1Minas Tirith
Pippin regarda au-dehors, abrité sous le manteau de Gandalf. Il se demandait s’il s’était éveillé ou s’il dormait toujours, toujours dans ce rêve impétueux qui l’avait si souvent enveloppé depuis le début de la grande chevauchée. Le monde enténébré filait à toute allure et le vent sifflait bruyamment à ses oreilles. Il ne voyait que les étoiles tournoyantes et, loin à sa droite, de vastes ombres devant le ciel où défilaient les montagnes du Sud. Somnolent, il essayait de se rappeler les jours et les étapes de leur voyage, mais sa mémoire était confuse et encore à moitié endormie.
Il y avait eu, d’abord, la première course effrénée et ininterrompue ; puis, au lever du jour, il avait vu un pâle miroitement d’or, et ils étaient arrivés au bourg silencieux et à la maison vide sur la colline. Et à peine avaient-ils gagné sa sécurité que l’ombre ailée les avait survolés de nouveau, glaçant le cœur des hommes. Mais Gandalf l’avait réconforté par de douces paroles, et Pippin avait dormi dans un coin, fourbu mais inquiet, vaguement conscient du va-et-vient et des conversations des hommes, pendant que Gandalf donnait des ordres. Puis encore à cheval, à cheval dans la nuit. Il y avait maintenant deux, non, trois nuits qu’il avait regardé dans la Pierre. Et sur cet affreux souvenir, il se réveilla tout à fait, puis il frissonna, et la rumeur du vent s’emplit tout à coup de voix menaçantes.
Une lueur s’alluma dans le ciel, un flamboiement jaune derrière de noires palissades. Pippin eut un mouvement de recul, un instant effrayé, se demandant dans quel pays horrible Gandalf le conduisait. Il se frotta les yeux, puis il vit que c’était la lune, maintenant presque pleine, montant au-dessus des ombres de l’est. La nuit était donc encore jeune, et le sombre voyage se poursuivrait pendant des heures encore. Il remua et hasarda une question.
« Où sommes-nous, Gandalf ? » demanda-t-il.
« Au royaume de Gondor, répondit le magicien. Le pays d’Anórien défile toujours sous nos yeux. »
Le silence revint pendant quelque temps. Puis soudain : « Qu’est-ce que c’est ? s’écria Pippin, agrippant la cape de Gandalf. Regardez ! Un feu, rouge ! Y a-t-il des dragons dans ce pays ? Regardez, en voilà un autre ! »
Gandalf héla son cheval en guise de réponse. « En avant, Scadufax ! Il faut nous hâter. Le temps presse. Vois ! Les feux d’alarme du Gondor s’allument, appelant à l’aide. La guerre embrase le pays. Vois, les flammes montent sur l’Amon Dîn, de même que sur l’Eilenach ; et les voici qui se portent rapidement vers l’ouest : le Nardol, l’Erelas, le Min-Rimmon, le Calenhad, enfin le Halifirien aux frontières du Rohan. »
Mais Scadufax ralentit sa course et finit par prendre le pas, puis il leva la tête et hennit. D’autres hennissements vinrent en réponse, sortant des ténèbres ; et bientôt, on entendit le sourd martèlement de sabots au galop, et trois cavaliers arrivèrent en trombe. Ils passèrent, volant comme des fantômes au clair de lune, et s’évanouirent dans l’Ouest. Alors Scadufax se ramassa et s’élança, et la nuit glissa sur lui tel un vent rugissant.
Pippin recommença à sommeiller. Il ne prêtait guère attention à Gandalf tandis que celui-ci l’entretenait des coutumes du Gondor, et des feux d’alarme établis par le Seigneur de la Cité au sommet de collines avancées, de chaque côté de la grande chaîne de montagnes, et des postes de garde qu’il maintenait en ces endroits, toujours pourvus de chevaux frais, prêts à emmener ses estafettes vers le Rohan, du côté nord, ou vers le Belfalas, du côté sud. « Il y a longtemps que les feux d’alarme du Nord n’ont pas été allumés, dit-il ; et autrefois, les Seigneurs du Gondor n’en avaient aucun besoin, car ils avaient les Sept Pierres. » Pippin remua avec inquiétude.
« Rendormez-vous et n’ayez pas peur ! dit Gandalf. Car vous n’allez pas au Mordor comme Frodo, mais à Minas Tirith, et c’est un endroit aussi sûr que partout ailleurs par les temps qui courent. Si le Gondor tombe, ou si l’Anneau est pris, le Comté ne sera plus un refuge. »
« Vos paroles n’ont rien de rassurant », dit Pippin ; mais le sommeil le gagna tout de même. La dernière chose qu’il se rappela, avant de sombrer dans les profondeurs du rêve, fut un aperçu de hautes cimes blanches, chatoyant sous les rayons de la lune déclinante, comme des îles flottantes au-dessus des nuages. Il se demanda où était Frodo, s’il était déjà au Mordor, ou s’il était mort ; et il ne savait pas que Frodo contemplait cette même lune, loin, très loin, au moment où elle se couchait derrière le Gondor avant l’arrivée du jour.
Pippin se réveilla au son d’une conversation. Un autre jour à se cacher et encore une nuit de voyage avaient passé à la vitesse de l’éclair. La pénombre régnait : l’aube grelottante était de nouveau près de paraître, et ils étaient entourés de brumes grises et froides. Scadufax fumait de sueur, mais il dressait fièrement l’encolure et ne montrait aucun signe de fatigue. Des hommes de grande taille, vêtus de lourdes capes, se tenaient en nombre près de lui ; et derrière eux, à travers la brume, se dessinait un mur de pierre. À moitié délabré, eût-on dit ; mais déjà, la nuit à peine terminée, on entendait les bruits d’un travail précipité : coups de marteaux, tintements de truelles et grincements de roues. Ici et là, des feux et des flambeaux jetaient un rougeoiement mat dans le brouillard. Gandalf s’adressait aux hommes qui lui barraient la route et, en prêtant une oreille distraite, Pippin s’aperçut que l’objet de la discussion n’était autre que lui-même.
« Certes, il est vrai que nous vous connaissons, Mithrandir, dit le chef des hommes rassemblés, et vous connaissez les mots de passe des Sept Portes et êtes libre de continuer. Mais nous ne connaissons pas votre compagnon. Qu’est-ce donc là ? Un nain des montagnes du Nord ? Nous ne voulons pas d’étrangers chez nous en ce moment, à moins qu’il ne s’agisse de vaillants hommes d’armes dont la loyauté et l’assistance nous seraient acquises. »
« Je répondrai de lui devant le siège de Denethor, dit Gandalf. Quant à la valeur, elle ne se mesure pas à la taille. Il a traversé plus de batailles et de périls que vous, Ingold, bien que vous ayez deux fois sa stature ; et il sort tout juste de l’assaut mené contre Isengard, dont nous apportons des nouvelles – aussi éprouve-t-il une grande fatigue, sans quoi je le réveillerais. Il s’appelle Peregrin, un homme fort valeureux. »
« Un homme ? » fit Ingold d’un ton dubitatif, et les autres rirent.
« Un homme ! s’écria Pippin, bien réveillé, à présent. Un homme ! Certainement pas ! Je suis un hobbit – et pas plus valeureux que je ne suis homme, sauf peut-être de temps à autre, par nécessité. Ne laissez pas Gandalf vous tromper ! »
« Bien des hommes parmi les plus preux ne parleraient pas autrement, dit Ingold. Mais qu’est-ce qu’un hobbit ? »
« Un Demi-Homme, répondit Gandalf. Non, pas celui qui a été annoncé, ajouta-t-il, voyant la stupéfaction sur le visage des hommes. Pas lui, mais l’un des siens. »
« Oui, et l’un de ses compagnons de voyage, dit Pippin. Et Boromir de votre Cité, qui était avec nous, m’a sauvé dans les neiges du Nord, et finalement, il est tombé en me défendant contre de nombreux ennemis. »
« Paix ! dit Gandalf. La nouvelle de ce malheur aurait dû être annoncée d’abord au père. »
« On l’a devinée, dit Ingold ; car d’étranges présages sont arrivés ici ces jours derniers. Mais passez vite, à présent ! Car le Seigneur de Minas Tirith sera désireux de voir quiconque peut lui apporter les dernières nouvelles de son fils, fût-il homme ou… »
« Hobbit, dit Pippin. Je n’ai pas grand-chose à offrir à votre seigneur, mais si je puis faire quelque chose pour le servir, je le ferai, en mémoire de Boromir le brave. »
« Adieu ! » dit Ingold ; et les hommes s’écartèrent devant Scadufax, qui franchit le mur par un étroit portail. « Puissiez-vous être de bon conseil pour Denethor à l’heure de la nécessité, et pour nous tous, Mithrandir ! cria Ingold. Mais vous apportez des nouvelles de malheur et de danger, comme c’est votre coutume, dit-on. »
« Parce que je ne viens guère que lorsque mon aide est requise, répondit Gandalf. Et pour ce qui est des conseils, à vous, je dirai qu’il est beaucoup trop tard pour réparer le mur du Pelennor. Le courage, à présent, sera votre meilleure défense contre la tempête qui approche – le courage, et le peu d’espoir que j’apporte. Car toutes mes nouvelles ne sont pas mauvaises. Mais laissez là vos truelles et affilez vos épées ! »
« Les travaux seront finis avant le soir, dit Ingold. C’est la dernière partie du mur à préparer pour la défense : la moins exposée aux attaques, car elle regarde vers nos amis du Rohan. Savez-vous ce qu’ils font ? Répondront-ils à notre appel, selon vous ? »
« Oui, ils viendront. Mais ils ont livré plusieurs batailles sur vos arrières. Cette route, ni aucune autre, ne conduit plus vers la sécurité, désormais. Soyez vigilants ! N’eût été Gandalf, le Corbeau de Tourmente, c’est une mer d’ennemis que vous auriez vue déferler de l’Anórien, et non des Cavaliers du Rohan. Et ce pourrait être encore le cas. Adieu, et ne dormez point ! »
Gandalf entra alors dans le vaste pays au-delà du Rammas Echor. Tel était le nom que les Hommes du Gondor donnaient au mur extérieur qu’ils avaient construit au prix de durs labeurs, quand l’Ithilien était tombé sous l’ombre de leur Ennemi. Sur dix lieues ou plus, il partait des montagnes pour y revenir ensuite, enfermant dans son enceinte les champs du Pelennor : des terres fertiles et belles sur les longues pentes et les terrasses qui descendaient jusqu’aux plaines basses de l’Anduin. À son point le plus éloigné de la Grande Porte de la Cité, au nord-est, la muraille se trouvait à quatre lieues de distance, et là, juchée sur un talus escarpé, elle dominait les longues plaines en bordure du fleuve, et ses remparts étaient hauts et forts ; car à cet endroit, sur une chaussée bordée de murs, la route partait des gués et des ponts d’Osgiliath et passait par une porte gardée entre des tours fortifiées. Au point le plus rapproché de la Cité, la muraille n’était guère à plus d’une lieue de distance ; et ce point se trouvait au sud-est. Là, l’Anduin, formant un long coude afin de contourner les collines des Emyn Arnen en Ithilien du Sud, s’incurvait fortement vers l’ouest, et le mur extérieur s’élevait sur sa rive même ; et sous lui se trouvaient les quais et les appontements du Harlond, destinés aux embarcations qui remontaient des fiefs du Sud.
Les terres au-dedans de l’enceinte étaient riches, avec de vastes cultures et de nombreux vergers ; et il y avait des fermes, avec fours à houblon et greniers, parcs à moutons et bouveries, et maints petits ruisseaux ondoyants qui coulaient à travers les prés depuis les hautes terres jusqu’à l’Anduin. Pourtant, les bergers et les cultivateurs étaient peu nombreux à y habiter, et la plupart des gens du Gondor vivaient dans les sept cercles de la Cité, ou dans les hautes vallées sur les contreforts des montagnes, au Lossarnach, ou plus loin au sud, dans le beau Lebennin aux cinq rapides rivières. Là, entre les montagnes et la mer, vivait un peuple robuste. On considérait ces hommes comme des gens du Gondor, mais ils étaient de sang mêlé, et il y avait parmi eux des gens de courte taille au teint bistré, dont les ancêtres étaient plus souvent issus des hommes oubliés qui gîtaient parmi les ombres des collines au cours des Années Sombres, avant la venue des rois. Mais au-delà, dans le grand fief du Belfalas, vivait le prince Imrahil dans son château de Dol Amroth au bord de la mer ; et il était de haut lignage, et les siens aussi l’étaient, hommes grands et fiers aux yeux d’un gris de mer.
Or donc, après quelques minutes de chevauchée, la lumière du jour grandit dans le ciel, et Pippin se secoua et releva la tête. À sa gauche s’étendait une mer de brume qui s’élevait en une ombre morne dans l’Est ; mais à sa droite, de grandes montagnes dressaient la tête : elles s’avançaient depuis l’Ouest, mais trouvaient ici une fin abrupte et soudaine, comme si, lors du façonnement des terres, le Fleuve avait percé une grande barrière, creusant une immense vallée pour en faire un lieu de bataille et de conflit dans les âges à venir. Et là, à l’endroit où se terminaient les Montagnes Blanches des Ered Nimrais, il vit, comme Gandalf le lui avait annoncé, la sombre masse du mont Mindolluin, les ombres violettes de ses hauts cols, et sa haute face blanche dévoilée par le jour croissant. Et sur le genou qu’elle projetait était assise la Cité Gardée et ses sept murs de pierre, si forts et si anciens qu’elle semblait non pas bâtie de main d’homme, mais sculptée par des géants dans l’ossature de la terre.
Ses murs d’un gris indécis, sous les regards ébahis de Pippin, passèrent au blanc, faiblement rosis par l’aurore ; et tout à coup le soleil, franchissant l’ombre de l’est, darda un premier rayon sur la façade de la Cité. Alors Pippin ne put réprimer un cri, car la Tour d’Ecthelion, dressée fièrement derrière le plus haut mur, flamboyait contre le ciel, luisant telle une pointe de perle et d’argent, haute et belle, élancée, et son pinacle étincelait comme s’il était fait de cristaux ; et des bannières blanches se déployèrent aux créneaux et flottèrent dans la brise matinale, et à ses oreilles retentit une claire sonnerie, comme de trompettes d’argent.
C’est ainsi que Gandalf et Peregrin se présentèrent à la Grande Porte des Hommes du Gondor au lever du soleil, et ses battants de fer tournèrent sur leurs gonds et cédèrent devant eux.
« Mithrandir ! Mithrandir ! crièrent les hommes. La tempête est donc bien proche ! »
« Elle est sur vous, dit Gandalf. J’ai volé sur ses ailes. Laissez-moi passer ! Je dois voir votre seigneur Denethor tant que dure son intendance. Quoi qu’il advienne, ceci est la fin du Gondor que vous avez connu. Laissez-moi passer ! »
Alors, les hommes reculèrent devant l’autorité de sa voix, et ils cessèrent de le questionner, mais ils regardèrent avec stupéfaction le hobbit assis devant lui et le cheval qui les portait. Car les gens de la Cité usaient peu souvent des chevaux, et l’on en voyait rarement dans leurs rues, hormis ceux qui servaient de montures aux estafettes de leur seigneur. Et ils dirent : « C’est là assurément l’un des grands coursiers du Roi du Rohan ! Peut-être les Rohirrim viendront-ils bientôt nous prêter main-forte. » Mais Scadufax s’engagea fièrement dans le long chemin sinueux qui escaladait la Cité.
Car Minas Tirith était bâtie de telle sorte qu’elle s’étalait sur sept niveaux, tous creusés dans la colline, et chacun d’entre eux était entouré d’un mur, et dans chaque mur s’ouvrait une porte. Mais les portes n’étaient pas sur une même ligne : la Grande Porte du Mur de la Cité se trouvait à l’est du circuit, mais la suivante était à mi-chemin au sud, et la troisième à mi-chemin au nord, et ainsi de suite, jusqu’au sommet ; de sorte que la route pavée qui grimpait vers la citadelle partait d’abord d’un côté, puis de l’autre, au flanc de la colline. Et chaque fois qu’elle parvenait à la hauteur de la Grande Porte, elle passait par un tunnel voûté à travers une gigantesque colonne rocheuse dont l’énorme saillant divisait tous les cercles de la Cité en deux, sauf le tout premier. Car, grâce en partie au façonnement primitif de la colline, en partie au labeur et au grand savoir-faire d’autrefois, se dressait au fond de la grande place située derrière la Porte un imposant bastion de pierre, terminé en pointe, comme la quille d’un navire faisant face à l’est. Il s’élevait très haut, jusqu’au niveau du dernier cercle, où il était surmonté d’un rempart ; si bien que les occupants de la Citadelle pouvaient, tels des marins sur un éminent bâtiment, regarder de son faîte et apercevoir la Porte à sept cents pieds au-dessous. L’entrée de la Citadelle donnait également sur l’est, mais elle était creusée au cœur du rocher : de là, un long passage incliné, éclairé de lanternes, grimpait jusqu’à la septième porte. Ainsi pouvait-on atteindre la Haute Cour et la Place de la Fontaine au pied de la Tour Blanche : haute et élancée, elle faisait cinquante toises de la base au pinacle, où flottait la bannière des Intendants à mille pieds au-dessus de la plaine.
C’était, à n’en pas douter, une puissante citadelle, imprenable pour toute armée, tant qu’il resterait des hommes d’armes pour la défendre ; à moins qu’un adversaire ne pût arriver par-derrière, escalader les pentes inférieures du Mindolluin et parvenir ainsi à l’épaulement étroit qui reliait la Colline de Garde à la masse de la montagne. Mais cet épaulement, qui se dressait au niveau du cinquième mur, était bordé de hauts remparts jusqu’à l’escarpement qui surplombait son extrémité ouest ; et au sein de cet espace s’élevaient les coupoles de tombeaux, demeures des rois et des seigneurs du temps jadis, à jamais silencieuses entre la montagne et la tour.
Pippin s’émerveillait toujours plus de contempler cette grande cité de pierre, plus vaste et plus magnifique que tout ce dont il avait pu rêver : plus grande et plus forte qu’Isengard, et beaucoup plus belle. Mais, à la vérité, chaque année qui passait la voyait dépérir ; et déjà, elle était privée de la moitié de la population qui aurait pu y habiter dans le confort. Ils passaient, dans chaque rue, devant quelque grande maison ou cour dont le portail voûté était surmonté de nombreuses lettres gravées, aux formes anciennes, étranges et belles – les noms des grands hommes et des grandes familles qui avaient dû y habiter autrefois, se disait Pippin ; mais elles étaient désormais silencieuses, et aucun bruit de pas ne résonnait plus sur leurs vastes pavages, aucune voix ne s’entendait dans leurs salles, aucun visage ne paraissait à la porte ou aux fenêtres vides.
Enfin, sortant des ombres, ils parvinrent à la septième porte ; et le chaud soleil qui brillait au-delà du fleuve, tandis que Frodo arpentait les clairières de l’Ithilien, rayonnait ici sur les murs lisses et les piliers solidement ancrés, et sur la grande arche dont la clef de voûte était sculptée à la ressemblance d’une majestueuse tête couronnée. Gandalf mit pied à terre, car aucune monture n’était admise dans la Citadelle ; et Scadufax, cédant à la douce parole de son maître, fut mené à l’écart.
Les Gardes de la porte étaient vêtus de noir, et coiffés de heaumes d’aspect étrange, hauts de forme, avec de longs oreillons très rapprochés du visage, et ces oreillons étaient surmontés d’ailes blanches pareilles à celles d’oiseaux marins ; mais les heaumes luisaient d’une flamme argent, car ils étaient de mithril véritable, héritage de la gloire de l’ancien temps. Sur leurs surcots noirs, était brodé en blanc un arbre à la floraison de neige, sous une couronne argent et des étoiles aux multiples rayons. C’était la livrée des héritiers d’Elendil, que nul ne portait plus au Gondor, hormis les Gardes de la Citadelle devant la Cour de la Fontaine où avait autrefois poussé l’Arbre Blanc.
La rumeur de leur venue semblait les avoir précédés ; et ils furent aussitôt admis, en silence, sans être interrogés. Gandalf traversa vivement la cour pavée de blanc. Là, une douce fontaine jouait dans le soleil matinal, entourée d’une pelouse verdoyante ; mais au milieu, penché sur le bassin, se dressait un arbre mort, et l’eau dégouttait tristement de ses branches stériles et délabrées, retombant dans le clair bassin.
Pippin, se hâtant derrière Gandalf, arrêta son regard sur l’arbre mort. Il était lugubre à voir ; et il se demanda pourquoi on le laissait à cet endroit, alors que tout le reste était si bien entretenu.
Sept étoiles et sept pierres et un arbre blanc.
Les mots que Gandalf avait murmurés à son oreille lui revinrent à l’esprit. Puis il se trouva aux portes de la grand-salle sous la brillante tour ; et toujours sur les pas du magicien, il passa les grands huissiers silencieux et pénétra dans les ombres fraîches et sonores de la maison de pierre.
Ils traversèrent une allée, longue et vide ; et ce faisant, Gandalf parla doucement à Pippin. « Attention à ce que vous dites, maître Peregrin ! L’heure n’est pas aux hardiesses de hobbit. Théoden est un affable vieillard. Denethor est d’une autre espèce, fière et subtile, un homme d’un tout autre lignage, et beaucoup plus puissant, bien qu’il n’ait pas le titre de roi. Mais il s’adressera surtout à vous, et il vous posera bien des questions, car il voudra vous entendre parler de son fils Boromir. Il l’aimait beaucoup : trop, peut-être ; et cela d’autant plus qu’ils ne se ressemblaient pas. Mais sous le couvert de cet amour, il trouvera plus facile d’apprendre de vous, et non de moi, ce qu’il désire savoir. Ne lui en dites pas plus qu’il ne le faut, et gardez-vous d’évoquer la mission de Frodo. Je m’occuperai de cela en temps voulu. Et ne parlez pas non plus d’Aragorn, à moins d’y être obligé. »
« Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas avec l’Arpenteur ? demanda Pippin à voix basse. Il n’avait pas l’intention de venir ici ? Si ça se trouve, on le verra bientôt arriver en personne. »
« Peut-être, peut-être, dit Gandalf. Mais s’il vient, ce sera sans doute d’une manière que personne n’attendait, pas même Denethor. Ce sera mieux ainsi. Du moins, il est préférable qu’il vienne sans que nous l’annoncions. »
Gandalf s’arrêta devant une grande porte de métal poli. « Voyez-vous, maître Pippin, il n’y a pas le temps de vous instruire maintenant sur l’histoire du Gondor ; même s’il eût été préférable que vous en appreniez quelque chose pendant que vous étiez encore à chaparder dans les nids et à musarder dans les bois du Comté. Faites ce que je vous demande ! Il n’est guère sage, en apportant à un puissant seigneur la nouvelle de la mort de son héritier, de s’étendre sur la venue d’un homme qui, s’il vient, doit revendiquer la royauté. Cela vous suffit-il ? »
« La royauté ? » s’exclama Pippin, ébahi.
« Oui, dit Gandalf. Si vous marchez depuis tout ce temps les oreilles bouchées et la tête dans les nuages, réveillez-vous, à présent ! » Il frappa à la porte.
La porte s’ouvrit, mais personne ne semblait être là pour l’ouvrir. Pippin se trouva à regarder dans une grande salle. Elle était éclairée par de profondes fenêtres dans les larges allées latérales qui s’étendaient de part et d’autre, derrière les rangées de hauts piliers supportant la voûte. Monolithes de marbre noir, ils s’élevaient vers de grands chapiteaux sculptés en formes d’animaux et de feuillages étranges et variés ; et loin dans l’ombre du vaste plafond se devinait un reflet d’or mat. Le sol était de pierre polie, d’un blanc miroitant, incrusté d’élégants dessins multicolores. Point de tentures ni de tapisseries historiées, point d’objets de tissu ou de bois ne se voyaient dans cette longue et solennelle salle ; mais entre les colonnes se dressait une compagnie silencieuse de hautes statues gravées dans la pierre froide.
Pippin se rappela soudain les rochers sculptés des Argonath, et un sentiment de crainte révérencieuse l’envahit en regardant cette grande procession de rois, morts depuis longtemps. Au fond de la salle, sur une estrade précédée de nombreuses marches, se trouvait un haut trône placé sous un dais de marbre en forme de heaume couronné ; et sur le mur était gravée l’image d’un arbre en fleur, tout incrustée de gemmes. Mais le trône était vide. Au pied de l’estrade, sur la plus basse marche, laquelle était large et profonde, il y avait un siège de pierre, noir et sans ornement, et un vieillard y était assis, le regard baissé sur son giron. Il avait à la main un bâton de couleur blanche, garni d’un pommeau d’or. Il ne leva pas les yeux. D’une démarche solennelle, ils montèrent la longue allée jusqu’à lui, et s’arrêtèrent à trois pas de son marchepied. Puis Gandalf parla.
« Je vous salue, Denethor fils d’Ecthelion, Seigneur et Intendant de Minas Tirith ! J’apporte des conseils et des nouvelles en cette heure sombre. »
Le vieillard leva alors la tête. Pippin put voir son visage ciselé, la fierté de ses traits, sa peau d’ivoire, le long nez recourbé entre les yeux noirs et profonds ; et ils ne lui rappelèrent pas tant Boromir qu’Aragorn. « L’heure est certes sombre, dit le vieillard, et c’est en pareils moments que nous avons coutume de vous voir, Mithrandir. Mais si tous les signes laissent entrevoir la ruine prochaine du Gondor, ils me semblent aujourd’hui moins noirs que ma propre noirceur. Il m’a été rapporté que vous amenez quelqu’un qui a vu mourir mon fils. Est-ce lui ? »
« Oui, dit Gandalf. L’un des deux. L’autre se trouve auprès de Théoden du Rohan, et il viendra peut-être. Ce sont des Demi-Hommes, comme vous le constatez, mais lui que vous voyez n’est pas celui dont parlaient les présages. »
« Il n’en est pas moins un Demi-Homme, dit sévèrement Denethor, et ce nom ne m’est pas bien doux à entendre, depuis que ces paroles maudites sont venues troubler nos conseils, et ont emporté mon fils dans la folle mission qui lui a coûté la vie. Mon Boromir ! Que nous avons besoin de toi, à présent. Faramir aurait dû partir à sa place. »
« Il l’aurait fait volontiers, dit Gandalf. Ne soyez pas injuste dans votre deuil ! Boromir a revendiqué cette mission et ne pouvait souffrir qu’elle soit confiée à aucun autre que lui. Autoritaire par nature, il était homme à prendre ce qu’il désirait. J’ai longuement voyagé avec lui et j’ai beaucoup appris sur son tempérament. Mais vous parlez de sa mort. Vous avez eu vent de cela avant notre venue ? »
« J’ai reçu ceci », dit Denethor, posant le bâton blanc, et prenant dans son giron l’objet sur lequel ses yeux étaient fixés un instant plus tôt. Il leva dans chaque main une moitié d’un grand cor fendu au milieu, une corne de bœuf sauvage cerclée d’argent.
« C’est le cor que Boromir portait toujours ! » s’écria Pippin.
« Celui-là même, dit Denethor. Et je l’ai porté en mon temps, comme chacun des aînés de notre maison depuis les siècles disparus d’avant la fin des rois, au temps où Vorondil père de Mardil chassait les bœufs sauvages d’Araw dans les lointaines prairies du Rhûn. Je l’ai entendu appeler, faiblement, sur nos marches septentrionales il y a treize jours, et le Fleuve me l’a apporté, brisé en deux : il ne sonnera plus. » Il marqua une pause, et il y eut un lourd silence. Soudain, ses yeux noirs se tournèrent vers Pippin. « Que dites-vous de cela, Demi-Homme ? »
« Treize jours, treize jours, balbutia Pippin. Oui, je crois que ça doit être cela. Oui, j’étais à côté de lui… quand il a sonné de son cor. Mais aucune aide n’est venue. Seulement d’autres orques. »
« Ainsi donc, fit Denethor, examinant Pippin avec attention, vous étiez là ? Dites-m’en davantage ! Pourquoi aucune aide n’est-elle venue ? Et comment en avez-vous réchappé, alors que lui n’a pas pu, un homme de sa trempe, avec de simples orques pour lui tenir tête ? »
Pippin rougit et oublia sa peur. « Le plus vaillant des hommes peut mourir d’une seule flèche, dit-il ; et Boromir en a reçu beaucoup. Quand je l’ai vu pour la dernière fois, il s’était effondré contre un arbre, et il retirait de son côté une flèche aux pennes noires. Puis j’ai perdu connaissance et j’ai été fait prisonnier. Je ne l’ai plus revu, et je n’en sais pas davantage. Mais j’honore sa mémoire, car il a été très brave. Il est mort pour nous sauver, mon cousin Meriadoc et moi-même, assaillis en plein bois par les soldats du Seigneur Sombre ; et s’il est tombé et a échoué, ma gratitude n’en est pas moins grande. »
Alors Pippin regarda le vieillard bien en face ; car il se sentit remué par un curieux accès d’orgueil, blessé par le mépris et la suspicion qu’il avait perçus dans cette voix glaciale. « Aux yeux d’un si grand seigneur des Hommes, le service d’un hobbit, d’un demi-homme du nordique Comté, comptera sans doute pour peu de chose ; mais si infime soit-il, je l’offre tout de même, en paiement de ma dette. » Rejetant nerveusement sa cape grise, Pippin tira sa petite épée et la déposa aux pieds de Denethor.
Un pâle sourire, comme un froid rayon de soleil par un soir d’hiver, passa sur les traits du vieillard ; mais il baissa la tête et lui tendit la main, déposant les fragments du cor. « Donnez-moi cette arme ! » dit-il.
Pippin la souleva et lui présenta la garde. « D’où vient cet objet ? s’enquit Denethor. Maintes et maintes années pèsent sur lui. Assurément, il s’agit là d’une lame forgée dans un lointain passé par nos parents du Nord ? »
« Elle vient des monticules qui se dressent aux frontières de mon pays, dit Pippin. Mais seuls de mauvais esprits y habitent, à présent, et je préfère ne pas en dire plus long. »
« Je vois que d’étranges récits sont tissés tout autour de vous, dit Denethor ; et il se vérifie une fois de plus que les apparences peuvent tromper sur l’homme – ou sur le hobbit. J’accepte votre service. Car les mots ne vous intimident pas ; et votre discours est plein de courtoisie, aussi étrange puisse-t-il nous paraître à nous, habitants du Sud. Et nous aurons grand besoin de gens courtois, grands ou petits, dans les jours à venir. Maintenant, prêtez-moi serment ! »
« Prenez la poignée, et répétez après le Seigneur si votre résolution est ferme », dit Gandalf. « Elle l’est », dit Pippin.
Le vieillard plaça l’épée en travers de ses genoux, et Pippin mit la main sur la poignée et répéta lentement les mots de Denethor :
« Je jure ici fidélité et allégeance au Gondor, et au Seigneur et Intendant du royaume, de parler et de me taire, d’agir et de laisser faire, de venir et d’aller, dans le besoin ou l’abondance, la paix ou la guerre, dans la vie comme dans la mort, et ce, dès la présente heure, jusqu’à ce que mon seigneur me libère, ou que la mort me prenne, ou que le monde expire. Telle est ma parole, à moi, Peregrin fils de Paladin, du Comté des Demi-Hommes. »
« Et je l’entends, moi, Denethor fils d’Ecthelion, Seigneur du Gondor, Intendant du Grand Roi ; et je ne l’oublierai pas, comme je ne manquerai pas de récompenser ce qui est donné : la fidélité par l’amour, la valeur par l’honneur, le parjure par la vengeance. » Alors Pippin reçut de nouveau son épée et la remit au fourreau.
« À présent, dit Denethor, voici mon premier ordre : parlez et ne tarissez point ! Faites-moi votre récit au long, et tâchez de vous rappeler tout ce que vous pourrez concernant Boromir, mon fils. Asseyez-vous, maintenant, et commencez ! » Et ce disant, il frappa un petit gong d’argent qui se trouvait près de son marchepied, et des serviteurs accoururent aussitôt. Pippin vit alors qu’ils se tenaient dans des niches de chaque côté de la porte, invisibles aux yeux de ceux qui entraient.
« Apportez du vin, de la nourriture et des sièges pour les invités, dit Denethor, et veillez à ce que nul ne nous dérange dans la prochaine heure. »
« C’est là tout le temps dont je dispose, car je dois voir à bien d’autres affaires, dit-il à Gandalf. Bien d’autres, et de plus importantes à première vue, quoique moins pressantes à mes yeux. Mais peut-être pourrons-nous nous reparler en fin de journée. »
« Et plus tôt que cela, espérons-le, dit Gandalf. Car je ne suis pas venu ici d’Isengard, sur cent cinquante lieues, vif comme le vent, à seule fin de vous amener ce petit guerrier, aussi courtois puisse-t-il paraître. Est-ce rien pour vous si je vous dis que Théoden a livré une grande bataille, que l’Isengard a été vaincu et que j’ai brisé le bâton de Saruman ? »
« C’est beaucoup pour moi. Mais j’en sais déjà suffisamment à ce sujet pour guider ma conduite contre la menace de l’Est. » Il posa ses yeux sombres sur Gandalf, et Pippin vit alors une ressemblance entre les deux hommes, et il sentit la tension entre eux, presque comme si une traînée de braise se dessinait entre leurs deux regards et menaçait de s’enflammer tout à coup.
Denethor faisait penser à un grand magicien, beaucoup plus que Gandalf, en fait : plus royal, plus beau, plus puissant ; plus vieux aussi. Néanmoins, par un sens autre que la vue, Pippin percevait que Gandalf détenait le plus grand pouvoir, la sagesse la plus profonde, et une majesté voilée. Et il était plus vieux, beaucoup plus vieux. « De combien plus vieux ? » se demanda-t-il ; mais le plus étrange était qu’il ne s’était jamais posé la question avant. Barbebois leur avait parlé des magiciens, mais, même alors, il ne s’était pas avisé que Gandalf pouvait être considéré comme tel. Qu’était Gandalf ? Dans quel lieu reculé, à quelle époque lointaine était-il venu au monde, et quand le quitterait-il ? Puis le hobbit sortit de sa rêverie, et il vit que Denethor et Gandalf étaient toujours à s’entreregarder, comme si chacun lisait dans les pensées de l’autre. Mais ce fut Denethor qui, le premier, détourna le regard.
« Oui, reprit-il ; car bien que les Pierres soient perdues, dit-on, la vue des seigneurs du Gondor reste tout de même plus pénétrante que celle des hommes de moindre stature, et bien des messages leur parviennent. Mais asseyez-vous, à présent ! »
Des hommes apportèrent alors une chaise et un tabouret bas, et, sur un plateau, une cruche et des coupes d’argent, ainsi que des gâteaux blancs. Pippin s’assit, sans pouvoir détourner le regard du vieux seigneur. Était-ce le fruit de son imagination, ou bien y avait-il eu dans l’œil de Denethor un soudain reflet dirigé vers lui, lorsqu’il avait été question des Pierres ?
« Maintenant, faites-moi votre récit, mon homme-lige, dit Denethor d’un ton mi-bienveillant, mi-moqueur. Car les paroles seront certes bienvenues, de qui s’est attiré de la part de mon fils une si grande considération. »
Pippin n’oublia jamais cette heure passée dans la grande salle sous le regard perçant du Seigneur du Gondor, souvent taraudé par ses habiles questions, et toujours conscient de la présence de Gandalf à ses côtés, écoutant, observant, et (se dit Pippin) tentant de contenir une colère et une impatience grandissantes. Une fois l’heure écoulée, quand Denethor donna un nouveau coup de gong, Pippin était à bout. « Il ne peut pas être plus de neuf heures, se dit-il. Je pourrais maintenant engloutir trois petits déjeuners de suite. »
« Conduisez le seigneur Mithrandir aux appartements préparés pour lui, dit Denethor. Son compagnon peut loger avec lui pour le moment, s’il le désire. Mais qu’il soit dit et su que je l’ai attaché à mon service ; il sera connu sous le nom de Peregrin fils de Paladin, et les mots de passe secondaires lui seront enseignés. Faites savoir aux Capitaines qu’ils seront attendus ici, aussitôt que possible dès la troisième heure sonnée.
« Et vous, monseigneur Mithrandir, pourrez venir aussi, à l’heure et en la qualité que vous voudrez. Nul ne vous empêchera de venir à moi à tout moment, sauf dans mes brèves heures de sommeil. Laissez passer votre colère contre la folie d’un vieil homme, et revenez pour mon réconfort ! »
« Folie ? dit Gandalf. Non pas, monseigneur. Quand vous serez gâteux, vous mourrez. Même votre deuil peut vous servir de manteau. Croyez-vous que je ne sache pas pourquoi vous interrogez pendant une heure celui de nous deux qui en sait le moins, pendant que je reste assis en retrait ? »
« Si vous le comprenez, soyez satisfait, repartit Denethor. Fol est celui qui par orgueil dédaignerait votre aide et vos conseils en pareille nécessité ; mais vous dispensez vos bienfaits selon vos propres desseins. Or, le Seigneur du Gondor ne saurait se faire l’instrument des desseins des autres, aussi nobles soient-ils. Et pour lui, il n’est pas de cause plus élevée de nos jours dans le monde que celle du Gondor ; et l’autorité du Gondor, monseigneur, m’est échue à moi et à nul autre, sauf si le roi revenait. »
« Si le roi revenait ? répéta Gandalf. Eh bien, monseigneur l’Intendant, votre tâche n’est-elle pas de conserver une parcelle de royaume en prévision de cet événement, que peu de gens espèrent encore voir ? Pour ce faire, vous recevrez toute l’aide qu’il vous plaira de demander. Mais je dirai ceci : aucun royaume n’est sous mon autorité, ni le Gondor ni aucun autre, grand ou petit. Toutes choses de valeur dans le monde, toutes celles qui sont aujourd’hui en péril, voilà ce qui m’occupe. Et pour ma part, je n’aurai pas entièrement failli à ma tâche, le Gondor dût-il disparaître, s’il survit à cette nuit la moindre chose encore capable de beauté, ou de porter fleurs et fruits dans les jours à venir. Car je suis moi-même un intendant. Ne le saviez-vous pas ? » Et sur ce, il se détourna et sortit de la salle à grands pas, et Pippin le suivit, courant à ses côtés.
Gandalf ne lui adressa pas un mot en chemin, ni le moindre regard. Leur guide les accueillit aux portes de la salle, puis il leur fit traverser la Cour de la Fontaine jusqu’à une ruelle entre de hauts édifices de pierre. Après plusieurs tournants, ils arrivèrent à une maison située près du mur nord de la citadelle, non loin de l’épaulement qui reliait la colline à la montagne. À l’intérieur, il les mena par un long escalier sculpté au premier étage au-dessus de la rue et à une jolie pièce, claire et aérée, décorée de belles tentures d’un tissu uni, aux reflets d’or mat. Sommairement meublée, elle n’était pourvue que d’une petite table, avec deux chaises et un banc ; mais deux alcôves étaient aménagées de chaque côté, fermées par des rideaux, et à l’intérieur se trouvaient des lits bien fournis, ainsi que des récipients et des cuvettes pour se laver. Trois hautes fenêtres étroites regardaient au nord par-dessus la grande boucle de l’Anduin, encore enveloppé de brumes, vers les Emyn Muil et le lointain Rauros. Pippin dut monter sur le banc afin de regarder par-dessus le large rebord de pierre.
« Êtes-vous fâché contre moi, Gandalf ? demanda-t-il, alors que leur guide sortait et refermait la porte. J’ai fait de mon mieux. »
« Assurément ! » dit Gandalf avec un rire soudain ; et le vieillard s’approcha et se tint près de lui, posant son bras sur ses épaules et regardant par la fenêtre. Pippin tourna un regard quelque peu étonné vers le visage maintenant tout près du sien, car le son de ce rire avait été joyeux. Il ne vit là d’abord que des plis de chagrin et d’inquiétude ; mais en y regardant plus attentivement, il perçut que sous les traits du magicien se cachait une grande gaîté : une fontaine de joie capable de soulever tout un royaume d’allégresse, dût-elle jaillir soudain.
« Assurément, vous avez fait de votre mieux, reprit le magicien ; et j’espère qu’il faudra longtemps avant de vous voir de nouveau pris entre deux aussi terribles vieillards. N’empêche, le Seigneur du Gondor aura plus appris de vous que vous ne le croyez, Pippin. Vous n’avez pas pu lui cacher que Boromir n’a pas dirigé la Compagnie au sortir de la Moria, qu’il y avait parmi vous une personne de haut rang qui se rendait à Minas Tirith, et qu’elle maniait une épée de renom. Au Gondor, on pense beaucoup aux histoires de l’ancien temps ; et Denethor a longuement médité les vers où il était question du Fléau d’Isildur, depuis que Boromir est parti.
« Il n’est pas semblable aux hommes de son temps, Pippin ; et quelle que soit sa lignée de père en fils, le hasard a voulu que le sang de l’Occidentale coule en lui presque franc ; comme c’est le cas chez son deuxième fils, Faramir, mais non chez Boromir, son préféré. Il a la vue longue. Il peut discerner, pour peu qu’il y dirige sa volonté, une grande part de ce qui agite l’esprit des hommes, même ceux qui demeurent au loin. Il est difficile de l’abuser, et périlleux d’essayer.
« Souvenez-vous-en ! Car vous êtes maintenant lié à son service. Je ne sais ce qui vous a mis cette idée en tête, ou comment elle s’est imposée à votre cœur, mais c’était un geste noble. Je ne l’ai pas empêché, car un acte généreux ne devrait pas être entravé par de froides recommandations. Votre geste l’a touché, en plus de le flatter – si je puis me permettre. Et au moins, vous voilà libre d’aller où bon vous semble à Minas Tirith – quand vous ne serez pas de service. Car il y a un revers à cette médaille. Vous êtes sous son commandement ; et il ne l’oubliera pas. Restez sur vos gardes ! »
Il s’arrêta et soupira. « Eh bien, inutile de ruminer sur ce que demain pourrait apporter. Car demain sera certainement pire qu’aujourd’hui, pour bien des jours encore. Et je ne puis rien faire d’autre qui y changerait quoi que ce soit. L’échiquier est prêt, et les pièces sont en mouvement. Il en est une que je désire vivement trouver : Faramir, le nouvel héritier de Denethor. Je ne crois pas qu’il soit dans la Cité ; mais je n’ai pas eu le temps d’aller aux nouvelles. Je dois partir, Pippin. Il faut me rendre à ce conseil des seigneurs pour y apprendre ce que je pourrai. Mais l’Ennemi a le trait, et il est sur le point d’ouvrir son jeu. Et il est probable que les pions en verront tout autant que les autres, Peregrin fils de Paladin, soldat du Gondor. Affûtez votre lame ! »
Gandalf alla à la porte et se retourna. « Je dois me hâter, Pippin, dit-il. Soyez gentil, quand vous ressortirez… avant même de vous reposer, si vous n’êtes pas trop fatigué. Allez trouver Scadufax pour voir comment il est logé. Ces hommes sont tendres avec les bêtes, car ils sont sages et bienveillants, mais pour le soin des chevaux, ils sont moins doués que d’autres. »
Là-dessus, Gandalf se retira ; et au même moment, on entendit un son clair, le doux tintement d’une cloche dans une tour de la citadelle. Elle sonna trois coups, comme du vermeil dans l’air, puis se tut : la troisième heure depuis le lever du soleil.
Au bout d’un moment, Pippin se rendit à la porte, descendit l’escalier et regarda dans la rue. Le soleil brillait à présent, lumineux et chaud, et les tours et les hautes maisons projetaient des ombres longues et nettement découpées sur leur côté ouest. Haut dans l’azur, le mont Mindolluin élevait son blanc cimier et son manteau de neige. Des hommes armés allaient et venaient dans les rues de la Cité, comme si la sonnerie de l’heure appelait à un changement de poste et de fonction.
« Neuf heures, dirions-nous dans le Comté, se dit Pippin à voix haute. L’heure parfaite pour un bon petit déjeuner près de la fenêtre ouverte au soleil printanier. Et j’ai tant envie de déjeuner ! Ces gens savent-ils ce que c’est, ou bien est-ce déjà fini ? Et quand dînent-ils, et où ? »
Il remarqua bientôt un homme au costume noir et blanc qui déambulait dans l’étroite rue partant du centre de la citadelle. Il se dirigeait vers lui, et Pippin, qui se sentait un peu seul, résolut de lui parler lorsqu’il passerait ; mais c’était inutile. L’homme vint directement l’aborder.
« Vous êtes Peregrin le Demi-Homme ? demanda-t-il. On m’informe que vous vous êtes engagé au service du Seigneur et de la Cité. Soyez le bienvenu ! » Il lui tendit la main et Pippin l’accepta.
« Je me nomme Beregond fils de Baranor. Je ne suis pas de service ce matin, et on m’a envoyé pour vous enseigner les mots de passe, et pour vous dire quelques-unes des nombreuses choses que vous désirez sans doute savoir. Et pour ma part, j’aimerais apprendre de vous également. Car jamais auparavant nous n’avions vu de demi-hommes en ce pays, et bien que nous ayons entendu dire qu’ils existaient, il n’en est à peu près jamais question dans les récits que nous connaissons. De plus, vous êtes un ami de Mithrandir. Parlez-vous souvent avec lui ? »
« Eh bien, dit Pippin, j’entends parler de lui depuis que je suis tout petit, si vous me passez l’expression ; et ces derniers temps, j’ai beaucoup voyagé avec lui. Mais c’est un livre qu’on n’a jamais fini de lire, et je ne saurais prétendre en avoir vu plus d’une page ou deux. Je le connais peut-être aussi bien que la plupart, cela dit, sauf quelques privilégiés. Aragorn était le seul de notre Compagnie à le connaître vraiment, je pense. »
« Aragorn ? fit Beregond. Qui est-ce ? »
« Oh, balbutia Pippin, un homme qui roulait sa bosse avec nous. Je crois qu’il est au Rohan, à présent. »
« Vous fûtes au Rohan, à ce que j’entends. Il est bien des choses que j’aimerais aussi vous demander quant à ce pays-là ; car le peu d’espoir que nous avons réside avant tout dans son peuple. Mais j’en oublie ma mission, qui était de répondre d’abord aux questions que vous auriez à poser. Que voulez-vous savoir, maître Peregrin ? »
« Euh, eh bien, commença Pippin, si je puis me hasarder à vous le demander… la question qui me brûle les lèvres en ce moment, c’est, enfin… quid du petit déjeuner et tout ça ? Je veux dire, quelles sont les heures des repas, si vous voyez ce que je veux dire, et où est la salle à manger, s’il y en a une ? Et les auberges ? J’ai eu beau regarder, je n’en ai pas vu une seule en montant. Moi qui étais plutôt requinqué par l’espoir d’une gorgée de bière, sitôt que nous serions arrivés chez de gens de sagesse et de courtoisie. »
Beregond le considéra d’un air grave. « Un vieux de la vieille, à ce que je vois, fit-il. Ceux qui vont à la guerre pensent toujours au prochain espoir de nourriture et de boisson, à ce qu’on dit ; non que j’aie beaucoup voyagé moi-même. Ainsi, vous n’avez encore rien mangé aujourd’hui ? »
« Enfin, si, en toute honnêteté, si, répondit Pippin. Mais au plus une coupe de vin et un ou deux gâteaux blancs que votre seigneur a eu la bonté de m’offrir ; sauf qu’il me les a fait payer par une heure de questions, et cela donne faim. »
Beregond rit. « À table, les plus grands exploits sont souvent le fait des plus petits hommes, a-t-on coutume de dire. Mais vous avez aussi bien déjeuné que quiconque dans la Citadelle, et dans un plus grand honneur. C’est ici une forteresse et une tour de garde, et nous sommes en guerre. Nous nous levons avant le Soleil, nous prenons une bouchée aux premières lueurs, et nous sommes au poste à l’ouverture des portes. Mais ne désespérez pas ! » Il rit de nouveau, lisant la consternation sur le visage de Pippin. « Ceux qui ont eu une lourde tâche prennent quelque chose pour se remonter en milieu de matinée. Ensuite il y a le déjeuner, à midi ou plus tard, selon que nos occupations le permettent ; et les hommes se rassemblent pour le repas principal, et pour les réjouissances qu’il peut encore y avoir, vers l’heure du couchant.
« Venez ! Allons marcher un peu, trouver de quoi nous sustenter, et nous irons manger et boire sur le rempart et contempler la belle matinée. »
« Une minute ! dit Pippin, rougissant. La gourmandise, ou ce que vous nommez courtoisement la faim, a manqué de me faire oublier. Mais Gandalf, Mithrandir, comme vous l’appelez, m’a demandé de rendre visite à son cheval – Scadufax, un grand coursier du Rohan, la prunelle des yeux du roi, à ce que j’entends, bien qu’il l’ait offert à Mithrandir en récompense de ses services. Son nouveau maître, je crois, a plus d’amour pour cette bête que pour bien des hommes ; et si sa bonne volonté est de quelque valeur pour cette cité, vous traiterez Scadufax avec les égards qu’il mérite : avec plus de bonté encore que vous en avez montré à ce hobbit, si la chose est possible. »
« Hobbit ? » fit Beregond.
« C’est le nom que nous nous donnons », répondit Pippin.
« Je suis heureux de l’apprendre, dit Beregond, car je constate que les accents étrangers n’altèrent en rien la beauté du discours, et les hobbits parlent de belle façon. Mais allons ! Vous me ferez connaître ce bon cheval. J’adore les bêtes, et nous en voyons rarement dans cette cité de pierre ; car voyez-vous, les miens sont originaires des vaux des montagnes, et avant cela, de l’Ithilien. Mais n’ayez crainte ! Nous ne resterons pas longtemps, une simple visite de courtoisie, et nous irons de là aux dépenses. »
Pippin constata que Scadufax avait été bien soigné et qu’il était convenablement logé. Car il y avait dans le sixième cercle, au-dehors des murs de la citadelle, de belles écuries où l’on tenait quelques rapides coursiers, près des logements des estafettes du Seigneur : des messagers, toujours prêts à partir sur l’ordre instant de Denethor ou de ses grands capitaines. Mais pour lors, tous les chevaux et cavaliers étaient sortis en mission.
Scadufax tourna la tête, hennissant, quand Pippin entra dans l’écurie. « Bonjour ! lui dit celui-ci. Gandalf viendra aussitôt qu’il le peut. Il est occupé, mais il te salue, et me demande de m’assurer que tout va bien de ton côté ; et que tu te reposes, j’ose espérer, après un si long labeur. »
Scadufax secoua l’encolure et piaffa. Mais il laissa Beregond lui tapoter doucement la tête et caresser ses larges flancs.
« On croirait qu’il est prêt pour une course, non qu’il arrive tout juste d’un grand voyage, dit Beregond. Qu’il est fort et fier ! Où est son harnais ? Il doit être beau et richement orné. »
« Aucun n’est assez beau et riche pour lui, dit Pippin. Il refuse tout harnais. S’il consent à vous porter, il vous porte ; sinon, eh bien, ni mors ni bride, ni longe ni cravache ne pourront le dompter. Au revoir, Scadufax ! Patience. La bataille s’en vient. »
Scadufax rejeta la tête en arrière et hennit, si bien que l’écurie en trembla, et ils se couvrirent les oreilles. Ils prirent ensuite congé de lui, non sans s’être assurés que la mangeoire était pleine.
« Maintenant, voyons à notre propre mangeoire », dit Beregond ; et, ayant ramené Pippin à la citadelle, il le conduisit à une porte sur la façade nord de la grande tour. Là, ils descendirent dans la fraîcheur d’un long escalier jusqu’à un large couloir éclairé de lampes. Des passe-plats étaient ménagés dans les murs latéraux, et l’un d’eux était ouvert.
« C’est ici le magasin et la dépense de ma compagnie de la Garde, dit Beregond. Salut, Targon ! cria-t-il à travers le passe-plat. Il est encore tôt, mais voici un nouveau venu que le Seigneur a attaché à son service. Il a chevauché sur de longues lieues en se serrant la ceinture, il a eu une dure matinée, et il est affamé. Donne-nous ce que tu as ! »
Ils reçurent du pain et du beurre, ainsi que du fromage et des pommes : les dernières de la réserve d’hiver, ridées mais saines et sucrées ; de même qu’une gourde de cuir remplie de bière frais tirée, et des assiettes et des godets de bois. Ils mirent le tout dans un panier d’osier et remontèrent dans la clarté ; alors Beregond conduisit Pippin à l’extrémité orientale du grand rempart en saillie : à cet endroit, une embrasure s’ouvrait dans les murs avec un banc de pierre sous le rebord. De là, ils pouvaient contempler le matin étendu sur le monde.
Ils burent et mangèrent, parlant tantôt du Gondor, de ses us et coutumes, tantôt du Comté et des étranges pays que Pippin avait vus. Et à mesure qu’ils conversaient, la surprise grandissait chez Beregond, et il s’émerveillait toujours plus de ce hobbit qui tantôt balançait ses courtes jambes au bout du siège où il était assis, tantôt s’y dressait sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus le rebord, vers le pays en contrebas.
« Je ne vous cacherai pas, maître Peregrin, dit Beregond, qu’à nos yeux vous semblez presque un de nos enfants, un garçon d’à peine neuf printemps ; pourtant, vous avez connu des dangers et des merveilles comme peu de nos vieilles barbes pourraient s’en vanter. Je croyais que c’était le caprice de notre Seigneur de prendre un noble page, à la manière des rois d’autrefois, dit-on. Mais je vois qu’il n’en est rien, et vous devrez pardonner ma sottise. »
« Volontiers, dit Pippin. Mais vous n’êtes pas loin du compte. Même pour les gens de mon pays, je ne suis encore qu’un garçon, et il me reste encore quatre ans avant mon “passage à l’âge adulte”, comme on dit dans le Comté. Mais ne vous préoccupez pas de moi. Approchez-vous, et dites-moi ce que j’aperçois là-bas. »
Le soleil montait à présent, et les brumes s’étaient levées dans la vallée en bas. Les derniers haillons flottaient juste au-dessus de leur tête, telles de minces bandes de nuages laiteux emportées par la brise de l’Est qui fraîchissait, faisant voler et claquer les drapeaux et les étendards blancs de la citadelle. Tout au fond de la vallée, à environ cinq lieues à vue d’œil, le miroitement gris du Grand Fleuve pouvait dès lors être aperçu, partant du nord-ouest et décrivant une grande courbe vers le sud, puis à nouveau vers l’ouest, jusqu’à se fondre dans des lointains vaporeux et scintillants au-delà desquels s’étendait la Mer au loin, à cinquante lieues de distance.
La vue de Pippin embrassait tout le Pelennor, semé à perte de vue de fermes et de murets, de fenils et de bouveries ; mais nulle part ne voyait-on de bestiaux ou d’animaux d’aucune sorte. De nombreux chemins et sentiers traversaient les champs verts, et il y avait beaucoup d’allées et venues : des convois de chariots se dirigeant vers la Grande Porte, et d’autres qui en sortaient. De temps à autre, un cavalier arrivait au galop, sautait de sa selle et entrait en hâte dans la Cité. Mais les gens et les convois en sortaient surtout, le long de la principale grand-route : elle tournait vers le sud, puis, fléchissant plus rapidement que le Fleuve, contournait les collines et passait bientôt hors de vue. Large et bien pavée, elle était longée du côté droit par une importante piste cavalière, elle-même bordée par un mur. Sur la piste verte, des cavaliers allaient et venaient bon train, mais toute la chaussée semblait engorgée par de grands chariots couverts qui s’acheminaient vers le sud. Toutefois, Pippin s’aperçut bientôt que la circulation était parfaitement ordonnée : les chariots avançaient sur trois colonnes, les uns, les plus rapides, tirés par des chevaux ; d’autres, de grands wagons munis de belles housses multicolores, tirés lentement par des bœufs ; et tout le long du bord ouest de la route, de nombreuses petites charrettes que des hommes traînaient péniblement.
« C’est la route qui mène aux vaux de Tumladen et du Lossarnach, aux villages montagnards, et de là, au Lebennin, dit Beregond. Ce sont là les dernières voitures qui emmènent les vieillards, les enfants, ainsi que les femmes qui doivent les accompagner au refuge. Tous doivent avoir passé la Porte et libéré la route sur une lieue avant le coup de midi, suivant l’ordre qui a été donné. C’est une triste nécessité. » Il soupira. « Peu d’entre eux, sans doute, retrouveront un jour leurs proches. Et s’il y a toujours eu trop peu d’enfants dans cette cité, il n’y en a plus du tout à présent – hormis quelques jeunes garçons qui refusent de partir, et qui pourraient encore trouver quelque tâche à faire : mon fils est de ceux-là. »
Il y eut un silence. Pippin contempla l’Est d’un regard inquiet, comme s’il craignait de voir à tout moment se déverser des milliers d’orques dans les champs. « Que voit-on là-bas ? demanda-t-il, désignant un endroit au milieu de la grande courbe de l’Anduin. Est-ce une autre cité, ou quoi ? »
« C’en était une, répondit Beregond : la plus grande cité du Gondor, dont cette place-ci n’était qu’une forteresse. Car là sont les ruines d’Osgiliath de part et d’autre de l’Anduin, que nos ennemis ont prise et incendiée il y a fort longtemps. Nous ne l’avons pas moins reconquise au temps de la jeunesse de Denethor : non pour y vivre, mais afin qu’elle serve d’avant-poste, ce qui en outre nous a permis de reconstruire le pont pour le passage de nos armes. Puis les Terribles Cavaliers sont sortis de Minas Morgul. »
« Les Cavaliers Noirs ? » dit Pippin, écarquillant les yeux, son regard assombri par une vieille peur soudainement ranimée.
« Oui, ils étaient noirs, dit Beregond, et je vois que vous en savez quelque chose, bien que vous n’en ayez parlé dans aucun de vos récits. »
« Je les connais, dit Pippin à voix basse, mais je ne veux pas en parler maintenant, si près, si près… » Il s’interrompit, levant les yeux au-dessus du Fleuve ; et il lui sembla voir là, obscurcissant sa vision entière, une ombre vaste et menaçante. Étaient-ce des montagnes se dessinant aux limites de la vue, leur découpure comme adoucie par près de vingt lieues d’air embrumé ; ou était-ce seulement une barrière de nuages, dressée devant des ténèbres encore plus noires ? Mais plus il regardait, plus il lui semblait que les ténèbres croissaient et s’amoncelaient, lentement, très lentement, et s’élevaient pour engloutir les régions du soleil.
« Si près du Mordor ? dit doucement Beregond. Oui, il s’étend là-bas au loin. Nous en prononçons rarement le nom ; mais nous avons toujours demeuré en vue de cette ombre : parfois, elle semble plus faible et plus lointaine ; parfois plus proche et plus sombre. Elle grandit à présent, et elle s’assombrit ; ainsi, chez nous, la crainte et l’inquiétude grandissent à proportion. Et les Terribles Cavaliers, il y a moins d’un an, ont repris les passages du Fleuve, et bon nombre de nos plus valeureux ont été tués. C’est grâce à Boromir si l’ennemi a pu enfin être repoussé de notre rive, et nous tenons depuis la moitié ouest d’Osgiliath. Pour quelque temps encore. Mais un nouvel assaut est attendu là-bas. Peut-être le plus grand de la guerre qui approche. »
« Quand ? demanda Pippin. En avez-vous idée ? Car j’ai vu les feux d’alarme il y a deux nuits de cela, et vos estafettes ; et Gandalf a dit que c’était signe que la guerre avait commencé. Il semblait désespérément pressé. Mais tout semble se ralentir de nouveau, à présent. »
« Pour la simple raison que tout est maintenant prêt, dit Beregond. C’est la grande inspiration, avant de sauter le pas. »
« Mais pourquoi a-t-on allumé les feux d’alarme il y a deux nuits ? »
« Il est trop tard pour aller quérir de l’aide lorsqu’on est déjà assiégé, répondit Beregond. Mais les desseins du Seigneur et de ses capitaines me sont inconnus. Ils ont diverses façons d’obtenir des nouvelles. Et le seigneur Denethor est différent des autres hommes : il voit loin. D’aucuns disent que, assis dans la chambre haute de la Tour, la nuit, à diriger sa pensée de côté et d’autre, il parvient à lire une partie de l’avenir ; et qu’il scrute même parfois la pensée de l’Ennemi, luttant avec lui. Et c’est pourquoi il paraît vieux, usé avant l’heure, dit-on. Quoi qu’il en soit, mon seigneur Faramir est au-dehors des murs : il a traversé le Fleuve dans quelque périlleuse mission, et il peut avoir envoyé des nouvelles.
« Mais ce qui, d’après moi, a fait allumer les feux d’alarme, ce sont les nouvelles qu’on a vues arriver du Lebennin ce soir-là. Une grande flotte s’approche des bouches de l’Anduin, manœuvrée par les corsaires d’Umbar dans le Sud. Il y a longtemps qu’ils ont cessé de craindre la puissance du Gondor et qu’ils se sont alliés avec l’Ennemi, et voilà qu’ils portent un grand coup au service de sa cause. Car leur attaque détournera une bonne partie de l’aide que nous souhaitions obtenir du Lebennin et du Belfalas, où les gens sont hardis et nombreux. Nos pensées se tournent d’autant plus au nord, vers le Rohan ; et nous nous réjouissons d’autant plus des nouvelles de victoire que vous apportez.
« Et pourtant – il s’arrêta et se leva, scrutant l’horizon au nord, à l’est et au sud –, les agissements d’Isengard devraient achever de nous convaincre que c’est une vaste stratégie qui se joue, un grand filet qui se resserre à présent autour de nous. Il ne s’agit plus d’escarmouches sur les gués, d’incursions par l’Ithilien ou par l’Anórien, d’embuscades et de pillages. Il s’agit d’une grande guerre planifiée de longtemps, et nous ne formons qu’une partie de cette vaste trame, quoi qu’en dise notre orgueil. Les choses bougent dans l’Est lointain, par-delà la Mer Intérieure, entend-on rapporter ; et aussi au nord, à Grand’Peur et au-delà, et dans les terres du Sud, au Harad. Et tous les royaumes seront bientôt mis à l’épreuve, et ils tiendront, ou tomberont – sous la domination de l’Ombre.
« Mais, maître Peregrin, nous avons néanmoins cet honneur : c’est nous qui, fois après fois, subissons le plus sévèrement la haine du Seigneur Sombre, car cette haine trouve son origine dans les profondeurs du temps et par-delà celles de la Mer. C’est ici que le marteau s’abattra le plus durement. Et c’est pourquoi Mithrandir a mis tant de hâte à venir ici. Car si nous tombons, qui tiendra ? Et, maître Peregrin, voyez-vous aucun espoir que nous tenions ? »
Pippin ne répondit pas. Il contempla les grandes murailles, et les tours et les fiers étendards, et le soleil au haut firmament, enfin il se tourna vers les ténèbres montantes de l’Est ; et il pensa aux longs doigts que cette Ombre étendait : aux Orques dans les bois et dans les montagnes, à la trahison d’Isengard, à ces oiseaux aux yeux malfaisants, et aux Cavaliers Noirs jusque sur les routes du Comté – enfin, à la terreur ailée, aux Nazgûl. Il frissonna, et l’espoir parut s’évanouir. Et à cet instant même, le soleil vacilla pendant une seconde et se voila, comme si une aile noire était passée sur son disque. Il crut alors entendre, presque imperceptible à l’ouïe, loin dans les hauteurs du ciel, un cri : faible et pourtant glaçant pour le cœur, cruel et froid. Il blêmit et se recroquevilla contre le mur.
« Qu’était-ce donc ? demanda Beregond. Vous avez senti quelque chose, vous aussi ? »
« Oui, marmonna Pippin. C’est l’annonce de notre chute et l’ombre du destin, un Terrible Cavalier des airs. »
« Oui, l’ombre du destin, dit Beregond. Je crains que Minas Tirith ne tombe. La nuit approche. La chaleur même de mon sang semble être dérobée. »
Ils restèrent quelque temps assis ensemble, la tête baissée, sans mot dire. Puis soudain, Pippin releva le front et vit que le soleil brillait toujours, que les étendards continuaient de flotter au vent. Il se secoua. « C’est passé, dit-il. Non, mon cœur refuse encore de désespérer. Gandalf est tombé, mais il est revenu et il est avec nous. Il se peut que nous tenions, ne serait-ce que sur une jambe ; du moins nous pourrions finir encore sur nos genoux. »
« Bien dit ! s’écria Beregond, se levant et arpentant le pavé. Non, bien que toutes choses doivent disparaître avec le temps, ceci n’est pas la fin du Gondor. Quand même nos murs seraient pris par un redoutable adversaire qui lèverait devant lui des amas de charogne. Il y a d’autres forteresses, et des chemins secrets qui mènent dans les montagnes. L’espoir et la mémoire survivront, dans quelque vallée cachée où l’herbe demeurera verte. »
« Tout de même, j’aimerais qu’on en finisse, pour le meilleur ou pour le pire, dit Pippin. Je suis loin d’être un guerrier, et toute idée de bataille me répugne ; mais être obligé de rester sur les côtés en attendant qu’elle se déclare est la pire chose qui soit. La journée commence, mais elle paraît déjà bien longue ! Je serais moins malheureux si nous n’étions pas forcés d’attendre et d’observer, sans faire un seul mouvement, sans frapper nulle part un premier coup. C’est ce qui serait arrivé au Rohan, je pense, n’eût été Gandalf. »
« Ah ! vous mettez le doigt sur une plaie qui en indispose plus d’un ! dit Beregond. Mais les choses seront peut-être différentes quand Faramir reviendra. Il est hardi, plus hardi que beaucoup ne l’imaginent ; car de nos jours, les hommes sont lents à croire qu’un capitaine puisse être sage et savant, versé comme lui dans la tradition et les chants, tout en étant un homme de prouesses, au jugement sûr et prompt, sur le champ de bataille. Moins avide et moins téméraire que Boromir, quoique non moins déterminé. Mais dans les faits, que peut-il faire ? Nous ne pouvons assaillir les montagnes du… du royaume là-bas. Notre champ d’action est réduit, et nous ne pouvons frapper avant que l’ennemi décide d’y entrer. Mais quand il le fera, nous devrons avoir la main lourde ! » Il frappa la garde de son épée.
Pippin le regarda : grand, fier et noble, comme chacun des hommes qu’il avait vus jusque-là dans ce pays ; et ses yeux étincelaient à l’idée de se battre. « Hélas ! ma propre main paraît légère comme une plume, songea Pippin en son for intérieur. Un pion, disait Gandalf ? Peut-être, mais sur le mauvais échiquier. »
Ils parlèrent ainsi jusqu’à ce que le soleil fût à son zénith ; alors, les cloches de midi retentirent soudain et il y eut quelque agitation dans la citadelle, car tous hormis les guetteurs allaient prendre leur repas.
« Voulez-vous m’accompagner ? demanda Beregond. Vous pourriez venir à mon mess pour aujourd’hui. J’ignore à quelle compagnie vous serez affecté ; le Seigneur pourrait aussi vous garder à sa disposition. Mais vous serez le bienvenu. Et il serait bon de rencontrer autant d’hommes que possible, pendant qu’il est encore temps. »
« Avec plaisir, dit Pippin. Je me sens bien seul, à vrai dire. J’ai laissé mon meilleur ami au Rohan, et je n’ai eu personne pour discuter ou plaisanter. Je pourrais même rejoindre votre compagnie ? Vous en êtes le capitaine ? Si oui, vous pourriez me prendre dans vos rangs, ou parler en ma faveur ? »
« Que non, que non, fit Beregond en riant. Je ne suis pas capitaine. Je n’ai ni fonction ni rang ni dignité, n’étant moi-même qu’un homme d’armes de la Troisième Compagnie de la Citadelle. Mais le seul fait d’être de la Garde de la Tour du Gondor vous vaut une grande considération dans la Cité, maître Peregrin ; et ces hommes sont honorés à travers le pays. »
« C’est bien au-dessus de moi, alors, répondit Pippin. Reconduisez-moi à notre chambre, et si Gandalf n’y est pas, j’irai où vous voudrez – en tant qu’invité. »
Gandalf ne s’y trouvait pas, et il n’avait envoyé aucun message. Pippin accompagna donc Beregond, et il fut présenté aux hommes de la Troisième Compagnie. Et Beregond parut en tirer autant d’honneur que son hôte, car la présence de Pippin fut des plus appréciées. On avait déjà beaucoup parlé, dans la citadelle, du compagnon de Mithrandir et de son long tête-à-tête avec le Seigneur ; et la rumeur voulait qu’un Prince des Demi-Hommes fût venu du Nord pour offrir son allégeance au Gondor, ainsi que cinq mille épées. Et d’aucuns disaient que les Cavaliers du Rohan, lorsqu’ils viendraient, arriveraient chacun avec un guerrier demi-homme en croupe, certes petit, mais vaillant.
S’il dut contredire à regret cette fable encourageante, Pippin ne put s’affranchir de son nouveau titre, bien dû, trouvait-on chez les hommes, à qui s’était attiré la faveur de Boromir, et l’honneur du seigneur Denethor ; et, suspendus à ses paroles et à ses histoires de contrées éloignées, ils le remercièrent d’être venu parmi eux, et ils lui offrirent autant de nourriture et de bière qu’il pouvait le souhaiter. En fait, son seul souci fut de rester « sur ses gardes » comme le lui avait conseillé Gandalf, et de ne pas parler à tort et à travers comme un hobbit entouré d’amis.
Enfin, Beregond se leva. « Au revoir pour l’heure ! dit-il. Je reprends le service jusqu’au coucher du soleil, comme tous ceux qui sont ici, je pense. Mais si vous vous sentez seul, comme vous le dites, peut-être aimeriez-vous un joyeux guide pour vous faire visiter la ville. Mon fils serait ravi de vous accompagner. C’est un bon garçon, je puis le dire. Si cela vous agrée, descendez jusqu’au tout premier cercle et demandez la Vieille Hôtellerie de Rath Celerdain, la rue des Lanterniers. Vous le trouverez là-bas avec les autres garçons qui sont restés. Il pourrait y avoir des choses intéressantes à voir à la Grande Porte avant la fermeture. »
Il sortit, et tous les autres le suivirent peu après. La journée était encore belle, quoique de plus en plus brumeuse, et il faisait chaud pour un mois de mars, même aussi loin au sud. Pippin avait sommeil, mais il se morfondait dans le logement, et il décida de descendre explorer la Cité. Il apporta à Scadufax un morceau qu’il avait gardé et que la bête accepta de bonne grâce, bien qu’elle ne parût manquer de rien. Puis, par de nombreuses rues sinueuses, il se rendit à pied jusqu’au bas de la ville.
On se retournait sur son passage. Face à lui, les hommes étaient graves et courtois, le saluant à la manière du Gondor, la tête courbée et les mains sur la poitrine ; mais il entendait souvent appeler derrière son dos, tandis que ceux qui étaient dehors criaient à d’autres de sortir voir le Prince des Demi-Hommes, le compagnon de Mithrandir. Nombre d’entre eux usaient d’une autre langue que le parler commun, mais il ne mit pas longtemps à comprendre tout au moins ce que signifiait Ernil i Pheriannath, et il sut que son titre l’avait précédé dans la Cité.
Enfin, par des passages voûtés et plusieurs belles allées aux riches pavages, il parvint au cercle le plus bas et le plus vaste, où on le dirigea vers la rue des Lanterniers, une large voie qui conduisait à la Grande Porte. Il y trouva la Vieille Hôtellerie, un grand bâtiment de pierre grise usée par les intempéries dont les deux ailes s’étendaient en retrait de la rue, séparées par une étroite pelouse derrière laquelle s’élevait la façade aux multiples fenêtres : sur toute sa largeur, un porche soutenu par une colonnade donnait accès à l’édifice, précédé d’un escalier qui descendait dans le gazon. Des garçons jouaient entre les colonnes : c’étaient les seuls enfants qu’il avait vus à Minas Tirith, et il s’arrêta pour les observer. L’un d’eux ne tarda pas à l’apercevoir et, criant, il s’élança à travers la pelouse et le rejoignit dans la rue, suivi de plusieurs de ses camarades. Il se tint face à Pippin, l’examinant de bas en haut.
« Salutations ! dit le garçon. Tu viens d’où ? Tu es un étranger dans la Cité. »
« J’en étais un, dit Pippin ; mais on dit que je suis devenu un homme du Gondor. »
« Allons ! fit le garçon. On est tous des hommes ici, à ce compte-là. Mais quel âge as-tu, et comment t’appelles-tu ? J’ai déjà dix ans, et je ferai bientôt cinq pieds. Je suis plus grand que toi. Bien sûr, mon père est un Garde, parmi les plus grands. Qu’est-ce qu’il fait, ton père ? »
« À quoi dois-je répondre en premier ? dit Pippin. Mon père cultive les terres autour de Fontblanche, près de Tocquebourg dans le Comté. J’ai presque vingt-neuf ans, alors pour ça je te bats ; même si je fais seulement quatre pieds et que je ne devrais plus grandir, sinon en largeur. »
« Vingt-neuf ans ! dit le garçon avec un sifflement. Ma foi, tu es bien vieux ! Aussi vieux que mon oncle Iorlas. N’empêche, ajouta-t-il sans se laisser abattre, je gage que je pourrais te retourner sur la tête ou bien t’étendre sur le dos. »
« Peut-être, si je te laissais faire, répondit Pippin avec un rire. Et je pourrais te faire la même chose : on connaît quelques tours de lutte dans mon petit pays. Où, soit dit en passant, je passe pour exceptionnellement grand et fort ; et je n’ai jamais laissé personne me retourner sur la tête. Alors, si tu t’avisais d’essayer et que rien n’y faisait, je serais peut-être obligé de te tuer. Car quand tu seras plus grand, tu découvriras que les gens ne sont pas toujours ce qu’ils semblent être ; et au cas où tu m’aurais pris pour un jeune étranger mollasson et une proie facile, détrompe-toi : je ne le suis pas, je suis un demi-homme, hardi, implacable et terrifiant ! » Pippin prit un visage si dur que le garçon recula d’un pas ; mais il revint aussitôt en serrant les poings, une lueur belliqueuse dans les yeux.
« Non ! s’écria Pippin en riant. Ne crois pas non plus ce que les étrangers disent d’eux-mêmes ! Je n’ai rien d’un bagarreur. Mais si tu cherches à te mesurer à moi, la moindre des politesses serait de te présenter avant. »
Le garçon se dressa avec fierté. « Je suis Bergil fils de Beregond de la Garde », dit-il.
« J’en étais sûr, reprit Pippin, car tu ressembles à ton père. Je le connais, et il m’a envoyé te trouver. »
« Alors pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ? » s’exclama Bergil. Et soudain, un air de consternation envahit son visage. « Ne me dis pas qu’il a changé d’avis et qu’il veut m’envoyer avec les filles ! Mais non – les derniers chars sont partis. »
« Sa requête est moins pénible que cela, sinon bonne, expliqua Pippin. Il dit qu’au lieu de me retourner sur la tête, tu pourrais décider de me faire visiter un peu la Cité, question d’égayer ma solitude. En échange, je peux te raconter des histoires des pays lointains. »
Bergil tapa des mains et eut un rire de soulagement. « C’est bon, s’écria-t-il. Viens, alors ! Nous étions sur le point d’aller flâner devant la Porte. Allons-y tout de suite. »
« Que se passe-t-il là-bas ? »
« Les Capitaines des Provinces sont attendus sur la Route du Sud avant le coucher du soleil. Suis-nous et tu verras. »
Bergil s’avéra un bon camarade, la compagnie la plus agréable que Pippin ait eue depuis qu’il s’était séparé de Merry ; et bientôt, ils riaient et discutaient gaiement tout en flânant dans les rues, insoucieux des nombreux regards qui leur étaient lancés. Avant peu, ils se retrouvèrent au milieu d’une foule qui avançait vers la Grande Porte. Là, Pippin monta beaucoup dans l’estime de Bergil, car dès qu’il eut donné son nom et son mot de passe, le garde le salua et le laissa passer ; et qui plus est, il lui permit d’emmener son compagnon avec lui.
« Excellent ! dit Bergil. Nous, les garçons, on n’a plus le droit de passer la Porte sans la présence d’un aîné. Maintenant, on verra mieux. »
Dehors, une foule s’était rassemblée sur le bas-côté de la route, et en bordure du grand espace pavé où tous les chemins menant à Minas Tirith se rejoignaient. Tous les regards étaient tournés vers le sud, et un murmure s’éleva bientôt : « Il y a de la poussière là-bas ! Ils arrivent ! »
Pippin et Bergil se faufilèrent jusqu’aux premiers rangs, et ils attendirent. Des cors retentirent à quelque distance, et la rumeur des acclamations s’enfla et déferla sur eux tel un coup de vent. Il y eut alors une grande sonnerie de trompettes, et tout autour d’eux, les gens criaient.
« Forlong ! Forlong ! » scandaient les hommes. « Que disent-ils ? » demanda Pippin.
« Forlong arrive, répondit Bergil, le vieux Forlong le Gros, Seigneur du Lossarnach. C’est là qu’habite mon grand-père. Hourra ! Le voici. Ce bon vieux Forlong ! »
À la tête du cortège s’avançait un grand cheval aux jambes épaisses sur lequel se tenait une figure pansue et large d’épaules, un homme âgé à la barbe grisonnante, pourtant couvert de mailles et casqué de noir, et qui portait une longue et lourde lance. Derrière lui venait une file d’hommes poussiéreux à la démarche fière, bien équipés et portant de grandes haches d’armes : ils étaient sévères de traits, plus courts et légèrement plus basanés que tous ceux que Pippin avaient vus jusque-là au Gondor.
« Forlong ! criait-on. Cœur loyal, fidèle ami ! Forlong ! » Mais quand les hommes du Lossarnach furent passés, on murmura : « Si peu ! Deux cents, qu’ils sont ? On espérait dix fois plus. C’est sans doute les récentes nouvelles de la flotte noire. Ils n’envoient que le dixième de leurs forces. N’empêche, chaque petit peu compte. »
Ainsi, les compagnies se succédèrent, saluées, acclamées, puis admises par la Grande Porte : des hommes des Provinces venus défendre la Cité du Gondor à l’heure funeste ; mais toujours en nombre insuffisant, toujours moindres que ce que l’espoir appelait ou que la nécessité demandait. Les hommes du Val du Ringló suivant le fils de leur seigneur, Dervorin allant à pied : trois cents. Des hauteurs du Morthond, où s’étend le Val de Sourcenoire, le grand Duinhir et ses fils, Duilin et Derufin, et cinq cents archers. De l’Anfalas, la lointaine Longuestrande, une longue file disparate d’hommes bigarrés, chasseurs, vachers et habitants de petits villages, mal équipés, sauf pour la maison de Golasgil, leur seigneur. Du Lamedon, une poignée de rudes montagnards sans capitaine. Des pêcheurs de l’Ethir, une centaine ou plus, prélevés sur les navires. Hirluin le Beau des Collines Vertes, venu de Pinnath Gelin, avec trois cents vaillants hommes vêtus de vert. Et le dernier et le plus fier, Imrahil, Prince de Dol Amroth, parent du Seigneur, avec ses bannières dorées portant l’emblème du Navire et du Cygne d’Argent, et une compagnie de chevaliers en harnais, sur des montures grises ; et derrière eux, sept cents hommes d’armes à la stature de seigneur, aux yeux gris et aux cheveux sombres, qui chantaient en avançant.
Et ce fut tout : moins de trois mille au total. Il n’en viendrait plus d’autres. Leurs cris et le son de leurs pas entrèrent dans la Cité, puis s’évanouirent. Les spectateurs se tinrent quelque temps silencieux. La poussière restait suspendue, car le vent était tombé et le soir était lourd. L’heure de la fermeture approchait déjà, et le soleil rouge avait sombré derrière le Mindolluin. L’ombre descendait sur la Cité.
Pippin leva le regard, et il lui sembla que le ciel s’était fait d’un gris de cendre, comme si un vaste nuage de fumée et de poussière planait au-dessus d’eux, traversé par la lumière mate. Mais dans l’Ouest, le soleil moribond avait enflammé les vapeurs, et le Mindolluin se détachait alors en noir sur un âtre dormant, picoté de braises. « Ainsi une belle journée finit dans la colère ! » dit-il, oublieux de l’enfant qui se trouvait à côté de lui.
« Oui, si je ne suis pas rentré avant la sonnerie du couchant, dit Bergil. Allons ! C’est la trompette qui annonce la fermeture de la Porte. »
Ils regagnèrent la Cité main dans la main, derniers à passer les portes avant qu’elles ne soient refermées ; et comme ils entraient dans la rue des Lanterniers, toutes les cloches retentirent, solennelles, dans les tours. Des lumières surgirent à de nombreuses fenêtres ; et des logements et casernes où les hommes d’armes étaient cantonnés le long des murs, montait le son de chansons.
« Au revoir pour cette fois, dit Bergil. Transmets mes salutations à mon père, et remercie-le pour la compagnie qu’il m’a envoyée. Reviens bientôt, je t’en prie. Je voudrais presque qu’il n’y ait pas de guerre ; on aurait passé de bons moments. On aurait pu aller au Lossarnach, rendre visite à mon aïeul : il fait bon là-bas au printemps, les bois et les champs sont remplis de fleurs. Mais on aura peut-être encore l’occasion d’y aller ensemble. Ils ne battront jamais notre Seigneur, et mon père est très brave. Bon vent et reviens ! »
Ils se séparèrent, et Pippin se dépêcha de regagner la citadelle. Le chemin lui parut long ; il se mit à avoir chaud, et faim, et la nuit sombre tombait rapidement. Pas une seule étoile ne perçait le ciel. Il était en retard pour le repas principal au mess, où Beregond l’accueillit avec joie : il le fit asseoir à côté de lui et demanda des nouvelles de son fils. Le repas terminé, Pippin resta un moment mais prit bientôt congé, car une étrange noirceur pesait sur lui ; et il était, à présent, très désireux de revoir Gandalf.
« Pourrez-vous retrouver votre chemin ? lui demanda Beregond à la porte de la petite salle, du côté nord de la citadelle, où ils s’étaient assis. Il fait nuit noire, d’autant plus qu’on a donné ordre de voiler les lumières dans la Cité, et de n’en pas laisser filtrer hors des murs. Et j’ai eu vent d’un autre ordre qui vous touche : vous serez appelé tôt demain matin devant le seigneur Denethor. J’ai peur que vous ne soyez pas affecté à la Troisième Compagnie. Il est tout de même permis d’espérer que nous nous revoyions. Adieu, et dormez en paix ! »
Il faisait noir dans le logement, sauf pour une petite lanterne posée sur la table. Gandalf ne s’y trouvait pas, et l’humeur de Pippin s’assombrit davantage encore. Il grimpa sur le banc et voulut jeter un coup d’œil par l’une des fenêtres ; mais c’était comme de regarder dans une mer d’encre. Il redescendit, ferma le volet et alla se coucher. Il resta quelque temps étendu, guettant les sons d’un éventuel retour de Gandalf ; puis il sombra dans un sommeil inquiet.
Au cours de la nuit, il fut réveillé par une lueur derrière le rideau de l’alcôve, et il vit que Gandalf était rentré et qu’il arpentait la pièce. Il y avait des bougies sur la table et des rouleaux de parchemin. Le magicien soupira, puis il l’entendit murmurer : « Quand donc Faramir reviendra-t-il ? »
« Bonsoir ! dit Pippin, écartant le rideau et sortant la tête. Je pensais que vous m’aviez complètement oublié. Je suis content de vous voir rentré. La journée a été longue. »
« Mais la nuit sera trop courte, dit Gandalf. Je suis revenu ici, car il me faut un peu de tranquillité, seul avec moi-même. Vous feriez mieux de dormir – dans un lit, pendant que vous le pouvez. Au lever du jour, je vous conduirai à nouveau devant le seigneur Denethor. Non. Pas au lever du jour, mais quand vous serez appelé. L’Obscurité a commencé. Il n’y aura pas d’aube. »