8Le Nettoyage du Comté










Il faisait déjà nuit quand, fatigués et détrempés, les voyageurs arrivèrent enfin au Brandivin et trouvèrent le chemin barré. À chaque extrémité du Pont se dressait une palissade garnie de pointes ; et ils voyaient que de nouvelles maisons avaient été construites de l’autre côté du fleuve : des bâtiments à deux étages aux fenêtres étroites et à angles droits, dénudés et mal éclairés, lugubres au possible et tout à fait étrangers aux sensibilités du Comté.

Ils frappèrent à la porte extérieure et appelèrent, mais il n’y eut d’abord aucune réponse ; puis, à leur grande surprise, il y eut une sonnerie de cor, et toutes les lumières s’éteignirent aux fenêtres. Une voix cria dans l’obscurité :

« Qui va là ? Allez-vous-en ! Vous pouvez pas entrer. Z’avez pas lu la pancarte : Accès interdit entre le coucher et le lever du soleil ? »

« Évidemment qu’on l’a pas lue, il fait noir comme chez le loup, cria Sam en réponse. Et si vous croyez que des hobbits du Comté méritent d’être laissés dans la flotte par un soir pareil, je vais vous l’arracher votre pancarte, sitôt que je l’aurai trouvée. »

Là-dessus, une fenêtre claqua, et un quarteron de hobbits se déversa de la maison de gauche, lanternes à la main. Ils ouvrirent la porte sur l’autre rive et quelques-uns d’entre eux traversèrent le pont. Apercevant les voyageurs, ils parurent effrayés.

« Voyons, voyons ! dit Merry, reconnaissant l’un des hobbits. Si tu ne me reconnais pas, Hob Lahaie, tu devrais. Je suis Merry Brandibouc, et j’aimerais savoir ce que tout cela signifie, et ce qu’un Bouceron comme toi fait ici. Tu étais à la Porte de la Haie, aux dernières nouvelles. »

« Ma foi ! C’est maître Merry, j’vous mens pas, et tout attifé pour la castagne ! fit le vieux Hob. J’aurions juré que vous étiez mort ! Perdu dans la Vieille Forêt, à ce qu’on disait. Content de voir que vous êtes en vie au bout du compte ! »

« Alors cesse de m’examiner à travers les planches et ouvre cette porte ! » répondit Merry.

« J’suis désolé, maître Merry, mais nous avons nos ordres. »

« Vos ordres de qui ? »

« Le Chef qu’est à Cul-de-Sac. »

« Le Chef ? Le Chef ? Vous voulez dire M. Lotho ? » demanda Frodo.

« J’imagine, monsieur Bessac ; mais il faut dire seulement “le Chef” à partir de maintenant. »

« Ah, je vois ! dit Frodo. Au moins, il a laissé tomber le “Bessac”. Mais de toute évidence, il est grand temps que sa famille s’occupe de lui et le remette à sa place. »

Un silence tomba parmi les hobbits derrière la clôture. « C’est malvenu de parler comme ça, dit l’un d’eux. Il va finir par l’apprendre. Et avec tout ce boucan, vous allez réveiller son Gros Bras. »

« Nous le réveillerons d’une manière qui risque de le surprendre, dit Merry. S’il faut comprendre que votre Chef adoré ramasse des bandits dans les terres sauvages pour les prendre à son service, eh bien, nous ne sommes pas revenus trop tôt. » Il sauta à bas de son poney, puis, avisant la pancarte à la lueur des lanternes, il l’arracha et la jeta par-dessus la clôture. Les hobbits reculèrent, sans aucunement chercher à l’ouvrir. « Viens, Pippin ! dit Merry. À deux, ça devrait suffire. »

Merry et Pippin escaladèrent la clôture, et les hobbits s’enfuirent. Il y eut une autre sonnerie de cor. Sur le plus gros bâtiment à droite, une forme râblée se dessina dans l’embrasure de la porte, d’où filtrait un peu de lumière.

« Qu’est-ce que c’est que ce raffut ? grogna-t-elle en s’avançant. Bris de clôture ? Fichez-moi le camp ou je vous tords le cou, sales petits avortons ! » Puis il s’arrêta, car il vit un reflet d’épées.

« Bill Fougeard, dit Merry, si tu n’ouvres pas cette porte dans dix secondes, tu vas le regretter. Je vais te pourfendre si tu n’obéis pas. Et quand tu auras ouvert les portes, tu les passeras, pour ne jamais revenir. Tu es un bandit et un voleur de grand chemin. »

Fougeard se soumit, traînant les pieds jusqu’à la porte et l’ouvrant. « Donne-moi la clef ! » dit Merry. Mais le bandit la lui jeta à la tête et prit ses jambes à son cou, fuyant dans l’obscurité. Comme il arrivait à la hauteur des poneys, l’un d’eux décocha une ruade et l’atteignit en pleine course. Il partit dans la nuit avec un jappement, et l’on n’entendit plus jamais parler de lui.

« Beau travail, Bill », dit Sam – à l’intention du poney.

« Voilà pour votre Gros Bras, dit Merry. Nous verrons le Chef plus tard. En attendant, il nous faut un logement pour la nuit, et puisque vous semblez avoir démoli l’Auberge du Pont pour construire ces affreux édifices, vous devrez nous héberger. »

« J’suis désolé, monsieur Merry, dit Hob, mais c’est pas permis. »

« Qu’est-ce qui n’est pas permis ? »

« Inviter des gens sur le pouce, manger plus qu’on y a droit, et tout ça », répondit Hob.

« Mais qu’est-ce qui se passe, ici ? dit Merry. Est-ce une mauvaise année, ou quoi ? Je pensais que nous avions eu un bel été et une récolte à l’avenant. »

« Eh bien non, l’année a été plutôt bonne, dit Hob. On fait pousser beaucoup de choses, mais on sait pas trop ce qu’elles deviennent. Si vous voulez mon avis, c’est à cause de ceusses qui passent pour “recueillir” et “redistribuer”, toujours à compter, à mesurer, à mettre à l’entrepôt. Ils recueillent plus qu’ils distribuent, et on n’en revoit jamais les trois quarts. »

« Oh pitié ! dit Pippin, bâillant. Tout cela est bien trop lassant pour moi ce soir. Nous avons des vivres dans nos bagages. Donnez-nous seulement une chambre où nous allonger. Ce sera mieux que bien des endroits que j’ai visités. »

Les hobbits à la porte ne semblaient pas moins inquiets : de toute évidence, ils enfreignaient une règle ou une autre ; mais il n’était pas question de s’opposer à quatre voyageurs d’une telle autorité, armés des pieds à la tête, dont deux qui paraissaient singulièrement grands et forts. Frodo ordonna de refermer les portes à clef. Il était tout de même sage de monter la garde, tant que des bandits rôdaient dans la contrée. Les quatre compagnons entrèrent alors dans le corps de garde hobbit et s’y mirent aussi à l’aise que possible. L’endroit était nu et d’une grande laideur, pourvu d’un misérable petit âtre qui ne permettait pas de faire un bon feu. Des lits durs, placés en rangées, occupaient les chambres du haut ; et chaque mur affichait une pancarte et une liste de Règles. Pippin les arracha une à une. Il n’y avait pas de bière, ni guère de nourriture, mais les voyageurs partagèrent leurs provisions et firent tous un assez bon repas ; et Pippin viola la Règle 4 en jetant au feu la plus grande part du bois de chauffage alloué au lendemain.

« Bon, bon ! que diriez-vous d’une pipe, pendant que vous nous racontez ce qui se passe dans le Comté depuis quelque temps ? » proposa-t-il.

« C’est fini, l’herbe à pipe, dit Hob, sauf pour les hommes du Chef. Toutes les réserves se sont volatilisées, il semblerait. Des charrettes pleines s’en sont allées par la vieille route qui descend du Quartier Sud, à ce qu’on entend, du côté du Gué de Sarn. Vers la fin de l’année passée, ce devait être, après que vous êtes partis. Mais il en partait déjà avant, en cachette, juste un peu. Ce Lotho… »

« Maintenant, tu te tais, Hob Lahaie ! s’écrièrent plusieurs autres. Tu sais bien que c’est pas permis de bavasser. Le Chef va en entendre parler, et on sera tous dans de beaux draps. »

« Il entendrait rien du tout s’il y avait pas tant de mouchards, ici », répliqua Hob avec virulence.

« C’est bon, c’est bon ! dit Sam. Ça suffira comme ça. Je ne veux plus entendre un seul mot. Aucun accueil, pas de bière, pas de pipe, et au lieu de ça, un beau tas de règles et du langage d’orque. J’espérais pouvoir me reposer, mais je vois bien qu’il y a encore du travail et des ennuis à venir. Allons nous coucher et oublions ça jusqu’à demain matin ! »

Le nouveau « Chef » avait visiblement les moyens de se renseigner. Il fallait compter une bonne quarantaine de milles entre le Pont et Cul-de-Sac, mais quelqu’un se hâta de parcourir le trajet. Frodo et ses amis ne devaient pas tarder à le découvrir.

Ils n’avaient aucun projet arrêté ; tout au plus avaient-ils caressé l’idée de descendre tous ensemble à Creux-le-Cricq pour se reposer un peu avant de continuer. Mais, devant l’urgence de la situation, ils décidèrent d’aller tout droit à Hobbiteville. Ils reprirent donc la Route le lendemain, allant d’un trot soutenu. Le vent était tombé mais le ciel était gris. Les terres paraissaient mornes et plutôt désolées ; mais l’on était après tout au premier jour de novembre et à la triste fin de l’automne. Il semblait toutefois y avoir des feux en nombre inhabituel, et de la fumée montait un peu partout alentour. Une grande traînée s’élevait au loin du côté de la Pointe-aux-Bois.

À la tombée du jour, ils approchaient de Grenouillers, un village directement sur la Route, à environ vingt-deux milles du Pont. Ils avaient l’intention d’y passer la nuit : La Bûche Flottante de Grenouillers était une bonne auberge. Mais, arrivés à la lisière orientale du village, ils rencontrèrent une barrière avec un grand écriteau marqué ROUTE BARRÉE ; et derrière celle-ci se tenait une grande troupe de Connétables, bâton à la main et plume au chapeau, l’air à la fois important et plutôt effrayé.

« Qu’est-ce que c’est que cette mascarade ? » dit Frodo, le rire au bord des lèvres.

« J’vais vous dire ce que c’est, monsieur Bessac, intervint le chef de troupe des Connétables, un hobbit à deux plumes : vous êtes en état d’arrestation pour Bris de Clôture, Arrachage du Règlement, Voies de Fait sur les Gardiens, Entrée sans Permission, Occupation illégale des Immeubles du Comté, et Corruption des Gardes au Moyen de Nourriture. »

« Ce sera tout ? » demanda Frodo.

« Ça suffira pour commencer », répondit le chef de troupe.

« Je peux en rajouter, si vous voulez, dit Sam. Traiter votre Chef de Tous les Noms, Vouloir cogner sa Face Boutonneuse, et Trouver que vous autres Connétables z’avez l’air d’une Bande de Cruches. »

« Allons, monsieur, ça suffira. C’est le Chef qui ordonne que vous veniez tout doux sans faire de bruit. On vous emmène à Belleau pour vous remettre aux Hommes du Chef ; vous aurez votre mot à dire quand il s’occupera de vous. Mais si vous voulez pas rester aux Troubliettes plus longtemps qu’i’ faut, je m’la tiendrais bouclée, si j’étais vous. »

Au grand embarras des Connétables, Frodo et ses compagnons s’esclaffèrent d’un seul élan, riant à gorge déployée. « Ne dites pas de sottises ! répliqua Frodo. Je vais où je veux et au moment qui me plaît. Il se trouve que vais à Cul-de-Sac pour raisons personnelles, mais si vous insistez pour m’accompagner, eh bien, c’est votre affaire. »

« D’accord, monsieur Bessac, répondit le chef de troupe, écartant la barrière d’une poussée. Mais oubliez pas que je vous ai arrêté. »

« Je ne l’oublierai pas, dit Frodo. Jamais. Mais je vous le pardonnerai peut-être un jour. Cela dit, je ne vais pas plus loin pour aujourd’hui, et si vous aviez la gentillesse de m’escorter jusqu’à La Bûche Flottante, je vous serais bien obligé. »

« Ça je peux pas, monsieur Bessac. L’auberge est fermée. Il y a une Maison des Connétables à l’autre bout du village. Je vais vous y conduire. »

« Entendu, dit Frodo. Partez devant et nous vous suivrons. »

Sam avait examiné chacun des Connétables et avait reconnu l’un d’eux. « Hé, viens par ici, Robin Petiterrier ! appela-t-il. J’ai deux mots à te dire. »

Avec un coup d’œil embarrassé à son chef de troupe, qui parut courroucé mais n’osa pas intervenir, le connétable Petiterrier ralentit le pas et marcha à côté de Sam, qui descendit de son poney.

« Écoute un peu, Robin, l’ami ! dit Sam. T’es de Hobbiteville et tu devrais avoir plus de bon sens, au lieu de venir apostropher M. Frodo comme ça. Et qu’est-ce que c’est que cette histoire, l’auberge fermée et tout ? »

« Elles le sont toutes, dit Robin. Le Chef aime pas trop la boisson, du moins c’est comme ça que ç’a commencé. Mais maintenant, j’ai idée que ce sont ses Hommes qui en profitent. Et il aime pas trop les gens qui se déplacent ; alors s’ils y tiennent ou qu’ils ont pas le choix, faut qu’ils aillent s’expliquer à la Maison des Connétables. »

« Tu devrais avoir honte d’être mêlé de près ou de loin à ce genre de bêtises, dit Sam. Toi-même, t’aimais toujours mieux le dedans d’une auberge que le dehors, y a pas si longtemps. T’étais tout le temps fourré là-bas, que tu sois ou non de service. »

« Et j’y serais encore, Sam, si je pouvais. Mais sois pas trop dur. Qu’est-ce que j’y peux ? Tu sais que ça fait sept ans que je me suis engagé dans les Connétables, avant que tout ça arrive. Ça me donnait l’occasion de sillonner le pays, de voir du monde, d’entendre les nouvelles, de savoir où était la bonne bière. Mais ce n’est plus comme avant. »

« Alors tu peux tout lâcher, arrêter de jouer les Connétables, si ça a cessé d’être un boulot convenable », dit Sam.

« On n’a pas le droit, c’est pas permis », dit Robin.

« Si j’entends pas permis encore bien souvent, dit Sam, je vais me mettre en colère. »

« Peux pas dire que je serais fâché de voir ça, dit Robin en baissant la voix. Si on se mettait tous en colère d’un coup, ça pourrait donner quelque chose. Mais il y a ces Hommes, Sam, les Hommes du Chef. Il les envoie partout, s’il y a un de nous autres qui cherche à défendre les droits des petites gens, ils l’emmènent aux Troubliettes. Ils ont commencé par notre Boulette Farineuse, le vieux maire Will Piéblanc, et ils en ont pris bien d’autres. Ça a empiré ces derniers temps. Souvent ils les battent, maintenant. »

« Alors pourquoi tu fais leur sale besogne ? dit Sam avec colère. Qui t’a envoyé à Grenouillers ? »

« Personne. On reste ici dans la grande Maison des Connétables. On forme la Première Troupe du Quartier Est, maintenant. Il y a des centaines de Connétables en tout, et ils en veulent plus, avec toutes ces nouvelles règles. La plupart y sont contre leur gré, mais pas tous. Même dans le Comté, il y en a qui aiment se mêler des affaires des autres et faire les importants. Pire, il y en a quelques-uns qui espionnent pour le Chef et ses Hommes. »

« Ah ! C’est comme ça que vous avez entendu parler de nous, hein ? »

« C’est juste. On n’a plus le droit de rien envoyer par ce service, mais ils utilisent l’ancienne Poste Rapide, et ils gardent des courriers spéciaux à différents endroits. L’un d’eux est arrivé de Blanc-Sillons la nuit dernière avec un “message secret”, et un autre l’a relayé à partir d’ici. Et on a renvoyé un message cet après-midi, comme quoi il fallait vous arrêter et vous emmener à Belleau, pas directement aux Troubliettes. Le Chef veut vous voir au plus vite, de toute évidence. »

« L’envie lui passera quand M. Frodo en aura fini avec lui », dit Sam.

La Maison des Connétables de Grenouillers était aussi horrible que celle du Pont. Elle ne comptait qu’un étage, mais elle avait les mêmes fenêtres étroites, et elle était faite de briques pâles et laides et mal posées. L’intérieur était humide, sans charme, et le souper fut servi sur une longue table nue qui n’avait pas été frottée depuis plusieurs semaines. La nourriture ne méritait pas de meilleur décor, et les voyageurs furent bien contents de quitter l’endroit. Il y avait environ dix-huit milles à faire jusqu’à Belleau, et ils se mirent en route à dix heures du matin. Ils seraient partis plus tôt, si le retard n’avait si visiblement agacé le chef de troupe. Le vent d’ouest était passé au nord et devenait de plus en plus froid, mais la pluie avait cessé.

Ce fut une cavalcade plutôt comique qui quitta alors le village, bien que les rares personnes venues observer l’« attifage » des voyageurs ne fussent pas trop sûres s’il était permis de rire. Une douzaine de Connétables avaient été désignés pour escorter les « prisonniers » ; mais Merry les fit marcher en tête, tandis que Frodo et ses amis chevauchaient en queue. Merry, Pippin et Sam étaient donc confortablement assis, riant, chantant et bavardant, pendant que les Connétables avançaient à pas lourds d’un air qui se voulait sérieux et important. Frodo se tenait néanmoins silencieux, la mine plutôt triste et songeuse.

La dernière personne qu’ils passèrent était un solide petit vieux occupé à tailler une haie. « Tiens, tiens ! fit-il, gouailleur. Qui c’est qui a arrêté qui ? »

Deux des Connétables quittèrent immédiatement la file pour aller vers lui. « Chef de troupe ! dit Merry. Ramenez tout de suite vos compères à leurs rangs, si vous ne voulez pas que je m’occupe d’eux ! »

Les deux hobbits, sèchement rappelés par leur chef, obéirent de mauvais gré. « Allons, en route ! » ordonna Merry, après quoi les voyageurs s’assurèrent que le train des poneys soit assez vif pour faire avancer les Connétables aussi vite qu’ils le pouvaient. Le soleil reparut et, malgré la fraîcheur du vent, ils ne tardèrent pas à suer et à souffler.

À la Pierre des Trois Quartiers, ils renoncèrent. Ils avaient marché sur près de quatorze milles avec une seule pause à midi. Il était à présent trois heures. Ils avaient faim, leurs pieds les faisaient souffrir, et ils ne pouvaient tenir l’allure.

« Eh bien, venez à votre rythme ! dit Merry. Nous, nous continuons. »

« Salut, l’ami Robin ! dit Sam. Je t’attends à la porte du Dragon Vert, si t’as pas oublié où c’est. Essaie de pas traîner en chemin ! »

« C’est un bris d’arrestation, voilà ce que c’est, dit le chef de troupe, tout penaud. Je ne peux répondre de vous. »

« Nous briserons encore pas mal de choses, et vous n’aurez pas à répondre non plus, dit Pippin. Bonne chance à vous ! »

Les voyageurs continuèrent au trot, et tandis que le soleil descendait à l’ouest vers les Coteaux Blancs à l’horizon, ils arrivèrent à Belleau près de son grand étang ; et c’est alors que vint le premier choc vraiment douloureux. C’était le pays de Frodo et de Sam, et ils surent à ce moment que cet endroit leur était plus cher que tout autre au monde. Nombre de maisons qu’ils connaissaient avaient disparu. Certaines semblaient avoir été brûlées. Les vieux trous de hobbits joliment alignés dans le talus du côté nord de l’Étang étaient à l’abandon, et leurs petits jardins qui égayaient autrefois la rive étaient envahis par les mauvaises herbes. Pire, il y avait une rangée entière de ces affreuses nouvelles constructions tout le long du Bord-de-l’Eau, où la Route de Hobbiteville passait près du rivage. Il y avait eu là une avenue d’arbres. Aucun n’y était plus. Enfin, suivant la route des yeux en direction de Cul-de-Sac, ils furent consternés de voir au loin une haute cheminée de brique. Elle déversait une fumée noire dans l’air du soir.

Sam était hors de lui. « Je file tout droit, monsieur Frodo ! s’écria-t-il. Je m’en vais voir ce qui se passe. Je veux trouver mon ancêtre. »

« Il faudrait d’abord savoir ce qui nous attend, Sam, dit Merry. Je suppose que le “Chef” aura une armée de bandits à portée de main. On ferait mieux de trouver quelqu’un qui pourra nous dire à quoi nous en tenir. »

Mais au village de Belleau, toutes les maisons et tous les trous étaient fermés, et personne ne vint les accueillir. Ils s’en étonnèrent, mais ils ne tardèrent pas à découvrir pourquoi. Parvenus au Dragon Vert, la dernière maison du côté de Hobbiteville, à présent vide derrière ses fenêtres cassées, ils eurent la mauvaise surprise de voir une demi-douzaine d’Hommes de forte carrure, au visage disgracié, paresseusement appuyés contre le mur de l’auberge : ils avaient le teint cireux, et ils louchaient.

« Comme cet ami de Bill Fougeard à Brie », dit Sam.

« Comme beaucoup d’autres que j’ai vus à Isengard », murmura Merry.

Les bandits avaient des gourdins à la main et des cors à la ceinture, mais ils n’avaient aucune autre arme à première vue. À l’arrivée des voyageurs sur leurs poneys, ils s’éloignèrent du mur et se mirent en travers de la route.

« Où c’est que vous croyez aller ? dit l’un, le plus gros et le plus menaçant de la bande. Pour vous, la route va pas plus loin. Et où sont ces messieurs les Connétables ? »

« Ils sont en bonne voie, dit Merry. Un peu mal aux pieds, peut-être. Nous avons promis de les attendre ici. »

« Bah, qu’est-ce que je disais ? lança le bandit à ses camarades. J’avais bien dit à Charquin qu’on pouvait pas se fier à ces petits idiots. Il aurait fallu envoyer de nos gars. »

« Et quelle différence cela aurait-il fait, je vous prie ? répliqua Merry. On n’a pas l’habitude des bandits de grand chemin dans ce pays, mais on sait comment s’en occuper. »

« Bandits de grand chemin, hein ? répondit l’homme. C’est ce ton-là que vous prenez ? Eh bien changez-en, ou on le changera pour vous. Vous poussez un peu loin, vous autres petits chenapans. Fiez-vous pas trop à la bonté du Patron. Charquin vient d’arriver, et il va faire ce que Charquin lui demande. »

« Et que demande-t-il donc ? » dit posément Frodo.

« Ce pays a besoin d’être réveillé et ramené à la règle, dit le bandit, et Charquin va s’en occuper ; et il va pas être tendre si vous le provoquez. Il vous faut un plus grand Patron. Et vous en aurez un avant la fin de l’année si vous faites encore des problèmes. Puis vous apprendrez une ou deux choses, sales petits rats. »

« Sans aucun doute. Je suis content que vous me fassiez part de vos plans, dit Frodo. Je m’en vais rendre visite à M. Lotho, et il se peut qu’ils l’intéressent aussi. »

Le bandit se mit à rire. « Lotho ! Vous en faites pas, il est parfaitement au courant. Il va faire ce que Charquin lui demande. Parce que si un Patron fait des problèmes, il peut être remplacé, compris ? Et si des petites gens veulent s’inviter où ils sont pas les bienvenus, on peut les mettre hors d’état de nuire. Comprenez ? »

« Oui, je comprends, dit Frodo. Je comprends surtout que vous retardez : vous ne semblez pas au fait. Il s’est passé bien des choses depuis que vous avez quitté le Sud. Vos jours sont terminés, et ceux de tous les autres bandits. La Tour Sombre est tombée, et il y a un Roi au Gondor. Et Isengard a été détruit, et votre cher maître est réduit à mendier dans les terres sauvages. Je l’ai passé en venant. Ce sont les messagers du Roi qui monteront le Chemin Vert désormais, non plus des grosses brutes d’Isengard. »

L’homme le dévisagea en souriant. « Mendier dans les terres sauvages ! Ah, vraiment ! Plastronnez, plastronnez, petit freluquet. Mais ça nous empêchera pas de vivre dans ce petit pays bien gras où vous paressez depuis trop longtemps. Et puis – il claqua des doigts au visage de Frodo – les messagers du Roi ! Voilà pour eux ! Quand j’en verrai un, j’aviserai, peut-être. »

C’en était trop pour Pippin. Il se rappela le Champ de Cormallen ; et voici qu’une fripouille aux yeux louches traitait le Porteur de l’Anneau de « petit freluquet ». Il rejeta sa cape en arrière, tira l’épée en un éclair, et l’argent et noir du Gondor étincelèrent sur son vêtement comme il s’avançait sur sa monture.

« Je suis un messager du Roi, dit-il. Vous parlez à l’un de ses amis, l’un des plus renommés dans toutes les terres de l’Ouest. Vous êtes un bandit et un sot. À genoux sur la chaussée, et demandez pardon, ou je vous plante ce fléau de troll en pleine chair ! »

La lame étincela dans le soleil couchant. Merry et Sam dégainèrent à leur tour et vinrent prêter leur appui à Pippin ; mais Frodo ne bougea pas. Les bandits reculèrent. Faire peur aux paysans du Pays-de-Brie et brutaliser des hobbits hébétés, voilà ce à quoi ils s’employaient. Des hobbits intrépides aux traits sévères et aux épées brillantes les surprenaient beaucoup. Et il y avait dans la voix de ces nouveaux venus une note qu’ils ne connaissaient pas. Elle les emplit d’une peur glaciale.

« Allez-vous-en ! dit Merry. Si vous troublez encore ce village, vous le regretterez. » Les trois hobbits s’avancèrent encore ; alors les bandits tournèrent les talons et s’enfuirent sur la Route de Hobbiteville ; mais tout en courant, ils firent résonner leurs cors.

« Eh bien, nous ne sommes pas revenus trop tôt », dit Merry.

« Pas un jour trop tôt. Peut-être trop tard, du moins pour sauver Lotho, dit Frodo. Le pauvre idiot ; mais je le plains. »

« Sauver Lotho ? Mais que veux-tu dire ? demanda Pippin. Le démolir, plutôt. »

« Je crois que tu n’as pas bien compris, Pippin, répondit Frodo. Lotho n’a jamais voulu qu’on en vienne à cette extrémité. Il s’est comporté en sombre imbécile, mais le voilà pris au piège. Les bandits ont pris le dessus : ils recueillent, volent, brutalisent, et ils mènent ou détruisent toutes choses à leur guise, en son nom. En son nom, mais même plus pour très longtemps. Il est prisonnier à Cul-de-Sac, je dirais, et il a très peur. Il faudra bien essayer de le secourir. »

« Eh bien on aura tout vu ! dit Pippin. Je me suis toujours demandé comment notre voyage finirait, mais jamais je n’aurais pensé à cela : devoir se battre contre des semi-orques et des bandits au cœur même du Comté – pour sauver Lotho les Boutons ! »

« Se battre ? dit Frodo. Enfin, je suppose que les choses peuvent en arriver là. Mais rappelez-vous : aucun hobbit ne doit être tué, pas même ceux qui sont passés dans l’autre camp. Je veux dire, vraiment passé dans l’autre camp, pas seulement forcés de se plier aux ordres des bandits parce qu’ils ont peur. Aucun hobbit n’en a jamais tué un autre à dessein dans le Comté, et on ne va pas commencer maintenant. Et personne ne doit être tué, s’il y a moyen de l’éviter. Gardez votre calme et retenez votre bras jusqu’au dernier moment possible ! »

« Mais s’il y a un grand nombre de ces bandits, objecta Merry, il faudra certainement nous battre. Tu ne sauveras pas Lotho, ni le Comté, rien qu’en étant choqué et triste, mon cher Frodo. »

« Non, renchérit Pippin. Il ne sera pas aussi facile de leur faire peur une deuxième fois. On les a eus par surprise. Tu as entendu leurs cors ? De toute évidence, il y a d’autres bandits dans les environs. Ils seront beaucoup plus hardis quand ils se seront rassemblés. Il faudrait penser à nous mettre à couvert quelque part pour la nuit. Après tout, nous sommes seulement quatre, même si nous sommes armés. »

« J’ai une idée, dit Sam. Allons voir le vieux Tom Casebonne sur le Chemin Sud ! Ç’a toujours été un brave type. Et ses gars sont tous des amis à moi. »

« Non ! dit Merry. Ça ne sert à rien de se “mettre à couvert”. C’est exactement ce que les gens ont fait, et exactement ce qui convient à ces bandits. Ils vont simplement venir en force, nous acculer, puis nous faire sortir ou nous brûler à l’intérieur. Non, il faut faire quelque chose immédiatement. »

« Faire quoi ? » demanda Pippin.

« Soulever le Comté ! dit Merry. Maintenant ! Réveiller tous nos gens ! Ils détestent tout cela, on le voit bien : tous, sauf peut-être un ou deux vauriens, et quelques imbéciles qui veulent se sentir importants, mais qui ne comprennent pas du tout ce qui se passe en réalité. Mais les gens du Comté sont si habitués au confort, et depuis si longtemps, qu’ils ne savent pas quoi faire. Il leur faut rien qu’une étincelle, cependant, pour les enflammer. Les Hommes du Chef doivent bien le savoir. Ils vont essayer de nous piétiner pour éteindre les flammes au plus vite. Nous avons très peu de temps pour agir.

« Sam, tu peux faire un crochet par la ferme de Casebonne, si tu veux. C’est la personne la plus importante du coin, et la plus énergique. Allons ! Je vais sonner du cor du Rohan, et leur donner une musique comme ils n’en ont jamais entendu. »

Ils revinrent jusqu’au centre du village. Puis Sam partit au galop le long du chemin qui descendait au sud jusque chez Casebonne. Il n’était pas allé bien loin qu’il entendit soudain le clair appel d’un cor montant dans le ciel. Son cri retentit loin par-là les collines et les champs ; et cet appel était si impérieux que Sam lui-même fut tenté de rebrousser chemin. Son poney hennit et se cabra.

« Hue, mon gars ! Hue ! cria-t-il. On va revenir bien vite. »

Alors, il entendit Merry changer de note, et la Sonnerie du Pays-de-Bouc s’éleva, secouant l’air.





Debout ! Debout ! Alerte, Au feu, Aux ennemis ! Debout !

Au feu, Aux ennemis ! Debout !

Derrière lui, Sam entendit un brouhaha de voix et une grande confusion de bruits et de claquements de portes. Devant lui, des lumières surgirent dans le crépuscule ; des chiens aboyaient, des pas accouraient. Avant d’arriver au bout du chemin, il vit le fermier Casebonne se hâter vers lui avec trois de ses garçons, Tom le Jeune, Jolly et Nick. Ils brandissaient chacun une hache et lui barraient la route.

« Non ! C’est pas un de ces bandits, entendit-il dire le fermier. C’est un hobbit d’après la taille, mais tout bizarrement habillé. Hé ! cria-t-il. Qui êtes-vous, et qu’est-ce que tout ce raffut ? »

« C’est Sam, Sam Gamgie. Je suis revenu. »

Le fermier Casebonne s’approcha et le dévisagea dans la pénombre. « Eh bien ! s’exclama-t-il. Ta voix me revient, et ta figure est pas pire qu’avant, Sam. Mais je t’aurais pas reconnu sur la rue dans c’t’accoutrement. Tu t’es trimballé à l’étranger, on dirait. Tout le monde te croyait mort. »

« Pour ça non ! dit Sam. M. Frodo non plus. Il est ici avec ses amis. Et c’est ça le raffut. Ils soulèvent le Comté. On se débarrasse de ces bandits et puis de leur Chef. On vient de commencer. »

« Bon, bon ! s’écria le fermier Casebonne. Enfin, ça y est ! Depuis le début de l’année que ça me démange de faire du grabuge, mais les gens voulaient rien savoir. Et puis y a la patronne et Rosie à qui penser. Ces bandits reculent devant rien. Mais là, allons-y, les gars ! Belleau est debout ! Faut être de la partie ! »

« Et Mme Casebonne, et Rosie ? dit Sam. C’est encore risqué pour elles de rester toutes seules. »

« Mon Nibs est avec elles. Mais tu peux aller lui donner un coup de main, si t’as envie », dit le fermier Casebonne avec un grand sourire. Puis lui et ses fils s’en furent en courant vers le village.

Sam s’élança vers la maison. Près de la grande porte ronde, au haut de l’escalier qui montait de la vaste cour se tenaient Mme Casebonne et Rosie, et Nibs montait la garde devant elles avec une fourche à foin.

« C’est moi ! leur cria Sam, arrivant au trot. Sam Gamgie ! Alors essaie pas de me piquer, Nibs. De toute façon, j’ai une chemise de mailles sur le dos. »

Il sauta à bas de son poney et grimpa les marches. Ils le dévisagèrent en silence. « Bonsoir, madame Casebonne ! dit-il. Salut, Rosie ! »

« Salut, Sam ! dit Rosie. Où étais-tu passé ? Les gens disaient que tu étais mort ; mais je t’attends depuis le printemps. Tu ne t’es pas trop dépêché, hein ? »

« Peut-être pas, répondit Sam, penaud. Mais là, je suis obligé. On va attaquer les bandits, et il faut que j’aille retrouver M. Frodo. Mais je me disais que je viendrais voir comment va Mme Casebonne, et toi aussi, Rosie. »

« Très bien, merci, dit Mme Casebonne. Du moins, s’il y avait pas tous ces coquins de bandits. »

« Eh bien, vas-y donc ! dit Rosie. Si tu veilles sur M. Frodo depuis tout ce temps, pourquoi que tu le laisses tout seul sitôt que ça devient dangereux ? »

C’en était trop pour Sam. Il lui faudrait une semaine pour répondre, ou s’abstenir. Il se détourna et monta sur son poney. Mais comme il allait repartir, Rosie descendit les marches en courant.

« Je te trouve très bien, Sam, dit-elle. Vas-y, maintenant ! Mais prends soin de toi, et reviens aussitôt que t’auras réglé leur compte à ces bandits ! »

À son retour, Sam trouva le village tout en ébullition. Déjà, outre bien des jeunes garçons, plus d’une centaine de vigoureux hobbits s’étaient assemblés avec des haches, de lourds marteaux, de longs couteaux et de gros bâtons ; et quelques-uns avaient des arcs de chasse. D’autres continuaient d’affluer de fermes plus éloignées.

Des villageois avaient allumé un grand feu, histoire d’égayer l’atmosphère, et parce que c’était l’une des choses interdites par le Chef. Il brûlait d’un vif éclat dans la nuit tombante. D’autres, sur l’ordre de Merry, étaient occupés à dresser des barrières en travers de la route à chaque extrémité du village. Les Connétables, lorsqu’ils arrivèrent à la plus basse, furent abasourdis ; mais dès qu’ils virent de quoi il retournait, la plupart retirèrent leurs plumes et se joignirent à la rébellion. Les autres s’éclipsèrent.

Sam trouva Frodo et ses amis près du feu, en grande conversation avec le vieux Tom Casebonne, pendant qu’une foule d’admirateurs, tous des gens de Belleau, était massée autour d’eux pour les observer.

« Bon, et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? » demanda le fermier Casebonne.

« Je ne saurais dire avant d’être mieux renseigné, répondit Frodo. Combien sont ces bandits ? »

« C’est difficile à dire, commença Casebonne. Tantôt ils sont ici, tantôt là ; ils vont et viennent. Ils peuvent être une cinquantaine dans leurs baraques sur le chemin de Hobbiteville ; mais ils sortent souvent vadrouiller, voler ou “recueillir”, comme ils disent. N’empêche qu’il y en a quasiment toujours une vingtaine autour du Patron, comme qu’ils l’appellent. Il est à Cul-de-Sac, ou il l’était ; mais il sort plus jamais de la propriété, ces temps-ci. Plus personne l’a vu, en fait, depuis une semaine ou deux ; mais les Hommes laissent personne s’approcher. »

« Hobbiteville n’est pas leur seul repaire, n’est-ce pas ? » demanda Pippin.

« Non, c’est bien le pire, dit Casebonne. Il y en a pas mal dans le sud, à Fondreaulong et dans le coin du Gué de Sarn, à ce que j’entends, et d’autres qui rôdent dans la Pointe-aux-Bois, et ils ont des baraques à Carrefour. Et puis il y a les Troubliettes, comme ils disent : les vieux tunnels-entrepôts à Grande-Creusée, qu’ils ont changés en prisons pour ceux qui leur tiennent tête. Mais, à mon avis, il y en a pas plus de trois cents dans le Comté en tout et pour tout, peut-être moins. On peut les mater, si on se tient les coudes. »

« Ont-ils des armes ? » demanda Merry.

« Des fouets, des couteaux et des gourdins, assez pour expédier leur sale besogne : c’est tout ce qu’ils ont montré jusqu’à maintenant, dit Casebonne. Mais je parie qu’ils ont autre chose, si on en vient aux coups. Il y en a qui ont des arcs, en tout cas. Ils ont tiré un ou deux de nos gens. »

« Et voilà, Frodo ! dit Merry. Je savais qu’il faudrait nous battre. Et puis bon, ce sont eux qui ont commencé à tuer. »

« Pas tout à fait, dit Casebonne. En tout cas, pas les tirs. Ce sont les Touc qui ont commencé ça. Je veux dire, vot’ papa, monsieur Peregrin, il a jamais rien voulu savoir de ce Lotho, et ça, dès le départ : il disait que si quelqu’un voulait jouer au chef à ce moment ici, ce serait le vrai Thain du Comté et pas un parvenu. Et quand Lotho a envoyé ses Hommes, ils ont pas pu lui tirer grand-chose. Ces Touc ont bien de la chance, ils ont ces profonds trous dans les Côtes Vertes, les Grands Smials et tout, et les bandits peuvent pas leur tomber dessus ; et ils les laissent pas entrer sur leurs terres. Sinon, ils les prennent en chasse. Les Touc en ont tué trois qu’ils ont surpris à rôder et à voler. Après ça, les bandits sont devenus plus mauvais. Et ils surveillent le Pays-de-Touc d’assez près. Plus personne peut y entrer ou en sortir, maintenant. »

« Bravo pour les Touc ! s’exclama Pippin. Mais quelqu’un va de nouveau entrer, à présent. Je m’en vais aux Smials. Qui vient avec moi à Tocquebourg ? »

Pippin partit avec une douzaine de gars sur des poneys. « À bientôt ! cria-t-il. C’est seulement à quatorze milles d’ici à travers champs. Je vous rejoins demain matin avec une armée de Touc. » Merry sonna du cor après eux comme ils s’éloignaient dans l’obscurité grandissante. Les gens poussèrent des acclamations.

« Tout de même, dit Frodo à ceux qui se tenaient près de lui, je voudrais qu’il n’y ait pas de morts ; pas même chez les bandits, sauf s’il le faut, pour les empêcher de faire du mal à des hobbits. »

« D’accord ! dit Merry. Mais la bande de Hobbiteville nous fera très bientôt une petite visite, je pense. Ils ne viendront pas pour bavarder. On va essayer d’éviter les débordements, mais il faut se préparer au pire. Or moi, j’ai un plan. »

« Parfait, dit Frodo. Prends tes dispositions. »

À cet instant, quelques hobbits que l’on avait dépêchés vers Hobbiteville revinrent en courant. « Ils arrivent ! dirent-ils. Une vingtaine ou plus. Mais deux s’en sont allés vers l’ouest à travers champs. »

« À Carrefour, sûrement, dit Casebonne, pour aller en chercher d’autres de leur bande. Eh bien, ça fait quinze milles dans chaque direction. On n’a pas à se soucier d’eux pour l’instant. »

Merry alla rapidement donner des ordres. Le fermier Casebonne fit vider la rue, renvoyant tout le monde à l’intérieur, sauf les hobbits plus âgés qui disposaient d’une arme quelconque. Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Ils ne tardèrent pas à entendre des voix fortes, et bientôt des pas lourds battant la chaussée. Un instant après, une escouade de bandits apparut sur la route. Ils virent la barrière et se mirent à rire. Ils ne pouvaient imaginer que quoi que ce soit dans ce petit pays pût résister à une vingtaine des leurs réunis en bande.

Les hobbits ouvrirent la barrière et s’écartèrent. « Merci ! se moquèrent les Hommes. Maintenant, rentrez vite vous coucher avant de goûter au fouet. » Puis ils descendirent le long de la rue en criant : « Éteignez ces lumières ! Rentrez chez vous et restez-y ! Ou cinquante des vôtres iront aux Troubliettes pour un an. Rentrez ! Le Patron commence à s’énerver. »

Personne ne fit attention à leurs ordres ; mais tandis que passaient les bandits, tous s’approchèrent discrètement pour les suivre. Au centre du village, les Hommes trouvèrent le fermier Casebonne seul autour du feu, en train de se réchauffer les mains.

« Qui êtes-vous, et qu’est-ce que vous croyez que vous faites ? » demanda le chef des bandits.

Le fermier Casebonne tourna lentement la tête. « J’allais justement vous poser la question, dit-il. Vous êtes pas chez vous, et personne ne vous veut ici. »

« Nous, on vous veut, dit le chef. Mort ou vif. Emmenez-le, les gars. Aux Troubliettes, et donnez-lui une raison de se tenir tranquille ! »

Les Hommes firent un pas en avant et s’arrêtèrent court. Un grondement de voix s’éleva tout autour d’eux, et soudain, ils s’aperçurent que le fermier Casebonne n’était pas tout seul. Ils étaient encerclés. Dans la pénombre, juste en dehors de la lueur du feu, un anneau de hobbits surgis des ténèbres s’était refermé sur eux. Ils étaient près de deux cents, tous munis d’une arme quelconque.

Merry s’avança. « Nous nous sommes déjà vus, dit-il au chef, et je vous avais prévenu de ne pas revenir ici. Je vous préviens encore : vous êtes en pleine lumière et des archers vous ont à l’œil. Si vous touchez à ce fermier, ou à qui que ce soit d’autre, vous serez aussitôt abattu. Déposez toutes les armes en votre possession ! »

Le chef regarda autour de lui. Il était pris au piège. Mais il n’avait pas peur, plus maintenant, avec une vingtaine de ses compagnons pour le soutenir. Il connaissait trop peu les hobbits pour comprendre le danger qui le guettait. Il décida stupidement de se battre. Il serait facile de se frayer un chemin.

« Allons, les gars ! cria-t-il. Rentrez-leur dedans ! »

Un long couteau dans la main gauche et un gourdin dans l’autre, il se rua sur l’anneau afin de passer à travers et ainsi regagner Hobbiteville. Il voulut porter un coup sauvage à Merry qui se dressait sur son chemin. Il s’écroula avec quatre flèches dans le corps.

Ce fut assez pour convaincre les autres de se rendre. Leurs armes leur furent confisquées ; et ils furent attachés ensemble et conduits à une baraque qu’ils avaient eux-mêmes construite pour y être emprisonnés, pieds et poings liés, et tenus sous bonne garde. Le corps du chef tué fut traîné à l’écart et enterré.

« C’est presque trop facile en fin de compte, dit Casebonne. Je savais qu’on pouvait les mater. Mais il fallait quelqu’un pour nous rallier. Vous êtes revenu juste à temps, monsieur Merry. »

« Il y a encore beaucoup à faire, dit Merry. Si vous avez bien compté, nous n’en avons pas vu le dixième. Mais il fait noir, à présent. Je crois que le prochain coup doit attendre à demain. Puis il faudra aller voir le Chef. »

« Pourquoi pas tout de suite ? dit Sam. Il est pas bien plus tard que six heures. Et je veux voir mon ancêtre. Savez-vous ce qu’il devient, monsieur Casebonne ? »

« Il va pas trop bien, ni trop mal, Sam, dit le fermier. Ils ont creusé toute la rue du Jette-Sac, et ça lui a fait un sacré choc, le pauvre. Il vit dans une de ces nouvelles maisons que les Hommes du Chef construisaient, du temps où ils faisaient autre chose qu’incendier et voler : à moins d’un mille de Belleau. Mais il vient par chez nous quand il en a l’occasion, et je vois à ce qu’il soit mieux nourri que d’autres pauvres petits vieux. Tout ça en violation des Règles, naturellement. Je l’aurais pris chez moi, mais c’était pas permis. »

« J’vous remercie beaucoup, monsieur Casebonne, et j’l’oublierai pas, dit Sam. Mais je veux le voir. Ce Patron et ce Charquin à eux, ils pourraient faire un mauvais coup là-haut avant demain. »

« C’est d’accord, Sam, dit Casebonne. Choisis-toi un ou deux gars et va le porter jusque chez moi. T’auras pas besoin de passer l’Eau ni d’approcher le vieux Hobbiteville. Mon Jolly va te montrer. »

Sam s’en fut. Merry posta des guetteurs autour du village et des gardes aux barrières pour la nuit. Frodo et lui partirent ensuite avec le fermier Casebonne. Ils s’assirent avec la famille, bien au chaud dans la cuisine, et les Casebonne leur posèrent poliment quelques questions au sujet de leurs voyages, sans guère écouter les réponses : ils étaient beaucoup plus préoccupés par les événements du Comté.

« Tout a commencé avec le Boutonneux, comme on l’appelle, dit le fermier Casebonne ; et ç’a commencé aussitôt que vous êtes parti, monsieur Frodo. Il avait de drôles d’idées, l’Boutonneux. On aurait dit qu’il voulait tout avoir pour lui, pour ensuite mener les gens à la baguette. On s’est vite aperçus qu’il possédait déjà bien plus que ce qui était bon pour lui ; et il continuait de mettre la main sur un tas de choses, sans qu’on sache d’où lui venait son argent : des moulins, des germoirs et des auberges, et des fermes et des plantations de feuille. Il avait déjà acheté le moulin de Sablonnier avant d’arriver à Cul-de-Sac, apparemment.

« Naturellement, il a commencé avec un tas de propriétés dans le Quartier Sud qu’il avait héritées de son père ; et semblerait qu’il vendait beaucoup de notre meilleure feuille, qui partait en douce à l’étranger depuis un an ou deux. Mais vers la fin de l’année passée, il s’est mis à envoyer des tonnes de choses, pas seulement de la feuille. Il y a eu des pénuries, avec l’hiver qui approchait et tout. Les gens se sont fâchés, mais il avait sa réponse. Beaucoup d’hommes sont arrivés, des bandits pour la plupart, avec de grands chariots, certains pour emporter la marchandise là-bas au sud, d’autres pour rester. Et il en venait toujours plus. Et avant qu’on ait trop su ce qui nous arrivait, ils s’étaient implantés ici et là aux quatre coins du Comté : ils abattaient des arbres, creusaient, se construisaient des baraques et des maisons tant qu’ils voulaient. Au début, l’Boutonneux payait pour les biens saisis et les dégâts causés ; mais ils ont pas tardé à s’ériger en grands seigneurs et à faire main basse sur tout ce qu’ils voulaient.

« À ce moment-là, il y a eu un peu de grabuge, mais pas suffisamment. Le vieux Will le Maire a voulu aller protester à Cul-de-Sac, mais il n’y est jamais arrivé. Des bandits lui ont mis la main au collet, puis ils l’ont emmené et ils l’ont jeté dans un trou à Grande-Creusée, et il y est encore. Et depuis, ça nous amène un peu après le Nouvel An, il y a plus eu de maire, et l’Boutonneux a commencé à se faire appeler le Connétable en Chef, ou simplement le Chef, et il faisait comme il l’entendait ; et s’il y en avait un qui “poussait” un peu trop, comme qu’ils disaient, il s’en allait rejoindre Will. Puis ç’a été de mal en pis. Il y avait plus rien à fumer, sauf pour les Hommes ; et le Chef qu’aimait pas trop la boisson, sauf pour ses Hommes, a fermé toutes les auberges ; et tout le reste – sauf les Règles – s’est fait de plus en plus rare, sauf si vous trouviez le moyen de cacher un peu de votre bien avant que les bandits viennent recueillir toutes vos récoltes pour “leur juste redistribution”, c’est-à-dire : tout pour eux et rien pour nous, sauf les restes, disponibles dans les Maisons des Connétables, à supposer que vous puissiez les digérer. Exécrable. Mais depuis la venue de Charquin, c’est tout bonnement la catastrophe. »

« Qui est ce Charquin ? demanda Merry. J’ai entendu ce nom-là dans la bouche d’un des bandits. »

« Le plus gros bandit du lot, apparemment, répondit Casebonne. C’était à la dernière récolte, fin septembre peut-être, qu’on a entendu son nom la première fois. On l’a jamais vu, mais il est à Cul-de-Sac ; et maintenant, c’est lui le vrai Chef, je suppose. Tous les bandits font ce qu’il dit, et ce qu’il dit surtout, c’est : tailladez, brûlez, détruisez ; et v’là qu’on en arrive à tuer des gens. Ça n’a pas plus de bon sens que de mauvais. Ils coupent des arbres et les laissent pourrir là ; ils brûlent des maisons sans rien construire à la place.

« Prenez le moulin de Sablonnier, tiens. L’Boutonneux l’a jeté à terre presque aussitôt arrivé à Cul-de-Sac. Après, il a fait venir une bande d’Hommes crasseux pour en construire un plus grand, tout plein de rouages et de machins pas possibles. Y a que cet imbécile de Ted qui y a vu du bon, et il travaille là-bas à nettoyer les roues pour le compte des Hommes, là où son père était meunier et son propre maître. L’idée du Boutonneux, soi-disant, était de moudre plus, plus vite ; et il en a d’autres, des moulins ; mais il faut du blé avant de moudre, et le nouveau moulin avait rien de plus à faire que l’ancien. Mais depuis que Charquin est là, ils ont arrêté de moudre du blé. Ils sont toujours à donner du marteau, à nous enfumer et à nous empester, et on n’a plus une minute de tranquillité à Hobbiteville, même la nuit. Et ils déversent leur saleté par exprès ; ils ont souillé tout le cours inférieur de l’Eau, et ça descend jusqu’au Brandivin. S’ils veulent transformer le Comté en désert, ils sont drôlement bien partis. M’étonnerait que c’t’imbécile de Boutonneux soit derrière tout ça. C’est Charquin, que je dis. »

« Exactement ! intervint Tom le Jeune. Pensez, ils ont même emmené sa vieille maman, cette Lobelia ; et l’Boutonneux tenait beaucoup à elle, quoiqu’il était peut-être le seul. Ce sont des gens de Hobbiteville, ils ont tout vu. Alors elle descend dans le chemin avec son vieux parapluie, et y a quelques bandits qui montent avec une grosse charrette.

« “Où est-ce que vous allez ?” qu’elle dit.

« “À Cul-de-Sac”, qu’ils répondent.

« “Pour quoi faire ?” qu’elle demande.

« “Construire des baraques pour Charquin”, qu’ils disent.

« “Qui vous a permis de faire ça ?” qu’elle leur dit.

« “Charquin. Alors ôtez-vous du chemin, vieille pie-grièche !”

« “Je vais vous en donner, moi, du Charquin, sales voleurs ! bandits !” qu’elle fait, et de brandir son parapluie en s’en prenant au chef, quasiment deux fois plus grand qu’elle. Alors ils l’ont emmenée. Ils l’ont traînée de force jusqu’aux Troubliettes, à son âge, vous imaginez. Ils en ont pris d’autres et de plus regrettés, mais il faut bien admettre qu’elle a montré plus de courage que la plupart. »

Sam surgit au beau milieu de la conversation, arrivant avec son ancêtre. Le vieux Gamgie ne paraissait pas beaucoup plus vieux, mais il était un peu plus sourd.

« Bonsoir, monsieur Bessac ! dit-il. Vraiment content de vous revoir ici sain et sauf. Mais j’ai un compte à régler avec vous, façon de parler, si je puis me permettre. Z’auriez jamais dû vendre Cul-de-Sac, comme je l’ai toujours dit. C’est ça qu’a commencé toute la bisbille. Et pendant que vous vous trimballiez en pays étranger, à pourchasser des Hommes en noir au haut des montagnes d’après ce que dit mon Sam – pour quoi faire il a pas su dire –, ils sont allés creuser la rue du Jette-Sac et ravager mes pétates ! »

« Je suis profondément navré, monsieur Gamgie, dit Frodo. Mais maintenant que je suis rentré, je vais faire de mon mieux pour me racheter. »

« Ah çà ! vous pourriez pas dire plus joliment, répondit l’Ancêtre. M. Frodo Bessac est un véritable gentilhobbit, je l’ai toujours dit, quoi qu’on puisse penser des autres du même nom, sauf vot’ respect. Et j’espère que mon Sam s’est bien t’nu et qu’il vous a donné satisfaction ? »

« Entière satisfaction, monsieur Gamgie, dit Frodo. En fait, si vous pouvez le croire, il est devenu l’un des personnages les plus célèbres de toutes les terres, et ses exploits sont chantés partout, d’ici à la Mer et au-delà du Grand Fleuve. » Sam rougit, mais il se tourna vers Frodo avec gratitude, car les yeux de Rosie étaient tout brillants et elle lui souriait.

« Ça fait beaucoup à craire, dit l’Ancêtre, mais je vois qu’il a eu de drôles de fréquentations. Où est-ce qu’est passé son gilet ? J’suis pas friand de toute c’te quincaillerie, qu’elle fasse de l’usage ou pas. »

La maisonnée du fermier Casebonne et tous ses invités se levèrent tôt le lendemain. On n’avait rien entendu cette nuit-là, mais il y aurait certainement d’autres ennuis avant la fin de la journée. « Semble qu’aucun bandit soit resté à Cul-de-Sac, dit Casebonne ; mais la bande de Carrefour se pointera d’une minute à l’autre. »

Après le petit déjeuner, un messager du Pays-de-Touc arriva à cheval. Il exultait. « Le Thain a soulevé tout notre pays, dit-il, et la nouvelle se répand en tous sens comme une traînée de poudre. Les bandits qui surveillaient nos terres ont fui vers le sud, ceux qui ont pu s’échapper vivants. Le Thain les a pris en chasse, pour mieux contrecarrer toute la bande qui se tient là-bas ; mais il vous renvoie M. Peregrin avec tous ces gens dont il peut se passer. »

Les autres nouvelles furent moins bonnes. Merry, resté dehors toute la nuit, revint au galop vers dix heures. « Une bande importante se trouve à environ quatre milles d’ici, dit-il. Ils suivent la route venant de Carrefour, mais bon nombre de brigands errants les ont rejoints. Ils doivent être près d’une centaine, et ils mettent le feu partout sur leur passage, maudits soient-ils ! »

« Ah ! Ces gens-là vont pas rester pour bavarder, ils vont nous tuer s’ils le peuvent, dit le fermier Casebonne. Si les Touc arrivent pas bientôt, on ferait mieux de se mettre à couvert et de tirer sans discuter. Il va forcément y avoir de la bagarre avant que tout soit réglé, monsieur Frodo. »

Mais les Touc arrivèrent bientôt. Ils entrèrent au village avant peu, forts d’une bonne centaine, marchant de Tocquebourg et des Côtes Vertes avec Pippin à leur tête. Merry disposait à présent d’une hobbiterie assez nombreuse et solide pour s’occuper des bandits. Ceux-ci, rapportèrent les éclaireurs, formaient un groupe serré. Ils savaient que la campagne s’était soulevée contre eux, une insurrection qu’ils entendaient visiblement écraser sans état d’âme, en son centre à Belleau. Mais si déterminés qu’ils étaient, ils ne semblaient compter aucun chef dans leurs rangs qui comprît l’art de la guerre. Ils avançaient sans la moindre précaution. Merry eut tôt fait d’établir ses plans.

Les bandits arrivèrent, martelant la Route de l’Est ; et sans s’arrêter, ils s’engagèrent sur la Route de Belleau qui montait sur une certaine distance entre de hauts talus, eux-mêmes surmontés de haies basses. Derrière un tournant, à environ un furlong de la grand-route, ils tombèrent sur une forte barricade, faite de vieilles voitures de ferme renversées. Celle-ci les arrêta. Au même moment, ils s’avisèrent que les haies des deux côtés, juste au-dessus de leur tête, étaient entièrement bordées de hobbits. Derrière eux, d’autres hobbits sortirent encore quelques charrettes dissimulées dans un champ, leur coupant ainsi la retraite. Une voix les interpella d’en haut.

« Il semble que vous ayez donné dans un piège, dit Merry. Vos camarades de Hobbiteville ont fait de même : l’un d’eux est mort et les autres sont prisonniers. Déposez vos armes ! Puis reculez de vingt pas et asseyez-vous. Quiconque essaiera de fuir recevra une flèche. »

Mais les bandits n’étaient pas hommes à s’en laisser imposer si facilement. Quelques-uns s’exécutèrent, mais furent aussitôt mis à mal par leurs compagnons. Au moins une vingtaine firent volte-face et se ruèrent contre les charrettes. Six furent abattus, mais les autres percèrent la barricade, tuant deux hobbits, puis se débandèrent à travers la campagne en direction de la Pointe-aux-Bois. Deux autres tombèrent en pleine course. Merry fit retentir son cor, et il y eut au loin des sonneries de réponse.

« Ils n’iront pas loin, dit Pippin. Tout ce pays fourmille de nos chasseurs, à présent. »

Plus près, les Hommes pris au piège dans le chemin, encore environ quatre-vingts, tentèrent d’escalader la barricade et les talus, et les hobbits n’eurent d’autre choix que de tirer sur eux ou de les attaquer à coups de hache. Mais les plus forts et les plus désespérés furent nombreux à s’échapper du côté ouest, et ils assaillirent brutalement leurs adversaires, car ils ne cherchaient plus tant à fuir qu’à tuer. Plusieurs hobbits tombèrent, et le reste vacillait quand Merry et Pippin, qui se trouvaient du côté est, traversèrent pour donner l’assaut aux bandits. Merry tua lui-même leur chef, une grosse brute aux yeux louches semblable à un grand orque. Puis il rappela toutes ses forces, enfermant ce qui restait des Hommes dans un vaste anneau d’archers.

Peu après, tout était fini. Du côté des bandits, près de soixante-dix gisaient morts sur le champ de bataille, et une douzaine étaient prisonniers. Dix-neuf hobbits avaient été tués, et une trentaine, blessés. Les corps des Hommes furent empilés sur des chariots, emportés et enterrés dans une vieille sablonnière toute proche : la Fosse de la Bataille, comme on l’appela par la suite. Les hobbits tombés furent allongés ensemble dans une tombe à flanc de colline, où l’on érigea plus tard une grande pierre entourée d’un jardin. Ainsi finit la Bataille de Belleau de 1419, la dernière bataille à s’être déroulée dans le Comté, et la seule depuis celle des Champs-Verts en 1147, aux confins du Quartier Nord. Pour cette raison, bien qu’heureusement elle n’eût fait que très peu de victimes, un chapitre entier lui est consacré dans le Livre Rouge ; et les noms de tous les participants furent consignés dans un Rôle et appris par cœur par les historiens du Comté. La fulgurante ascension des Casebonne, en fortune et en notoriété, date de cette époque ; mais tous les récits font figurer en tête du Rôle les noms des capitaines Meriadoc et Peregrin.

Frodo avait assisté à la bataille, mais il n’avait pas tiré l’épée et s’était surtout employé à contenir les hobbits qui auraient, dans la colère soulevée par leurs pertes, tué ceux de leurs adversaires ayant déposé les armes. Au terme des hostilités, et une fois ordonnés les travaux subséquents, Merry, Pippin et Sam le rejoignirent, et ils rentrèrent à cheval avec les Casebonne. Ils prirent leur repas de midi avec quelque retard, puis Frodo dit avec un soupir : « Eh bien, je suppose qu’il est temps de nous occuper du “Chef”. »

« Assurément oui ; le plus tôt sera le mieux, dit Merry. Et ne sois pas trop indulgent. C’est lui qui a fait venir tous ces bandits, et c’est lui le responsable de tout le mal qu’ils ont causé. »

Le fermier Casebonne assembla une escorte de quelque deux douzaines de vigoureux hobbits. « Car onn’est pas vraiment sûr qu’il n’y a plus de bandits à Cul-de-Sac, dit-il. On n’en sait rien. » Puis ils partirent à pied. Frodo, Sam, Merry et Pippin ouvrirent la marche.

Ce fut l’une des heures les plus tristes de toute leur vie. La grande cheminée s’éleva devant eux ; et comme ils approchaient du vieux village de l’autre côté de l’Eau, entre des rangées d’affreuses nouvelles maisons de part et d’autre de la route, ils virent le nouveau moulin dans toute sa laideur sordide et repoussante : un grand bâtiment de brique à cheval sur le cours d’eau, qu’il salissait d’un écoulement fumant et nauséabond. Tout le long de la Route de Belleau, les arbres avaient été abattus.

Traversant le pont et levant les yeux vers la Colline, ils eurent le souffle coupé. Même la vision de Sam dans le Miroir ne l’avait pas préparé au spectacle qui s’offrit à eux. Le Vieux Manoir du côté ouest avait été démoli, et remplacé par des rangées de baraques goudronnées. Tous les châtaigniers avaient disparu. Les talus et les haies étaient défoncés. De grands chariots gisaient en pagaille dans un champ piétiné jusqu’à faire disparaître le moindre brin d’herbe. La rue du Jette-Sac n’était qu’un trou béant, une carrière de sable et de gravier. En haut, Cul-de-Sac était cachée par un amoncellement de grosses cabanes.

« Ils l’ont coupé ! s’écria Sam. Ils ont coupé l’Arbre de la Fête ! » Il montra l’endroit où se trouvait auparavant l’arbre sous lequel Bilbo avait fait son Discours d’Adieu. Il gisait mort et en rondins au beau milieu du champ. Comme si c’était le comble de l’infamie, Sam fondit en larmes.

Un rire mit fin à ses pleurs. Un hobbit inamical était paresseusement accoudé sur le mur bas qui enfermait la cour du moulin. Il avait le visage crasseux et les mains noires. « Quoi, t’aimes pas, Sam ? ricana-t-il. Mais t’as toujours été un tendre. Je pensais que t’étais parti sur un de ces navires qui voguent-voguent et dont tu nous rebattais sans cesse les oreilles. Pourquoi que t’es revenu ? On a du travail, nous maintenant, dans le Comté. »

« Je vois bien ça, dit Sam. Pas le temps de vous laver, mais encore le temps de vous prélasser. Mais écoute un peu, mon petit Sablonnier. J’ai un compte à régler dans ce village, et si tu continues à m’embêter avec ta gouaille, tu vas ramasser une note trop salée pour toi. »

Ted Sablonnier cracha par-dessus le mur. « Va donc ! s’écria-t-il. Tu peux pas me toucher. Je suis un ami du Patron. Mais lui va te toucher pour de vrai si tu rabats pas ton caquet. »

« Ne gaspille pas ta salive pour cet imbécile, Sam ! dit Frodo. J’espère que les hobbits ne sont pas nombreux à être devenus comme lui. Ce serait plus dommageable que tout ce que les Hommes ont pu causer. »

« Tu es grossier et insolent, Sablonnier, dit Merry. Et tu ne sais pas de quoi tu parles. Nous montons justement à la Colline pour destituer ton cher Patron. Nous nous sommes occupés de ses Hommes. »

Ted resta bouche bée, car il n’avait pas encore remarqué l’escorte qui, sur un geste de Merry, franchit alors le pont. Il regagna le moulin à toutes jambes et en ressortit avec un cor, dont il sonna bruyamment.

« Ne t’essouffle pas pour rien ! lui lança Merry en riant. J’ai mieux. » Levant alors son cor d’argent, il le fit retentir, et son clair appel résonna par-delà la Colline ; et dans les trous, les baraques et les tristes maisons de Hobbiteville, les hobbits répondirent et affluèrent en nombre, et avec force cris et acclamations, ils suivirent la compagnie sur la route montant à Cul-de-Sac.

Au bout du chemin, le groupe s’arrêta, mais Frodo et ses amis continuèrent ; et ils parvinrent enfin à la demeure naguère si appréciée. Le jardin était rempli de cabanes et de baraques, dont certaines se trouvaient si près des vieilles fenêtres sur l’ouest qu’elles leur bloquaient toute lumière. Il y avait des tas d’ordures un peu partout. La porte était tailladée ; la chaîne pendait lâchement à côté de la porte, et la sonnette ne tintait plus. Ils frappèrent mais n’eurent aucune réponse. Enfin, ils poussèrent et la porte céda. Ils entrèrent. L’endroit empestait, rempli d’ordures et d’un incroyable fouillis : il paraissait inhabité depuis un bon moment.

« Mais où se cache ce misérable Lotho ? » dit Merry. Ils avaient fouillé chaque pièce et n’avaient pas trouvé âme qui vive, hormis des rats et des souris. « Faut-il demander aux autres de fouiller les baraques ? »

« C’est pire que le Mordor ! dit Sam. Bien pire, d’une certaine façon. Ça vous touche intimement, parce que c’est chez vous, et vous vous rappelez comment c’était avant que tout soit gâté. »

« Oui, c’est le Mordor, dit Frodo. Encore une de ses œuvres. Saruman aussi faisait son œuvre, même quand il croyait travailler pour lui-même. Et c’est aussi vrai pour ceux que Saruman a dupés, comme Lotho. »

Merry regarda autour de lui avec tristesse et dégoût. « Sortons d’ici ! dit-il. Si j’avais su tout le mal que Saruman avait causé, je lui aurais enfoncé ma blague dans la gorge. »

« Sans doute, sans doute ! Mais vous ne l’avez pas fait, et je puis donc vous souhaiter la bienvenue chez vous. » Debout à la porte se tenait Saruman en personne, l’air bien nourri et content de lui ; ses yeux étincelaient de plaisir et de méchanceté.

Un éclair se fit jour dans l’esprit de Frodo. « Charquin ! » s’écria-t-il.

Saruman rit. « Alors le nom vous est connu, hein ? Tous mes sujets m’appelaient ainsi à Isengard, je pense. Une marque d’affection, sans doute1. Mais de toute évidence, vous ne vous attendiez pas à me voir ici. »

« Non, dit Frodo. Mais j’aurais dû m’en douter. Quelques mauvais tours en passant, par pure mesquinerie : Gandalf m’avait prévenu que vous en étiez encore capable. »

« Parfaitement capable, dit Saruman, et plus qu’en passant. Vous m’avez fait rire, vous autres petits seigneurs hobbits, chevauchant avec tous ces grands personnages, si assurés et si contents de vous-mêmes. Vous croyiez vous en être remarquablement bien tirés, et pouvoir simplement rentrer chez vous à votre aise, profitant d’un tranquille et agréable petit séjour à la campagne. La maison de Saruman pouvait être jetée sens dessus dessous, et on pouvait l’évincer, mais personne ne toucherait à la vôtre. Oh non ! Gandalf veillerait sur vos intérêts. »

Saruman rit de nouveau. « Lui ? Non ! Quand ses instruments ont rempli leur usage, il les lâche. Mais il fallait que vous traîniez après lui, flânant et jacassant, prenant une route deux fois plus longue qu’il n’était nécessaire. “Eh bien, me suis-je dit, s’ils sont si bêtes, je vais les devancer et leur donner une bonne leçon. À malin, malin et demi.” La leçon eût été plus dure si seulement vous m’aviez laissé un peu plus de temps et d’Hommes. Reste que j’ai déjà fait beaucoup, et vous aurez du mal à le réparer ou à le défaire de votre vivant. Et il sera agréable d’y penser au regard des préjudices qui m’ont été causés. »

« Eh bien, si vous tirez agrément de ce genre de choses, dit Frodo, vous me faites pitié. Seul le souvenir vous en restera, j’en ai peur. Partez immédiatement et ne revenez plus jamais ! »

Les hobbits des alentours avaient vu sortir Saruman de l’une des cabanes, et ils se massèrent aussi contre la porte de Cul-de-Sac. Entendant l’injonction de Frodo, ils grondèrent avec colère : « Ne le laissez pas partir ! Tuez-le ! C’est un bandit et un assassin. Tuez-le ! »

Saruman promena son regard sur les visages hostiles et sourit. « Tuez-le ! dit-il, moqueur. Tuez-le, si vous croyez être assez nombreux, mes courageux hobbits ! » Il se dressa de toute sa hauteur et les dévisagea sinistrement de ses yeux noirs. « Mais n’allez pas croire qu’en perdant tous mes biens j’aie aussi perdu tout mon pouvoir ! Quiconque me frappera sera maudit. Et si mon sang souille le Comté, votre pays se fanera et jamais plus il ne guérira. »

Les hobbits reculèrent. Mais Frodo dit : « Ne croyez pas ce qu’il dit ! Il a perdu tout pouvoir, sauf sa voix qui peut encore vous intimider et vous duper, si vous la laissez agir. Mais je ne veux pas qu’il soit tué. Il est inutile de punir la vengeance par la vengeance : cela ne guérit rien. Partez, Saruman, par le chemin le plus court ! »

« Serpent ! Serpent ! appela Saruman ; et Langue de Serpent sortit alors d’une cabane voisine, rampant sur le sol, presque comme un chien. On reprend la route, Serpent ! dit Saruman. Ces braves gens et leurs petits seigneurs nous mettent encore à la porte. Dépêche-toi ! »

Saruman se retourna, prêt à partir, et Langue de Serpent se traîna après lui. Mais alors que Saruman passait devant Frodo, un couteau luisit dans sa main, et il frappa subitement. La lame dévia sur la cotte de mailles dissimulée et se cassa. Une douzaine de hobbits, Sam à leur tête, s’élancèrent avec un cri et jetèrent le gredin au sol. Sam tira l’épée.

« Non, Sam ! dit Frodo. Ne le tue pas, même maintenant. Car il ne m’a fait aucun mal. Et de toute manière, je ne voudrais pas qu’il meure dans ce sinistre état d’esprit. Il était grand autrefois, d’une noble espèce contre laquelle nous ne devrions pas lever la main. Il est déchu, et sa guérison est au-dessus de nos moyens ; mais je voudrais quand même l’épargner dans l’espoir qu’il puisse la trouver. »

Saruman se releva et fixa sur Frodo un regard mêlé d’étonnement, de respect et de haine. « Tu as grandi, Demi-Homme, dit-il. Oui, tu as beaucoup grandi. Tu es sage, sage et cruel. Tu as ôté toute douceur à ma revanche, et maintenant je dois partir dans l’amertume, redevable à ta clémence. Je la hais, et je te hais toi ! Eh bien, je m’en vais et je ne te tourmenterai plus. Mais ne compte pas sur moi pour te souhaiter bonne santé et longue vie. Tu n’auras ni l’une ni l’autre. Mais cela n’est pas de mon fait. Je le prédis seulement. »

Il s’éloigna, et les hobbits s’écartèrent de part et d’autre pour le laisser passer ; mais les phalanges blanchirent sur leurs mains crispées tandis que chacun agrippait son arme. Langue de Serpent hésita, puis il suivit son maître.

« Langue de Serpent ! appela Frodo. Vous n’avez pas à le suivre. Je ne sache pas que vous m’ayez causé aucun tort. Vous pouvez rester ici pour quelque temps, manger et vous reposer jusqu’à ce que vous ayez repris des forces et soyez en mesure de suivre votre propre route. »

Langue de Serpent s’arrêta, tourna la tête et le regarda, presque tenté d’accepter. Saruman se retourna. « Aucun tort ? gloussa-t-il. Lui, non ! Même quand il rôde la nuit, c’est seulement pour admirer les étoiles. Mais n’ai-je pas entendu quelqu’un demander où se cache ce pauvre Lotho ? Tu le sais, n’est-ce pas, Serpent ? Veux-tu le leur dire ? »

Langue de Serpent se recroquevilla contre le sol. « Non, non ! » geignit-il.

« Dans ce cas, je m’en charge, dit Saruman. Serpent a tué votre Chef, le pauvre petit bougre, votre gentil petit Patron. Pas vrai, Serpent ? Poignardé dans son sommeil, si ma mémoire est bonne. Enterré, j’espère ; mais Serpent est affamé ces temps-ci. Non, Serpent n’est pas très gentil. Vous feriez mieux de me le laisser. »

Une haine farouche parut dans les yeux rouges de Langue de Serpent. « C’est vous qui m’avez dit… c’est vous qui m’avez demandé », siffla-t-il.

Saruman rit. « Tu fais ce que Charquin te demande, toujours, hein Serpent ? Eh bien maintenant, il dit : viens ! » Il donna un coup de pied au visage de Langue de Serpent, couché à plat ventre, puis il lui tourna le dos et se mit en route. Mais quelque chose céda à ce moment : Langue de Serpent se releva tout à coup, sortant un poignard caché ; puis, grondant comme un chien enragé, il sauta sur le dos de Saruman, tira brusquement sa tête en arrière, lui trancha la gorge et détala en hurlant dans le chemin. Avant que Frodo eût pu se ressaisir ou prononcer une parole, trois arcs de hobbits vibrèrent et Langue de Serpent tomba mort.

Au grand désarroi de ceux qui se trouvaient là, une brume grise se forma autour du corps de Saruman, puis, montant à grande hauteur comme la fumée d’un incendie, elle se dressa au-dessus de la Colline, telle une vague silhouette dans un pâle linceul. Pendant un instant, elle hésita, se tournant vers l’Ouest ; mais de l’Ouest vint un vent froid, et elle fléchit et se dissipa en un soupir, bientôt réduite à néant.

Frodo abaissa sur le cadavre un regard de pitié et d’horreur, car en le regardant, il lui sembla que de longues années de mort se révélaient soudain en lui : il se racornit, et le visage ratatiné se réduisit à des lambeaux de peau sur un crâne hideux. Soulevant un pan du manteau crasseux qui s’étalait à côté, il recouvrit le corps et se détourna.

« Eh bien, c’est la fin de cette histoire-là, dit Sam. Une vilaine fin, et j’aurais préféré ne jamais voir ça ; mais c’est un bon débarras. »

« Et aussi la toute fin de la Guerre, j’ose espérer », dit Merry.

« Je l’espère, dit Frodo – et il soupira. Le tout dernier sursaut. Et dire que c’est arrivé ici même, devant la porte de Cul-de-Sac ! Parmi tous mes espoirs et toutes mes craintes, je ne me serais jamais attendu à cela, c’est le moins qu’on puisse dire. »

« Pour moi, ce sera pas la fin avant qu’on ait nettoyé tous les dégâts, dit Sam d’un air sombre. Et ça prendra beaucoup de temps et de travail. »










1.

Probablement d’origine orque : sharkû, « vieil homme ».

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