6Nombreuses séparations










Quand s’acheva enfin le temps des réjouissances, les Compagnons songèrent à regagner leurs propres demeures. Et Frodo alla trouver le Roi alors qu’il se trouvait assis près de la fontaine avec la reine Arwen, et elle chantait un chant du Valinor, tandis que l’Arbre poussait et fleurissait. Ils saluèrent Frodo et se levèrent pour l’accueillir ; et Aragorn dit :

« Je sais ce que vous êtes venu dire, Frodo : vous souhaitez rentrer au pays. L’arbre, on le sait, est toujours plus prospère dans le terreau de ses ancêtres ; mais vous, cher ami, dans toutes les terres de l’Ouest, recevrez toujours bon accueil. Et votre peuple, qui n’eut jamais beaucoup de place dans les légendes des grands, sera dorénavant plus renommé que tous ces vastes royaumes qui aujourd’hui ne sont plus. »

« Il est vrai que je souhaite retourner dans le Comté, dit Frodo. Mais je dois d’abord aller à Fendeval. Car s’il est possible de regretter quelque chose de ces jours bénis, j’aurais voulu retrouver Bilbo ; et j’ai été peiné de voir que, parmi toute la maisonnée d’Elrond, il n’était pas venu. »

« Est-ce pour vous étonner, Porteur de l’Anneau ? dit Arwen. Car vous savez le pouvoir de cette chose qui est maintenant détruite ; et tout ce que ce pouvoir a engendré est aujourd’hui en voie de disparaître. Or votre proche parent a eu cet objet plus longtemps que vous. À l’échelle de son espèce, il est maintenant avancé en âge ; et il vous attend, car il ne fera plus aucun long voyage, hormis un seul. »

« Dans ce cas, je demande à partir bientôt », dit Frodo.

« Dans sept jours nous partirons, dit Aragorn. Car nous vous accompagnerons loin sur la route, aussi loin que le pays de Rohan. Dans trois jours, Éomer reviendra chercher Théoden pour le porter dans la Marche au lieu de son dernier repos, et nous chevaucherons avec lui en l’honneur du défunt. Mais pour l’heure, avant que vous partiez, je vais confirmer la sentence prononcée par Faramir, et je vous déclare à jamais libre de circuler par le royaume du Gondor ; et tous vos compagnons pareillement. Et si j’avais pour vous des cadeaux à la mesure de votre accomplissement, je vous en comblerais ; mais vous prendrez avec vous tout ce que vous désirez, et vous chevaucherez dans l’honneur, harnachés comme des princes du royaume. »

Mais la reine Arwen dit : « Moi, je vais vous offrir un cadeau. Car je suis la fille d’Elrond. Je ne le suivrai plus à présent, quand il ira aux Havres ; car mon choix est celui de Lúthien, et j’ai choisi comme elle ce qu’il y a de plus doux, et de plus amer. Mais vous irez à ma place, Porteur de l’Anneau, quand l’heure viendra, et si tel est alors votre désir. Si vos blessures vous tourmentent encore et que le souvenir de votre fardeau vous pèse, vous pourrez alors passer à l’Ouest, jusqu’à ce que soient guéris tous vos maux et votre lassitude. Mais portez ceci maintenant, en mémoire de la Pierre-elfe et de l’Étoile du Soir dont les vies ont entretissé la vôtre ! »

Et elle prit une gemme semblable à une étoile qui reposait sur sa poitrine au bout d’une chaîne d’argent, et elle lui passa la chaîne au cou. « Quand vous serez hanté par le souvenir de la peur et de l’obscurité, dit-elle, ceci vous prêtera secours. »

Trois jours plus tard, comme le Roi l’avait annoncé, Éomer du Rohan arriva à cheval dans la Cité, et avec lui vint une éored des plus beaux chevaliers de la Marche. On l’accueillit chaleureusement ; et quand tous furent attablés à Merethrond, la Grande Salle des Festins, il vit la beauté des dames qui étaient présentes et s’en émerveilla. Et avant d’aller à son repos, il fit appeler Gimli le Nain et lui dit : « Gimli fils de Glóin, votre hache est-elle à portée ? »

« Non, seigneur, répondit Gimli, mais je puis vite l’aller chercher si besoin est. »

« Je vous laisse juge, dit Éomer. Car il y a encore entre nous certains propos inconsidérés prononcés au sujet de la Dame du Bois Doré. Or je l’ai vue aujourd’hui de mes yeux. »

« Fort bien, seigneur, répondit Gimli, et qu’en dites-vous à présent ? »

« Hélas ! dit Éomer. Je ne puis vous concéder qu’elle soit la plus belle des dames. »

« Dans ce cas, je vais chercher ma hache », dit Gimli.

« Mais j’invoquerai d’abord cette excuse, dit Éomer. L’aurais-je vue en d’autre compagnie, que j’aurais dit tout ce que vous voudriez entendre. Mais dans les circonstances, c’est la reine Arwen, Étoile du Soir, qui reçoit ma plus haute faveur, et je suis prêt à me battre pour défendre ce parti contre quiconque souhaite me démentir. Dois-je réclamer mon épée ? »

Alors Gimli s’inclina bien bas. « Non, pour moi vous êtes excusé, seigneur, dit-il. Vous avez choisi le Soir ; mais mon amour est voué au Matin. Et mon cœur m’avertit qu’il passera bientôt à jamais de ces terres. »

Vint enfin le jour du départ, et une grande et belle compagnie s’apprêta à quitter la Cité pour chevaucher au nord. Alors, les rois du Gondor et du Rohan se rendirent au Sanctuaire et vinrent aux tombeaux de Rath Dínen, et ils emportèrent le roi Théoden sur un brancard d’or et passèrent en silence à travers la Cité. Puis ils posèrent le brancard sur un grand chariot entouré de Cavaliers du Rohan et précédé de sa bannière ; et Merry, en tant qu’écuyer du roi, monta dans le chariot et veilla sur les armes du roi.

Aux autres Compagnons, on fournit des coursiers qui convenaient à leur stature ; et Frodo et Sam chevauchèrent au côté d’Aragorn, et Gandalf monta Scadufax, et Pippin alla avec les chevaliers du Gondor ; et Legolas et Gimli, comme toujours, chevauchèrent ensemble sur Arod.

À cette chevauchée se joignirent également la reine Arwen, et Celeborn et Galadriel avec les leurs, et Elrond et ses fils ; et les princes de Dol Amroth et d’Ithilien, et de nombreux capitaines et chevaliers. Jamais aucun roi de la Marche n’avait eu si grandiose compagnie sur la route que celle de Théoden fils de Thengel regagnant la terre de ses ancêtres.

Sans hâte et en paix, ils passèrent en Anórien et parvinrent au Bois Gris sous l’Amon Dîn ; et là, ils entendirent un son comme celui de tambours battant dans les collines, bien qu’il ne se vît pas un seul être vivant. Aragorn fit alors sonner des trompettes ; et les hérauts crièrent :

« Voyez, le roi Elessar se tient parmi vous ! À Ghân-buri-Ghân et à son peuple, il cède la Forêt de Drúadan, qui sera à jamais leur territoire ; et que nul homme n’y entre désormais sans leur consentement ! »

Sur ce, les tambours roulèrent puissamment, et se turent.

Enfin, après un voyage de quinze jours, le chariot de Théoden traversa les prés verts du Rohan et parvint à Edoras ; et tous s’y reposèrent. La Salle Dorée fut décorée de belles tentures et elle fut remplie de lumière, et l’on y tint le plus somptueux festin jamais vu sous son toit depuis les jours de sa construction. Car après trois jours, les Hommes de la Marche préparèrent les funérailles de Théoden ; et il fut enseveli dans une maison de pierre avec ses armes et beaucoup d’autres belles choses qu’il avait eues en sa possession, et une grande butte fut élevée au-dessus de lui, recouverte de gazon vert et de mémoires éternelles aux fleurs blanches. Et il y eut alors huit monticules sur le côté est du Champ de Tertres.

Alors, les Cavaliers de la Maison du Roi, montés sur des chevaux blancs, défilèrent en cercles autour du tertre et chantèrent ensemble un chant à la mémoire de Théoden fils de Thengel composé par son ménestrel Gléowine, et ce fut le dernier chant qu’il composa. La voix lente des Cavaliers suffit à remuer le cœur de ceux qui ne connaissaient pas la langue de ce peuple ; mais les mots allumèrent une flamme dans les yeux des gens de la Marche tandis que remontaient lointainement à leurs oreilles le tonnerre des sabots du Nord et la voix d’Eorl s’élevant au-dessus de la mêlée du Champ de la Celebrant ; et l’histoire des rois se déroula de suite, et le cor de Helm retentit dans les montagnes, jusqu’à ce que vînt l’Obscurité, que le roi Théoden se levât et chevauchât à travers l’Ombre jusqu’au feu, et mourût dans la gloire, au moment même où le Soleil revenait contre tout espoir, et luisait au matin sur le Mindolluin.





Par-delà la pénombre et par-delà le doute,

il vit poindre le jour et l’espoir se lever,

chantant sous le soleil et dégainant l’épée.

L’espoir il ranima et dans l’espoir finit ;

porté outre la mort, la peur et le malheur,

et par-delà le deuil, dans la gloire éternelle.

Mais Merry se tint au pied du tertre vert, et il pleurait ; et quand le chant fut achevé, il se leva et cria :

« Théoden Roi ! Théoden Roi ! Adieu ! Vous fûtes pour moi comme un père, pour une brève période. Adieu ! »

Quand la cérémonie fut terminée, les pleurs des femmes apaisés, et Théoden enfin laissé seul dans son tertre, alors les gens s’assemblèrent dans la Salle Dorée pour le grand festin et se détournèrent de leur peine ; car Théoden avait atteint sa pleine vieillesse et connu une fin honorable qui n’avait rien à envier au plus illustre de ses ancêtres. Et quand vint le temps de boire à la mémoire des rois, comme le voulait la coutume de la Marche, Éowyn la Dame du Rohan s’avança, dorée comme les rayons et blanche comme la neige, et elle porta une coupe pleine à Éomer.

Alors, un ménestrel et maître en tradition se leva et nomma tous les Seigneurs de la Marche dans l’ordre de leur succession : Eorl le Jeune ; et Brego le bâtisseur de la Salle ; et Aldor frère de Baldor le malheureux ; et Fréa, et Fréawine, et Goldwine, et Déor, et Gram ; et Helm qui se cacha dans la Gorge de Helm quand la Marche fut envahie ; et voilà qui acheva la série de neuf monticules du côté ouest, car à cette époque, la lignée fut rompue, et les tertres furent alors érigés du côté est : Fréaláf, fils de sœur de Helm, et Léofa, et Walda, et Folca, et Folcwine, et Fengel, et Thengel, et Théoden, le dernier à ce jour. Et quand Théoden fut nommé, Éomer vida sa coupe. Puis Éowyn pria ceux qui servaient de remplir les coupes, et tous ceux qui étaient assemblés là se levèrent et burent au nouveau roi, criant : « Salut, Éomer, Roi de la Marche ! »

Enfin, quand les célébrations furent près de s’achever, Éomer se leva et dit : « Ceci est le festin funéraire de Théoden, le Roi, mais je vais partager avant que nous nous quittions une joyeuse nouvelle ; et il ne me l’aurait pas reproché, car il fut toujours un père pour Éowyn ma sœur. Écoutez donc, ô belles gens de maints royaumes, comme jamais on n’en vit rassemblées dans cette salle ! Faramir, Intendant du Gondor et Prince d’Ithilien, demande à prendre pour épouse Éowyn, la Dame du Rohan, et elle le lui accorde de plein gré. En foi de quoi, ils seront fiancés devant vous tous. »

Et Faramir et Éowyn s’avancèrent et se tinrent main dans la main ; et tous burent à leur union et furent ravis. « Ainsi, dit Éomer, l’amitié entre la Marche et le Gondor se fortifie d’un nouveau lien, et je m’en réjouis d’autant. »

« Vous n’êtes pas avare de vos richesses, Éomer, dit Aragorn, pour offrir ainsi au Gondor la perle de votre royaume ! »

Alors, Éowyn le regarda dans les yeux et lui dit : « Souhaitez-moi la joie, mon suzerain et guérisseur ! »

Et Aragorn répondit : « Je t’ai souhaité la joie sitôt que je t’ai vue la première fois. Mon cœur se guérit de te voir bienheureuse. »

Quand le festin fut terminé, ceux qui devaient partir prirent congé du roi Éomer. Aragorn et ses chevaliers, ainsi que les gens de la Lórien et de Fendeval, s’apprêtèrent à monter en selle ; mais Faramir et Imrahil demeurèrent à Edoras ; et Arwen l’Étoile du Soir fit de même, et elle dit adieu à ses proches. Nul ne fut témoin de sa dernière rencontre avec Elrond, son père, car ils montèrent dans les collines et y eurent un long entretien, et leur séparation fut douloureuse, laquelle devait se prolonger par-delà la fin du monde.

En tout dernier lieu, avant le départ des hôtes, Éomer et Éowyn allèrent trouver Merry, et ils dirent : « Adieu, maintenant, Meriadoc du Comté et Holdwine de la Marche ! Chevauchez à bonne fortune, et revenez-nous vite pour notre bon accueil ! »

Et Éomer dit : « Les rois d’autrefois vous auraient comblé de présents, plus que n’en pourrait contenir un char, pour vos actions dans les champs de Mundburg ; mais vous ne prendrez rien, dites-vous, hormis les armes qui vous ont été données. Je permettrai qu’il en soit ainsi, car en vérité je n’ai aucun présent qui soit digne ; mais ma sœur vous prie de recevoir cette petite chose, en mémoire de Dernhelm et des cors de la Marche à la venue du matin. »

Éowyn offrit alors à Merry un cor ancien, petit mais finement ouvré, tout de bel argent avec un baudrier vert ; et des graveurs y avaient sculpté de vifs cavaliers courant en une file qui s’enroulait de l’extrémité de la corne jusqu’à son embouchure ; et des runes d’une grande vertu y étaient tracées.

« Voici un héritage de notre maison, dit Éowyn. Il a été fait par les Nains, et provient du trésor de Scatha le Serpent. Eorl le Jeune l’a apporté du Nord. Qui en sonnera dans le besoin sèmera la peur dans le cœur de ses ennemis et la joie dans le cœur des siens, et ils l’entendront et viendront à lui. »

Alors, Merry prit le cor dans ses mains, car pareille chose ne se refusait pas ; et il baisa la main d’Éowyn. Et ils l’étreignirent, et c’est ainsi qu’ils se séparèrent pour cette fois.

Or, les hôtes étant prêts, ils burent le coup de l’étrier ; et ils partirent dans les louanges et l’amitié et finirent par arriver à la Gorge de Helm, où ils se reposèrent deux jours. Legolas tint alors sa promesse envers Gimli et l’accompagna aux Brillantes Cavernes ; et à leur retour, il garda le silence, se bornant à dire que seul Gimli pouvait trouver les mots pour en parler. « Et c’est bien la première fois qu’un Nain peut crier victoire contre un Elfe dans un concours de mots, dit-il. Maintenant, allons donc à Fangorn pour rétablir le compte ! »

De la Combe de la Gorge, ils chevauchèrent jusqu’à Isengard et virent alors ce à quoi les Ents s’étaient affairés. Tout le cercle de pierre avait été démoli et retiré, et l’intérieur transformé en un jardin d’arbres et de vergers, traversé par un cours d’eau ; mais un lac d’eau claire s’étendait au milieu, et la Tour d’Orthanc se dressait encore en son centre, haute et imprenable, tel un roc noir reflété sur l’eau.

Les voyageurs s’assirent quelque temps à l’endroit où se dressaient naguère les vieilles portes d’Isengard, et deux grands arbres s’y tenaient à présent comme des sentinelles au début d’un chemin bordé de vert qui filait jusqu’à Orthanc ; et ils s’émerveillèrent devant tout le travail accompli, mais aucun être vivant ne se voyait, ni de près ni de loin. Bientôt, cependant, ils entendirent une voix qui appelait, houm-hom, houm-hom ; et voici que Barbebois remontait le chemin à grandes foulées pour les accueillir, Primebranche à ses côtés.

« Bienvenue au Clos sylvestre d’Orthanc ! dit-il. Je savais que vous arriviez, mais j’étais au travail dans la vallée ; il y a encore beaucoup à faire. Mais vous n’avez pas chômé non plus dans les contrées du sud et de l’est, à ce que j’entends ; et tout ce que j’entends est bien, vraiment très bien. » Barbebois loua alors toutes leurs actions, dont il semblait d’ailleurs parfaitement au courant ; et quand il finit par s’arrêter, il regarda longuement Gandalf.

« Eh bien, eh bien ! dit-il. Vous vous êtes révélé le plus fort, et tous vos labeurs ont porté fruit. Et maintenant, où allez-vous donc ? Et pourquoi êtes-vous ici ? »

« Pour voir comment vont vos travaux, mon ami, dit Gandalf, et pour vous remercier de votre concours dans tout ce qui a été accompli. »

« Houm, oui, ce n’est pas de refus, dit Barbebois ; car les Ents ont assurément fait leur part. Et pas seulement en se débarrassant de ce… houm, ce maudit pourfendeur d’arbres qui vivait ici. Car il y a eu grand afflux de ces… burárum, ces yeux-mauvais et mains-infâmes et jambes-arquées et cœurs-de-pierre et doigts-griffus et panses-immondes et coupe-jarrets, morimaite-sincahonda… houm, bon, puisque vous êtes des gens hâtifs et que leur nom complet est aussi long qu’un siècle de tourment – ces saletés d’orques ; et ils ont passé le Fleuve, venant par le Nord et tout autour du bois de Laurelindórenan, où ils n’ont pu entrer, grâce à l’intervention des Grands qui sont ici. » Il s’inclina devant le Seigneur et la Dame de Lórien.

« Et ces mêmes affreux bandits ont été plus qu’étonnés de nous rencontrer sur le Wold, car ils n’avaient jamais entendu parler de nous ; bien qu’on puisse en dire autant de certaines gens moins détestables. Et ils ne seront pas nombreux à se souvenir de nous, car ils n’ont pas été nombreux à avoir la vie sauve, et le Fleuve a pris la plupart de ceux-là. Mais c’est heureux pour vous, car si nous n’avions pas été là pour leur barrer la route, le roi des prairies n’aurait pas chevauché aussi loin, et s’il l’avait fait, il n’aurait eu nulle part où aller à son retour au pays. »

« Nous le savons fort bien, dit Aragorn, et nous n’oublierons jamais cela, à Minas Tirith ni à Edoras. »

« Jamais est un mot bien trop long même pour moi, dit Barbebois. Tant que dureront vos royaumes, vous voulez dire ; mais ils devront durer un très long temps avant que cela ne paraisse long aux Ents. »

« Le Nouvel Âge commence, dit Gandalf, et dans cet âge, les royaumes des Hommes pourraient bien vous survivre, Fangorn, mon ami. Mais allons, dites-moi donc : qu’en est-il de la tâche que je vous ai confiée ? Comment va Saruman ? N’est-il pas fatigué des murs d’Orthanc ? Car je n’ai pas l’impression qu’il vous remerciera d’avoir amélioré la vue depuis ses fenêtres. »

Barbebois posa un long regard sur Gandalf, un regard presque malicieux, pensa Merry. « Ah ! fit-il. Je pensais bien que vous y viendriez. Fatigué d’Orthanc ? Très fatigué, oui, à la longue – non tant de sa tour que du fait d’entendre ma voix. Houm ! Que de longues histoires je lui ai contées, longues en tout cas pour ceux qui s’expriment dans votre parler. »

« Pourquoi restait-il alors à les écouter ? Êtes-vous entré à Orthanc ? » demanda Gandalf.

« Houm, non, pas à Orthanc ! dit Barbebois. Mais il venait à sa fenêtre pour m’écouter, parce qu’il ne pouvait avoir de nouvelles autrement, et même si ces nouvelles lui étaient odieuses, il était avide de les entendre ; et j’ai veillé à ce qu’il les ait toutes. Mais j’y ai ajouté bon nombre de choses que je jugeais bon de lui faire méditer. Il est devenu très las. Il a toujours été trop hâtif. Ce fut sa perte. »

« Je remarque, mon bon Fangorn, dit Gandalf, que vous avez grand soin de dire vivait, venait, était. Pourquoi pas est ? Est-il mort ? »

« Non, pas mort, pour autant que je sache, dit Barbebois. Mais il est parti. Oui, voilà une semaine. Je l’ai laissé partir. Il ne restait plus grand-chose de lui quand il est sorti de son trou ; quant à son acolyte aux allures de serpent, il avait la pâleur d’une ombre. Or ne me dites pas, Gandalf, que j’ai promis de le garder à l’œil ; car je le sais. Mais les choses ont changé depuis. Et je l’ai mis sous une garde sûre, jusqu’à ce que je sois sûr, sûr qu’il ne pourrait plus faire de mal. Vous devez bien savoir que la mise en cage des êtres vivants est pour moi la pire chose, et je me refuse, même pour de telles créatures, à les garder prisonniers plus longtemps qu’il n’en est besoin. Un serpent sans crochets peut ramper où il veut. »

« Peut-être avez-vous raison, dit Gandalf ; mais ce serpent-ci avait encore une dent, je pense. Il lui restait le poison de sa voix, et je crois qu’il a dû vous persuader – même vous, Barbebois –, vous connaissant cette sensibilité. Enfin bon, il est parti, et il n’y a pas à nous étendre sur le sujet. La Tour d’Orthanc doit néanmoins retourner au Roi, auquel elle appartient. Il se peut toutefois qu’il n’en ait pas besoin. »

« Cela reste à voir, dit Aragorn. Mais je donnerai toute cette vallée aux Ents afin qu’ils en fassent ce qu’ils veulent, tant qu’ils continueront de surveiller Orthanc et de veiller à ce que personne n’y entre sans ma permission. »

« Elle est fermée à clef, dit Barbebois. Saruman l’a fermée sur mon ordre et m’a remis les clefs. Primebranche les a avec lui. »

Primebranche, se courbant comme un arbre ployant sous le vent, remit à Aragorn deux grandes clefs noires de forme élaborée, réunies par un anneau d’acier. « Maintenant, il ne me reste plus qu’à vous remercier une nouvelle fois, dit Aragorn, et à vous dire adieu. Puisse votre forêt croître de nouveau en paix. Quand cette vallée sera remplie, il y aura tout l’espace souhaité et plus encore à l’ouest des montagnes, où vous marchiez autrefois il y a bien longtemps. »

La figure de Barbebois se rembrunit. « Les forêts peuvent croître, dit-il. Les bois peuvent s’étendre. Mais pas les Ents. Il n’y a plus d’Entiges. »

« Mais peut-être aurez-vous plus d’espoir dans votre quête, à présent, dit Aragorn. À l’est, des terres s’ouvriront qui vous furent longtemps inaccessibles. »

Mais Barbebois secoua la tête et dit : « Il y a loin à marcher jusque-là. Et il y a trop d’Hommes là-bas de nos jours. Mais j’en oublie les bonnes manières ! Voulez-vous rester ici et vous reposer quelque temps ? Et il y en a peut-être parmi vous qui aimeraient passer par la Forêt de Fangorn et ainsi raccourcir leur trajet ? » Il regarda Celeborn et Galadriel.

Mais tous sauf Legolas annoncèrent devoir aussitôt prendre congé et partir vers le sud ou l’ouest. « Allons, Gimli ! dit Legolas. Avec la permission de Fangorn, je vais donc visiter les profondeurs du Bois d’Ent et voir des arbres comme on n’en trouve nulle part ailleurs en Terre du Milieu. Tu viendras avec moi comme promis ; et de cette façon, nous poursuivrons ensemble notre voyage vers nos propres demeures, à Grand’Peur et au-delà. » Gimli consentit à cela, quoique sans grand enthousiasme, eût-on dit.

« Enfin donc, la Fraternité de l’Anneau finit ici, dit Aragorn. Mais j’espère que vous reviendrez dans mon pays avant peu, et avec l’aide que vous avez promise. »

« Nous viendrons, si nos seigneurs à nous le permettent, dit Gimli. Eh bien, adieu, mes hobbits ! Vous devriez pouvoir rentrer chez vous sains et saufs, à présent, et je ne serai plus privé de sommeil par crainte pour votre sécurité. Nous enverrons des nouvelles quand ce sera possible, et certains d’entre nous pourraient se revoir de temps à autre ; mais je crains que la joie de nous voir tous réunis ne se représente jamais plus. »

Barbebois dit alors adieu à chacun tour à tour ; et il s’inclina trois fois, lentement et avec grande révérence, devant Celeborn et Galadriel. « Il y a long, long temps que nous nous sommes rencontrés entre troncs et pierres, A vanimar, vanimálion nostari ! dit-il. Il est triste que nous nous retrouvions ainsi, seulement à la fin. Car le monde change : je le sens dans l’eau, je le sens dans la terre, et je le sens dans l’air. Il m’étonnerait que nous nous revoyions. »

Et Celeborn dit : « Je l’ignore, Aîné. » Mais Galadriel dit : « Pas en Terre du Milieu, ni avant que les terres ensevelies sous les flots ne soient exhaussées. Alors nous pourrions, dans les saulaies de Tasarinan, nous revoir au Printemps. Adieu ! »

Pour finir, Merry et Pippin dirent au revoir au vieil Ent, et il devint plus gai en les regardant. « Eh bien, mes joyeuses gens, dit-il, prendrez-vous un dernier coup avec moi avant de partir ? »

« Très volontiers », répondirent-ils, et il les amena à l’écart, dans l’ombre de l’un des arbres, et ils virent qu’une grande jarre de pierre était posée là. Barbebois remplit trois bols, et ils burent ; et ils virent ses yeux étranges qui les observaient par-dessus le rebord de son bol. « Prudence, prudence ! dit-il. Car vous avez déjà grandi depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. » Et, riant, ils vidèrent leurs bols.

« Eh bien, au revoir ! dit-il. Et n’oubliez pas : si vous avez des nouvelles des Ent-Femmes dans votre pays, vous serez gentils de m’en informer. » Puis, agitant ses grandes mains, il salua toute la compagnie et s’en fut parmi les arbres.

Les voyageurs adoptèrent alors une allure plus rapide et se dirigèrent vers la Brèche du Rohan ; et Aragorn prit enfin congé d’eux tout près de l’endroit où Pippin avait regardé dans la Pierre d’Orthanc. Cette séparation chagrina beaucoup les Hobbits ; car Aragorn ne leur avait jamais fait défaut, lui qui avait été leur guide à travers maints périls.

« Si seulement nous avions une Pierre où nous verrions tous nos amis, dit Pippin, pour pouvoir leur parler à distance ! »

« Il n’en reste qu’une seule qui pourrait vous servir, répondit Aragorn ; car vous ne voudriez pas voir ce que la Pierre de Minas Tirith aurait à vous montrer. Mais le Palantír d’Orthanc sera la possession du Roi, afin qu’il voie ce qui se passe dans son royaume, et ce que font ses serviteurs. Car n’oubliez pas, Peregrin Touc, que vous êtes un chevalier du Gondor, et je ne vous dispense pas de votre service. Vous allez maintenant en permission, mais je puis toujours vous rappeler. Et souvenez-vous, chers amis du Comté, que mon royaume est aussi dans le Nord, et je me rendrai là-bas un jour. »

Aragorn prit alors congé de Celeborn et de Galadriel ; et la Dame lui dit : « Pierre-elfe, à travers les ténèbres, tu as trouvé ton espoir et comblé tout ton désir. Fais bon usage des jours ! »

Mais Celeborn dit : « Adieu, cher parent ! Puisses-tu connaître un destin différent du mien, et garder ton trésor jusqu’à la fin ! »

Sur quoi ils se séparèrent, et c’était l’heure du couchant ; et lorsqu’ils finirent par se tourner pour regarder en arrière, ils virent le Roi de l’Ouest assis sur sa monture et entouré de ses chevaliers ; et le Soleil près de sombrer tombait sur eux et faisait reluire tout leur harnais comme de l’or fauve, et la longue cape blanche d’Aragorn avait l’aspect d’une flamme. Aragorn saisit alors la pierre verte et la tint levée, et un feu émeraude jaillit de sa main.

La compagnie ainsi réduite, suivant le cours de l’Isen, tourna bientôt vers l’ouest et traversa la Brèche jusque dans les terres désolées au-delà, après quoi elle se dirigea au nord et passa les frontières de Dunlande. Les Dunlandais fuyaient et couraient se cacher, car ils craignaient les Elfes, encore que ceux-ci aient été peu nombreux à visiter jamais leur pays ; mais les voyageurs ne firent pas attention à eux, car ils formaient encore une grande compagnie, et ils étaient bien approvisionnés de tout ce qui leur était nécessaire ; aussi voyageaient-ils à leur gré, dressant leurs tentes quand bon leur semblait.

Le sixième jour après leurs adieux au Roi, ils traversèrent un bois qui descendait des collines au pied des Montagnes de Brume défilant à présent sur leur droite. Au coucher du soleil, tandis qu’ils ressortaient en pays découvert, ils rattrapèrent un vieillard appuyé sur un bâton, vêtu de haillons de couleur grise ou blanc sale, avec un autre mendiant qui traînassait derrière lui en gémissant.

« Ho, Saruman ! dit Gandalf. Où vas-tu donc ? »

« Que t’importe où je vais ? répondit-il. Veux-tu encore dicter mes allées et venues, et n’es-tu pas satisfait de me voir en disgrâce ? »

« Tu connais les réponses, dit Gandalf ; non et non. Mais dans tous les cas, le temps de mes labeurs tire aujourd’hui à sa fin. Le Roi a repris le fardeau. Si tu avais attendu à Orthanc, tu l’aurais vu, et il t’aurait montré sagesse et clémence. »

« Raison de plus pour être parti avant, dit Saruman ; car je ne désire de lui aucune des deux. En fait, si tu souhaites une réponse à ta première question, je cherche à quitter son royaume par le chemin le plus court. »

« Eh bien, tu te diriges encore du mauvais côté, dit Gandalf, et ton voyage me semble voué à l’échec. Mais dédaigneras-tu notre aide ? Car nous te l’offrons. »

« Vous me l’offrez ? dit Saruman. Non, épargne-moi ce sourire, de grâce ! Je préfère tes froncements de sourcils. Quant à cette Dame ici présente, je ne lui fais pas confiance : elle m’a toujours détesté, non contente de comploter en ta faveur. Je ne doute pas qu’elle vous ait amené ici pour mieux se réjouir de mon indigence. Si j’avais su que vous me poursuiviez, je vous aurais refusé ce plaisir. »

« Saruman, dit Galadriel, nous avons d’autres affaires et d’autres soucis plus urgents que de courir après vous. Dites plutôt que la bonne fortune vous a rattrapé ; car voici qu’une dernière chance vous est offerte. »

« Si c’est vraiment la dernière, j’en suis reconnaissant, dit Saruman ; car cela m’évitera de devoir encore la refuser. Tous mes espoirs sont anéantis, mais je ne veux aucune part des vôtres. Si vous en avez. »

Ses yeux flamboyèrent un instant. « Allez-vous-en ! dit-il. Ce n’est pas en vain que j’ai longuement étudié ces questions. Vous vous êtes condamnés, et vous le savez. Et je trouverai quelque réconfort dans mes errances à songer que vous avez démoli votre propre maison en saccageant la mienne. Et maintenant, quel vaisseau pourrait vous emporter au-delà d’une si vaste mer ? fit-il, moqueur. Un vaisseau gris, tout plein de fantômes, voilà lequel. » Il rit, mais sa voix était cassée, et son rire, affreux.

« Lève-toi, bougre d’idiot ! » cria-t-il à l’autre mendiant, qui s’était assis par terre ; et il le frappa avec son bâton. « Demi-tour ! Si ces illustres personnages vont sur le même chemin que nous, nous en prendrons un autre. Dépêche, ou t’auras pas de croûton pour souper ! »

Le mendiant tourna les talons et se traîna devant eux en gémissant : « Pauvre vieux Gríma ! Pauvre vieux Gríma ! Toujours battu et injurié. Ah ! que je le hais ! Que je voudrais pouvoir le laisser ! »

« Alors laissez-le ! » dit Gandalf.

Mais Langue de Serpent, les yeux voilés et remplis de terreur, ne lui jeta qu’un regard fuyant avant d’emboîter le pas à Saruman. Puis les deux misérables, passant la compagnie, arrivèrent aux hobbits, et Saruman s’arrêta pour les dévisager ; mais ils le regardèrent avec pitié.

« Ainsi, vous êtes venus plastronner vous aussi, mes galopins ? dit-il. Les besoins d’un mendiant ne vous importent guère, n’est-ce pas ? Car vous avez tout ce qu’il vous faut, de la nourriture, de beaux vêtements, et la meilleure herbe pour vos pipes. Si, si, je le sais ! Je sais d’où elle vient. Vous n’auriez pas une pipée pour un nécessiteux, non ? »

« Je vous en donnerais si j’en avais », dit Frodo.

« Je vous offre ce qui me reste, dit Merry, si vous voulez bien attendre un moment. » Il mit pied à terre et fouilla dans le sac qui pendait à sa selle. Il tendit alors une blague de cuir à Saruman. « Prenez tout ce qu’il y a, je vous en prie, dit-il ; cette herbe vient des épaves d’Isengard. »

« La mienne, oui, c’est la mienne, chèrement payée en plus ! s’écria Saruman, saisissant la blague d’une main. Ce n’est qu’un remboursement pour la forme, car vous en avez pris plus, j’en suis certain. N’empêche qu’un mendiant doit se montrer reconnaissant, si un voleur daigne lui remettre ne serait-ce qu’une parcelle de son bien. Et puis ce sera bien fait pour vous quand vous rentrerez, si vous constatez que les choses ne vont pas comme le souhaitez dans le Quartier Sud de votre pays. Puisse-t-il rester longtemps à court de feuille ! »

« Trop aimable ! dit Merry. Dans ce cas, je vais reprendre ma blague, qui ne vous appartient pas et qui m’a accompagné dans de longs voyages. Enveloppez l’herbe dans un chiffon à vous. »

« À voleur, voleur et demi », dit Saruman ; et il tourna le dos à Merry, donna un coup de pied à Langue de Serpent et s’en fut vers le bois.

« Eh bien, voyez-vous ça ! dit Pippin. Voleur, mon œil ! Quid de nos doléances pour avoir été assaillis, brutalisés et traînés à dos d’orques à travers le Rohan ? »

« Ah ouais ! fit Sam. Et payée, qu’il a dit. Comment, c’est ce que je me demande. Et j’aime pas trop ce qu’il disait du Quartier Sud. Il est temps de rentrer. »

« Je suis bien d’accord, dit Frodo. Mais on ne peut rentrer plus rapidement si l’on doit voir Bilbo. Je vais d’abord à Fendeval, quoi qu’il arrive. »

« Oui, je crois que vous feriez mieux, dit Gandalf. Mais hélas pour Saruman ! Je crains qu’il n’y ait plus rien à en tirer. Il est complètement décrépit. Mais je ne suis pas sûr que Barbebois ait raison : je le crois encore capable de quelques vilains tours, par pure mesquinerie. »

Le lendemain, ils passèrent en Dunlande du Nord, un agréable pays de verdure, bien qu’à présent dépeuplé. Septembre arriva avec ses jours dorés et ses nuits d’argent, et ils chevauchèrent en toute tranquillité jusqu’à la Rivière aux Cygnes, qu’ils franchirent par le vieux gué à l’est des chutes où elle plongeait subitement dans les basses terres. Loin à l’ouest, une brume s’étendait sur les mares et les îlots parmi lesquels elle serpentait jusqu’au Grisfleur : là, nichait une multitude de cygnes dans un pays de roseaux.

Ils passèrent donc en Eregion, et un beau matin parut enfin, luisant au-dessus de brumes chatoyantes ; et regardant depuis leur campement sur une colline basse, les voyageurs virent s’éclairer trois hautes cimes qui s’élevaient dans le ciel de l’est à travers des nuages flottants : Caradhras, Celebdil et Fanuidhol. Ils étaient parvenus à la hauteur des Portes de la Moria.

Ils demeurèrent à cet endroit sept jours durant, car voici qu’approchait le moment d’une autre séparation difficile. Celeborn, Galadriel et leur suite se tourneraient bientôt vers l’est pour franchir la Porte de Cornerouge et ainsi redescendre par l’Escalier de Ruisselombre jusqu’à l’Argentine aux frontières de leur pays. Ils avaient jusque-là emprunté les chemins de l’ouest, car ils avaient maintes choses à discuter avec Elrond et Gandalf ; mais ici encore, ils restèrent longtemps en conversation avec leurs amis. Souvent, bien après que les hobbits eurent succombé au premier sommeil, ils s’asseyaient ensemble sous les étoiles à se remémorer les âges passés, et toutes les joies et les épreuves qu’ils avaient connues dans le monde, ou à tenir conseil sur les jours à venir. Si quelque voyageur était passé par là, il n’aurait pu voir ni entendre grand-chose, tout au plus une vision de formes grises, sculptées dans la pierre en mémoire de gens oubliés, perdus à présent au milieu de terres inhabitées. Car ils ne bougeaient pas, non plus qu’ils ne parlaient avec la bouche, regardant d’esprit à esprit ; et seuls leurs yeux lumineux étincelaient et s’animaient au va-et-vient de leurs pensées.

Mais tout finit par être dit, et ils se séparèrent à nouveau pour un temps, jusqu’à ce qu’il fût l’heure pour les Trois Anneaux de passer au-delà. Les gens de la Lórien s’en furent à cheval vers les montagnes, leurs capes grises se fondant rapidement parmi les pierres et les ombres ; et ceux qui allaient à Fendeval s’assirent sur la colline pour regarder, lorsqu’un éclair s’éleva tout à coup des brumes grandissantes, après quoi ils ne virent plus rien. Frodo sut que c’était Galadriel, élevant son anneau en signe d’adieu.

Sam se détourna et dit en un soupir : « Que j’aimerais donc retourner en Lórien moi aussi ! »

Enfin, un soir, ils arrivèrent par-delà les hautes landes, subitement, comme le remarquaient toujours les voyageurs, au seuil de la profonde vallée de Fendeval, et ils virent clignoter les lampes de la maison d’Elrond loin en bas. Et ils descendirent, franchirent le pont et arrivèrent aux portes, et toute la maison s’illumina et retentit de joyeux chants pour saluer le retour d’Elrond.

Avant toute chose, sans s’être nourris ni lavés, ni même débarrassés de leurs capes, les hobbits partirent à la recherche de Bilbo. Ils le trouvèrent seul, enfermé dans sa petite chambre. Elle était jonchée de vieux papiers, de plumes et de pinceaux ; mais Bilbo était assis dans un fauteuil devant une belle petite flambée. Il semblait très vieux, mais paisible, et il somnolait.

À leur arrivée, il ouvrit les yeux et leva la tête. « Bonjour, bonjour ! dit-il. Ainsi, vous voilà revenus ? Et à la veille de mon anniversaire, en plus. Comme c’est malin ! Pensez-vous, j’aurai bientôt cent vingt-neuf ans ! Et dans un an, si l’on me prête vie, je rejoindrai le Vieux Touc. Je voudrais bien le surpasser ; mais on verra. »

Après avoir célébré l’anniversaire de Bilbo, les quatre hobbits restèrent quelques jours à Fendeval, et ils s’assirent longuement avec leur vieil ami qui, désormais, passait le plus clair de son temps dans sa chambre, sauf à l’heure des repas. En règle générale, il demeurait fort ponctuel à ce chapitre, manquant rarement de s’éveiller à temps pour passer à table. Tour à tour, assis au coin du feu, ils lui racontèrent tout ce qu’ils purent se rappeler de leurs voyages et de leurs aventures. Bilbo, au début, fit semblant de prendre des notes ; mais il s’endormait souvent, et il disait à son réveil : « Splendide ! Merveilleux ! Mais où en étions-nous ? » Alors, ils reprenaient l’histoire au moment où il avait commencé à s’assoupir.

La seule chose qui parut vraiment l’exciter et susciter toute son attention fut le couronnement d’Aragorn et le récit de son mariage. « J’ai été invité aux noces, bien sûr, dit-il. Et je les attendais depuis bien longtemps. Mais allez savoir, le jour venu, je me suis trouvé tellement débordé ; et faire ses bagages peut être si assommant… »

Près de quinze jours s’étaient écoulés quand Frodo regarda à sa fenêtre et vit qu’il avait gelé cette nuit-là, et que les toiles d’araignées s’étendaient en filets blancs. Alors, il sut tout à coup qu’il devait partir et faire ses adieux à Bilbo. Le temps demeurait calme et beau, après l’un des plus merveilleux étés dont on pût se souvenir ; mais octobre était venu : le ciel n’allait pas tarder à se brouiller, la pluie et le vent reprendraient de plus belle, et il y avait encore une longue route à faire. Mais ce n’était pas vraiment ce qui l’inquiétait. Il sentait qu’il était temps de retourner dans le Comté. Sam partageait ce sentiment. Encore la veille au soir, il lui avait dit :

« Eh bien, monsieur Frodo, on a voyagé un sacré bout et on a vu pas mal de choses, mais je me dis qu’on n’a jamais trouvé meilleur endroit qu’ici. On y trouve un peu de tout, si vous me comprenez : le Comté, le Bois Doré et le Gondor, les maisons de rois et les auberges, le pré et la montagne, tout ça en même temps. Mais quelque part, je sens qu’on ferait mieux de partir bientôt. Je me fais du souci pour mon ancêtre, pour tout vous dire. »

« Oui, un peu de tout, Sam, sauf la Mer », lui avait répondu Frodo ; et il se le répéta à présent : « Sauf la Mer. »

Ce jour-là, Frodo alla trouver Elrond, et il fut convenu qu’ils partiraient le lendemain matin. Et Gandalf dit, pour leur plus grand bonheur : « Je crois que je viendrai aussi. Du moins jusqu’à Brie. J’aimerais voir Fleurdebeurre. »

Dans la soirée, ils allèrent dire au revoir à Bilbo. « Eh bien, s’il faut que vous partiez, il le faut, dit-il. Je suis navré. Vous allez me manquer. C’est bon de savoir simplement que vous êtes dans les parages. Mais je me fais de plus en plus somnolent. » Puis il donna sa chemise de mithril et son épée Dard en cadeau à Frodo, oubliant qu’il l’avait déjà fait ; et il lui offrit également trois livres de traditions qu’il avait composés à divers moments, tous dans son écriture en pattes de mouche, leur dos rouge portant l’inscription suivante : Traductions de l’elfique, par B.B.

À Sam, il remit une petite bourse d’or. « Presque la dernière goutte de la cuvée de Smaug, dit-il. Ça pourra t’être utile si tu penses à te marier, Sam. » Sam rougit.

« Je n’ai pas grand-chose pour vous, jeunes gens, dit-il à Merry et à Pippin, sauf de bons conseils. » Et quand il leur en eut donné un bel échantillon, il ajouta une dernière chose à la manière du Comté : « Prenez garde à ce que votre tête ne devienne trop grosse pour votre chapeau ! Mais si vous n’arrêtez pas bientôt de grandir, chapeaux et vêtements ne seront plus à portée de votre escarcelle. »

« Puisque vous essayez de battre le Vieux Touc, dit Pippin, je ne vois pas pourquoi nous n’essaierions pas de battre Fiertaureau. »

Bilbo rit, et d’une poche de sa veste il sortit deux belles pipes à bec de perle, au fourneau cerclé d’argent finement ouvré. « Pensez à moi quand vous vous en servirez ! dit-il. Elles ont été faites pour moi par les Elfes, mais je ne fume plus, à présent. » Puis soudain, sa tête tomba et il s’assoupit un peu ; et quand il se réveilla, il dit : « Bon, où en étions-nous ? Oui, bien sûr, les présents. Mais j’y pense, Frodo : qu’est-il arrivé à mon anneau, celui que tu as emporté ? »

« Je l’ai perdu, Bilbo, mon cher, répondit Frodo. Je m’en suis débarrassé, tu vois ? »

« Quel dommage ! dit Bilbo. J’aurais aimé le revoir. Mais non, suis-je bête ! C’est pour ça que tu y allais, non, pour t’en débarrasser ? Mais tout cela est tellement compliqué, car il y a tant de choses qui semblent s’être mêlées à l’affaire : les ambitions d’Aragorn, le Conseil Blanc, le Gondor et les Cavaliers, les Sudrons et les oliphants – tu en as vraiment vu un, Sam ? –, et les cavernes et les tours, et les arbres dorés, et je ne sais quoi encore.

« De toute évidence, j’ai pris une route beaucoup trop directe en revenant de voyage. Je me dis que Gandalf aurait pu me faire visiter quelques endroits. Mais alors, la vente aux enchères se serait terminée avant mon arrivée, et j’aurais eu encore plus d’ennuis sur les bras. De toute manière, il est trop tard, à présent ; et puis je trouve qu’il est beaucoup plus confortable de rester assis ici à vous entendre. Le feu est très agréable ici, et la nourriture est très bonne, et il y a des Elfes quand on en a envie. Que demander de plus ?





La Route se poursuit sans fin

Qui a commencé à ma porte

Et depuis m’a conduit si loin.

D’autres maintenant elle emporte,

Lancés dans un nouveau voyage,

Mais moi enfin, les pieds fourbus,

Je gagne l’auberge au village

Trouver le repos qui m’est dû. »

Et comme il marmonnait les derniers mots, sa tête tomba sur sa poitrine et il s’endormit aussitôt.

Le crépuscule enveloppa la pièce, et la lueur du feu se fit d’autant plus vive ; et ils observèrent Bilbo qui dormait et virent que son visage était souriant. Ils restèrent quelque temps assis en silence ; puis Sam, regardant autour de la pièce et étudiant les ombres qui dansaient sur les murs, murmura pensivement :

« Savez-vous, monsieur Frodo, je crois pas qu’il ait beaucoup écrit pendant notre absence. Il écrira jamais notre histoire, maintenant. »

Alors Bilbo ouvrit un œil, presque comme s’il eût entendu. Puis il se secoua. « C’est que je deviens tellement somnolent, voyez-vous, dit-il. Et quand j’ai le temps d’écrire, la poésie est vraiment la seule chose dont j’aie envie. Je me demande, Frodo, mon brave garçon, si cela t’ennuierait outre mesure de mettre un peu d’ordre dans mes affaires avant de t’en aller ? Rassembler toutes mes notes et tous mes papiers, et mon journal aussi, et les prendre avec toi, si le cœur t’en dit. Tu vois, je n’ai pas beaucoup de temps pour la sélection, l’agencement et tout ça. Fais-toi aider par Sam, et quand tu auras un peu dégrossi le tout, reviens me voir pour que je regarde. Je ne serai pas trop tatillon. »

« Bien sûr, je m’en charge ! dit Frodo. Et bien sûr, je reviendrai très vite : il n’y aura plus aucun danger. Il y a maintenant un vrai roi, et il remettra bientôt les routes en état. »

« Merci, mon garçon ! dit Bilbo. C’est pour moi, vraiment, un très grand soulagement. » Et là-dessus, il se rendormit.

Le lendemain, Gandalf et les hobbits prirent congé de Bilbo dans sa chambre, car il faisait froid dehors ; puis ils dirent adieu à Elrond et à toute sa maison.

Tandis que Frodo se tenait sur le seuil, Elrond lui souhaita bon voyage, et il le bénit, et dit :

« Je crois, Frodo, que vous n’aurez peut-être pas besoin de revenir, à moins que ce ne soit très bientôt. Car environ à ce temps de l’année, quand les feuilles seront d’or et tout près de tomber, recherchez Bilbo dans les bois du Comté. Je serai avec lui. »

Aucun autre n’entendit ces mots, et Frodo les garda pour lui-même.

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