9 Les Havres Gris










Le nettoyage demanda en effet beaucoup de travail, mais prit moins de temps que Sam ne l’avait craint. Au lendemain de la bataille, Frodo chevaucha jusqu’à Grande-Creusée et libéra les prisonniers des Troubliettes. L’un des premiers découverts n’était autre que Fredegar Bolgeurre, n’ayant plus de Gros-lard que le nom. Il avait été pris à la tête d’une bande de rebelles débusquée par les bandits dans leur repaire à Blaireautières, près des collines de Scarrie.

« Tu aurais mieux fait de venir avec nous finalement, pauvre vieux Fredegar ! » dit Pippin comme ils le transportaient au-dehors, trop faible pour marcher.

Il ouvrit un œil et esquissa bravement un sourire. « Qui est ce jeune géant à la voix tonitruante ? Pas le petit Pippin ! Tu portes du combien en chapeaux, maintenant ? »

Puis ce fut le tour de Lobelia. Elle semblait très vieille et très frêle, la pauvre, quand ils la délivrèrent de la sombre et étroite cellule où elle était confinée. Elle insista pour sortir toute seule, clopinant sur ses jambes ; et elle reçut un tel accueil, et il y eut tant d’applaudissements et de hourras quand elle apparut, appuyée sur le bras de Frodo, mais toujours avec son parapluie à la main, qu’elle en fut toute retournée, et elle fondit en larmes quand la voiture l’emmena. Jamais de toute sa vie elle n’avait été populaire. Mais elle fut anéantie par la nouvelle de l’assassinat de Lotho, et elle ne voulut pas retourner à Cul-de-Sac. Elle rendit le trou à Frodo et retourna vivre auprès des siens, les Serreceinture de Bourdedure.

À la mort de la pauvre femme au printemps suivant – elle avait après tout plus de cent ans –, Frodo fut surpris et très ému : elle lui avait laissé tout ce qui restait de sa fortune et de celle de Lotho, afin de venir en aide aux hobbits laissés sans foyer par les troubles. Ainsi, ce fut la fin de leur querelle.

Le vieux Will Piéblanc était resté aux Troubliettes plus longtemps que quiconque, et bien qu’il eût peut-être été traité moins durement que d’autres, en sa qualité de maire, il lui faudrait passablement s’engraisser avant d’avoir de nouveau la tête de l’emploi ; ainsi, Frodo accepta de lui servir d’adjoint, jusqu’à ce que M. Piéblanc eût retrouvé la forme. La seule mesure qu’il adopta en tant que maire adjoint fut de ramener les Connétables à leur nombre et à leurs fonctions d’avant. On laissa à Merry et à Pippin le soin de débusquer les derniers bandits qui restaient, ce qu’ils ne tardèrent pas à faire. Les bandes du Sud, en apprenant ce qui s’était passé à la Bataille de Belleau, fuirent le pays et n’offrirent guère de résistance au Thain. Avant la Fin de l’Année, les quelques survivants furent encerclés dans les bois, et ceux qui se rendirent furent reconduits aux frontières.

Entre-temps, le travail de restauration avança rondement, et Sam resta fort occupé. Les Hobbits peuvent s’affairer comme des abeilles quand l’humeur les en prend et que le besoin se fait sentir. Des milliers de mains volontaires se mirent alors à l’œuvre parmi toutes les tranches d’âge, de celles, petites mais agiles, des garçons et des filles hobbits, à celles, usées et noueuses, des grands-pères et grand-mères. Dès avant Yule, plus une seule brique des nouvelles Maisons des Connétables ou de toute autre construction des « Hommes à Charquin » n’était encore debout ; mais les briques servirent à rénover de nombreux trous anciens, qui devinrent plus douillets et plus secs. On découvrit de grandes réserves de marchandises, de denrées et de bière, cachées par les bandits dans des baraques, des granges et des trous abandonnés, en particulier dans les tunnels de Grande-Creusée et dans les vieilles carrières de Scarrie ; si bien que la fête de Yule cette année-là fut beaucoup plus gaie qu’on ne l’espérait.

L’une des premières choses entreprises à Hobbiteville, avant même la destruction du nouveau moulin, fut le nettoyage de la Colline et de Cul-de-Sac, et la réfection de la rue du Jette-Sac. Le devant de la nouvelle sablonnière fut entièrement aplani et transformé en un grand jardin abrité, et de nouveaux trous furent creusés sur la face sud, dans la Colline même, et revêtus de briques. L’Ancêtre retrouva son logis au Numéro Trois ; et il répétait souvent sans se soucier à qui :

« Aucun vent n’est si mauvais qu’il n’amène rien de bon à personne, comme je dis toujours. Et Tout est bien qui finit Mieux ! »

Il y eut quelque discussion sur le nom à donner à la nouvelle rue. Jardins de la Bataille fut envisagé, ou Meilleurs Smials. Mais au bout d’un moment, suivant leur bon sens habituel, les hobbits l’appelèrent simplement Nouvelle Rue. Il était de bon ton, chez les plaisantins de Belleau, de lui donner le nom de Cul-de-Charquin.

Les arbres représentaient la plus grande perte et les plus gros dégâts, car, sur l’ordre de Charquin, ils avaient été coupés sans discernement un peu partout à travers le Comté ; et c’est ce qui affligea Sam plus que toute autre chose. D’abord, cette blessure serait longue à guérir, et seuls ses arrière-petits-enfants, se disait-il, verraient le Comté comme il devait être.

Puis, un jour, après des semaines de labeur où il n’avait pas eu une seconde pour se remémorer ses aventures, il se rappela soudain le cadeau de Galadriel. Il sortit le petit écrin et le montra aux autres Voyageurs (car tout le monde les appelait ainsi, à présent), et il leur demanda conseil.

« Je me demandais quand tu finirais par y penser, dit Frodo. Ouvre-le ! »

Il était rempli d’une poudre grise, douce et fine, au milieu de laquelle se trouvait une graine, comme une petite noix à écale d’argent. « Qu’est-ce que je peux en faire ? » dit Sam.

« Lance-la dans l’air par un jour de vent et laisse-la faire son œuvre ! » dit Pippin.

« Sur quoi ? » demanda Sam.

« Choisis un endroit comme pépinière, et tu verras ce qui arrive aux plantes qui y poussent », dit Merry.

« Mais je suis sûr que la Dame m’en voudrait de tout garder pour mon propre jardin, vu qu’il y a tellement de gens qui ont souffert », dit Sam.

« Sers-toi de ta tête et de toutes les connaissances que tu as déjà, Sam, dit Frodo, puis utilise ce qu’elle t’a donné pour t’aider dans ton travail et l’améliorer. Uses-en avec parcimonie. Il n’y a pas grand-chose dans cette boîte, et je suppose que chaque grain est précieux. »

Sam planta donc de jeunes arbres partout où il y avait eu des spécimens particulièrement beaux ou appréciés, et il déposa un grain de la précieuse poudre dans la terre au pied de chacun d’eux. Il sillonna tout le Comté dans l’accomplissement de cette tâche ; mais s’il prêta une attention particulière à Hobbiteville et à Belleau, personne ne le lui reprocha. Et quand il eut terminé, il s’aperçut qu’il lui restait encore un peu de poudre ; aussi se rendit-il à la Pierre des Trois Quartiers, qui ne pouvait pas être plus centrale, et il jeta dans l’air tout ce qui lui restait, avec sa bénédiction. Il planta la petite noix argentée dans le Champ de la Fête où l’arbre poussait autrefois ; et il se demanda ce qui en sortirait. Pendant tout l’hiver, il s’efforça de son mieux à la patience, et il dut se retenir pour ne pas aller constamment vérifier s’il se passait quelque chose.

Le printemps surpassa ses espoirs les plus fous. Ses arbres se mirent à pousser et à grandir, comme si le temps était pressé et voulait condenser en un an le travail de vingt autres. Dans le Champ de la Fête jaillit un bel et jeune arbre : il avait une écorce argentée et de longues feuilles ; et en avril, il était couvert de fleurs d’or. C’était en fait un mallorn, et il fit l’émerveillement du voisinage. Au cours des années suivantes, il crût en grâce et en beauté ; sa renommée s’étendit de par les terres, et les gens faisaient de longs voyages pour venir l’admirer : l’unique mallorn à l’ouest des Montagnes et à l’est de la Mer, et l’un des plus beaux du monde.

L’an 1420, dans le Comté, fut remarquable à tous points de vue. Non seulement il y eut un soleil magnifique et de délicieuses pluies, en temps voulu et en parfait équilibre, mais l’on eût dit qu’il y avait autre chose : un air de richesse et de croissance, et l’éclat d’une beauté plus grande que celle des étés de contrées mortelles qui viennent et passent en cette Terre du Milieu. Tous les enfants nés cette année-là, et ils furent nombreux, étaient beaux et en santé, et la plupart avaient une opulente chevelure dorée, rare autrefois chez les hobbits. Il y eut une telle abondance de fruits que les jeunes hobbits étaient bien près de nager dans les fraises et la crème ; et plus tard, ils s’asseyaient dans la pelouse sous les pruniers et mangeaient, jusqu’à ce que les noyaux fussent comme de petites pyramides, ou des tas de crânes amassés par un conquérant, puis ils reprenaient leur chemin. Et nul n’était malade, et tous étaient heureux, sauf ceux qui avaient pour devoir de tondre le gazon.

Dans le Quartier Sud, les vignes étaient chargées de fruits, et la récolte de « feuille » fut ahurissante ; et il poussa partout tant de blé qu’à la Moisson, toutes les granges étaient bourrées. L’orge du Quartier Nord fut d’un si bon cru que l’on se souvint longtemps de la bière du malt de 1420, qui devint synonyme d’excellence. De fait, une génération après, on pouvait encore entendre à l’auberge, après une bonne pinte de bière bien méritée, un vieux grand-père poser sa chope avec un soupir de satisfaction : « Ah ! c’était de la vraie quatorze cent vingt, ça ! »

Sam demeura tout d’abord chez les Casebonne avec Frodo ; mais quand la Nouvelle Rue fut terminée, il s’y installa avec l’Ancêtre. En plus de toutes ses autres occupations, il s’employa à superviser le nettoyage et la restauration de Cul-de-Sac ; mais il partait souvent dans le Comté pour ses travaux de sylviculture. Il n’était donc pas chez lui début mars et ne sut pas que Frodo avait été malade. Le treize de ce mois, le fermier Casebonne trouva Frodo étendu sur son lit : il serrait dans le creux de sa main une gemme blanche suspendue à une chaîne autour de son cou, et semblait rêver à demi.

« Il est parti à jamais, disait-il, et maintenant, tout est sombre et vide. »

Mais l’accès lui passa, et, quand Sam rentra le vingt-cinq, Frodo s’était entièrement remis et ne lui dit rien de son état. Entre-temps, Cul-de-Sac avait été remis en ordre, et Merry et Pippin arrivèrent de Creux-le-Cricq avec tous ses effets et ses anciens meubles, si bien que le vieux trou retrouva très vite son aspect d’antan.

Quand tout fut enfin prêt, Frodo dit : « Quand donc viendras-tu habiter avec moi, Sam ? »

Sam eut l’air un peu gêné.

« Tu n’es pas obligé d’emménager tout de suite, si tu ne veux pas, dit Frodo. Mais tu sais que l’Ancêtre reste tout près, et la veuve Rombelle va très bien s’en occuper. »

« C’est pas ça, monsieur Frodo », dit Sam, et son visage s’empourpra.

« Mais enfin, qu’est-ce qu’il y a ? »

« C’est Rosie, Rose Casebonne, dit Sam. On dirait qu’elle a pas du tout aimé que je parte à l’étranger, la pauvre ; mais comme j’avais pas parlé, elle pouvait rien dire. Et j’ai pas parlé, parce que j’avais quelque chose à faire avant. Mais là, j’ai parlé, et elle a dit : “Eh bien, t’as perdu un an, alors pourquoi attendre encore ?” “Perdu ? que j’ai fait. Je dirais pas ça.” N’empêche, je vois ce qu’elle veut dire. Je me sens déchiré en deux, si vous me passez l’expression. »

« Je vois, dit Frodo : tu veux te marier, mais tu veux aussi vivre avec moi à Cul-de-Sac ? Mais mon cher Sam, quoi de plus facile ! Marie-toi au plus vite, puis emménage chez moi avec Rosie. Il y a assez de place à Cul-de-Sac pour toute ta famille, aussi grande que tu le désires. »

Ainsi, tout était entendu. Sam Gamgie épousa Rose Casebonne au printemps de l’an 1420 (reconnu aussi pour ses mariages), et ils s’installèrent à Cul-de-Sac. Et si Sam s’estimait chanceux, Frodo savait qu’il l’était lui-même davantage ; car aucun hobbit, dans tout le Comté, n’avait droit à autant de prévenances que lui. Une fois tous les travaux de restauration planifiés et mis en train, il adopta une existence paisible, où il passa beaucoup de temps à écrire et à relire ses notes. Il quitta ses fonctions de maire adjoint lors de la Foire Libre de la Mi-Été, et ce cher vieux Will Piéblanc passa encore sept autres années à présider aux Banquets.

Merry et Pippin vécurent quelque temps ensemble à Creux-le-Cricq, et il y eut beaucoup d’allées et venues entre le Pays-de-Bouc et Cul-de-Sac. Les deux jeunes Voyageurs firent grand effet dans le Comté, avec leurs chansons, leurs récits et leur parure, sans oublier leurs merveilleuses fêtes. On les qualifiait de « princiers », toujours en bonne part ; car tous les cœurs se réchauffaient à les voir passer à cheval avec leurs si brillantes mailles et leurs boucliers si somptueux, riant et chantant des airs des pays lointains ; et s’ils étaient devenus de grands et magnifiques personnages, ils demeuraient inchangés par ailleurs, s’ils n’étaient pas effectivement plus courtois, plus joviaux et plus enjoués qu’ils ne l’avaient jamais été.

Frodo et Sam reprirent toutefois un habillement ordinaire, sauf qu’en cas de besoin ils portaient tous deux de longues capes grises, finement tissées et fermées à la gorge par de jolies broches ; et M. Frodo portait toujours sur une chaîne un joyau blanc qu’il avait coutume de tripoter entre ses doigts.

Toutes choses allaient bien à présent, et il y avait toujours espoir qu’elles pussent encore s’améliorer ; et Sam fut aussi occupé et comblé que même un hobbit eût pu le souhaiter. Rien ne vint assombrir toute cette année pour lui, hormis une vague inquiétude au sujet de son maître. Frodo délaissa tranquillement toutes les affaires du Comté, et Sam fut peiné de voir le peu d’honneur qui lui était rendu dans son propre pays. Peu de gens savaient ou voulaient savoir ce qu’il avait accompli, et quelles aventures il avait vécues ; leur respect et leur admiration allaient surtout à M. Meriadoc, à M. Peregrin et (sans qu’il s’en doutât) à Sam lui-même. Et à l’automne reparut l’ombre de vieux soucis.

Un soir, Sam entra dans le bureau, et il trouva son maître très étrange. Il était extrêmement pâle, et ses yeux semblaient voir des choses très lointaines.

« Qu’avez-vous, monsieur Frodo ? » demanda Sam.

« Je suis blessé, répondit-il, blessé ; je ne guérirai jamais réellement. »

Mais alors, il se leva ; la crise sembla passer et, dès le lendemain, il semblait tout à fait lui-même. Ce n’est que par la suite que Sam se rappela la date : le six d’octobre. Deux ans plus tôt, ce jour-là, il faisait noir dans le vallon au pied de Montauvent.

Les jours passèrent, et 1421 arriva. En mars, Frodo fut de nouveau malade, mais il le cacha à grand-peine, car Sam avait d’autres préoccupations. Le premier enfant de Sam et Rosie naquit le 25 mars, date que Sam ne manqua pas de remarquer.

« Pour tout vous dire, monsieur Frodo, dit-il, je suis un peu embêté. Rose et moi, on s’était entendus pour l’appeler Frodo, avec votre permission ; sauf que c’est pas lui, c’est elle. Mais c’est la plus jolie petite fille qu’on puisse souhaiter, vu qu’elle ressemble à Rose plus qu’à moi, heureusement. Alors, on ne sait trop que faire. »

« Eh bien, Sam, dit Frodo, en aurais-tu contre les vieilles coutumes ? Choisis un nom de fleur comme Rose. La moitié des filles du Comté ont reçu un nom de ce genre, et que pourrait-on demander de mieux ? »

« Je suppose que vous avez raison, monsieur Frodo, dit Sam. J’ai entendus de jolis noms durant mes voyages, mais j’imagine qu’ils sont un peu ronflants pour l’usage de tous les jours, si vous me comprenez. L’Ancêtre, il me dit : “Fais ça court, comme ça, t’auras pas à le raccourcir avant de pouvoir t’en servir.” Mais si c’est pour être un nom de fleur, je me fiche qu’il soit court ou long : il faut que ce soit une belle fleur, parce que voyez, je la trouve très belle, et je pense qu’elle le deviendra encore plus. »

Frodo réfléchit un moment. « Eh bien, Sam, que dirais-tu d’elanor, l’étoile-soleil – tu te souviens, la petite fleur dorée dans l’herbe de la Lothlórien ? »

« Vous avez encore raison, monsieur Frodo ! s’écria Sam, ravi. C’est exactement ça. »

La petite Elanor avait près de six mois, et l’an 1421 était dans son automne, quand Frodo fit venir Sam dans le bureau.

« Jeudi, ce sera l’Anniversaire de Bilbo, Sam, dit-il. Alors, il surpassera le Vieux Touc : il aura cent trente et un ans ! »

« C’est bien vrai ! dit Sam. Il est incroyable ! »

« Alors, Sam, dit Frodo, j’aimerais que tu ailles trouver Rose pour voir si elle peut se passer de toi, afin que nous partions ensemble. Tu ne peux pas partir bien loin, ni trop longtemps maintenant, je le sais bien », dit-il avec quelque mélancolie dans la voix.

« Non, pas tellement, monsieur Frodo. »

« Bien sûr que non. Mais qu’importe. Tu peux faire un bout de chemin avec moi. Dis à Rose que tu ne seras pas très longtemps parti, pas plus d’une quinzaine, et que tu rentreras sain et sauf. »

« J’aimerais pouvoir aller avec vous jusqu’à Fendeval, monsieur Frodo, et voir M. Bilbo, dit Sam. Mais en même temps, le seul endroit où j’ai envie d’être, c’est ici. Je suis déchiré à ce point-là. »

« Pauvre Sam ! J’ai bien peur que tu doives en pâtir, dit Frodo. Mais tu en guériras. Tu es fait pour être solide et entier, et tu le seras. »

Au cours des deux jours suivants, Frodo passa en revue tous ses écrits et documents en compagnie de Sam, et il lui remit ses clefs. Il y avait là un grand livre à simple reliure de cuir rouge : ses hautes pages étaient presque remplies, à présent. Les premières étaient couvertes de l’écriture de Bilbo, frêle et serpentine ; mais la plus grande part était de la plume toujours coulante et assurée de Frodo. Tout était divisé en chapitres ; mais le quatre-vingtième était inachevé, et suivi de quelques plages blanches. La page de titre suggérait différentes formules, biffées l’une après l’autre, comme suit :

Mon Journal. Mon Voyage inattendu. Un Aller et Retour. Et ce qui arriva après. Aventures de cinq hobbits. Le Conte du Grand Anneau, compilé par Bilbo Bessac à partir de ses propres observations et des relations de ses amis. Ce que nous avons fait dans la Guerre de l’Anneau.

La main de Bilbo s’arrêtait là, et Frodo avait écrit :





LA CHUTE

DU

SEIGNEUR DES ANNEAUX

ET LE

RETOUR DU ROI

(tels que vus par les Petites Gens ;

ou mémoires de Bilbo et Frodo du Comté,

complétés par les relations de leurs amis et l’érudition des Sages)

Avec des extraits des Livres de Traditions

traduits par Bilbo à Fendeval.

« Ma foi, vous avez presque fini, monsieur Frodo ! s’exclama Sam. Mais vous avez pas chômé, il faut dire. »

« J’ai bel et bien fini, Sam, dit Frodo. Les dernières pages t’appartiennent. »

Le 21 septembre, ils partirent ensemble, Frodo sur le poney qui l’avait emmené depuis Minas Tirith, et qu’il appelait désormais l’Arpenteur ; et Sam sur son cher Bill. C’était un beau matin doré, et Sam ne demanda pas où ils allaient : il croyait pouvoir deviner.

Ils prirent la Route d’Estoc à travers les collines et se dirigèrent vers la Pointe-aux-Bois, laissant leurs poneys marcher à leur gré. Ils campèrent sur les Côtes Vertes, et, le 22 septembre, ils descendirent lentement vers l’orée des bois, alors que l’après-midi touchait à sa fin.

« Eh bien, si c’est pas derrière cet arbre-là que vous vous êtes caché quand le Cavalier Noir est apparu la première fois, monsieur Frodo ! dit Sam en montrant l’endroit sur sa gauche. On dirait un rêve, maintenant. »

Le soir était tombé, et les étoiles scintillaient dans le ciel de l’est lorsqu’ils passèrent le chêne décrépit et descendirent la colline entre les fourrés de noisetiers. Sam était silencieux, plongé dans ses souvenirs. Bientôt, il s’aperçut que Frodo chantait doucement pour lui-même : c’était la vieille chanson de marche, mais les mots n’étaient plus tout à fait les mêmes.





Pourrait encor surgir au détour du sentier

Une nouvelle route, une porte cachée,

Et si je dus passer chaque fois mon chemin,

Bientôt viendra le jour où je prendrai enfin

Ces sentiers dérobés qui promettent merveilles,

Qui à l’ouest de la Lune, qui à l’est du Soleil.

Et comme en réponse, venues d’en bas, sur la route qui montait hors de la vallée, leur parvinrent des voix qui chantaient :





A ! Elbereth Gilthoniel !

silivren penna míriel

o menel aglar elenath !

Gilthoniel, A ! Elbereth !

Il demeure en nous, éternel,

Même en ces contrées éloignées,

Le souvenir de ta lumière,

Clarté étoilée sur les Mers.

Frodo et Sam s’arrêtèrent et s’assirent en silence parmi les ombres douces, jusqu’au moment où une vague lueur les avertit que les voyageurs approchaient.

Gildor était là, et beaucoup d’autres belles gens du peuple elfique ; et Sam s’étonna de voir Elrond et Galadriel chevauchant parmi eux. Elrond portait un manteau de gris, et il avait une étoile au front et une harpe d’argent à la main, et à son doigt était un anneau d’or serti d’une grande pierre bleue, Vilya, le plus puissant des Trois. Mais Galadriel était montée sur un palefroi blanc, et elle miroitait dans sa robe blanche comme des nuages devant la lune ; car une douce lumière semblait émaner de sa personne. À son doigt brillait Nenya, l’anneau fait de mithril, orné d’une unique pierre blanche qui scintillait comme une étoile de givre. Cheminant derrière eux sur un petit poney gris, et paraissant dodeliner de la tête dans son sommeil, venait Bilbo lui-même.

Elrond les accueillit avec gravité et courtoisie, et Galadriel leur sourit. « Eh bien, maître Samsaget, dit-elle. Vous avez fait bon usage de mon cadeau, à ce que j’entends – et à ce que je vois. Le Comté sera, maintenant et plus que jamais, béni et bien-aimé. » Sam s’inclina, mais ne trouva rien à dire. Il avait oublié combien la Dame était belle.

Alors, Bilbo s’éveilla et ouvrit les yeux. « Salut, Frodo ! dit-il. Tu sais quoi, j’ai dépassé le Vieux Touc aujourd’hui. C’est au moins ça de réglé. Maintenant, je me sens tout à fait prêt pour un autre voyage. Tu viens avec moi ? »

« Oui, bien sûr, dit Frodo. Les Porteurs de l’Anneau devraient partir ensemble. »

« Où allez-vous, Maître ? » s’écria Sam ; mais il comprit enfin ce qui se passait.

« Aux Havres, Sam », répondit Frodo.

« Et je peux pas venir. »

« Non, Sam. Pas pour l’instant en tout cas, pas plus loin que les Havres. Même si tu as été aussi un Porteur de l’Anneau, quoique pour un court moment. Ton heure viendra peut-être. Ne t’afflige pas trop, Sam. Tu ne peux être toujours déchiré en deux. Il te faudra être un et entier, pendant de nombreuses années. Tu as tant de choses à goûter et à être, et tant à faire. »

« Mais…, fit Sam – et les larmes lui montèrent aux yeux. Je croyais que vous alliez goûter les joies du Comté, vous aussi, pendant des années encore, après tout ce que vous avez fait. »

« Je l’ai cru aussi, il fut un temps. Mais ma blessure est trop profonde, Sam. J’ai voulu sauver le Comté, et il l’a été, mais pas pour moi. Il en va souvent ainsi, Sam, quand les choses sont en péril : quelqu’un doit y renoncer, les perdre, afin que d’autres puissent en jouir. Mais tu es mon héritier : tout ce que j’avais et que j’aurais pu avoir, je te le laisse. Et tu as Rose aussi, et Elanor ; et le petit Frodo viendra, et la petite Rosie, et Merry, et Boucles-d’or et Pippin ; et peut-être d’autres que je ne puis voir. Tes mains et ton jugement seront sollicités de partout. Tu seras maire, bien entendu, aussi longtemps que tu le désireras, et le plus célèbre jardinier de toute l’histoire ; et tu liras des passages du Livre Rouge, et tu entretiendras le souvenir de l’âge qui n’est plus, de sorte que les gens se rappelleront le Grand Péril et chériront d’autant plus le pays qu’ils aiment tant. Et ce faisant, tu seras aussi occupé et aussi heureux qu’on peut l’être, tant que continuera ta partie de l’Histoire.

« Allons, viens avec moi ! »

Alors, Elrond et Galadriel poursuivirent leur chevauchée ; car le Troisième Âge s’était achevé, les Jours des Anneaux étaient révolus, et c’en était fait de l’histoire et du chant de ces années. À leurs côtés venaient de nombreux Elfes du Haut Peuple qui ne voulaient plus rester en Terre du Milieu ; et parmi eux, remplis d’une tristesse pourtant bienheureuse et sans amertume, se trouvaient Sam, et Frodo, et Bilbo, et tous les Elfes ravis de leur faire honneur.

Et s’ils voyagèrent à travers le Comté toute la soirée et toute la nuit durant, nul ne les vit passer, hormis les bêtes sauvages ; ou çà et là un vagabond apercevant parmi les ombres une rapide lueur sous les arbres, ou un clair-obscur filant dans l’herbe, tandis que la Lune descendait à l’ouest. Et quand ils eurent quitté le Comté, suivant la lisière sud des Coteaux Blancs, ils arrivèrent aux Coteaux du Lointain, puis aux Tours, et ils contemplèrent au loin la Mer ; et ils descendirent enfin jusqu’au Mithlond, aux Havres Gris sur le long estuaire du Loune.

À leur arrivée aux portes, Círdan le Constructeur de Navires vint les accueillir. Grand il était, et sa barbe était longue ; et lui-même était gris et vieux, hormis ses yeux perçants comme des étoiles ; et il les regarda et s’inclina, puis il dit : « Tout est maintenant prêt. »

Círdan les conduisit alors aux Havres, où un navire blanc était au mouillage. Sur le quai, à côté d’un grand cheval gris, se tenait une forme tout de blanc vêtue qui les attendait. Elle se retourna et, comme elle venait à leur rencontre, Frodo vit que Gandalf portait désormais ouvertement le Troisième Anneau, Narya le Grand, dont la pierre rutilait comme du feu sur sa main. Alors, ceux qui devaient partir furent heureux, car ils surent que Gandalf prendrait la mer avec eux.

Mais Sam avait le cœur en peine, songeant que, si la séparation serait amère, le long chemin de retour serait plus pénible encore. Or tandis qu’ils se tenaient là, que les Elfes montaient à bord et que l’on s’apprêtait au départ, Merry et Pippin arrivèrent en toute hâte sur leurs montures. Et Pippin riait au milieu de ses larmes.

« Tu as déjà essayé de nous fausser compagnie, Frodo, et ça n’a pas marché, dit-il. Cette fois, tu as presque réussi, mais pas tout à fait. Ce n’est pas Sam qui t’a vendu cette fois, mais Gandalf en personne ! »

« Oui, dit Gandalf, car il sera mieux de rentrer à trois plutôt que seul. Eh bien… ici, chers amis, sur les rivages de la Mer, s’achève enfin notre fraternité en Terre du Milieu. Allez en paix ! Je ne dirai pas : ne pleurez point ; car toutes les larmes ne sont pas un mal. »

Frodo embrassa alors Merry et Pippin, et en tout dernier lieu, Sam, puis il s’embarqua ; et les voiles furent hissées, et le vent se leva, et le navire glissa lentement sur le long estuaire gris ; et la lumière de la fiole de Galadriel que portait Frodo clignota et disparut. Et le navire gagna la Haute Mer et passa doucement dans l’Ouest, jusqu’à ce qu’enfin, par une nuit pluvieuse, Frodo perçût dans l’air une douce fragrance, et le son de chants portés sur l’eau. Puis il lui sembla, comme dans le rêve qu’il avait eu dans la maison de Bombadil, que le rideau de pluie grise se faisait tout de verre argenté ; et il contempla des rivages blancs, et au-delà, une contrée verdoyante et lointaine sous un rapide lever de soleil.

Mais pour Sam, resté debout au Havre, le soir laissa place aux ténèbres ; et, contemplant la mer grise, il vit seulement une ombre flottant sur les eaux, bientôt perdue dans l’Ouest. Il y resta jusque tard dans la nuit, n’écoutant que le soupir et le murmure des vagues sur les rivages de la Terre du Milieu, et ce son lui descendit aux profondeurs de l’âme. À ses côtés se tenaient Merry et Pippin, en silence.

Les trois compagnons se détournèrent enfin, puis, sans jamais plus regarder en arrière, ils chevauchèrent lentement vers la maison ; et ils ne prononcèrent aucune parole avant d’avoir regagné le Comté, mais chacun trouva grand réconfort auprès de ses amis sur le long chemin gris.

Enfin, ils traversèrent les coteaux et prirent la Route de l’Est, puis Merry et Pippin continuèrent vers le Pays-de-Bouc ; et tous deux chantaient déjà chemin faisant. Mais Sam se tourna vers Belleau et bientôt remonta la Colline, tandis que le jour baissait encore. Et, arrivant, il vit une lueur jaune, et du feu à l’intérieur ; car le repas du soir était prêt, et on l’attendait. Et Rose l’accueillit et l’installa dans son fauteuil, et elle mit la petite Elanor sur ses genoux.

Il respira profondément. « Eh bien, je suis de retour », dit-il.

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