2 Voyage en tapis roulant express

Il y avait comme toujours foule sur le tapis roulant express ; les voyageurs debout se tenaient sur la bande inférieure, et ceux qui avaient droit aux places assises montaient sur l’impériale. Un flot mince et continu de gens s’échappait de l’express pour passer sur les tapis de « décélération », et de là gagnait les tapis roulants secondaires ou les escaliers mécaniques, qui conduisaient, sous d’innombrables arches et par autant de ponts, au dédale sans fin des divers quartiers de la ville. Un autre flot humain, non moins continu, progressait en sens inverse, de la ville vers l’express, en passant par des tapis accélérateurs.

De tous côtés des lumières étincelaient ; les murs et les plafonds, tous lumineux, semblaient irradier d’une phosphorescence non dénuée de fraicheur ; partout des placards aveuglants attiraient l’attention, et, telles de gros vers luisants, les indications se succédaient, crues et impératives : DIRECTION DE JERSEY — POUR LA NAVETTE D’EAST RIVER : SUIVEZ LES FLECHES — DIRECTION DE LONG ISLAND : PRENDRE L’ETAGE SUPERIEUR.

Mais ce qui dominait cet ensemble, c’était un bruit formidable, inséparable de la vie même, le colossal brouhaha de millions de gens parlant, riant, toussant, criant, murmurant, et respirant.

« Tiens ! se dit Baley. On ne voit indiquée nulle part la direction de Spacetown ! »

Il sauta de tapis roulant en tapis roulant, avec l’aisance et l’adresse acquises au cours d’une vie entière passée à ce genre d’exercice. Les enfants apprenaient à sauter d’un tapis sur l’autre dès qu’ils commençaient à marcher. C’est à peine si Baley sentait l’accélération progressive du tapis, et il avait une telle habitude de ce mode de transport qu’il ne se rendait même plus compte que, instinctivement, il se penchait en avant pour compenser la force qui l’entraînait. Il ne lui fallut pas trente secondes pour atteindre le tapis roulant à cent kilomètres à l’heure, lequel lui permit de sauter sur la plate-forme à balustrades et à parois vitrées qui s’intitulait l’express.

Mais il n’y avait toujours pas de poteaux indicateurs mentionnant Spacetown. Après tout, cela s’expliquait. A quoi bon indiquer ce chemin-là ? Si l’on avait affaire à Spacetown, on savait sûrement comment y aller. Et si l’on n’en connaissait pas l’itinéraire, il était parfaitement inutile de s’y rendre. Quand Spacetown avait été fondée, quelque vingt-cinq ans auparavant, on avait d’abord incliné à en faire un centre d’attraction, et d’innombrables foules de New Yorkais s’étaient rendues là-bas.

Mais les Spaciens n’avaient pas mis longtemps à stopper cette invasion. Poliment (ils étaient toujours polis), mais fermement, ils dressèrent entre eux et la grande ville une barrière fort difficile à franchir, formée d’une combinaison des services de contrôle de l’immigration et de l’inspection des douanes. Quand donc on avait affaire à Spacetown, on était tenu de fournir toutes indications d’identité désirables ; on devait, de plus, consentir à une fouille intégrale, à un examen médical approfondi, et à une désinfection complète.

Bien entendu, ces mesures suscitèrent un vif mécontentement, plus vif même qu’elles ne le justifiaient, et il en résulta un sérieux coup d’arrêt dans le programme de modernisation de New York. Baley gardait un souvenir vivace des émeutes dites de la Barrière. Il y avait participé lui-même, dans la foule, se suspendant aux balustrades de l’express, envahissant les impériales, au mépris des règlements qui réservaient à certaines personnes privilégiées les places assises ; il avait parcouru pendant des heures les tapis roulants, sautant de l’un à l’autre au risque de se rompre le cou et pendant deux jours, il était demeuré avec les émeutiers devant la Barrière de Spacetown, hurlant des slogans, et démolissant le matériel de la ville, simplement pour soulager sa rage.

S’il voulait s’en donner la peine, Baley pouvait encore chanter par cœur les airs populaires de cette époque-là. Il y avait entre autres : L’homme est issu de la Terre, entends-tu ? un vieux chant du pays, au refrain lancinant.

L’homme est issu de la Terre, entends-tu

C’est sa mère nourricière, entends-tu

Spaciens va-t’en, disparais

De la Terre qui te hait !

Sale Spaciens entends-tu ?

Il y avait des centaines de strophes du même genre, quelques-unes spirituelles, là plupart stupides, beaucoup obscènes. Mais chacune d’elles se terminait par : « Sale Spacien, entends-tu ? » Futile riposte, consistant à rejeter à la figure des Spaciens l’insulte par laquelle ils avaient le plus profondément blessé les New Yorkais : leur insistance à traiter les habitants de la Terre comme des êtres pourris par les maladies.

Il va sans dire que les Spaciens ne partirent pas. Ils n’eurent même pas besoin de mettre en jeu leurs armes offensives. Il y avait belle lurette que les flottes démodées des Puissances Terrestres avaient appris qu’approcher d’un vaisseau aérien du Monde Extérieur, c’était courir au suicide. Les avions terrestres qui s’étaient aventurés dans la zone réservée de Spacetown, aux premiers temps de son établissement, avaient purement et simplement disparu. Tout au plus en avait-on retrouvé quelque minuscule débris d’aile, ayant fini par retomber sur la Terre.

Quant aux armes terrestres, aucune foule, si déchaînée fût-elle, ne perdrait jamais la tête au point d’oublier l’effet des disrupteurs subéthériques portatifs, utilisés contre les Terriens dans les guerres du siècle précédent.

Ainsi donc les Spaciens se tenaient isolés derrière leur barrière, produit de leur puissance scientifique, et les Terriens ne disposaient d’aucune méthode leur permettant d’espérer qu’un jour ils pourraient détruire cette barrière. Pendant toute la période des émeutes, les Spaciens attendirent sans broncher, jusqu’à ce que les autorités de la ville fussent parvenues à calmer la foule, en utilisant des gaz somnifères et vomitifs. Pendant quelque temps, les pénitenciers regorgèrent de meneurs, de mécontents, et de gens arrêtés uniquement parce qu’il en fallait dans les prisons… Mais, très rapidement, ils furent tous relâchés.

Puis, au bout d’un certain temps, les Spaciens assouplirent progressivement leurs mesures restrictives. Ils supprimèrent la barrière, et passèrent un accord avec les services de police de New York, qui s’engagèrent à faire respecter les lois isolationnistes de Spacetown et à qui ils assurèrent aide et protection. Enfin, décision plus importante que toutes les autres, la visite médicale obligatoire devint beaucoup moins draconienne.

Mais maintenant, se dit Baley, les événements pouvaient suivre un cours tout différent. Si les Spaciens croyaient sérieusement qu’un Terrien avait réussi à pénétrer dans Spacetown pour y commettre un meurtre, il n’y aurait rien d’impossible à ce qu’ils décident de rétablir la barrière : et ça, ce serait un coup dur.

Il se hissa sur la plate-forme de l’express, se fraya un chemin parmi les voyageurs debout, et gagna le petit escalier en spirale qui menait à l’impériale ; là, il s’assit, mais sans mettre dans le ruban de son chapeau sa carte de circulation ; il ne l’arbora qu’après avoir dépassé le dernier quartier de l’arrondissement de l’Hudson. En effet, aucune personne appartenant à la catégorie C. 5 n’avait droit aux places assises, pour les parcours à l’intérieur d’une zone limitée à l’est par Long Island et à l’ouest par l’Hudson. Sans doute, il y avait, à cette heure-là, beaucoup de places assises disponibles, mais si un des contrôleurs l’avait vu, il l’aurait automatiquement expulsé de l’express. Les gens deviennent de jour en jour plus agacés par le système de classement de la population en catégories distinctes, plus ou moins privilégiées. Et, en toute honnêteté, Baley devait s’avouer qu’il partageait entièrement le sentiment des masses populaires sur ce point. Il affectait d’ailleurs, non sans satisfaction, de se considérer comme un homme du peuple.

Le dossier de chaque siège était surmonté d’un paravent aux lignes courbes et aérodynamiques, contre lequel l’air glissait en faisant entendre un sifflement caractéristique. Cela rendait toute conversation quasi impossible, mais, quand on y était habitué, cela n’empêchait pas de réfléchir.

La plupart des Terriens étaient, à des degrés divers, imprégnés de civilisation médiévale. En fait, rien n’était plus facile que de rester fidèle à ce genre d’idée, si l’on se bornait à considérer la Terre comme le seul et unique monde, et non pas comme un monde perdu au milieu de cinquante autres – et le plus mal loti d’ailleurs…

Tout à coup, Baley tourna vivement la tête vers la droite, en entendant une femme pousser un cri perçant. Elle avait laissé tomber son sac à main, et il aperçut, le temps d’un éclair, le petit objet rouge qui se détachait sur le fond gris du tapis roulant. Sans doute un voyageur pressé, quittant l’express, avait-il dû l’accrocher au passage et le faire tomber sur le tapis décélérateur : toujours est-il que la propriétaire du sac filait à toute vitesse loin de son bien.

Baley fit une petite grimace du coin de sa bouche. Si la femme avait eu assez de présence d’esprit, elle aurait dû passer tout de suite sur le tapis décélérateur le plus lent de tous, et elle aurait pu retrouver son sac, à la condition que d’autres voyageurs ne s’en soient pas emparés ou ne l’aient pas envoyé rouler dans une autre direction. De toute manière, il ne saurait jamais ce qu’elle avait décidé de faire déjà l’endroit où s’était produit l’incident disparaissait dans le lointain. Il y avait d’ailleurs de fortes chances pour qu’elle n’eût pas bougé. Les statistiques prouvaient qu’en moyenne toutes les trois minutes quelqu’un laissait tomber, en un point quelconque de la voie, un objet qu’il ne retrouvait pas. C’est pourquoi le bureau des objets trouvés était une entreprise considérable : il ne représentait, en fait, qu’une des nombreuses complications de la vie moderne.

Et Baley ne put s’empêcher de s’avouer qu’au temps jadis la vie était plus simple. Tout était moins compliqué ; et c’était pour cela que beaucoup de gens préconisaient le retour aux mœurs des temps médiévaux. On les appelait des médiévalistes. Le Médiévalisme se présentait sous différents aspects ; pour un être dépourvu d’imagination, comme Julius Enderby, cela signifiait la conservation d’usages archaïques, tels que des lunettes et des fenêtres ; pour Baley cela se résumait à des études historiques, et tout particulièrement à celles ayant pour objet l’évolution des coutumes populaires.

Il se laissa aller à méditer sur la ville, cette cité de New York où il vivait et où il avait trouvé sa raison d’être. Elle était la plus importante de toutes les villes d’Amérique, à l’exception de Los Angeles, et sa population n’était dépassée, sur la Terre, que par celle de Shanghaï. Or, elle n’avait pas trois cents ans d’âge.

Bien entendu, il y avait eu, autrefois, sur ce même territoire géographiquement délimité, une agglomération urbaine que l’on appelait New York City. Ce rassemblement primitif de population avait existé pendant trois mille, et non pas trois cents ans. Mais, en ces temps-là, on ne pouvait appeler cela une VILLE.

Il n’y avait pas alors de villes au sens moderne du terme. On trouvait, éparpillées sur la Terre par milliers, des agglomérations, d’importance plus ou moins grande, à ciel ouvert, et ressemblant un peu aux dômes spaciens, mais très différentes de ceux-ci tout de même. Ces agglomérations-là ne comprenaient que rarement un million d’habitants, et la plus importante de toutes atteignait à peine dix millions. Du point de vue de la civilisation moderne, elles avaient été incapables de faire efficacement face aux problèmes économiques nés de leur développement.

Or, l’accroissement constant de leur population avait obligé les Terriens à rechercher une organisation réellement efficace. Tant que cette population n’avait pas dépassé le chiffre de deux, puis trois, même cinq milliards d’habitants, la planète avait réussi à la faire vivre en abaissant progressivement le standard de vie de chacun. Mais quand elle atteignit huit milliards, il devint clair qu’une demi-famine la menaçait inévitablement. Dès lors, il fallut envisager des changements radicaux dans les principes fondamentaux de la civilisation moderne, et cela d’autant plus que les Mondes Extérieurs (qui, mille ans plus tôt, n’avaient été que de simples colonies de la Terre) devenaient d’année en année plus hostiles à toute immigration de Terriens sur leurs territoires.

On aboutit ainsi à la formation progressive des grandes villes. Pour que celles-ci fussent efficacement organisées, elles devaient être très grandes. On l’avait déjà compris d’ailleurs, à l’époque médiévale, mais d’une façon confuse. Les petites entreprises et l’artisanat local cédèrent la place à de grosses fabriques, et celles-ci finirent par se grouper en industries continentales.

La notion d’efficacité et de rendement ne pouvait être mieux illustrée que par la comparaison de cent mille familles vivant dans cent mille diverses maisons, avec cent mille familles occupant un bloc prévu à cet effet dans une cité moderne ; au lieu d’une collection de livres filmés pour chaque famille, dans chaque maison, on créait dans le bloc une cinémathèque accessible à tous ; de même pour la télévision et la radio. Poussant plus avant la concentration des moyens, on avait mis un terme à la folle multiplication des cuisines et des salles de bains, pour les remplacer par des restaurants et des salles de douches communautaires à grand rendement.

Ce fut ainsi que, petit à petit, les villages, les bourgs, et les petites villes du temps jadis disparurent, absorbés par les grandes cités modernes. Les premières conséquences de la guerre atomique ne firent que ralentir un peu cette concentration. Mais dès qu’on eut trouvé les méthodes de construction capables de résister aux effets des bombes atomiques, l’édification des grandes villes s’accéléra.

Cette nouvelle civilisation urbaine permit d’obtenir une répartition optimum de la nourriture, et entraîna l’utilisation croissante de levures et d’aliments hydroponiques. La ville de New York s’étendit sur un territoire de trois mille kilomètres carrés, et le dernier recensement faisait ressortir sa population à plus de vingt millions. La Terre comprenait environ huit cents villes semblables, dont la population moyenne était de dix millions.

Chacune de ces villes devint un ensemble quasi autonome qui parvint à se suffire à peu près à lui-même sur le plan économique. Et toutes se couvrirent de toits hermétiques, s’entourèrent de murs infranchissables, et se tapirent dans les profondeurs du sol. Chacune devint une cave d’acier, une formidable caverne aux innombrables compartiments de béton et de métal.

La cité ainsi conçue était scientifiquement édifiée. L’énorme complexe des organes administratifs en occupait le centre. Puis venaient, tout autour, les vastes secteurs résidentiels soigneusement orientés les uns par rapport aux autres, et reliés par tous les tapis roulants, conduisant eux-mêmes à l’express. Dans la périphérie se trouvaient les fabriques de toutes espèces, les installations productrices d’aliments à base d’hydroponiques et de levures, et les centrales d’énergie. Et, au milieu de tout cet enchevêtrement, serpentait un prodigieux réseau de conduites d’eau, d’égouts, de lignes de transport de force, et de voies de communications qui desservaient une quantité d’écoles, de prisons et de magasins.

On n’en pouvait douter : la Cité moderne représentait le chef-d’œuvre accompli par l’homme pour s’adapter au milieu dans lequel il lui fallait vivre et dont il devait se rendre maître. Il n’était plus question de voyager dans l’espace, ni de coloniser les cinquante Mondes Extérieurs, qui jouissaient maintenant d’une indépendance jalousement défendue, mais uniquement de vivre dans la Cité.

On ne trouvait pratiquement plus un Terrien vivant en dehors de ces immenses villes. Car, dehors, c’était le désert à ciel ouvert, ce ciel que peu d’hommes pouvaient désormais contempler avec sérénité. Certes, toute cette étendue de territoires sauvages était nécessaire aux Terriens, car elle contenait l’eau dont ils ne pouvaient se passer, le charbon et le bois, dernières matières premières d’où l’on tirait les matières plastiques, et cette levure dont le besoin ne cessait jamais de croître. (Les sources de pétrole étaient depuis longtemps taries, mais certaines levures riches en huile le remplaçaient fort bien.) Les régions comprises entre les villes contenaient encore de nombreux minerais, et on en exploitait le sol, plus intensément que la plupart des citadins ne le savaient, pour la culture et l’élevage. Le rendement en était médiocre, mais la viande de bœuf ou de porc et les céréales se vendaient toujours comme denrées de luxe et servaient aux exportations.

Mais on n’avait besoin que d’un très petit nombre d’hommes pour exploiter les mines et les fermes, ou faire venir l’eau dans les Cités : les robots exécutaient ce genre de travail mieux que les hommes, et ils causaient beaucoup moins de soucis.

Oui, des robots ! C’était bien là l’énorme ironie du sort ! C’était sur la Terre que le cerveau positronique avait été inventé et que les robots avaient pour la première fois été utilisés à la production. Oui, sur la Terre et non dans les Mondes Extérieurs ! Mais cela n’empêchait pas ceux-ci d’affirmer que les robots étaient les produits de leurs propres civilisations.

Dans une certaine mesure, on devait évidemment reconnaître aux Mondes Extérieurs le mérite d’avoir réussi à pousser l’organisation économique par robots à un haut degré de perfection. Sur la Terre, l’activité des robots avait toujours été limitée à l’exploitation des mines et des fermes ; mais, depuis un quart de siècle, sous l’influence croissante des Spaciens, les robots avaient fini par s’infiltrer lentement à l’intérieur même des villes.

Les Cités modernes étaient d’excellents ouvrages. Tout le monde, à l’exception des tenants du Médiévalisme, savait fort bien qu’on ne pouvait raisonnablement les remplacer par aucun autre système. Leur seule faiblesse : elles ne conserveraient pas toujours leurs exceptionnelles qualités. La population terrestre continuait à croître, et un jour viendrait, tôt ou tard, où, malgré tous leurs efforts, les grandes villes ne pourraient plus fournir à chacun de leurs ressortissants le minimum vital de calories indispensable pour subsister.

Or, cet état de choses se trouvait considérablement aggravé par la proximité des Spaciens, descendants des premiers émigrants venus de la Terre. Ils vivaient dans l’opulence, grâce aux mesures qu’ils avaient prises, d’une part pour limiter les naissances, d’autre part pour généraliser l’usage des robots. Ils se montraient froidement résolus à conserver jalousement leurs confortables conditions d’existence, dues à la faible densité de leur population. Il était évident que le meilleur moyen de conserver leurs avantages était de maintenir à un niveau très bas le rythme des naissances, et d’empêcher toute immigration des Terriens…

Spacetown en vue !

Une réaction de son subconscient avertit Baley que l’express approchait du quartier de Newark. Or, il savait que, s’il demeurait à sa place, il se trouverait bientôt emporté à toute vitesse en direction du sud-ouest, vers le quartier de Trenton, où l’express virait pour passer en plein centre de la région, fort chaude et sentant le moisi, où l’on produisait la levure.

C’était une question de temps, qu’il fallait soigneusement calculer. Il en fallait beaucoup pour descendre l’escalier en spirale, pour se frayer un chemin sur la plate-forme inférieure, parmi les voyageurs debout et toujours grommelant, pour se glisser le long de la balustrade jusqu’à la sortie, enfin pour sauter sur le tapis décélérateur.

Quand il eut achevé d’exécuter toutes ces manœuvres, il se trouva juste à hauteur de la sortie qu’il comptait atteindre. Or, pas un instant, il n’avait agi ni progressé consciemment ; et s’il avait eu pleine conscience de ce qu’il faisait, sans doute aurait-il manqué la correspondance.

Sans transition, il se vit dans une solitude presque complète ; en effet, il n’y avait, en plus de lui, sur le quai de sortie du tapis roulant, qu’un agent de police en uniforme, et, compte tenu du bourdonnement incessant de l’express, un silence presque pénible régnait dans ce secteur.

L’agent, qui était là, en faction, s’avança vers Baley, et celui-ci, d’un geste nerveux, lui montra son insigne de détective, cousu sous le revers de son veston : aussitôt, le policier lui fit, de la main, signe de passer.

Baley s’avança donc dans un couloir qui se rétrécissait progressivement, et comportait de nombreux tournants à angle aigu. De toute évidence, ces sinuosités étaient voulues, et destinées à empêcher les foules de Terriens de s’y amasser, pour foncer en force contre Spacetown.

Baley se réjouissait de ce qui avait été convenu entre Enderby et les autorités de Spacetown, à savoir qu’il rencontrerait son associé en territoire newyorkais. Il n’avait en effet aucune envie de subir un examen médical, quelle que fût la politesse réputée avec laquelle on y procédait.

Un Spacien se tenait juste devant une succession de portes, qu’il fallait franchir pour accéder à l’air libre et aux dômes de Spacetown. Il était habillé selon la meilleure mode terrestre : son pantalon, bien ajusté à la taille, était assez large du bas et comportait une bande de couleur le long de la couture de chaque jambe ; il portait une chemise ordinaire en Textron, à col ouvert et fermeture éclair, et froncée aux poignets. Néanmoins c’était un Spacien. Au premier coup d’œil, on constatait une très légère, mais nette différence entre son aspect et celui d’un Terrien. Attitude générale, port de tête, visage aux traits trop impassibles et aux pommettes saillantes, cheveux plaqués en arrière, sans raie, et luisant comme du bronze : tout cela le distinguait incontestablement.

Baley s’avança vers lui non sans raideur, et lui dit, d’une voix monocorde :

— Je suis le détective Elijah Baley, de la police de New York – catégorie C. 5.

Il tira de sa poche quelques documents, et reprit :

— J’ai ordre de rencontrer R. Daneel Olivaw à l’entrée de Spacetown. Je suis un peu en avance, fit-il en regardant sa montre. Puis-je demander que l’on annonce mon arrivée ?

Il ne put se défendre d’un frisson qui lui parcourut tout le corps. Certes, il était maintenant habitué aux robots de modèles terrestres, et il savait qu’il devait s’attendre à trouver une sensible différence avec un robot de type spacien. Cependant il n’en avait jamais encore rencontré, et c’était devenu une banalité à New York que d’entendre colporter, de bouche à oreille, d’horribles histoires sur les robots effrayants et formidables, véritables surhommes, que les Mondes Extérieurs utilisaient dans leurs domaines lointains et scintillants. Et voici que Baley ne put s’empêcher de grincer des dents.

Le Spacien, qui l’avait poliment écouté, répliqua :

— Ce ne sera pas nécessaire. Je vous attendais.

Baley, automatiquement, leva la main droite, mais la laissa aussitôt retomber. En même temps, sa mâchoire inférieure s’affaissa légèrement, et son visage s’allonges encore. Il ne put réussir à prononcer un mot : il lui sembla que sa langue s’était soudain paralysée.

— Je me présente donc, dit le Spacien. Je suis R. Daneel Olivaw.

— Vraiment ? Est-ce que je me trompe ? Je croyais pourtant que la première initiale de votre nom…

— Tout à fait exact. Je suis un robot. Ne vous a-t-on pas prévenu ?

— Si, je l’ai été.

Baley passa machinalement une main humide dans ses cheveux, puis il la tendit à son interlocuteur, en répliquant :

— Excusez-moi, monsieur Olivaw. Je ne sais pas à quoi je pensais. Bonjour. Je suis donc Elijah Baley, votre associé.

— Parfait !

La main du robot serra celle du détective, exerçant sur elle une douce et progressive pression, comme il est d’usage entre amis, puis se retira.

— Cependant, reprit-il, il me semble déceler en vous un certain trouble. Puis-je vous demander d’être franc avec moi ? Dans une association comme la nôtre, on n’est jamais trop précis, et il ne faut rien se cacher. C’est pourquoi, dans notre monde, les associés s’appellent toujours par leur petit nom. J’ose croire que cela n’est pas contraire à vos propres habitudes ?

— C’est que… répondit Baley d’un ton navré, c’est que… vous comprenez… vous n’avez pas l’air d’un robot !…

— Et cela vous contrarie ?

— Cela ne devrait pas, j’imagine, Da… Daneel. Est-ce qu’ils sont tous comme vous dans votre monde ?

— Il y a des différences individuelles, Elijah, comme parmi les hommes.

— C’est que… nos propres robots… eh bien… on peut très bien les reconnaître. Mais vous, vous avez l’air d’un vrai Spacien.

— Ah ! je comprends ! Vous vous attendiez à trouver un modèle plutôt grossier, et vous êtes surpris. Et cependant n’est-il pas logique que nos dirigeants aient décidé d’utiliser un robot répondant à des caractéristiques humanoïdes très prononcées, dans un cas pareil, où il est indispensable d’éviter des incidents fâcheux ? Ne trouvez-vous pas cela juste ?

Certes, c’était fort juste : un robot, facilement reconnaissable et circulant en ville, ne tarderait pas à avoir de gros ennuis.

— Oui, répondit donc Baley.

— Eh bien, dans ces conditions, allons-y, Elijah !

Ils se dirigèrent vers l’express. Non seulement Daneel n’eut aucune peine à se servir du tapis accélérateur, mais il en usa avec une adresse digne d’un vieil habitué. Baley, qui avait commencé par réduire son allure, finit par l’augmenter presque exagérément. Mais le robot le suivit si aisément que le détective finit par se demander si son partenaire ne faisait pas exprès de ralentir son allure. Il atteignit donc, aussi vite qu’il le put, l’interminable file du tapis roulant express, et bondit dessus d’un mouvement si vif qu’il en était vraiment imprudent : or, le robot en fit autant, sans manifester la moindre gêne. Baley était rouge et essoufflé. Il avala sa salive et dit :

— Je vais rester en bas avec vous.

— En bas ? réplique le robot, apparemment indifférent au bruit et aux trépidations de l’express. Serais-je mal informé ? On m’avait dit que la catégorie C. 5 donnait droit à une place assise à l’impériale, dans certaines conditions.

— Vous avez raison. Moi, je peux monter là-haut, mais pas vous.

— Et pourquoi donc ne puis-je y monter avec vous ?

— Parce qu’il faut être classé en catégorie C. 5.

— Je le sais.

— Eh bien, vous ne faites pas partie de cette catégorie-là.

La conversation devenait difficile ; la plate-forme inférieure comportait moins de pare-brise que l’impériale, en sorte que le sifflement de l’air était beaucoup plus bruyant ; par ailleurs, Baley tenait naturellement à ne pas élever la voix.

— Pourquoi ne pourrais-je pas faire partie de cette catégorie C. 5 ? dit le robot. Je suis votre associé ; par conséquent, nous devons tous les deux être sur le même plan. On m’a remis ceci.

Ce disant, il sortit d’une poche intérieure de sa chemise une carte d’identité réglementaire, au nom de Daneel Olivaw, sans la fatidique initiale R ; il n’y manquait aucun des cachets obligatoires, et la catégorie qui y figurait était C. 5.

— C’est bon, dit Baley, d’un ton bourru. Montons !

Quand il se fut assis, Baley regarda droit devant lui ; il était très mécontent de lui-même et n’aimait pas sentir ce robot assis à côté de lui. En un si bref laps de temps, il avait déjà commis deux erreurs ; tout d’abord, il n’avait pas su reconnaître que R. Daneel était un robot ; en second lieu, il n’avait pas deviné que la logique la plus élémentaire exigeait que l’on remît à R. Daneel une carte de C. 5.

Sa faiblesse – il s’en rendait bien compte – c’était de ne pas être intégralement le parfait détective répondant à l’idée que le public se faisait de cette fonction. Il n’était pas immunisé contre toute surprise. Il ne pouvait constamment demeurer imperturbable. Il y avait toujours une limite à sa faculté d’adaptation ; enfin, sa compréhension des problèmes qui lui étaient soumis n’était pas toujours aussi rapide que l’éclair. Tout cela, il le savait depuis fort longtemps, mais jamais encore il n’avait déploré ces lacunes et ces imperfections, inhérentes à la nature humaine. Or, ce qui maintenant les lui rendait pénibles, c’était de constater que, selon toutes les apparences, R. Daneel Olivaw personnifiait véritablement ce type idéal du détective. C’était, en fait, pour lui une nécessité inhérente à sa qualité de robot.

Baley, dès lors, commença à se trouver des excuses. Il était habitué aux robots du genre de R. Sammy, celui dont on se servait au bureau. Il s’attendait à trouver une créature dont la peau était faite de matière plastique, luisante et blanchâtre, presque livide. Il pensait trouver un regard figé, exprimant en toute occasion une bonne humeur peu naturelle et sans vie. Il avait prévu que ce robot aurait des gestes saccades et légèrement hésitants…

Mais rien de tout cela ne s’était produit : R. Daneel ne répondait à aucune de ces caractéristiques.

Baley se risqua à jeter un coup d’œil en coin vers son voisin. Instantanément R. Daneel se tourna aussi, son regard croisa celui de Baley, et il fit gravement un petit signe de tête. Lorsqu’il parlait, ses lèvres remuaient naturellement, et ne restaient pas tout le temps entrouvertes comme celles des robots terrestres. Baley avait même pu apercevoir de temps à autre bouger sa langue…

« Comment diable peut-il rester assis avec un tel calme ? se dit Baley. Tout ceci doit être complètement nouveau pour lui : le bruit, les lumières, la foule… »

Il se leva, passa brusquement devant R. Daneel, et lui dit :

— Suivez-moi !

Ils sautèrent à bas de l’express, sur le tapis décélérateur, et Baley se demanda soudain :

« Qu’est-ce que je vais dire à Jessie ? »

Sa rencontre avec le robot avait chassé de son esprit cette pensée ; mais voilà qu’elle lui revenait, pressante et douloureuse, tandis qu’ils approchaient rapidement, sur le tapis roulant secondaire, du centre même du quartier de Bronx.

Il crut bon de donner au robot quelques explications.

— Tout ce que vous voyez là, Daneel, dit-il, c’est une seule et unique construction, qui englobe toute la Cité. La ville de New York tout entière consiste en un seul édifice, dans lequel vivent vingt millions d’individus. L’express fonctionne sans jamais s’arrêter, nuit et jour, à la vitesse de cent kilomètres à l’heure ; il s’étend sur une longueur de quatre cents kilomètres, et il y a des centaines de kilomètres de tapis roulants secondaires.

« Dans un instant, se dit-il, je vais lui dire combien de tonnes de produits à base de levure on consomme par jour à New York, et combien de mètres cubes d’eau nous buvons, ainsi que le nombre de mégawatts-heure produits par les piles atomiques. »

— On m’a en effet informé de cela, dit R. Daneel, et les instructions que j’ai reçues comportent d’autres renseignements du même genre.

« Par conséquent, se dit Baley, il est au courant de ce qui concerne la nourriture, la boisson et l’énergie électrique. Il n’y a pas de doute ! Pourquoi vouloir en remontrer à un robot ?… »

Ils se trouvaient dans la 182e Rue Est, et il ne leur restait plus que deux cents mètres à parcourir pour atteindre les ascenseurs qui desservaient d’immenses blocs de ciment et d’acier contenant d’innombrables logements, y compris le sien.

Il était sur le point de dire : « Par ici ! » quand il se heurta à un rassemblement qui se tenait devant la porte brillamment éclairée d’un magasin de détail, comme il y en avait beaucoup au rez-de-chaussée des immeubles d’habitation. Usant automatiquement du ton autoritaire propre à sa profession, il demanda :

— Qu’est-ce qui se passe donc ici ?

— Du diable si je le sais ! répondit un homme, debout sur la pointe des pieds. Je suis comme vous ; j’arrive à l’instant.

— Moi, je vais vous le dire, fit un autre, fort excité. On vient de remplacer dans le magasin certains employés par ces salauds de robots. Alors je crois que les autres employés vont les démolir. Oh, là, là ! Ce, que j’aimerais leur donner un coup de main !…

Baley jeta un regard inquiet à Daneel, mais si celui-ci avait compris ou même entendu les paroles de l’homme, il ne le montra pas.

Baley fonça dans la foule, en criant :

— Laissez-moi passer ! Laissez-moi passer ! Police !

On lui fit place, et il entendit derrière lui :

— Mettez-les en morceaux ! Cassez-les comme du verre, pièce par pièce !…

Quelqu’un rit, mais Baley, lui, n’en avait aucune envie. Certes, la Cité représentait le summum des perfectionnements, au point de vue de l’organisation et du rendement. Mais elle impliquait une collaboration volontaire de ses habitants à l’œuvre commune ; elle exigeait d’eux leur acceptation d’une existence conforme à des règles strictes, et soumise à un sévère contrôle scientifique. Or, il arrivait parfois que des ressentiments longtemps contenus finissent par exploser ; Baley ne se rappelait que trop bien les émeutes de la Barrière !…

Il ne manquait évidemment pas de raisons pour motiver un soulèvement de masse contre les robots. La généralisation de leur emploi entrainerait automatiquement le déclassement d’un nombre correspondant d’hommes, ce qui signifierait pour ceux-ci la perspective du chômage, c’est-à-dire la portion congrue du strict minimum vital. Après une vie entière de travail, comment ces gens, frustrés du bénéfice de leur travail, ne verraient-ils pas dans les robots la cause de leurs maux ? Il n’était que trop normal de les voir décidés à démolir ces concurrents sans âme.

On ne pouvait pas, en effet, avoir de prise sur une formule du genre « la politique du gouvernement », ni sur un slogan tel que « le travail du robot augmente la production ». Mais on pouvait cogner sur le robot lui-même.

Le gouvernement appelait ces troubles les douleurs de l’enfantement. Il déplorait de tels faits, se déclarait désolé, mais assurait la population qu’après une indispensable période d’adaptation une nouvelle et meilleure existence commencerait pour tout le monde.

En attendant, le déclassement d’un nombre croissant d’individus avait pour cause directe l’extension du mouvement médiévaliste. Quand les gens sont malheureux et perdent tout espoir de voir venir la fin de leurs tourments, ils passent aisément de l’amertume, née de la spoliation, à la fureur vengeresse et destructrice. Il ne faut alors que quelques minutes pour transformer l’hostilité latente d’une foule en une fulgurante orgie de sang et de ruines.

Baley, parfaitement conscient de ce danger, se rua farouchement vers la porte du magasin.

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