18 Fin d’une enquête

Les Yeux du commissaire principal se bridèrent, et il lança à Baley un regard venimeux.

— Qu’est-ce que vous allez faire, Lije ? Hier matin, dans la demeure de Fastolfe, vous avez déjà essayé un coup du même genre. Ne recommencez pas, je vous prie !

— D’accord, fit Baley. Je me suis trompé la première fois !

Et dans sa rage, il songea :

« La seconde fois, aussi, je me suis trompé ! Mais pas cette fois-ci ! Ah ! non, pas ce coup-ci ! »

Mais ce n’était pas le moment de s’appesantir sur le passé, et il reprit aussitôt :

— Vous allez juger par vous-même, monsieur le commissaire ! Admettez que les charges relevées contre moi aient été montées de toutes pièces. Pénétrez-vous comme moi de cette conviction, et voyez un peu où cela va nous mener ! Demandez-vous alors qui a bien pu monter un coup pareil. De toute évidence, ce ne peut être que quelqu’un ayant su que, hier soir, j’ai traversé la centrale de Williamsburg.

— D’accord. De qui donc peut-il s’agir ?

— Quand j’ai quitté le restaurant, j’ai été suivi par un groupe de Médiévalistes. Je les ai semés, ou du moins je l’ai cru, mais évidemment l’un d’entre eux m’a vu pénétrer dans la centrale. Mon seul but, en agissant ainsi – vous devez bien le comprendre – était de leur faire perdre ma trace.

Enderby réfléchit un instant, puis demanda :

— Clousarr ? Etait-il dans ce groupe ?

Baley fit un signe de tête affirmatif.

— Bon, nous l’interrogerons. S’il y a quoi que ce soit à tirer de lui, nous le lui arracherons. Que puis-je faire de plus, Lije ?

— Attendez, maintenant. Ne me bousculez pas. Ne voyez-vous pas ou je veux en venir ?

— Eh bien, si j’essayais de vous le dire ? répliqua Enderby en joignant les mains. Clousarr vous a vu entrer dans la centrale de Williamsburg, ou bien c’est un de ses complices qui, vous ayant repéré, lui aura communiqué le renseignement. Il a aussitôt décidé d’utiliser ce fait pour vous attirer des ennuis, et pour vous obliger à abandonner la direction de l’enquête. Est-ce là ce que vous pensez ?

— C’est presque cela.

— Parfait ! fit le commissaire, qui parut s’intéresser davantage à l’affaire. Il savait que votre femme faisait partie du mouvement, bien entendu, et il était convaincu que vous n’accepteriez pas que l’on fouillât dans votre vie privée, pour y trouver des charges contre vous. Il aura pensé que vous donneriez votre démission plutôt que de tenter de vous justifier. A ce propos, Lije, que diriez-vous de démissionner ? Je veux dire que, si ça tourne vraiment mal, nous pourrions, de cette façon, étouffer l’affaire !

— Pas pour tout l’or du monde, monsieur le commissaire !

— Comme vous voudrez ! dit Enderby en haussant les épaules. Où en étais-je ? Ah, oui ! Eh bien, Clousarr se sera procuré sans doute un vaporisateur, par l’intermédiaire d’un autre membre du mouvement travaillant à la centrale, et il aura chargé un second complice de détruire R. Sammy.

Il tambourina légèrement de ses doigts sur sa table.

— Non, Lije ! reprit-il. Elle ne vaut rien, votre thèse.

— Et pourquoi donc ?

— Trop tirée par les cheveux ! Trop de complices ! De plus, Clousarr a un alibi à toute épreuve, pour la nuit et le matin du meurtre du Dr Sarton. Nous avons vérifié cela tout de suite, et j’étais évidemment le seul à connaitre la raison pour laquelle cette heure-là méritait un contrôle particulier.

— Je n’ai jamais accusé Clousarr, monsieur le Commissaire. C’est vous qui l’avez nommé. A mon avis, ce pouvait être n’importe quel membre du mouvement médiévaliste. Clousarr n’est rien de plus qu’un visage reconnu par hasard par Daneel. Je ne pense même pas qu’il joue un rôle important dans le mouvement. Cependant, il y a quelque chose d’étrange à son sujet.

— Quoi donc ? demanda Enderby d’un air soupçonneux.

— Il savait que Jessie avait adhéré au mouvement : pensez-vous qu’il connaisse tous les adhérents ?

— Je n’en sais rien, moi ! Ce que je sais, c’est qu’il connaissait Jessie. Peut-être la considérait-on dans ce milieu comme une personne importante, parce qu’elle était mariée à un détective. Et peut-être l’a-t-il remarquée à cause de cela ?

— Et vous dites que, tout de go, il vous a informé que Jézabel Baley était membre du mouvement ? Il vous a déclaré ça tout de suite : Jézabel Baley ?

— Eh bien, oui ! répéta Enderby. Je viens de vous dire que je l’ai entendu de mes propres oreilles.

— C’est justement cela que je trouve bizarre, monsieur le commissaire. Car Jessie ne s’est plus servie de son prénom depuis la naissance de Bentley. Pas une seule fois ! Et je vous affirme que je sais de quoi je parle ! Quand elle a adhéré à ce mouvement médiévaliste, il y avait longtemps que personne ne l’appelait plus Jézabel : cela aussi, j’en suis sûr. Alors, comment Clousarr a-t-il pu apprendre qu’elle avait ce prénom-là ?

Le commissaire principal rougit violemment et, se hâta de répliquer :

— Oh ! s’il en est ainsi, il faut croire qu’il a dû dire Jessie. Moi, je n’y ai pas réfléchi, et, automatiquement, j’ai enregistré sa déclaration comme s’il avait appelé votre femme par son vrai prénom. Mais, en fait, maintenant que j’y réfléchis, je suis sûr qu’il a dit Jessie et non Jézabel.

— Mais jusqu’à maintenant, vous étiez formellement sûr de l’avoir entendu nommer Jézabel Baley. Je vous ai posé plusieurs fois la question.

— Dites donc, Baley ! s’écria Enderby d’une voix pointue. Vous n’allez tout de même pas prétendre que je mens ?

— Ce que je me demande maintenant, reprit Baley, c’est si, en réalité, Clousarr a fait la moindre déclaration au sujet de Jessie. Je me demande si ce n’est pas vous qui avez monté ce coup-là. Voilà vingt ans que vous connaissez Jessie, et vous êtes le seul, sans doute, à savoir qu’elle a pour prénom Jézabel.

— Vous perdez la tête, mon garçon !

— Vous croyez ? Où étiez-vous donc après déjeuner ? Vous avez été absent de votre bureau pendant au moins deux heures.

— Est-ce que vous prétendez m’interroger, par hasard ?

— Je vais-même répondre à votre place : vous étiez à la centrale d’énergie de Williamsburg !

Le commissaire principal se leva d’un bond. Son front était luisant, et, au coin de ses lèvres, il y avait de petites taches blanches, comme de l’écume séchée.

— Que diable êtes-vous en train de raconter ?

— Y étiez-vous, oui ou non ?

— Baley, vous êtes suspendu ! Rendez-moi votre insigne !

— Pas encore ! Vous m’entendrez d’abord, et jusqu’au bout !

— Il n’en est pas question. C’est vous le coupable, un coupable diabolique, même ! Et ce qui me dépasse, c’est que vous ayez assez d’audace et assez peu de dignité pour m’accuser, moi, moi entre tous, d’avoir comploté votre perte !

Son indignation était telle qu’il en perdit un instant la parole. Dès qu’il l’eut retrouvée, il balbutia :

— B… Baley, je… je vous arrête !

— Non ! répliqua l’inspecteur, très maître de lui. Pas encore, monsieur le commissaire ! Je vous préviens que mon arme est dans ma poche, braquée sur vous, et qu’elle est chargée. N’essayez pas de me prendre pour un imbécile, car je n’en suis pas un ! Je suis décidé à tout, vous m’entendez bien, à tout pour pouvoir aller jusqu’au bout de ma démonstration ! Quand j’aurai terminé, vous ferez ce que vous voudrez : peu m’importe !

Julius Enderby, les yeux hagards, regarda fixement la poche dans laquelle Baley tenait son arme braquée sur son chef.

— Ca vous coûtera cher, Baley ! finit-il par s’écrier. Vous passerez vingt ans en prison, vous m’entendez ! Vingt ans dans le plus noir des cachots de la Cité !

A ce moment, R. Daneel s’approcha vivement de l’inspecteur et il lui saisit le poignet, en lui disant calmement :

— Je ne peux pas vous laisser agir ainsi, mon cher associé. Il ne faut pas que vous fassiez du mal au commissaire principal !

Pour la première fois depuis que R. Daneel était entré dans la Cité, Enderby lui adressa directement la parole :

— Arrêtez-le, vous ! Je vous l’ordonne au nom de la Première Loi !

Mais Baley répliqua, très rapidement :

— Je n’ai aucune intention de lui faire du mal, Daneel, à condition que vous l’empêchiez de m’arrêter. Vous vous êtes engagé à m’aider à mener cette enquête jusqu’à son terme. Il nous reste quarante-cinq minutes.

R. Daneel, sans lâcher le poignet de Baley, dit alors à Enderby :

— Monsieur le commissaire principal, j’estime que Elijah a le droit de dire tout ce qu’il a découvert. En ce moment même, d’ailleurs, je suis en communication permanente avec le Dr Fastolfe…

— Quoi ? glapit Enderby. Comment cela ?

— Je suis muni d’un appareil émetteur-récepteur, répondit inexorablement le robot, et je peux vous certifier que, si vous refusez d’entendre ce que Elijah veut vous dire, cela fera une très fâcheuse impression sur le Dr Fastolfe qui nous écoute. Il pourrait en résulter de graves conséquences, croyez-moi !

Le commissaire se laissa retomber sur sa chaise, sans pouvoir articuler une seule parole. Baley en profita pour enchainer aussitôt :

— J’affirme, monsieur le commissaire, que vous vous êtes rendu aujourd’hui à la centrale de Williamsburg, que vous y avez pris un vaporisateur, et que vous l’avez remis à R. Sammy. Vous avez choisi exprès cette centrale-là pour pouvoir me rendre suspect. Mieux encore, vous avez profité du retour du Dr Gerrigel pour l’inviter à venir dans les locaux de nos services. Vous lui avez fait remettre un indicateur truqué, qui l’a conduit automatiquement, non pas à votre bureau, mais à la chambre noire, où il ne pouvait pas ne pas découvrir les restes de R. Sammy. Vous avez compté sur lui pour émettre un diagnostic immédiat et correct. Et maintenant, ajouta-t-il en remettant son arme dans son étui, si vous voulez m’arrêter, allez-y ! Mais je doute que Spacetown accepte cela comme une réponse à ce que je viens d’affirmer.

— Le mobile !… balbutia Enderby, à bout de souffle.

Ses lunettes étaient embuées de sueur, et il les ôta, ce qui, aussitôt, lui redonna un air désemparé et misérable :

— Quel aurait été le mobile d’un tel acte, si je l’avais commis ?

— Vous m’avez fourré dans un beau pétrin, pas vrai ? Et quel bâton dans les roues de l’enquête Sarton ! En plus de tout cela, R. Sammy en savait trop.

— Sur quoi, au nom du Ciel ?

— Sur la façon dont un Spacien a été assassiné, il y a cinq jours et demi. Car, monsieur le commissaire, c’est vous-même qui, à Spacetown, avez tué le Dr Sarton !

R. Daneel jugea nécessaire d’intervenir, tandis que Enderby, la tête dans ses mains, faisait des signes de dénégation et semblait positivement s’arracher les cheveux.

— Mon cher associé, dit le robot, votre théorie est insoutenable, je vous assure ! Voyons, vous savez bien que le commissaire principal n’a pas pu assassiner le Dr Sarton ! Il en est incapable !

— Alors, écoutez-moi, Daneel ! Ecoutez-moi bien ! C’est moi que Enderby a supplié de prendre en main l’enquête, moi et non pas l’un de mes supérieurs hiérarchiques. Pourquoi l’a-t-il fait ? Pour plusieurs raisons. La première, c’est que nous étions des amis d’enfance : il s’est donc dit qu’il ne me viendrait jamais à l’esprit qu’un vieux camarade de classe, devenu son chef respecté, pourrait être un criminel. Je suis connu dans le service pour ma droiture, Daneel, et il a spéculé là-dessus. En second lieu, il savait que Jessie avait adhéré à un mouvement clandestin, et il comptait en profiter pour me manœuvrer, faire échouer l’enquête ou encore me faire chanter et m’obliger à me taire, si je touchais de trop près à la solution de l’énigme. En fait, il n’avait pas vraiment peur de me voir découvrir la vérité. Dès le début de l’enquête, il a fait de son mieux pour exciter en moi une grande méfiance à votre égard, Daneel, comptant bien qu’ainsi nous agirions l’un contre l’autre, vous et moi. Il connaissait l’histoire du déclassement dont mon père a été l’objet, et il pouvait facilement deviner comment je réagirais moi-même. Voyez-vous, c’est un immense avantage, pour un meurtrier, que d’être lui-même chargé de l’enquête concernant son propre crime !…

Enderby finit par retrouver l’usage de la parole, et répliqua d’une voix sans timbre :

— Comment donc aurais-je pu être au courant de ce que faisait Jessie ?… Vous ! s’écria-t-il, dans un sursaut d’énergie, en se tournant vers le robot. Si vous êtes en communication avec Spacetown, dites-leur que tout ceci n’est qu’un mensonge ! Oui, un mensonge !…

Baley l’interrompit, d’abord d’une voix forte, puis sur un ton plus bas, mais dont le calme était empreint d’une étrange force de persuasion :

— Vous étiez certainement au courant de ce que faisait Jessie, pour la bonne raison que vous faites vous-même partie du mouvement médiévaliste, monsieur le commissaire ! Allons donc ! Vos lunettes démodées, les fenêtres de votre bureau, tout cela prouve que, par tempérament, vous êtes partisan de ces idées-là ! Mais j’ai de meilleures preuves ! Comment Jessie a-t-elle découvert que Daneel était un robot ? Sur le moment, cela m’a beaucoup troublé. Nous savons maintenant, bien sûr, que ses amis médiévalistes l’ont mise au courant, mais cela ne résout pas le problème : comment les Médiévalistes eux-mêmes ont-ils, si rapidement, su l’arrivée de R. Daneel dans la Cité ? Vous, monsieur le commissaire, vous avez esquivé la question, en prétendant que Daneel avait été reconnu au cours de l’incident du magasin de chaussures. Je n’ai jamais cru réellement à cette explication : je ne le pouvais pas. Dès ma première rencontre avec Daneel, je l’ai pris pour un homme, et j’ai une excellente vue ! Or, hier, j’ai fait venir de Washington le Dr Gerrigel. J’avais, pour cela, plusieurs raisons ; mais la principale, celle qui m’a poussé d’abord à le convoquer, c’était de voir s’il découvrirait, sans que je l’y incite spécialement, que Daneel était un robot. Eh bien, monsieur le commissaire, il ne l’a pas reconnu ! Je les ai présentés l’un à l’autre, ils se sont serré la main, et nous avons eu tous trois un long entretien ; petit à petit, j’ai amené la conversation sur les robots humanoïdes, et ce fut alors, seulement, qu’il a commencé à comprendre. Or, il s’agissait du Dr Gerrigel, le plus savant expert en Robotique que nous possédions. Auriez-vous l’audace de prétendre que quelques agitateurs médiévalistes auraient pu faire mieux que lui, et cela, dans la confusion et la tension d’un début d’émeute ? Et voudriez-vous me faire croire qu’ils auraient ainsi acquis une telle certitude, concernant Daneel, qu’ils auraient alerté tous leurs adhérents, les invitant à passer à l’action contre le robot ? Allons, monsieur le commissaire, vous voyez bien que cette thèse est insoutenable !

« Ce qui, en revanche, est évident, c’est que, dès le début, les Médiévalistes ont su exactement à quoi s’en tenir sur Daneel. L’incident du magasin de chaussures a été monté de toutes pièces, pour montrer à Daneel – et par conséquent à Spacetown – l’importance de l’aversion que les Terriens éprouvent à l’égard des robots. Ce but que l’on a ainsi cherché à atteindre, c’était de brouiller les pistes, et de détourner sur la population tout entière de New York les soupçons qui auraient pu peser sur quelques personnes. Or, si, dès le premier jour, les Médiévalistes ont été renseignés sur R. Daneel, par qui l’ont-ils été ? J’ai, à un moment donné, pensé que c’était par Daneel lui-même ; mais j’ai vite été détrompé. Le seul, l’unique Terrien qui fût au courant, c’était vous, monsieur le commissaire !

— Je proteste ! répliqua Enderby, retrouvant une surprenante énergie. Il pouvait y avoir des espions à la préfecture de police, et tout ce que nous avons fait, vous et moi, a pu être remarqué. Votre femme a pu être l’un d’eux, et si vous ne trouvez pas invraisemblable de me soupçonner moi-même, je ne vois pas pourquoi vous ne soupçonneriez pas d’autres membres de la police !

Baley fit une moue méprisante et rétorqua :

— Ne nous égarons pas sur les pistes chimériques de mystérieux espions avant de voir où la solution la plus simple et la plus logique peut nous mener. J’affirme, moi, que l’informateur des agitateurs, le seul, le véritable, c’était vous, monsieur le commissaire ! Et maintenant que je revois en pensée tout ce qui s’est passé, il me semble remarquable de noter combien votre moral s’assombrissait quand je semblais toucher au but, ou au contraire devenait meilleur dès que je m’en éloignais. Vous avez commencé par être nerveux. Quand j’ai exprimé l’intention d’aller à Spacetown, sans vous en donner la raison, vous vous êtes positivement effondré. Pensiez-vous que je vous avais déjà démasqué, et que je vous tendais un piège pour vous livrer aux Spaciens ? Vous m’avez dit que vous les haïssiez, et vous étiez prêt de fondre en larmes. J’ai cru un moment que cela tenait au cuisant souvenir de l’humiliation que vous aviez subie à Spacetown, quand on vous avait soupçonné ; mais Daneel m’a détrompé, en m’assurant qu’on avait pris grand soin de vous ménager, et qu’en fait vous ne vous étiez jamais douté que l’on vous avait soupçonné. Votre panique a donc été causée, non par l’humiliation, mais par la peur. Là-dessus, j’ai trouvé une solution complètement fausse, et, comme vous assistiez à la scène, vous avez constaté combien j’étais loin, immensément loin, du but ; et aussitôt vous avez repris confiance. Vous m’avez même réprimandé, prenant la défense des Spaciens. Après cela, vous êtes resté quelque temps très maître de vous, et confiant dans l’avenir. Sur le moment, J’ai même été un peu surpris de ce que vous m’ayez si facilement pardonné mes injustes accusations contre les Spaciens, attendu que vous m’aviez longuement chapitré sur la nécessité de ménager leur susceptibilité. En fait, mon erreur vous avait fait un grand plaisir.

« Mais voilà que j’ai appelé au téléphone le Dr Gerrigel, et que vous avez voulu en connaitre la raison ; comme je n’ai pas voulu vous la donner, cela vous a aussitôt plongé dans la consternation, parce que vous avez eu peur…

— Un instant, mon cher associé ! coupa R. Daneel, en levant la main.

Baley regarda l’heure : il était 23 h 42 !

— Qu’y a-t-il, Daneel ? répondit-il.

— Si l’on admet qu’il est membre du mouvement médiévaliste, le commissaire a pu être tout simplement ennuyé que vous en fassiez la découverte. Mais cela n’implique pas nécessairement qu’il soit responsable du meurtre. Rien ne l’incrimine, et il ne peut avoir commis un tel acte !

— Vous faites complètement erreur, Daneel ! Il ne savait pas pourquoi j’avais besoin du Dr Gerrigel, mais il ne se trompait pas en étant convaincu que je désirais me renseigner plus amplement sur les robots. Et cela l’a terrifié, parce que, pour commettre son plus grand crime, il s’est servi d’un robot. N’est-ce pas exact, monsieur le commissaire principal ?

Enderby secoua la tête désespérément, et balbutia :

— Quand tout ceci sera fini…

Mais il ne put articuler un mot de plus.

— Comment le Dr Sarton a-t-il été assassiné ? s’écria alors Baley, contenant mal sa rage. Eh bien, je vais vous le dire, moi ! Par l’association C/Fe, mille tonnerres ! Oui : C/Fe ! Je me sers du propre symbole que vous m’avez appris, Daneel ! Vous êtes tellement imbu des mérites de la culture C/Fe que vous n’êtes plus capable, Daneel, de voir comment un Terrien peut s’être inspiré de ces principes pour mener à bien une entreprise avantageuse pour lui seul. Alors, il me faut vous l’expliquer en détail.

« Pour un robot, la traversée de la campagne, même de nuit, même seul, ne comporte aucune difficulté. Le commissaire a remis à R. Sammy une arme, et il lui a dit où il devait aller, par quel chemin, et quand il devait exécuter ses ordres. Il s’est rendu, de son côté, à Spacetown par l’express, et on lui a confisqué son propre revolver dans les Toilettes ; R. Sammy lui a ensuite remis celui qu’il avait apporté, et avec lequel Enderby a tué le Dr Sarton ; puis il a rendu l’arme à R. Sammy, qui l’a rapportée à New York en revenant à travers champs. Et aujourd’hui il a détruit R. Sammy, qui en savait trop, et qui constituait désormais un danger pour lui. Cette thèse-là explique tout, en particulier la présence du commissaire à Spacetown et la disparition de l’arme du crime ; de plus, elle épargne de supposer qu’un citoyen de New York a pu, de nuit, traverser la campagne à ciel ouvert.

— Je regrette pour vous, répliqua R. Daneel, mais je suis heureux pour le commissaire, que votre solution n’explique rien en réalité, Elijah ! Je vous ai déjà affirmé que la cérébroanalyse du cerveau du commissaire a prouvé qu’il est incapable d’avoir délibérément commis un meurtre. J’ignore quel est le terme exact par lequel vous définissez dans votre langue ce fait psychologique. Est-ce de la lâcheté, est-ce un scrupule de conscience, est-ce de la pitié ? Je ne connais que les définitions de ces termes données par le dictionnaire, et je ne peux juger s’ils s’appliquent au cas qui nous occupe. Mais, de toute manière, le commissaire n’a pas commis d’assassinat.

— Merci ! murmura Enderby, dont la voix se raffermit, et qui parut reprendre confiance. J’ignore pour quels motifs vous essayez de me démolir ainsi, Baley, mais, puisque vous l’avez voulu, nous irons jusqu’au bout !

— Oh ! un peu de patience, je vous prie ! répliqua l’inspecteur. Je suis loin d’en avoir terminé. En particulier, j’ai ceci à vous montrer !

Ce disant, il tira de sa poche, le petit cube d’aluminium que lui avait remis Daneel, et il le posa bruyamment sur la table. De toutes ses forces, il chercha à se donner encore plus d’assurance, espérant que celle-ci impressionnerait ses deux interlocuteurs. Car, depuis une demi-heure, il s’était refusé à songer à un petit fait, cependant essentiel : l’arrivée inopinée de Enderby dans la salle à manger l’avait empêché de voir le film pris sur les lieux du crime, et il ignorait ce que l’on pouvait y découvrir. Ce qu’il allait donc faire, c’était un coup de bluff, un pari redoutable mais il n’avait pas le choix.

A la vue de l’objet, Enderby se rejeta en arrière.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.

— Oh ! n’ayez crainte ! fit Baley, sarcastique. Ce n’est pas une bombe, mais tout simplement un micro-téléviseur, émetteur-récepteur, qui sert d’appareil de projection cinématographique.

— Et qu’est-ce qu’il est censé prouver ?

— Nous allons le voir.

Il alla baisser la lumière du lustre qui éclairait le bureau du commissaire, puis revint s’asseoir près du petit cube dont il actionna une manette.

L’un des murs du bureau du commissaire principal s’éclaira soudain et servit d’écran de projection, du parquet jusqu’au plafond. Ce qui frappa le plus Baley, tout d’abord, ce fut l’étrange lumière dans laquelle baignait la pièce que le film représentait ; c’était une clarté grisâtre, comme on n’en voyait jamais dans la Cité, et Baley, partagé entre une instinctive curiosité et un certain malaise, se dit que sans doute on avait tourné le film aux premières lueurs du jour, et que ce devait donc être l’aurore qu’il voyait ainsi. Le film montrait le bureau du Dr Sarton, et, au milieu de la pièce, on pouvait voir l’horrible cadavre, tout déchiqueté, du savant spacien. Enderby le contempla, les yeux exorbités, tandis que Baley reprenait son exposé.

— Je sais que le commissaire principal n’est pas un tueur, Daneel. Je n’avais pas besoin de vous pour l’apprendre. Si j’avais davantage réfléchi à ce fait, dès le début de l’enquête, j’aurais trouvé plus vite la solution. Mais je ne l’ai découverte qu’il y a une heure, quand, sans y attacher d’importance, je vous ai rappelé qu’un jour vous vous êtes intéressé aux verres correcteurs de Bentley. Oui, monsieur le commissaire, c’est comme ça que je vous ai démasqué ! J’ai tout d’un coup compris que votre myopie et vos lunettes étaient la clef de l’énigme. J’ai idée qu’on ne sait pas ce que c’est que la myopie dans les Mondes Extérieurs, sans quoi ils auraient pu trouver, tout comme moi, et sur-le-champ, l’explication du meurtre. Quand, exactement, avez-vous cassé vos lunettes, monsieur le commissaire ?

— Que voulez-vous dire ? fit Enderby.

— La première fois que vous m’avez exposé l’affaire Sarton, vous m’avez dit que vous aviez cassé vos lunettes à Spacetown. Moi, j’ai aussitôt pensé que cet incident avait été dû à votre agitation, au moment où l’on vous avait annoncé le crime. Mais vous, vous ne m’avez jamais confirmé la chose, et je me suis lourdement trompé en faisant cette supposition. En réalité, si vous êtes entré dans Spacetown avec l’intention d’y commettre un crime, vous deviez être suffisamment agité et nerveux pour laisser choir vos lunettes et les casser avant le meurtre. N’est-ce pas exact, et n’est-ce pas, en fait, ce qui s’est passé ?

— Je ne vois pas où vous voulez en venir, mon cher associé, dit R. Daneel.

« Je suis encore son cher associé pour dix minutes ! se dit Baley. Vite, vite ! Il faut que je parle vite, et que je pense encore plus vite !… »

Tout en parlant, il n’avait pas cessé de manipuler les boutons de réglage du micro-projecteur. Il était tellement hypertendu que ses gestes manquaient de précision. Maladroitement, il parvint cependant à modifier le grossissement de la lentille, en sorte que, par saccades progressives, le cadavre prit des dimensions plus imposantes et sembla se rapprocher, au point que Baley eut presque l’illusion de sentir l’âcre odeur de la chair brûlée. La tête, les épaules, et l’un des bras étaient comme désarticulés, et ce qui les reliait aux hanches n’était plus qu’un amas informe de chair et d’os calcinés, car le projectile utilisé par le meurtrier avait contenu un explosif des plus violents.

Baley jeta du coin de l’œil un regard vers Enderby ; celui-ci avait fermé les yeux et semblait malade. Baley eut aussi la nausée, mais il se força à regarder, car c’était indispensable. Lentement, avec le plus grand soin, il fit passer sur le mur, en les grossissant au maximum, toutes les images du film, ce qui lui permit d’examiner, comme à la loupe, les moindres recoins du bureau du Dr Sarton. Il s’attacha surtout à en étudier le parquet, morceau par morceau.

Tout en manipulant l’appareil, il ne cessa de parler. Il le fallait : il ne pourrait se taire que quand il aurait trouvé ce qu’il cherchait. Et s’il ne le trouvait pas, toute sa démonstration risquait d’être inutile, pire qu’inutile même. Son cœur battait à tout rompre, et il avait la tête en feu.

— Il est évident, reprit-il donc, que le commissaire principal est incapable d’assassiner quelqu’un avec préméditation. C’est la pure vérité. Je dis bien : avec préméditation. Mais n’importe qui, lui comme un autre, peut tuer quelqu’un accidentellement. Eh bien, ce n’était pas pour tuer le Dr Sarton que le commissaire est venu à Spacetown, mais pour vous tuer, vous, Daneel ! Oui, vous ! La cérébroanalyse vous a-t-elle révélé qu’il est incapable de détruire une machine ? Non, n’est-ce pas ? Ce n’est pas un meurtre, ça ! C’est tout bonnement du sabotage !

« Or, le commissaire principal est médiévaliste, et c’est un convaincu. Il a travaillé avec le Dr Sarton, et il a su dans quel but celui-ci vous a créé, Daneel. Il a eu peur que ce but soit atteint, et que les Terriens soient un jour obligés de quitter la Terre. Alors il a décidé de vous supprimer. Vous étiez le seul robot de votre espèce qui ait encore été créé, et il avait tout lieu de croire qu’en démontrant ainsi l’importance et la résolution des Médiévalistes, il décourageait les Spaciens. Il ne connaissait pas moins la forte opposition que manifeste, dans les Mondes Extérieurs, l’opinion publique contre l’expérience de Spacetown. Le Dr Sarton avait dû lui en parler, et il s’est dit que son acte allait définitivement inciter les Spaciens à quitter la Terre.

« Je ne prétends même pas que l’idée de vous détruire, Daneel, lui ait été agréable. J’imagine qu’il en aurait volontiers chargé R. Sammy ; mais vous aviez un aspect humain tellement parfait, qu’un robot aussi primitif que R. Sammy aurait risqué de s’y tromper, ou de n’y rien comprendre. Les impératifs de la Première Loi l’auraient empêché d’exécuter l’ordre. Le commissaire aurait également pu envoyer un autre Médiévaliste chez le Dr Sarton, mais il était le seul Terrien à avoir accès à toute heure à Spacetown.

« Je voudrais donc tenter maintenant de reconstituer ce qu’a dû être son plan. Je ne fais que deviner, je l’admets ; mais je crois que je ne me trompe guère. Il a pris rendez-vous avec le Dr Sarton, mais il est venu, exprès, de bonne heure : en fait, c’était à l’aube. Il pensait que le Dr Sarton dormirait, mais que vous, Daneel, vous seriez éveillé. Je pose en principe que vous habitiez chez le docteur, Daneel. Ai-je tort ?

— Pas du tout, Elijah. Vous êtes tout à fait dans le vrai, au contraire.

— Bon, alors, continuons ! C’est vous qui deviez donc ouvrir la porte à l’arrivée du commissaire, lequel, aussitôt, aurait déchargé sur vous son arme, dans votre tête ou dans votre poitrine. Puis il se serait enfui à travers les rues désertes de Spacetown encore endormie, jusqu’au lieu de rendez-vous fixé à R. Sammy. Il lui aurait rendu l’arme du crime, puis serait revenu lentement à la demeure du Dr Sarton. Au besoin, il aurait fait semblant de découvrir lui-même le cadavre ; mais, bien entendu, il préférait qu’un autre s’en chargeât. Si on l’interrogeait au sujet de son arrivée si matinale, il pourrait sans doute prétexter d’une communication urgente qu’il désirait faire à Sarton, concernant, par exemple, une attaque de Médiévalistes contre Spacetown dont il aurait eu vent. Sa visite aurait eu pour objet d’inciter les Spaciens à prendre secrètement leurs précautions, afin d’éviter une bagarre entre les Terriens et eux. La découverte du robot détruit ne rendrait que plus plausible cette thèse.

« Si, d’autre part, on s’étonnait de ce que vous ayez mis si longtemps, monsieur le commissaire, pour vous rendre chez le Dr Sarton, vous pourriez dire… voyons… que vous aviez vu quelqu’un s’enfuir vers la campagne, et que vous lui aviez donné la chasse. Vous les auriez ainsi lancés sur une fausse piste. Quant à R. Sammy, nul ne risquait de le démasquer. Un robot circulant hors de la Cité ne pouvait que rencontrer d’autres robots travaillant dans les fermes. Est-ce que je me trompe beaucoup, monsieur le commissaire ?

— Je… je n’ai pas… balbutia Enderby.

— Non, fit Baley. Vous n’avez pas tué Daneel. Il est là, devant vous, et, depuis qu’il a pénétré dans la Cité, vous n’avez pas eu la force de le regarder en face ni de l’appeler par son nom. Maintenant, monsieur le commissaire, maintenant, regardez-le bien !

Mais Enderby en fut incapable, et il enfouit son visage dans ses mains tremblantes. A ce moment précis, Baley, qui ne tremblait guère moins, faillit faire tomber le micro-projecteur : il venait de trouver ce qu’il cherchait si ardemment.

L’image que projetait l’appareil sur le mur représentait l’entrée du bureau du Dr Sarton. La porte était ouverte ; c’était une porte à glissière, qui s’enfonçait dans le mur en coulissant sur une rainure métallique. Et là, dans la rainure métallique, là, oui là, quelque chose brillait, et l’on ne pouvait se tromper sur la nature de ce scintillement !…

— Je vais vous dire ce qui s’est passé, reprit Baley. C’est en arrivant chez le Dr Sarton que vous avez laissé tomber vos lunettes. Vous deviez être nerveux et je vous ai déjà vu dans cet état : vous ôtez alors vos lunettes et vous les essuyez. C’est ce que vous avez fait, mais, comme vos mains tremblaient, vous avez laissé tomber vos verres, et peut-être même avez-vous marché dessus. Toujours est-il qu’ils se sont cassés, et, juste à ce moment, la porte s’est ouverte, laissant paraitre une silhouette que vous avez prise pour Daneel.

« Vous avez aussitôt tiré dessus, puis ramassé en hâte les débris de vos lunettes, et pris la fuite. On a peu après trouvé le corps, et, quand vous êtes arrivé, vous avez découvert que vous aviez tué, non pas Daneel, mais le pauvre Dr Sarton qui s’était levé de grand matin. Pour son plus grand malheur, le savant avait créé Daneel à son image, et, sans vos verres, vous n’avez pas pu, dans l’état de tension extrême où vous vous trouviez, les distinguer l’un de l’autre. Quant à vous donner maintenant une preuve tangible de ce que je viens d’affirmer, la voici !

Baley manipula encore un peu son petit appareil, sous les yeux terrifiés d’Enderby, cependant que R. Daneel demeurait impassible. L’image de la porte grossit, et bientôt, il n’y eut plus, sur le mur du bureau, que la rainure métallique dans laquelle avait glissé cette porte.

— Ce scintillement dans la glissière, Daneel, par quoi est-il causé, à votre avis ?

— Par deux petits morceaux de verre, répliqua calmement le robot. Nous n’y avions attaché aucune importance.

— Il ne va plus en être de même maintenant ! Car ce sont des fragments de lentilles concaves. Vous pouvez mesurer leurs propriétés optiques, et les comparer avec celles des lunettes que Enderby porte en ce moment même ! Et ne vous avisez pas de les détruire, monsieur le commissaire !

Ce disant, il se précipita sur son chef et lui arracha ses lunettes. Un peu à court de souffle, tant il était bouleversé, il les tendit à R. Daneel, et déclara :

— Je crois que cela suffit à prouver qu’il se trouvait chez le Dr Sarton plus tôt qu’on ne le pensait, n’est-ce pas ?

— J’en suis absolument convaincu, Elijah ! répondit le robot. Et je m’aperçois maintenant que la cérébroanalyse du commissaire à laquelle j’ai procédé m’a complètement trompé. Mon cher associé, je vous félicite !

La montre de Baley marquait minuit : une nouvelle journée commençait.

Julius Enderby baissa lentement la tête et l’enfouit dans son coude replié. Les mots qu’il prononça résonnèrent dans la pièce comme des gémissements :

— Je me suis trompé ! Ce fut… une erreur ! Je n’ai jamais eu… l’intention… de le tuer !

Et soudain, il glissa de son siège et s’effondra sur le parquet où il resta sans bouger, tout recroquevillé. R. Daneel s’agenouilla auprès de lui et dit à Baley :

— Vous ne lui avez pas fait mal, j’espère, Elijah ?

— Ah, que c’est dommage ! Il n’est pas mort, n’est-ce pas ?

— Non. Seulement inconscient.

— Il va revenir à lui. Le coup a été trop dur à encaisser, j’imagine ! Mais il le fallait, Daneel. Je ne pouvais pas agir autrement. Je ne possédais aucune preuve acceptable par un tribunal ; je n’avais que mes déductions logiques. Il a donc fallu que je le harcèle sans répit, pour briser petit à petit sa résistance et faire éclater la vérité, en espérant qu’il finirait par s’effondrer. C’est ce qui s’est produit, Daneel. Vous venez de l’entendre avouer, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Bon ! Mais n’oubliez pas que je vous ai promis que le succès de cette enquête ne causerait aucun tort à Spacetown, et contribuerait au contraire à la réussite de son expérience. Par conséquent… Mais attendez un peu ! Le voilà qui revient à lui !

Le commissaire principal fit entendre une sorte de râle ; puis ouvrit péniblement les yeux, et regarda fixement ses deux interlocuteurs.

— Monsieur le commissaire ! dit alors Baley. M’entendez-vous ?

Enderby fit avec indifférence un signe de tête affirmatif.

— Parfait ! reprit Baley. Alors, voici ! Il y a quelque chose qui intéresse les Spaciens bien plus que votre mise en jugement : c’est votre collaboration à l’œuvre qu’ils ont entreprise !

— Quoi ?… Quoi ?… balbutia Enderby, dans les yeux duquel passa une lueur d’espérance.

— Vous devez être une personnalité éminente du mouvement médiévaliste new-yorkais, peut-être de toute l’organisation qu’ils ont mise sur pied d’un bout à l’autre de la planète. Eh bien, arrangez-vous pour orienter le mouvement dans le sens de nouvelles colonisations. Vous voyez dans quel esprit il s’agit de faire la propagande, n’est-ce pas ? Retour à la terre, d’accord, mais à la terre d’autres planètes, etc.

— Je… je ne comprends pas ! murmura le commissaire principal.

— C’est ce que les Spaciens se sont donné pour but, et, si Dieu le veut, c’est également le but que je me propose, depuis un petit entretien fort instructif que j’ai eu avec le Dr Fastolfe. Ils désirent plus que tout au monde atteindre cet objectif, et c’est pour y travailler qu’ils risquent constamment la mort, en venant sur la Terre et en y séjournant. Si le meurtre du Dr Sarton a pour résultat de vous obliger à orienter le Médiévalisme vers la renaissance de la colonisation galactique, les Spaciens considéreront probablement que le sacrifice de leur compatriote n’a pas été inutile. Comprenez-vous maintenant ?

— Elijah a parfaitement raison, dit alors R. Daneel. Aidez-nous, monsieur le commissaire, et nous oublierons le passé ! Je vous parle en ce moment au nom du Dr Fastolfe et de tous mes compatriotes. Bien entendu, si vous consentez à nous aider pour nous trahir ensuite, nous aurons toujours le droit de vous châtier pour votre crime. Je pense que vous comprenez également cela, et je regrette sincèrement d’être obligé de vous le préciser.

— Ainsi, je ne serai pas poursuivi ? demanda Enderby.

— Non, si vous nous aidez.

— Eh bien, c’est entendu, j’accepte ! s’écria le commissaire, les yeux pleins de larmes. Je vais le faire ! Expliquez-leur que ce fut un accident, Daneel !… Un accident !… J’ai fait ce que je croyais être quelque chose de bien, d’utile à notre peuple !…

— Si vous nous aidez vraiment, dit alors Baley, vous accomplirez réellement une bonne et belle œuvre ! La colonisation de l’espace est l’unique voie de salut pour la Terre. Vous vous en convaincrez vite, si vous y réfléchissez sans préjugé ni parti-pris. Si vous n’y parvenez pas tout seul, prenez la peine d’en parler un peu avec le Dr Fastolfe. Et maintenant, commencez donc par nous aider en étouffant l’affaire R. Sammy. Appelez ça un accident, ou tout ce que vous voudrez, mais qu’on n’en parle plus ! Et rappelez-vous ceci, monsieur le commissaire ! ajouta-t-il en se levant. Je ne suis pas le seul à connaitre la vérité ! Me supprimer entrainerait aussitôt votre perte, car tout Spacetown est au courant ! Nous nous comprenons bien, n’est-ce pas ?

— Inutile d’en dire plus, Elijah ! dit R. Daneel en s’interposant. Il est sincère et il nous aidera. La cérébroanalyse le prouve de façon évidente.

— Parfait ! Dans ces conditions, je vais rentrer chez moi. J’ai besoin de retrouver Jessie et Bentley, et de reprendre une existence normale. Et puis, j’ai aussi besoin de dormir ! Dites-moi, Daneel, est-ce que vous resterez sur la Terre quand les Spaciens vont s’en aller ?

— Je ne sais pas, dit le robot, on ne m’a pas avisé… Pourquoi me demandez-vous cela ?

Baley se mordit la lèvre et répondit :

— Je n’aurais jamais pensé qu’un jour je pourrais dire quelque chose de ce genre à une créature telle que vous, Daneel. Mais voilà : j’ai confiance en vous, et même je vous admire. Je suis moi-même trop âgé pour jamais songer à quitter la Terre, mais quand on aura jeté les bases de nouvelles écoles d’émigration, il y aura Bentley à qui il faudra songer. Et si, un jour, Bentley et vous, vous pouvez travailler ensemble…

— Peut-être ! répliqua R. Daneel, toujours aussi impassible.

Il se tourna vers Julius Enderby qui les observait tous deux, et dont le visage flasque commençait seulement à reprendre quelque couleur.

— Mon cher Julius, lui dit-il, j’ai essayé ces jours-ci de comprendre diverses remarques sur lesquelles Elijah a attiré mon attention. Peut-être suis-je sur la bonne voie, car voici que je viens de me rendre compte d’une réalité qui ne m’avait jamais encore frappé : il me semble moins juste et moins souhaitable de détruire ce qui ne devrait pas exister – autrement dit ce que vous appelez, vous, le mal – que de transformer ce mal en ce que vous appelez le bien.

Il hésita un peu, puis, comme s’il semblait presque surpris des termes dont il se servait, il ajouta :

— Allez, et ne péchez plus !

Baley, soudain tout souriant, entraîna R. Daneel vers la porte, et ils s’en allèrent tous deux, bras dessus bras dessous.

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