceux que j’étudie ; mais je parviens à déceler à quels propos et dans quelles circonstances ils s’émeuvent ; ce que je peux surtout, c’est définir leur tempérament, les motifs profonds qui les font agir et qui dictent leurs attitudes. Par exemple, c’est moi qui ai affirmé que le commissaire principal Enderby était incapable de tuer un homme, dans des circonstances telles que celles du meurtre du Dr Sarton.
— Et c’est sur votre témoignage qu’on a cessé de le suspecter ?
— Oui. On pouvait l’éliminer des suspects en toute sécurité, car, pour ce genre d’analyse, je suis une machine extrêmement sensible !
Tout à coup, une autre pensée vint à l’esprit de Baley.
— Un instant ! s’écria-t-il. Quand vous l’avez cérébroanalysé, le commissaire Enderby ne s’en est pas rendu compte, n’est-ce pas ?
— Il était inutile de le vexer !
— Ainsi donc, vous vous êtes borné à vous tenir devant lui et à le regarder. Pas d’appareils, pas d’électrodes, pas d’aiguilles, pas de contrôlographe ?
— Non. Je suis une machine complète, qui ne nécessite aucun équipement supplémentaire, Elijah !
Baley se mordit les lèvres, tant par colère que par dépit. Il lui restait en effet, jusqu’à présent, une petite chance de porter un coup désespéré aux Spaciens, et de les accuser d’avoir monté de toutes pièces cette histoire d’assassinat : elle consistait en une invraisemblance qu’il avait relevée dans la thèse du Dr Fastolfe. R. Daneel avait affirmé que le commissaire principal avait été cérébroanalysé, et, une heure plus tard, Enderby avait, avec une sincérité difficile à mettre en doute, nié qu’il eût jamais entendu prononcer le terme. Or, aucun être humain ne pouvait avoir subi la très douloureuse épreuve d’un examen électrœncéphalographique, comme celui auquel on soumettait les criminels inculpés de meurtre, sans en garder un souvenir cuisant et précis. Mais, maintenant, cette dernière antinomie avait disparu, car Enderby avait été effectivement cérébroanalysé, sans s’en douter ; il en résultait que R. Daneel et le commissaire principal avaient, l’un comme l’autre, dit la vérité.
— Eh bien, dit Baley d’une voix dure, qu’est-ce que la cérébroanalyse vous a appris à mon sujet, Daneel ?
— Que vous êtes troublé.
— La belle découverte, en vérité ! Bien sûr que je le suis !
— En fait, reprit le robot, votre trouble est dû à une opposition qui se manifeste en vous, entre deux désirs, deux intentions. D’une part, votre respect des règles de votre profession, et votre dévouement à votre métier vous incitent à enquêter à fond sur le complot des Terriens qui, la nuit dernière, ont tenté de se saisir de nous. Mais en même temps, un autre motif, non moins puissant, vous pousse à faire juste le contraire. Le champ magnétique de vos cellules cérébrales le montre de la façon la plus claire.
— Mes cellules cérébrales ! s’écria Baley. Quelles balivernes ! Ecoutez-moi, Daneel. Je vais vous dire pourquoi il n’y a pas lieu d’enquêter sur votre soi-disant complot. Il n’a aucun rapport avec le meurtre. J’ai pensé, à un moment donné, qu’il pouvait y en avoir : je le reconnais. Hier, au restaurant, j’ai cru que nous étions en danger. Et puis, que s’est-il passé ? On nous a suivis, et nous les avons vite semés : c’est un fait. Eh bien, cela n’aurait pas pu se produire, si nous avions affaire à des gens organisés et décidés à tout. Mon propre fils a trouvé ensuite, on ne peut plus facilement, où nous passions la nuit. Il s’est borné à téléphoner au bureau, et n’a même pas eu à se nommer pour obtenir le renseignement. Si vos remarquables conspirateurs avaient voulu vraiment nous faire du mal, qu’est-ce qui les empêchait d’imiter mon fils ?
— Qui vous dit qu’ils ne l’ont pas fait ?
— Mais non, c’est l’évidence même ! D’autre part, s’ils avaient voulu fomenter une émeute au magasin de chaussures, ils le pouvaient. Mais ils se sont retirés bien gentiment, devant un seul homme brandissant une seule arme ; pas même devant un homme, devant un malheureux robot les menaçant d’une arme qu’ils vous savaient incapable d’utiliser, du moment qu’ils avaient reconnu votre qualité de robot. Ce sont des Médiévalistes, c’est-à-dire des lunatiques inoffensifs. Vous, vous ne pouviez pas le savoir, mais moi, j’aurais dû m’en rendre mieux compte. Je m’en serais d’ailleurs plus vite convaincu, si toute cette affaire ne m’avait pas poussé à envisager les choses d’une façon stupide… et mélodramatique. Je vous garantis que je les connais, les gens qui tournent au Médiévalisme ! Ce sont généralement des types au tempérament doux et rêveur, qui trouvent que le genre d’existence que nous menons est trop dur pour eux, et qui se perdent dans d’interminables rêves, en évoquant un passé idéal qui, en réalité, n’a jamais existé. Si vous pouviez cérébroanalyser un mouvement, comme vous le faites d’un individu, vous constateriez qu’ils ne sont pas plus capables que Julius Enderby lui-même d’assassiner quelqu’un.
— Je regrette, répliqua lentement R. Daneel, mais je ne peux pas croire sur parole ce que vous venez de me dire, Elijah.
— Comment cela ?
— Non. Vous avez trop brusquement changé d’avis ! Et puis, j’ai relevé quelques anomalies. Vous avez organisé le rendez-vous avec le Dr Gerrigel hier soir, avant dîner. A ce moment-là, vous ne connaissiez pas encore l’existence de mon sac stomacal et vous ne pouviez donc pas me soupçonner d’être l’assassin. Alors, pourquoi avez-vous convoqué le savant ?
— Parce que je vous soupçonnais déjà.
— La nuit dernière, vous avez parlé en dormant, Elijah.
— Ah ? fit Baley, écarquillant les yeux. Et qu’est-ce que j’ai dit ?
— Vous avez simplement répété à plusieurs reprises le nom de votre femme : Jessie.
Baley consentit à se détendre un peu, et répondit, d’un air légèrement confus :
— J’ai eu un cauchemar. Savez-vous ce que c’est ?
— Je n’en ai naturellement jamais fait l’expérience, mais je sais que le dictionnaire le définit comme un mauvais rêve.
— Et savez-vous ce que c’est qu’un rêve ?
— Je n’en sais toujours que ce qu’en dit le dictionnaire. C’est l’illusion d’un fait réel, que l’on éprouve pendant la période temporaire d’inconscience qui a pour nom le sommeil.
— D’accord. C’est une bonne définition : une illusion ! Parfois ces illusions peuvent paraître rudement réelles ! Eh bien, j’ai rêvé que ma femme était en danger ! C’est un rêve qu’on fait souvent. Je l’ai donc appelée par son nom, ce qui dans ce cas, est très normal, je peux vous en donner l’assurance.
— Je ne demande qu’à vous croire. Mais, puisque nous parlons de votre femme, comment donc a-t-elle découvert que j’étais un robot ?
Baley sentit à nouveau son front devenir moite.
— Nous n’allons pas revenir là-dessus, n’est-ce pas ?… Des ragots…
— Excusez-moi si je vous interromps, Elijah, mais il n’y a pas eu de ragots. S’il y en avait eu, toute la Cité serait aujourd’hui en émoi. Or, j’ai contrôlé ce matin les rapports de police, et tout est calme. Il n’y a aucun bruit qui court à mon sujet. Alors, comment votre femme a-t-elle été mise au courant ?
— Dites donc, Daneel ! Qu’est-ce que vous insinuez ? Vous n’allez tout de même pas prétendre que Jessie fait partie de… de…
— Si, Elijah !
Baley joignit les mains et les serra de toutes ses forces l’une contre l’autre.
— Eh bien, c’est faux, et je me refuse à discuter plus avant sur ce point !
— Cela ne vous ressemble guère, Elijah ! Je ne peux oublier, en effet, que, dans l’exercice de vos fonctions, vous m’avez à deux reprises accusé de meurtre.
— Est-ce ainsi que vous comptez vous en tirer ?
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre ce que vous entendez par cette expression, Elijah. J’approuve sans réserve les raisons qui, logiquement, vous ont poussé à me soupçonner si vite ; elles étaient mauvaises, mais elles auraient facilement pu être bonnes. Or, il existe des preuves tout aussi importantes qui incriminent votre femme.
— Comme meurtrière ? Vous êtes complètement fou, ma parole ! Jessie serait incapable de faire le moindre mal à son pire ennemi. Jamais elle ne mettrait le pied hors de la ville. Elle ne pourrait pas… Oh ! si vous étiez un homme en chair et en os, je vous…
— Je me borne à dire qu’elle fait partie du complot, et qu’elle devrait être interrogée.
— Je vous l’interdis, et si vous vous y risquiez, ça vous coûterait cher ! Ca vous coûterait ce qui pour vous représente la vie, et peu m’importe d’ailleurs comment vous définissez celle-ci !… Ecoutez-moi bien, Daneel ! Les Médiévalistes n’en veulent pas à votre peau ; ils ne procèdent pas de cette façon-là. Ce qu’ils cherchent, c’est à vous obliger à quitter la ville : ça crève les yeux ! Pour y parvenir, ils essaient de vous attaquer psychologiquement ; ils tentent de nous rendre l’existence aussi désagréable que possible, à vous comme à moi, du moment que nous travaillons ensemble. Ils ont très facilement pu découvrir que Jessie est ma femme, et rien ne leur a été plus aisé que de lui révéler qui vous êtes. Or, elle ressemble à toutes les femmes et à tous les hommes de New York : elle n’aime pas les robots, et elle aurait horreur d’en fréquenter un, surtout si cette fréquentation devait, par surcroît, comporter un danger. Vous pouvez tenir pour certain qu’on aura insisté sur le danger que vous me faites courir, et le résultat n’a pas manqué, je vous l’assure ; elle a passé la nuit à me supplier de renoncer à l’enquête, ou de trouver un moyen de vous ramener à Spacetown.
— Je crois, répondit tranquillement le robot, que vous feriez mieux de parler moins fort, Elijah. Je sais bien que je ne peux pas prétendre être un détective au même sens du terme que vous en êtes un. Et pourtant, j’aimerais attirer votre attention sur un point particulier que j’ai remarqué.
— Ca ne m’intéresse pas de vous écouter.
— Je vous prie cependant de le faire. Si je me trompe, vous me le direz, et cela ne nous causera aucun tort, ni à l’un ni à l’autre. Voici ce que j’ai constaté. Hier soir, vous êtes sorti de votre chambre pour téléphoner à Jessie ; je vous ai proposé d’envoyer votre fils à votre place, et vous m’avez répondu que les Terriens n’avaient pas l’habitude d’envoyer leurs enfants à leur place là où il y avait du danger. Cet usage, s’il est observé par les pères, ne l’est-il donc pas par les mères de famille ?
— Mais si, bien sûr ! répliqua Baley qui aussitôt s’arrêta net.
— Vous voyez ce que je veux dire ! continua R. Daneel. Normalement, si Jessie avait eu peur pour vous et désiré vous avertir, elle aurait risqué sa propre vie et non pas envoyé son fils risquer la sienne. Si donc elle a envoyé Bentley, c’est qu’elle était sûre qu’il ne risquait rien, alors qu’elle-même aurait couru un danger en venant vous voir. Supposez que le complot ait été tramé par des gens inconnus de Jessie ; dans ce cas elle n’aurait eu aucun motif de se tourmenter pour elle-même. Mais, d’un autre côté, si elle fait partie du complot, elle a dû savoir, Elijah, elle a certainement su qu’on la surveillait et qu’on la reconnaîtrait, tandis que Bentley, lui, passerait inaperçu.
— Attendez un peu ! dit Baley, se sentant tellement mal à l’aise qu’il crut avoir une nausée. Votre raisonnement est singulièrement spécieux, mais…
Il ne fut pas nécessaire d’attendre, car un signal se mit à clignoter follement sur le bureau du commissaire principal. R. Daneel attendit que Baley y répondit, mais le détective ne fit que regarder fixement la lampe, d’un air impuissant. C’est pourquoi le robot coupa le contact du signal et demanda, dans le microphone :
— Qu’est-ce qu’il y a ?
La voix métallique de R. Sammy se fit alors entendre :
— Il y a une dame qui désire voir Lije. Je lui ai dit qu’il était occupé, mais elle ne veut pas partir. Elle dit qu’elle s’appelle Jessie.
— Faites-la entrer ! dit calmement R. Daneel, dont les yeux se fixèrent impassiblement sur Baley, qui se sentit pris de vertige.