1 La Tour de Cirith Ungol










Sam se releva péniblement du sol. Pendant un instant, il se demanda où il était, puis il se rappela toute sa détresse et son désespoir. Il se trouvait dans la plus totale obscurité, devant l’entrée souterraine de la forteresse des orques ; ses portes de bronze étaient fermées. Il avait dû tomber assommé en se jetant contre elles ; mais combien de temps il était resté étendu là, il n’en avait aucune idée. Autant il avait été bouillant tout à l’heure, désespéré et furieux, autant il frissonnait à présent, glacé jusqu’aux os. Il s’approcha furtivement des portes et pressa son oreille contre celles-ci.

Il put tout juste entendre des voix d’orques qui clabaudaient, loin à l’intérieur ; mais bientôt, elles se turent ou échappèrent à son ouïe, et le silence retomba. Sa tête le lancinait, et ses yeux percevaient des lumières fantômes dans les ténèbres, mais il prit sur lui de se remettre d’aplomb et de réfléchir. Une chose était claire, en tout cas : il n’y avait aucun espoir de s’introduire dans la forteresse orque par cette porte. Il attendrait peut-être des jours avant qu’elle s’ouvre, et il ne pouvait attendre : les heures étaient terriblement précieuses. Il ne doutait plus du devoir qui lui incombait : il lui fallait secourir son maître ou périr dans l’entreprise.

« Pour ce qui est de périr, j’ai de bonnes chances ; et ce sera bien plus facile de toute façon », se dit-il sombrement, tandis qu’il remettait Dard au fourreau et se détournait des portes de bronze. Lentement, il remonta le tunnel à tâtons dans l’obscurité, n’osant se servir de la lampe elfique ; et comme il cheminait, il tenta de se représenter le cours des événements depuis que Frodo et lui avaient passé la Croisée des Routes. Il se demanda quelle heure il était. Quelque part entre une journée et une autre, sans doute ; à vrai dire, il avait tout à fait perdu le compte des jours. Il se trouvait dans un pays de ténèbres où les jours du monde semblaient oubliés, et tous ceux qui y entraient l’étaient eux aussi.

« Je me demande s’ils pensent jamais à nous, se dit-il, et ce qui leur arrive tout là-bas. » Il agita vaguement la main devant lui ; mais en vérité, comme il regagnait le tunnel d’Araigne, il se trouvait à présent face au sud, et non à l’ouest. Au-dehors dans le monde, sur les marches de l’Ouest, midi approchait au quatorzième jour de mars, Comput du Comté : Aragorn venait alors de quitter Pelargir à la tête de la flotte noire, et Merry chevauchait avec les Rohirrim dans la Vallée des Fardiers, pendant qu’à Minas Tirith, les flammes montaient, Pippin voyant grandir la folie dans le regard de Denethor. Pourtant, malgré le souci et la peur, leurs pensées se tournaient constamment vers Frodo et Sam. Ils n’étaient pas oubliés. Mais ils étaient au-delà de toute assistance, et pour lors, aucune pensée ne pouvait venir en aide à Samsaget, fils de Hamfast : il se trouvait entièrement seul.

Il finit par regagner la porte de pierre à l’entrée du passage des orques, et, toujours incapable de découvrir le moindre loquet ou verrou, il se hissa par-dessus comme auparavant et se laissa tomber doucement de l’autre côté. Puis il se coula jusqu’à la sortie du tunnel d’Araigne, où les lambeaux de sa grande toile continuaient de flotter et de s’agiter dans le courant d’air froid. Sam le trouva glacial après les ténèbres malsaines où il était resté ; mais ce souffle le ranima. Il sortit à pas de loup.

Au-dehors, il régnait un calme inquiétant. La lumière n’était guère plus nette que le crépuscule d’un jour sombre. L’immense flot de vapeur qui s’élevait du Mordor se répandait vers l’ouest en un bas plafond, maelström de nuages et de fumée que la sinistre lueur rouge éclairait encore par en dessous.

Sam leva les yeux vers la tour orque, quand tout à coup apparurent à ses étroites fenêtres des lumières semblables à de petits yeux rouges. Il se demanda s’il s’agissait d’un signal. Sa crainte des orques, momentanément oubliée dans sa colère et son désespoir, le saisit de plus belle. Il ne voyait pas d’autre voie : il lui fallait poursuivre sa route et tenter de découvrir l’entrée principale de cette terrible tour ; mais il sentait ses genoux ployer, et il s’aperçut qu’il tremblait. Détournant son regard de la tour et des cornes de la Fente devant lui, il força ses jambes récalcitrantes à lui obéir ; et tout yeux, tout oreilles, scrutant l’ombre dense des rochers de part et d’autre du sentier, il revint lentement sur ses pas, retrouvant l’endroit où Frodo était tombé, et où planait encore la puanteur d’Araigne ; puis il poursuivit son ascension, jusqu’à ce qu’il fût de nouveau dans cette même fente où il avait mis l’Anneau et vu passer la compagnie de Shagrat.

Il s’arrêta alors et s’assit. Pour le moment, il ne pouvait s’astreindre à continuer. Il sentait que, s’il dépassait le sommet du col et faisait un véritable premier pas dans la descente, sur la terre du Mordor, ce premier pas serait irrévocable. Il ne pourrait plus jamais revenir. Sans intention précise, il sortit l’Anneau et le repassa à son doigt. Il en sentit aussitôt l’énorme poids ; et il sentit à nouveau, mais plus forte et plus pressante que jamais, la malveillance de l’Œil du Mordor, fouillant, tentant de percer les ombres ourdies pour sa propre protection, mais qui à présent lui nuisaient, confortant son inquiétude et son doute.

Comme auparavant, Sam constata que son ouïe était plus fine, mais qu’à sa vue les choses de ce monde paraissaient vagues et dissipées. Les parois rocheuses du sentier étaient pâles, comme vues à travers un brouillard, mais il entendait encore le lointain gargouillement d’Araigne dans son malheur ; et, durs et clairs – tout proches, pensa-t-il –, il entendit des cris et des chocs métalliques. Il sauta sur pied et se pressa vivement contre la paroi en bordure de la route. Il se félicita d’avoir l’Anneau, car voici qu’une nouvelle compagnie d’orques venait encore par là. Il le crut du moins, au début. Puis soudain, il comprit qu’il n’en était rien, que son ouïe l’avait abusé : les cris d’orques venaient de la tour, dont la plus haute corne se trouvait juste au-dessus de lui, à présent, sur le côté gauche de la Fente.

Secoué d’un frisson, il s’efforça d’avancer. Visiblement, il se tramait quelque diablerie. Peut-être la cruauté des orques les avait-elle dominés au mépris des ordres ; peut-être étaient-ils en train de tourmenter Frodo, ou même de le tailler sauvagement en pièces. Il tendit l’oreille ; et tandis qu’il écoutait, une lueur d’espoir vint à lui. Impossible de s’y tromper : on se battait dans la tour, les orques devaient se quereller entre eux, Shagrat et Gorbag en étaient venus aux coups. L’espoir que lui inspira cette idée, si mince qu’il fût, le fouetta néanmoins. Il avait peut-être une chance. Son amour pour Frodo l’emporta sur toute autre pensée ; alors, oublieux du danger, il s’écria : « J’arrive, monsieur Frodo ! »

Il s’élança vers le sentier et gravit la pente en courant. Au-delà, la route tournait à gauche et plongeait abruptement. Sam venait d’entrer au Mordor.

Il retira l’Anneau, mû peut-être par quelque vague prémonition de danger, encore qu’il se dît simplement qu’il souhaitait y voir plus clair. « Vaut mieux faire face au pire, murmura-t-il. C’est mieux qu’avancer à tâtons dans le brouillard ! »

Un pays hostile, dur et cruel se révéla à son regard. À ses pieds, la plus haute crête de l’Ephel Dúath s’abîmait en de hauts précipices dans une sombre gorge, derrière laquelle s’élevait une autre chaîne, beaucoup plus basse, dont l’arête découpée présentait des entailles et des aiguilles de roche, tels des crocs dessinés en noir devant la lueur rouge de l’arrière-fond : c’était la sinistre Morgai, l’anneau intérieur des défenses du pays. Loin au-delà, mais presque en droite ligne, par-delà une grande mer de ténèbres piquetée de feux minuscules, se voyait un intense rougeoiement, d’où s’élevaient d’immenses volutes de fumée tourbillonnante, rouge cendre à la base, noires au-dessus, là où elles rejoignaient l’enflure du plafond de nuages qui recouvrait toute la terre maudite.

Sam contemplait l’Orodruin, la Montagne du Feu. De temps à autre, les fourneaux s’échauffaient loin au-dessous de son cône de cendres, et des torrents de roche en fusion se déversaient par jets convulsifs, sortant des crevasses qui déchiraient ses flancs. Des coulées incandescentes se dirigeaient vers Barad-dûr, dévalant par de profondes rigoles ; d’autres se faufilaient dans la plaine rocailleuse où elles finissaient par se refroidir et restaient comme des formes de dragons tordus vomies par la terre tourmentée. Ce fut en cette heure d’épreuve que Sam contempla le Mont Destin, et sa lumière, cachée par le haut écran de l’Ephel Dúath à la vue de ceux qui venaient de l’Ouest, enflammait à présent la face sinistre des rochers, de sorte qu’ils paraissaient baignés de sang.

Dans cette lueur infâme, Sam resta frappé d’horreur, car il vit à présent, regardant à sa gauche, la Tour de Cirith Ungol dans toute sa puissance. La corne qu’il avait aperçue de l’autre côté n’était que la plus haute tourelle. À l’est, sa face, en trois grands niveaux, était assise sur un replat de la muraille montagneuse, loin en contrebas ; l’édifice était adossé à un haut escarpement d’où saillaient ses bastions pointus, l’un au-dessus de l’autre, en dimensions toujours réduites, avec des côtés abrupts d’une ingénieuse maçonnerie qui regardaient au nord-est et au sud-est. Autour de l’assise inférieure, à deux cents pieds sous la corniche où se tenait Sam, se dressait un mur crénelé enfermant une cour étroite. Sa porte s’ouvrait au sud-est, du côté rapproché, et donnait sur une large voie dont le parapet extérieur longeait le bord d’un précipice ; puis ce chemin, tournant vers le sud, descendait en zigzags dans les ténèbres pour aller rejoindre la route venant du Col de Morgul. Celle-ci passait alors une découpure irrégulière dans la face de la Morgai, débouchant dans la vallée du Gorgoroth et poursuivant sa course vers Barad-dûr. L’étroit chemin de montagne sur lequel se trouvait Sam plongeait quant à lui par une série d’escaliers et de raidillons, jusqu’à la grand-route qui passait sous les murs renfrognés, près de la porte de la Tour.

Tandis qu’il regardait, Sam comprit soudain, presque sous le choc, que la forteresse n’avait pas été bâtie pour empêcher que l’ennemi n’entre au Mordor, mais pour éviter qu’il n’en sorte. C’était, en fait, l’un des ouvrages du Gondor de jadis, un avant-poste de défense à l’est de l’Ithilien, construit dans le sillage de la Dernière Alliance, alors que les Hommes de l’Occidentale surveillaient le pays maléfique de Sauron où rôdaient encore ses créatures. Mais comme à Narchost et à Carchost, les Tours des Dents, leur vigilance s’était endormie, et la traîtrise avait livré la Tour au Seigneur des Spectres de l’Anneau ; et il y avait de longues années désormais qu’elle était aux mains de choses mauvaises. Depuis son retour au Mordor, Sauron en avait tiré le meilleur parti ; car il avait peu de serviteurs mais beaucoup d’esclaves sous le joug de la peur, aussi cette place forte remplissait-elle la même fonction qu’autrefois : empêcher toute évasion du Mordor. Mais quiconque eût poussé l’audace jusqu’à vouloir s’insinuer dans ce pays la trouverait également sur son chemin, ultime sentinelle qui ne dort jamais, pour qui aurait échappé à la vigilance de Morgul et d’Araigne.

Sam ne voyait que trop clairement combien il serait difficile de se faufiler sous ces remparts aux multiples yeux et de passer la porte attentive. Et même s’il y réussissait, il n’irait sans doute pas bien loin sur la route surveillée qui courait au-delà : même les ombres noires, tapies dans les creux que la lueur rouge ne pouvait atteindre, ne l’abriteraient pas longtemps de la vision nocturne des orques. Mais si désespérée que lui parût cette route, la tâche qui l’attendait était encore bien pire : non pas d’éviter la porte dans sa fuite, mais de la franchir, seul.

Sa pensée se tourna vers l’Anneau mais n’y trouva aucun réconfort, que du danger et de la peur. À peine arrivé en vue du Mont Destin rougeoyant au lointain, il avait constaté que son fardeau avait changé. À mesure qu’il approchait des grands fourneaux où celui-ci avait, dans les profondeurs du temps, été façonné et forgé, le pouvoir de l’Anneau grandissait : il devenait plus âpre, indomptable, sinon par une volonté extrêmement puissante. Et Sam, tandis qu’il se tenait là, bien que l’Anneau ne fût pas à son doigt, mais suspendu à la chaîne qu’il avait au cou, se sentait plus grand que nature, comme revêtu d’une ombre de lui-même, démesurément haute, sinistre menace dressée sur les remparts du Mordor. Il sentait que dorénavant, il n’avait plus que deux choix : refuser l’Anneau et s’exposer à son tourment, ou le revendiquer, et défier la Puissance assise dans son repaire noir au-delà de la vallée des ombres. Déjà, l’Anneau le tentait, entamant sa raison et sa volonté. Les rêves les plus fous se présentaient à lui ; et il se voyait, Samsaget le Fort, Héros de notre Âge, arpentant les terres assombries avec une épée flamboyante, rassemblant les armées sous son drapeau, tandis qu’il volait à la conquête de Barad-dûr. Alors, tous les nuages se retiraient, le soleil dardait ses rayons blancs ; et à son commandement, la vallée du Gorgoroth devenait un jardin de fleurs et d’arbres plantureux. Il n’avait qu’à mettre l’Anneau et à le revendiquer pour lui-même ; alors, toutes ces choses seraient à sa portée.

Ce fut d’abord l’amour de son maître qui, à travers cette épreuve, lui permit de rester ferme, mais aussi ce simple bon sens de hobbit qui au fond de lui-même demeurait invaincu : il savait, en son for intérieur, qu’il n’était pas de taille à supporter un tel fardeau, en supposant que ces visions ne fussent pas un simple leurre. Un tout petit jardin, celui d’un jardinier libre, tel était son unique besoin et son seul dû, non un jardin érigé en royaume ; travailler de ses propres mains, et non commander celles des autres.

« Et puis, toutes ces lubies sont qu’un piège, se dit-il. Il m’aurait cerné et soumis avant que j’aie eu même crié. Il aurait vite fait de me cerner si je mettais l’Anneau ici, au Mordor. Eh bien, tout ce que je puis dire, c’est que ça s’annonce aussi mal qu’un gel au printemps. Juste au moment où être invisible serait vraiment utile, je peux pas me servir de l’Anneau ! Et si jamais j’arrive à me sortir d’ici, ce sera qu’un fardeau et un boulet à traîner à chaque pas. Que faire, alors ? »

Il ne doutait pas réellement. Il savait qu’il lui fallait descendre à la porte sans s’attarder plus longtemps. Avec un haussement d’épaules, comme pour secouer l’ombre et chasser les phantasmes, il se mit à descendre lentement. Chaque pas semblait l’amoindrir ; bientôt, il était redevenu un tout petit hobbit effrayé. Il se faufila sous les murs mêmes de la Tour, d’où il put entendre, sans aide extérieure, les cris et le tumulte de la bagarre. À présent, le brouhaha semblait venir de la cour située derrière la muraille.

Sam avait parcouru environ la moitié du chemin quand deux orques sortirent en courant de la porte sombre dans la lueur rouge. Ils ne se dirigeaient pas vers lui. Ils tentaient de rejoindre la grand-route ; mais, trébuchant dans leur course, ils s’affalèrent sur le sol et y restèrent étendus, immobiles. Sam n’avait vu aucune flèche, mais il devinait que les fuyards avaient été abattus par d’autres orques postés aux créneaux, ou cachés dans les ombres de la porte. Il se remit en marche, serrant le mur à sa gauche. Un regard vers le haut lui avait confirmé qu’il n’y avait aucun espoir d’escalade. La maçonnerie s’élevait à trente pieds, sans la moindre fente ou saillie, vers des assises en surplomb formant un escalier inversé. La porte était le seul moyen.

Il continua d’approcher ; ce faisant, il se demanda combien d’orques vivaient dans la tour avec Shagrat, combien étaient avec Gorbag, et quel était le motif de leur dispute, si dispute il y avait. La compagnie de Shagrat lui avait paru totaliser une quarantaine, celle de Gorbag plus du double ; mais évidemment, la patrouille de Shagrat n’était qu’une partie de la garnison. Frodo était presque assurément l’objet de leur querelle, Frodo et le butin. Sam s’arrêta une seconde, car soudain tout lui semblait clair, comme s’il le voyait de ses yeux. La cotte de mailles de mithril ! Frodo la portait, naturellement, et ils ne manqueraient pas de la trouver. Et d’après ce que Sam avait entendu, Gorbag la convoiterait. Mais les ordres de la Tour Sombre étaient désormais la seule protection de Frodo, et si l’on décidait de passer outre, Frodo pouvait être tué à tout moment, sans cérémonies.

« Allons, pauvre fainéant ! s’écria Sam pour lui-même. Il est temps d’agir ! » Il tira Dard et courut vers la porte béante. Mais juste au moment de passer sous sa grande arche, il ressentit un choc : comme s’il s’était heurté à une toile semblable à celle d’Araigne, mais invisible. Il ne voyait aucun obstacle, mais quelque chose lui barrait le chemin, trop fort pour être surmonté par sa volonté. Il regarda autour de lui, et alors, dans l’ombre du portail, il vit les Deux Guetteurs.

On eût dit de grandes formes assises sur des trônes. Chacune avait trois corps joints et trois têtes tournées vers l’extérieur, l’intérieur et le travers du portail. Leurs faces étaient celles de vautours ; et sur leurs épais genoux reposaient des mains pareilles à des serres. Ils semblaient taillés dans d’immenses blocs de pierre, immuables ; et pourtant ils étaient conscients, pétris de malveillance, habités d’un terrible esprit de vigilance. Ils savaient reconnaître un ennemi. Visible ou invisible, nul ne pouvait passer sans être découvert. Ils lui interdiraient l’entrée, comme ils empêcheraient son évasion.

Durcissant sa volonté, Sam s’élança une nouvelle fois, mais il s’arrêta d’un coup sec, chancelant, comme frappé à la poitrine et à la tête. Puis redoublant d’audace – car il ne trouvait rien d’autre à faire –, répondant à une idée soudaine qui lui était venue en tête, il sortit lentement la fiole de Galadriel et la brandit. Sa lumière blanche fusa rapidement, et les ombres s’enfuirent du portail. Les monstrueux Guetteurs furent révélés, froids et immobiles, dans toute leur ignominie. Pendant un instant, Sam vit une lueur étinceler dans les pierres noires des yeux, et leur malveillance le fit trembler ; mais peu à peu, il sentit leur volonté s’effriter et succomber finalement à la peur.

Il les passa en coup de vent, mais comme il le faisait, remettant la fiole sous sa chemise, il sut, aussi sûrement que si une barre d’acier avait claqué, que leur vigilance était revenue. Et de ces hideuses têtes monta un cri aigu et strident qui résonna entre les hauts murs devant lui. Loin au-dessus, tel un signal de réponse, une cloche discordante retentit une fois.

« Bon, bon ! dit Sam. V’là que j’ai sonné à la grande porte ! Eh bien, quelqu’un va venir ? cria-t-il. Dites au capitaine Shagrat que le grand guerrier elfe est en visite, et son épée d’Elfe itou ! »

Il n’y eut pas de réponse. Sam s’avança d’un pas alerte. Dans sa main, Dard luisait d’une flamme bleue. La cour était plongée dans l’ombre, mais il pouvait voir que le pavement était jonché de corps. Tout juste à ses pieds gisaient deux archers orques avec un couteau planté dans le dos. Plus loin se voyaient quantité d’autres formes : seules pour certaines, comme si elles avaient été abattues d’un coup de lame ou par une flèche ; d’autres par paires, encore la main au collet, morts dans l’acte même de poignarder, de mordre, d’étouffer. Les pierres étaient glissantes de sang noir.

Sam remarqua deux livrées, l’une marquée de l’Œil Rouge, l’autre d’une Lune défigurée par un horrible visage de mort ; mais il ne s’arrêta pas pour les examiner. Au fond de la cour, une grande porte était entrouverte au pied de la Tour ; une lueur rouge en sortait, un grand orque gisait mort sur le seuil. Sam entra, sautant par-dessus le cadavre ; puis il scruta les environs d’un œil dérouté.

Un large couloir rempli d’échos ramenait de la porte vers le flanc de la montagne. Il était faiblement éclairé par des torches fixées aux murs, mais au bout, il se perdait dans la pénombre. De nombreuses portes et ouvertures se voyaient de part et d’autre ; mais il était vide, hormis deux ou trois autres corps étalés sur le sol. D’après ce qu’il avait surpris de la conversation des capitaines, Sam savait que, mort ou vivant, Frodo devait se trouver quelque part dans une chambre au sommet de la tourelle tout en haut ; mais il pouvait aussi bien chercher une journée entière avant de trouver le chemin qui y menait.

« Ce doit être vers le fond, je suppose, murmura Sam. Toute la Tour grimpe comme en reculant. Et puis, je ferais mieux de suivre la lumière. »

Il avança dans le couloir, mais sa démarche se ralentit, toujours plus hésitante. La terreur le rattrapait. Il n’y avait pas un son hormis le bruit de ses pas, lequel semblait retentir comme de larges mains frappant sur la pierre. Les cadavres, le vide, les murs suintants et noirs qui, à la lueur des torches, semblaient dégouliner de sang, la crainte d’une mort soudaine tapie dans l’ombre d’une porte et, dans l’arrière-fond de sa pensée, la malveillance sournoise et attentive à l’entrée de la Tour : c’en était presque trop pour lui. Il aurait bien voulu en découdre – sans trop d’adversaires à la fois – plutôt que de rester dans cette affreuse et écrasante incertitude. Il s’efforça de penser à Frodo étendu – ligoté, souffrant ou mort – quelque part dans cet endroit horrible. Il se pressa en avant.

Il avait passé la lumière des torches et se trouvait devant un grand portail voûté au bout du couloir – l’envers de la porte souterraine, comme il le devina –, lorsqu’il entendit un hurlement venu d’en haut, un horrible cri étranglé. Il s’arrêta net. Puis des échos retentirent au-dessus de lui. Quelqu’un dévalait un escalier à toutes jambes.

Sa volonté fut trop faible et trop lente pour retenir sa main qui, tirant sur la chaîne, se referma sur l’Anneau. Mais Sam ne le passa pas à son doigt ; car au moment où il le pressait contre son sein, un orque surgit avec fracas. Jaillissant d’une sombre ouverture à sa droite, il fonça vers lui. Il était tout juste à six pas quand, levant la tête, il le vit ; et Sam put entendre sa respiration haletante et voir la lueur de ses yeux injectés de sang. L’orque s’arrêta court, atterré. Car il ne vit pas un petit hobbit effrayé dont la main vacillante peinait à tenir son arme ; il vit une grande forme silencieuse, enveloppée d’une ombre grise, se détachant sur le clignotement de lumière : l’une de ses mains tenait une lame dont l’éclat même était une douleur cuisante, l’autre était serrée contre sa poitrine, mais elle recelait une menace sans nom, de puissance et de ruine.

L’orque se recroquevilla un moment, puis, avec un horrible glapissement de peur, il se retourna et s’enfuit comme il était venu. Jamais aucun chien ne fut plus emballé de voir son ennemi montrer les talons que Sam devant cette fuite inespérée. Il donna la chasse avec un cri.

« Oui ! Le guerrier elfe court toujours ! lança-t-il. J’arrive. Mais tu me montres le chemin, ou je vais t’écorcher ! »

L’orque était toutefois chez lui, agile et bien nourri. Sam était un étranger, affamé et fourbu. L’escalier était haut, raide, et en colimaçon. Sam se mit à souffler. L’orque était vite passé hors de vue, et le claquement de ses pieds sur les marches ne s’entendait plus que faiblement. De temps en temps, il poussait un cri, et l’écho en courait le long des murs. Mais peu à peu, les sons s’éteignirent complètement.

Sam poursuivit sa pénible ascension. Se sentant sur la bonne voie, il avait repris courage. Il lâcha l’Anneau et serra sa ceinture. « Eh bien ! dit-il. S’ils deviennent tous aussi frileux envers moi et mon Dard, ça pourrait mieux finir que ce que j’espérais. Et puis, il semble bien que Shagrat, Gorbag et compagnie ont fait presque tout le boulot à ma place. À part ce petit rat effarouché, c’est à croire qu’il reste plus personne de vivant ! »

Là-dessus, il s’arrêta brutalement, comme s’il venait de se frapper la tête contre le mur de pierre. La pleine portée de ses paroles l’avait heurté de plein fouet. Plus personne de vivant ! Qui avait poussé ce cri horrible, ce hurlement de mort ? « Frodo, Frodo ! Maître ! cria-t-il presque sanglotant. S’ils vous ont tué, qu’est-ce que je vais faire ? Mais j’arrive enfin, tout en haut, pour voir ce qu’il faudra. »

Il monta, encore et encore. Il faisait sombre, sauf ici et là, où une torche brûlait derrière un tournant, ou près d’une ouverture donnant accès aux étages supérieurs de la Tour. Sam voulut compter les marches, mais il perdit le compte après deux cents. Il allait en silence, à présent ; car il croyait entendre des voix qui parlaient là-haut, encore à quelque distance. Il y avait encore plus d’un rat vivant, à ce qu’il semblait.

Tout à coup, alors qu’il ne se sentait plus la force de prendre un souffle de plus ni de plier les genoux une nouvelle fois, l’escalier prit fin. Il se tint immobile. Les voix étaient à présent fortes et rapprochées. Sam regarda autour de lui. Il avait grimpé jusqu’au toit plat du troisième et dernier niveau de la Tour, un espace ouvert d’environ soixante pieds de large, entouré d’un parapet de faible hauteur. Là, l’escalier était couvert par un petit édicule à coupole, avec des portes basses à l’est et à l’ouest. Du côté est, Sam pouvait voir la plaine du Mordor étalée en bas, vaste et sombre, et le flamboiement de la montagne au loin. Un nouveau tumulte s’agitait dans ses profonds puits, et ses torrents de feu brûlaient d’une ardeur telle que le sommet de la Tour, malgré les nombreux milles qui l’en séparaient, était baigné de leur sinistre rougeoiement. À l’ouest, la vue était bloquée par le bas de la grande tourelle dressée au fond de cette cour surélevée, sa haute corne dominant la crête des montagnes environnantes. Une lueur s’échappait d’une fenêtre comme à travers une fente. Sam se tenait à moins d’une trentaine de pieds de la porte. Elle était ouverte mais ne laissait filtrer aucune lumière, les voix émanant de l’ombre juste derrière le seuil.

Sam n’écouta pas au début ; sortant du côté est, il s’aventura d’un pas et regarda alentour. Il vit aussitôt que la haute cour avait été le théâtre des plus violents combats. Elle était ensevelie sous les cadavres d’orques, parsemée de membres tranchés et de têtes coupées. Une puanteur de mort régnait. Mais un rugissement hargneux, suivi d’un coup et d’un cri, lui fit aussitôt regagner sa cachette. Une voix orque s’éleva avec colère, et il la reconnut sur-le-champ, âpre, froide, brutale. C’était Shagrat, le Capitaine de la Tour.

« Tu y retourneras pas, c’est bien ce que tu dis ? Maudit sois-tu, Snaga, misérable petit ver ! Si tu me crois si amoché que je vais te laisser me rire au nez, tu te trompes. Viens ici que je t’arrache les yeux, comme j’ai fait à Radbug il y a une seconde. Et quand d’autres gars arriveront, je m’occuperai de toi : je t’enverrai voir Araigne. »

« Il en viendra pas, en tout cas, pas avant que tu sois mort, répondit Snaga d’un ton acerbe. Je t’l’ai dit deux fois : les porcs de Gorbag sont arrivés à la porte avant nous, et aucun des nôtres a pu s’échapper. Lagduf et Muzgash sont passés, mais on leur a tiré dessus. J’ai tout vu d’une fenêtre, que j’te dis. Et c’étaient les derniers. »

« Alors tu dois y aller. J’ai pas le choix que de rester ici, moi. Mais je suis blessé. Les Puits Noirs le prennent, ce foutu rebelle de Gorbag ! » La voix de Shagrat se réduisit à un flot d’injures et de jurons. « Je lui ai donné plus que ce que j’ai pris, mais il m’a suriné, l’ordure, avant que je l’étouffe. Tu vas y aller, ou je te mange tout rond. Il faut que les nouvelles se rendent à Lugbúrz, ou on sera bons pour les Puits Noirs. Oui, toi aussi. Tu t’en sauveras pas en te cachant ici. »

« Je remets pas les pieds dans cet escalier, que tu sois capitaine ou non, rugit Snaga. Nan ! T’avises pas de prendre ton couteau, sinon j’te colle une flèche dans le ventre. Tu seras pas capitaine longtemps, quand Ils auront eu vent de toute cette débâcle. Je me suis battu pour la Tour contre ces sales rats de Morgul, mais vous avez fait un beau gâchis, vous deux messieurs les capitaines, à vous arracher le butin. »

« En voilà assez, tonna Shagrat. J’avais mes ordres. C’est Gorbag qu’a commencé en essayant de piquer c’te belle chemise. »

« Tu l’as bien cherché, j’te signale, avec tes grands airs de seigneur. Et puis de toute manière, il s’est montré plus malin que toi. Il t’a dit plus d’une fois que le plus dangereux des espions était encore en liberté, mais tu l’écoutais pas. Et t’écoutes toujours pas. Gorbag avait raison, j’te dis. Y a un grand guerrier qui se promène, un de ces Elfes aux mains sanglantes, ou bien un des maudits tarks1. Il s’en vient, j’te dis. T’as entendu la cloche. Il a passé les Guetteurs, et ça, c’est de la besogne de tark. Il est dans les marches. Et tant qu’il y sera, je vais pas descendre. Même si t’étais un Nazgûl, j’irais pas. »

« Alors c’est ça, hein ? s’écria Shagrat. Tu vas faire ci, mais pas ça ? Et quand il arrivera, tu vas prendre tes jambes à ton cou et me laisser tout seul ? Oh ! que non. Je t’aurai lardé le ventre de trous de vers avant que tu sois loin. »

Le plus fluet des deux orques surgit de la porte de la tourelle, fuyant à tire-d’aile. Derrière lui venait Shagrat, un large spécimen aux longs bras traînant jusqu’à terre, tandis qu’il courait le dos arqué. Mais l’un de ses bras pendait mollement et paraissait saigner ; l’autre étreignait un gros paquet noir. Dans la lueur rouge, Sam, tapi derrière la porte de l’escalier, vit rapidement passer son sinistre visage, lacéré comme par des griffes meurtrières et barbouillé de sang ; les crocs saillants, dégoulinants de bave, la lèvre retroussée comme une bête enragée.

D’après ce que Sam put voir, Shagrat poursuivit Snaga autour du toit jusqu’à ce que le plus petit orque, s’étant baissé pour esquiver l’autre, piquât vers la tourelle avec un glapissement : il y entra et disparu. Alors Shagrat s’arrêta. Sam, de la porte est, pouvait l’apercevoir non loin du parapet, haletant, serrant et desserrant sa griffe gauche avec difficulté. Il le vit déposer son paquet sur le sol et, de sa griffe droite, sortir un long couteau rouge, et cracher dessus. Puis l’orque alla s’appuyer contre le parapet pour regarder dans la cour extérieure, loin en bas. Il cria par deux fois, mais aucune réponse ne vint.

Soudain, alors que Shagrat était penché sur le garde-fou, tournant le dos à la tourelle, Sam vit que l’un des corps étendus se remuait. L’orque rampait. Tendant une griffe, il saisit le paquet et se releva tant bien que mal. Il tenait de son autre main une lance à large fer et au manche tronqué. Il s’apprêta à frapper. Mais à cet instant précis, un sifflement s’échappa de ses dents, un sursaut de douleur ou de haine. Vif comme un serpent, Shagrat glissa sur le côté, se retourna et enfonça sa lame dans la gorge de son adversaire.

« Je t’ai eu, Gorbag ! cria-t-il. Pas encore mort, hein ? Viens un peu que je t’achève. » Il sauta sur le corps tombé et le piétina dans sa fureur, se baissant de temps à autre pour le poignarder et le taillader. Enfin satisfait, il rejeta la tête en arrière et poussa un terrible gargouillement de triomphe. Il lécha alors son couteau et le tint entre ses dents, puis il ramassa le paquet et courut à grands bonds vers la porte la plus proche.

Sam n’eut pas le temps de réfléchir. Il aurait pu s’enfuir par l’autre porte, mais il risquait fort d’être vu ; et il n’aurait pu jouer longtemps à cache-cache avec cet orque dégoûtant. Il fit probablement ce qu’il y avait de mieux à faire : il s’élança à la rencontre de Shagrat avec un cri. Il ne serrait plus l’Anneau, mais il était là, tel un pouvoir caché, une menace pour dompter les esclaves du Mordor ; et dans sa main brillait Dard, et sa lumière blessa les yeux de l’orque comme un scintillement d’étoiles dans les pays elfes si redoutés, pays qui, même en rêve, inspiraient une peur bleue à tous ceux de son espèce. Et Shagrat ne pouvait en même temps se battre et garder la main sur son trésor. Il se baissa alors et grogna, dénudant ses crocs. Puis encore une fois, à la manière orque, il bondit de côté ; et tandis que Sam se ruait sur lui, il brandit le lourd paquet et, tant en guise d’arme que de défense, l’écrasa sur le visage de son ennemi. Sam resta ébranlé. Avant qu’il ait pu réagir, Shagrat le doubla et disparut dans l’escalier.

Sam, jurant, courut après lui, mais il n’alla pas loin. La pensée de Frodo lui revint bientôt, et il se souvint que l’autre orque était retourné dans la tourelle. Voilà qu’un autre choix déchirant se présentait à lui, et il n’avait pas le temps d’y penser. Si Shagrat parvenait à s’enfuir, il reviendrait bientôt avec des renforts. Mais si Sam le poursuivait, l’autre orque, là-haut, aurait tout le loisir de se livrer à ses atrocités. Et puis de toute manière, Shagrat risquait de lui glisser entre les doigts, ou même de le tuer. Vivement, il tourna les talons et remonta l’escalier en courant. « Encore tout faux, je suppose, soupira-t-il. Mais mon devoir est d’aller jusqu’en haut d’abord, advienne que pourra. »

En bas, Shagrat dévala l’escalier quatre à quatre, fila à travers la cour et franchit la porte, emportant son précieux fardeau. Sam, s’il l’avait vu, eût peut-être tremblé, s’il avait su le désespoir que son évasion allait causer. Mais toutes ses facultés étaient maintenant tournées vers la dernière étape de sa quête. Il s’avança avec prudence jusqu’à la porte de la tourelle et la franchit. Elle ouvrait sur des ténèbres. Mais ses yeux écarquillés perçurent bientôt une faible lueur à sa droite. Elle sortait d’une ouverture menant à un autre escalier, sombre et exigu, qui semblait monter en spirale derrière la façade arrondie de la tourelle. Une torche clignotait quelque part en haut.

Sam grimpa doucement. Il vit bientôt la torche, fixée au-dessus d’une porte à sa gauche, face à une étroite fenêtre regardant sur l’ouest : l’un des yeux rouges que Frodo et lui avaient aperçus d’en bas, près du tunnel. Sam passa vivement devant la porte et se hâta vers le deuxième étage, craignant à tout moment une attaque par-derrière et la sensation de doigts étrangleurs se refermant sur sa gorge. Il arriva ensuite à une fenêtre donnant sur l’est et à une seconde torche, cette fois au-dessus d’une porte qui menait à un couloir au milieu de la tourelle. La porte était béante et le couloir sombre, hormis la lueur de la torche et le rougeoiement du dehors entrant par la fente de la fenêtre. Mais l’escalier s’arrêtait là et n’allait pas plus haut. Sam s’aventura dans le couloir. Une porte basse se voyait de chaque côté ; toutes deux étaient fermées à clef. Il n’y avait pas un son.

« Une impasse, murmura Sam, après toute cette grimpée ! C’est pas le sommet de la tour, impossible. Mais que puis-je faire, maintenant ? »

Il courut à l’étage inférieur et tenta d’ouvrir la porte. Elle ne céda pas d’un pouce. Il remonta aussitôt, et la sueur se mit à couler de son front. Il sentait que chaque minute comptait, mais elles filaient une à une ; et il ne pouvait rien faire. Shagrat, Snaga, ceux-là ne l’inquiétaient plus, ni aucun orque jamais engendré. Il ne désirait qu’une chose, retrouver son maître, apercevoir son visage ou sentir le contact de sa main.

Enfin, à bout de forces, se sentant finalement vaincu, il s’assit au milieu des marches sous le deuxième palier et plongea sa tête dans ses mains. Tout était calme, horriblement calme. La torche, déjà vacillante à son arrivée, pétilla et s’éteignit ; et il sentit les ténèbres l’envahir comme la marée. Et là, doucement, à sa propre surprise, au bout de ses longues et vaines recherches et de son affliction, mû par un quelconque élan de son cœur, Sam se mit à chanter.

Sa voix, dans la tour sombre et froide, avait un son grêle et tremblotant : c’était celle d’un pauvre hobbit fatigué, qu’aucun orque à l’écoute ne pouvait raisonnablement confondre avec le chant clair d’un seigneur elfe. Il fredonnait, tantôt de vieilles comptines du Comté, tantôt des bribes de la poésie de M. Bilbo qui lui venaient à l’esprit, comme autant de souvenirs fugitifs de son pays natal. Puis soudain, une nouvelle force monta en lui, et la tour retentit de sa voix, tandis que des paroles inventées venaient se marier spontanément à la simple mélodie.





Là-bas dans l’Ouest, sous le Soleil,

et sous l’arbre en boutons,

le Printemps rit, la fleur s’éveille

au chant du gai pinson.

Ou bien c’est la nuit sans nuages

et les étoiles percent,

tels des joyaux sur les ramages

des hêtres qui se bercent.

Et si, mon voyage achevé,

les ténèbres m’enserrent,

par-delà les monts escarpés

et les bastions de pierre,

le Soleil brille pour toujours,

les Étoiles demeurent :

je ne dirai adieu au Jour

que mon espoir ne meure.

« Par-delà les monts escarpés », commença-t-il de nouveau ; puis il s’arrêta net. Il avait cru entendre une faible voix lui répondant. Mais à présent, plus rien. Si, il y avait quelque chose, mais ce n’était pas une voix. Des bruits de pas qui approchaient. Et là, une porte s’ouvrant doucement, là-haut dans le couloir, grinçant sur ses gonds. Sam se baissa et tendit l’oreille. La porte se referma avec un choc sourd ; puis une voix orque s’éleva avec hargne.

« Hé, là ! Toi là-haut, sale rat de fumier ! Cesse de couiner, ou j’irai m’occuper de toi. T’entends ? »

Il n’y eut pas de réponse.

« Bon, bon, grogna Snaga. Mais je vais tout de même monter pour voir ce que tu fabriques. »

La porte grinça de nouveau, et Sam, glissant un œil juste au-dessus de la dalle de palier, entrevit une lueur derrière une porte ouverte, et une vague silhouette d’orque qui en sortait. Elle semblait porter une échelle. Soudain, la réponse se fit jour dans l’esprit de Sam : la plus haute chambre était accessible par une trappe dans le plafond du couloir. Snaga dressa son échelle et la cala avant de grimper hors de vue. Sam entendit glisser un verrou. Alors, l’hideuse voix parla de nouveau.

« Tiens-toi tranquille, ou j’vais t’faire payer ! Il t’en reste pas long à vivre en paix, je suppose ; mais si tu veux pas que j’te fasse ta fête tout de suite, ferme ton clapet, vu ? Voilà pour te rappeler à l’ordre ! » Il y eut un claquement semblable à celui d’un fouet.

À ce son, le cœur de Sam s’embrasa d’une soudaine fureur. Il sauta sur pied, courut jusqu’à l’échelle et l’escalada comme un chat. Puis il sortit la tête au milieu d’une grande pièce ronde. Une lampe rouge était suspendue au plafond ; l’étroite fenêtre, du côté ouest, était haute et sombre. Près du mur, sous la fenêtre, quelque chose gisait au sol, mais une forme noire se tenait au-dessus, jambes écartées. Elle leva son fouet une seconde fois, mais le coup ne tomba jamais.

Avec un cri, Sam se rua à travers la pièce, brandissant Dard. L’orque fit volte-face, mais avant qu’il ait pu réagir, Sam trancha la main qui tenait le fouet. Hurlant de panique et de douleur, mais en un geste désespéré, l’orque fonça sur lui tête baissée. Sam le manqua au coup suivant : déstabilisé, il tomba à la renverse, tentant d’agripper l’orque qui passa par-dessus lui. Il n’eut pas le temps de se relever qu’il entendit un cri, suivi d’un choc sourd. Dans sa hâte folle, l’orque avait buté sur le haut de l’échelle et s’était précipité dans la trappe restée ouverte. Sam ne lui accorda plus une seule pensée. Il accourut vers la forme repliée sur le sol. C’était Frodo.

Il était nu, gisant comme évanoui sur un tas de guenilles sales : son bras était levé, protégeant sa tête ; une vilaine marque de fouet courait en travers de son côté.

« Frodo ! Monsieur Frodo, cher ami ! s’écria Sam, presque aveuglé par les larmes. C’est Sam ! Je suis là ! » Il souleva son maître à demi et le serra contre sa poitrine. Frodo ouvrit les yeux.

« Est-ce que je rêve encore ? marmonna-t-il. Mais les autres rêves étaient horribles. »

« Vous rêvez pas du tout, Maître, dit Sam. C’est vrai. C’est moi. Je suis là. »

« J’ai peine à le croire, dit Frodo, l’agrippant. Il y avait un orque armé d’un fouet, puis voilà qu’il se change en Sam ! Alors je ne rêvais pas, finalement, quand j’ai entendu chanter en bas et que j’ai voulu répondre ? Était-ce toi ? »

« Oui, monsieur Frodo, c’était moi. J’avais quasiment perdu espoir. J’arrivais pas à vous trouver. »

« Eh bien, tu m’as trouvé, Sam, cher Sam », dit Frodo, et il s’abandonna dans les bras protecteurs de Sam, fermant les yeux, comme un enfant qui s’endort après qu’une voix ou une main familière a chassé les frayeurs de la nuit.

Sam sentait qu’il aurait pu rester assis ainsi dans un bonheur sans fin ; mais ce n’était pas permis. Il ne suffisait pas d’avoir trouvé Frodo, il lui fallait encore tenter de le sauver. Il embrassa le front de son maître. « Allons ! Debout, monsieur Frodo ! » dit-il, essayant de paraître aussi joyeux que lorsqu’il tirait les rideaux à Cul-de-Sac par un matin d’été.

Frodo soupira et se redressa. « Où sommes-nous ? Comment suis-je arrivé ici ? » demanda-t-il.

« Y a pas le temps de tout vous raconter avant qu’on soit ailleurs, monsieur Frodo. Mais vous êtes au haut de cette tour qu’on a vue tous les deux d’en bas, près du tunnel, avant que les orques vous prennent. J’ignore c’était il y a combien de temps. Plus d’une journée, j’imagine. »

« Rien que ça ? dit Frodo. J’aurais dit des semaines. Tu devras tout me raconter, si on en a l’occasion. Quelque chose m’a frappé, n’est-ce pas ? Et je me suis enfoncé dans les ténèbres et dans des rêves affreux, pour me réveiller ensuite et constater que c’était pire. Il y avait des orques tout autour de moi. Je crois qu’ils venaient de me faire avaler une horrible boisson qui me brûlait la gorge. Mes idées se sont éclaircies, mais j’avais mal partout et j’étais épuisé. Ils m’ont dépouillé de tout ; puis deux grandes brutes sont venues et ils m’ont questionné, questionné, au point que j’ai cru que j’en deviendrais fou, debout au-dessus de moi, jubilant, tripotant leurs couteaux. Je n’oublierai jamais leurs griffes ni leurs yeux. »

« Pas si vous continuez d’en parler, monsieur Frodo, dit Sam. Et si on ne veut pas les revoir, plus vite on partira, mieux ce sera. Êtes-vous en état de marcher ? »

« Oui, je peux marcher, dit Frodo en se relevant lentement. Je ne suis pas blessé, Sam. Je me sens très fatigué, voilà tout, et j’ai une douleur ici. » Il mit la main derrière son cou, au-dessus de l’épaule gauche. Il se tint debout, et Sam eut l’impression qu’il était vêtu de flammes : sa peau nue était écarlate à la lumière de la lampe au plafond. Il arpenta la pièce, dans un sens puis dans l’autre.

« Voilà qui est mieux ! dit-il, reprenant quelque peu courage. Je n’osais pas bouger quand j’étais laissé seul, un des gardes venait sinon. C’était avant qu’ils se mettent à hurler et à se battre. Les deux grosses brutes : elles se sont querellées, je crois. À propos de moi et de mes affaires. Je suis resté étendu ici, terrifié. Puis ce fut le silence, un silence mort, et c’était pire encore. »

« Oui, ils se sont querellés, c’est clair, dit Sam. Il devait y avoir deux bonnes centaines de ces sales créatures. Ça fait un peu beaucoup pour Sam Gamgie, diriez-vous. Mais ils se sont tous tués par eux-mêmes. Un sacré coup de chance, mais ce serait trop long d’en faire une chanson, tant qu’on sera pas sortis d’ici. Qu’est-ce qu’on va faire, maintenant, monsieur Frodo ? Vous pouvez pas vous balader dans le Pays Noir sans rien sur le dos. »

« Ils m’ont tout pris, Sam, dit Frodo. Tout ce que j’avais. Tu comprends ? Tout ! » Il se ramassa de nouveau sur le sol, tête baissée, tandis que ses propres mots lui faisaient saisir toute l’ampleur du désastre et que le désespoir le gagnait. « La quête a échoué, Sam. Même si nous sortons d’ici, il n’y a aucun espoir d’évasion. Seuls les Elfes peuvent s’échapper. Loin, loin de la Terre du Milieu, au-delà de la Mer. Si même elle est assez large pour tenir l’Ombre à distance. »

« Non, pas tout, monsieur Frodo. Et elle n’a pas échoué, pas encore. Je l’ai pris, monsieur Frodo, vous m’excuserez. Et je l’ai gardé en sécurité. Je l’ai en ce moment autour du cou, et qu’est-ce qu’il me pèse aussi. » Sam fouilla nerveusement sous sa chemise, cherchant l’Anneau sur sa chaîne. « Mais je suppose que vous devez le reprendre. » Maintenant qu’il y était, Sam hésitait à se défaire de l’Anneau et à remettre ce fardeau sur les épaules de son maître.

« Tu l’as ? demanda Frodo, ahuri. Tu l’as ici ? Sam, tu es merveilleux ! » Puis sa voix changea étrangement tout à coup. « Donne-le-moi ! cria-t-il, se levant, et tendant une main tremblante. Donne-le-moi tout de suite ! Tu ne peux pas le garder ! »

« Très bien, monsieur Frodo, dit Sam, plutôt stupéfait. Le voici ! » Il sortit lentement l’Anneau et passa la chaîne par-dessus sa tête. « Mais vous êtes sur les terres du Mordor, maintenant, m’sieur ; et quand vous sortirez, vous verrez la Montagne du Feu et tout. Vous verrez que l’Anneau est devenu très dangereux, et très dur à porter. Si c’est trop difficile, vous pourriez le partager avec moi, peut-être ? »

« Non, non ! s’exclama Frodo, arrachant l’Anneau et la chaîne des mains de Sam. Non, tu ne l’auras pas, voleur ! » Haletant, il le dévisagea avec hostilité, les yeux écarquillés de peur et d’aversion. Puis tout à coup, serrant l’Anneau dans son poing, il resta abasourdi. On eût dit qu’une brume s’était levée de son regard, et il passa une main sur son front douloureux. L’affreuse vision lui avait paru si réelle, tout chaviré qu’il était par les blessures et la peur. Sam, sous ses propres yeux, s’était de nouveau changé en orque, lorgnant son trésor et tendant des mains avides, ignoble petite créature au regard cupide et à la bouche baveuse. Mais la vision était passée. Sam se tenait là, à genoux devant lui, le visage tordu de douleur, comme s’il eût été frappé en plein cœur ; ses yeux ruisselaient de larmes.

« Oh, Sam ! s’écria Frodo. Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? Pardonne-moi ! Après tout ce que tu as fait. C’est l’horrible pouvoir de l’Anneau. Je voudrais qu’il n’eût jamais, jamais été trouvé. Mais ne t’occupe pas de moi, Sam. Je dois porter le fardeau jusqu’à la fin. On n’y peut rien changer. Tu ne peux pas t’interposer entre moi et ce destin. »

« Vous en faites pas, monsieur Frodo, dit Sam, passant sa manche sur ses yeux. Je comprends. Mais je peux quand même aider, non ? Il faut que je vous sorte d’ici. Tout de suite, voyez ! Mais il vous faut d’abord des vêtements et du matériel, et puis de la nourriture. Le plus facile, ce sera les vêtements. Puisqu’on est au Mordor, mieux vaut s’accoutrer comme eux ; et de toute façon, y a pas le choix. Va falloir vous déguiser en orque, monsieur Frodo, j’en ai peur. Et moi aussi. Si on y va ensemble, vaudrait mieux être assortis. Mais enveloppez-vous là-dedans ! »

Sam dégrafa sa cape grise et la jeta sur les épaules de Frodo. Il déposa son sac à terre et tira Dard du fourreau : sa lame luisait à peine. « J’oubliais, monsieur Frodo, dit-il. Non, ils n’ont pas tout pris ! Vous m’aviez prêté Dard, si vous vous rappelez bien, et le globe de la Dame. J’ai encore les deux. Mais prêtez-les-moi encore un moment, monsieur Frodo. Il faut que j’aille trouver ce que je peux. Restez ici en attendant. Promenez-vous un peu, histoire de vous dégourdir les jambes. Ce sera pas bien long. J’irai pas bien loin. »

« Fais attention, Sam ! dit Frodo. Et dépêche-toi ! Il peut y avoir des orques encore vivants, tapis dans les coins et prêts à te sauter dessus. »

« Il faut que je m’y risque », dit Sam. Il s’avança jusqu’à la trappe et se glissa au bas de l’échelle. Sa tête reparut un instant plus tard. Il jeta un long couteau sur le sol.

« Voilà quelque chose qui pourrait servir, dit-il. Il est mort : celui qui vous a flagellé. Il s’est brisé le cou, on dirait, dans sa hâte. Maintenant, remontez donc l’échelle, si vous pouvez, monsieur Frodo ; et vous avisez pas de la faire redescendre avant que j’aie crié le mot de passe. Elbereth, que je vais dire. Comme les Elfes. Aucun orque ne dirait ça. »

Frodo resta un moment assis, frissonnant, tandis que de terribles angoisses se pourchassaient dans sa tête. Puis il se leva, ramena la cape grise autour de ses épaules et, pour distraire sa pensée, se mit à arpenter la pièce, fouillant et scrutant chaque recoin de sa prison.

L’attente ne fut pas bien longue, encore qu’avec la peur elle lui parût durer une heure au moins, avant qu’il n’entendît la voix de Sam appeler doucement d’en bas : Elbereth, Elbereth. Frodo laissa descendre la légère échelle. Sam grimpa en soufflant comme un bœuf, portant un gros ballot sur la tête. Il le laissa tomber avec fracas.

« Maintenant, dépêchez-vous, monsieur Frodo ! dit-il. J’ai dû chercher pas mal avant de trouver quelque chose d’assez petit pour des gens comme nous. Faudra s’en contenter. Mais il faut faire vite. J’ai pas rencontré âme qui vive, et j’ai rien vu non plus, mais quelque chose me travaille. Je pense que cet endroit est surveillé. Je peux pas vous l’expliquer, mais voilà : j’ai comme l’impression qu’il y a un de ces horribles Cavaliers ailés aux alentours, là-haut dans le noir où on le voit pas. »

Il ouvrit son ballot. Frodo en examina le contenu avec dégoût, mais il n’avait pas le choix : il lui faudrait mettre ces choses ou partir nu. Il y avait une longue culotte à poils hirsutes faite d’une écœurante peau d’animal, et une tunique de cuir souillé. Il les enfila. Par-dessus la tunique, il passa une cotte de mailles à gros anneaux, courte pour un orque de taille normale, trop longue pour Frodo, et bien lourde. Il mit autour une ceinture où pendait un court étui renfermant un poignard à large lame. Sam avait apporté plusieurs casques d’orques. L’un d’eux convenait assez bien à Frodo, une calotte noire à bordure de fer, cerclée de fer et garnie de cuir, l’Œil Mauvais étant peint en rouge au-dessus du protège-nez en forme de bec.

« L’attirail de Morgul, l’équipement de Gorbag, était mieux adapté et de meilleure façon, dit Sam ; mais ce serait pas une bonne idée, j’imagine, de porter ses emblèmes au Mordor, pas après ce qui s’est passé ici. Eh bien voilà, monsieur Frodo. Un parfait petit orque, si je puis me permettre – du moins vous le seriez si on pouvait vous masquer le visage, vous allonger les bras et vous arquer les jambes. Ceci pourra au moins cacher quelques indices. » Il posa une grande cape noire sur les épaules de Frodo. « Maintenant, vous voilà prêt ! Vous pourrez ramasser un bouclier en passant. »

« Et toi, Sam ? demanda Frodo. Nous ne sommes pas censés être assortis ? »

« Eh bien, monsieur Frodo, j’ai réfléchi, dit Sam. Je ferais mieux de rien laisser de mes affaires, et on peut pas les détruire. Et puis, je peux quand même pas porter des mailles d’orques par-dessus tous mes vêtements, non ? Faudra que je me couvre, c’est tout. »

Il s’agenouilla et plia soigneusement sa cape elfique. Elle donna un rouleau étonnamment petit. Il la rangea dans son paquet laissé sur le sol. Se relevant, il le passa derrière son dos, coiffa sa tête d’un casque d’orque et jeta une autre cape noire sur ses épaules. « Voilà ! dit-il. Maintenant, nous sommes assez assortis. Et là, il faut y aller ! »

« Je ne peux pas faire tout le trajet d’une traite, dit Frodo avec un sourire malicieux. J’espère que tu t’es renseigné sur les auberges en chemin ? Ou aurais-tu oublié le manger et le boire ? »

« Punaise, c’est bien vrai ! » dit Sam. Il eut un sifflement de dépit. « Ah çà ! monsieur Frodo, ce que vous me donnez faim et soif, là ! Je sais plus c’est quand la dernière fois que j’ai pris une goutte ou un morceau. J’ai tout oublié à essayer de vous trouver. Mais attendez que je réfléchisse ! La dernière fois que j’ai regardé, il me restait assez de ce pain de route et de ce que le capitaine Faramir nous a donné pour me garder sur mes jambes pendant encore deux semaines à la rigueur. Mais s’il reste une seule goutte dans ma gourde, c’est tout ce qu’il y a. Ça suffira pas pour nous deux, de toute façon. Ils doivent bien manger, ces orques, et boire ? Ou ils vivent seulement d’air vicié et de poison ? »

« Non, ils mangent et ils boivent, Sam. L’Ombre qui les a enfantés n’arrive jamais qu’à parodier : elle ne peut rien créer d’elle-même qui soit réellement nouveau. Je ne pense pas qu’elle ait donné vie aux orques, elle les a seulement altérés et pervertis ; mais s’ils veulent vivre, il faut bien qu’ils fassent comme toutes les créatures vivantes. Ils se contenteront de liquides et de viandes infects, s’ils ne peuvent trouver mieux, mais jamais de poison. Ils m’ont nourri, alors je suis moins à plaindre que toi. Il doit bien y avoir de la nourriture et de l’eau quelque part par ici. »

« Mais on n’a pas le temps de les chercher », dit Sam.

« Eh bien, les choses ne sont pas aussi noires que tu le crois, dit Frodo. J’ai eu un peu de chance pendant que tu étais parti. En fait, ils n’ont pas tout pris. J’ai trouvé mon sac de nourriture sur le plancher, au milieu de guenilles. Ils l’ont éventré, bien évidemment. Mais l’aspect et l’odeur mêmes du lembas leur faisaient horreur, je suppose, plus encore qu’à Gollum. Ils ont tout éparpillé, et il y a des morceaux écrasés ou brisés, mais j’ai rassemblé tout ce qu’il y avait. C’est presque autant que tu en as. Mais ils ont pris la nourriture de Faramir, et ils ont tailladé ma gourde. »

« Eh bien, ça fait le tour de la question, dit Sam. On a de quoi se mettre en route. N’empêche que l’eau risque d’être un vrai problème. Mais allons, monsieur Frodo ! Partons d’ici ; sinon, même un lac entier pourra pas nous sauver ! »

« Je ne bougerai pas tant que tu n’auras pas avalé une bouchée, Sam, dit Frodo. Tiens, prends ce gâteau elfique, et vide ta gourde ! Toute cette histoire est désespérée, alors inutile de penser à demain. Nous ne le verrons sans doute jamais. »

Enfin, ils se mirent en route. Lorsqu’ils furent au bas de l’échelle, Sam la prit et la déposa dans le couloir, près du corps ramassé de l’orque tombé. L’escalier était sombre, mais sur le toit, la sinistre lueur de la Montagne était encore visible, quoique mourante, d’un rouge éteint. Ils ramassèrent deux boucliers afin de compléter leur déguisement et disparurent du toit.

Ils descendirent d’un pas lourd le long du grand escalier. Dès lors la chambre haute de la tourelle, lieu de leurs retrouvailles, leur parut presque accueillante ; car ils en étaient sortis, et la terreur courait le long des murs. Tout était peut-être mort dans la Tour de Cirith Ungol, mais elle restait imprégnée de peur et de maléfice.

Ils finirent par arriver dans la cour extérieure, et ils s’arrêtèrent. Même d’où ils se tenaient, ils sentaient la malveillance des Guetteurs les marteler, formes noires et silencieuses assises de part et d’autre de l’ouverture où s’entrevoyait la lueur menaçante du Mordor. Comme ils se frayaient un chemin à travers les horribles cadavres d’orques, chaque pas devenait plus difficile. Avant même d’atteindre l’arche, ils se trouvèrent immobilisés. Avancer d’un pouce de plus était douleur et lassitude, tant pour la volonté que pour les membres.

Frodo vacilla ; pareil combat était au-dessus de ses forces. Il se laissa choir sur le sol. « Je ne peux pas continuer, Sam, murmura-t-il. Je vais m’évanouir. Je ne sais pas ce qui m’arrive. »

« Moi je sais, monsieur Frodo. Tenez bon ! C’est la porte. Y a quelque diablerie à l’œuvre. Mais je suis passé une fois, et je vais ressortir. Ça peut pas être plus dangereux qu’avant. On y va ! »

Sam ressortit le globe elfique de Galadriel. Comme pour saluer son courage, et honorer d’une vive splendeur la fidèle main brune de hobbit ayant accompli tant d’exploits, la fiole s’embrasa soudain, si bien que toute la cour enténébrée s’illumina d’un éclat éblouissant, comme la foudre, mais sans discontinuer.

« Gilthoniel, A Elbereth ! » cria Sam. Car sans qu’il sût pourquoi, sa pensée se reporta soudain aux Elfes rencontrés dans le Comté, et au chant qui avait fait fuir le Cavalier Noir parmi les arbres.

« Aiya elenion ancalima ! » cria Frodo à son tour, derrière lui.

La volonté des Guetteurs se brisa avec la soudaineté d’une corde qui se rompt, et Frodo et Sam basculèrent en avant. Puis ils coururent. Passé la porte, passé les grandes figures aux yeux étincelants. Un craquement se fit entendre. La clef de voûte de l’arche manqua de s’écraser sur leurs talons et, au-dessus, le mur s’affaissa et tomba en ruine. Ils ne s’échappèrent que de justesse. Une cloche tinta sinistrement ; et une plainte aiguë s’éleva des deux Guetteurs, horrible à entendre. Haut dans les airs, parmi les ténèbres, vint une réponse. Une forme ailée plongea tel un éclair dans le ciel noir, déchirant la nuée d’un cri affreux.










1.

Voir l’Appendice F, ici.

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