2Le passage de la Compagnie Grise










Gandalf était parti, et le battement des sabots de Scadufax s’était perdu dans la nuit quand Merry revint auprès d’Aragorn. Il n’emportait qu’un léger ballot, car il avait perdu toutes ses affaires à Parth Galen, et il n’avait plus que quelques petites choses utiles trouvées parmi les décombres d’Isengard. Hasufel était déjà sellé. Legolas et Gimli se tenaient non loin avec leur monture.

« Ainsi, la Compagnie est réduite au nombre de quatre. Nous continuerons ensemble. Mais nous n’irons pas seuls, comme je l’envisageais. Le roi a résolu de partir tout de suite. Depuis la venue de l’ombre ailée, il souhaite regagner les collines sous le couvert de la nuit. »

« Et ensuite ? » demanda Legolas.

« Je ne saurais dire pour le moment, répondit Aragorn. Le roi, pour sa part, ira au rassemblement prévu à Edoras dans quatre jours. Et il y apprendra, je crois, des nouvelles de la guerre, et les Cavaliers du Rohan descendront jusqu’à Minas Tirith. Quant à moi, et à tous ceux qui voudront me suivre… »

« Moi, pour commencer ! » s’écria Legolas. « Et Gimli aussi ! » renchérit le Nain.

« Enfin, pour ce qui me concerne, dit Aragorn, tout est sombre devant moi. Je dois aussi descendre à Minas Tirith, mais je ne vois pas encore la route. L’heure approche, une heure depuis longtemps préparée. »

« Ne m’abandonnez pas ! dit Merry. Je n’ai pas été bien utile jusqu’ici ; mais je ne veux pas qu’on me laisse de côté, comme un bagage à réclamer quand tout sera fini. Je ne pense pas que les Cavaliers voudront s’embarrasser de moi, à présent. Même si le roi a dit que je devrais m’asseoir à ses côtés quand il rentrerait à la maison, pour tout lui raconter au sujet du Comté. »

« Oui, dit Aragorn, et votre route doit continuer auprès de lui, je crois, Merry. Mais ne comptez pas trouver la joie au bout. Il faudra longtemps, j’en ai peur, avant que Théoden ne s’asseye de nouveau en paix à Meduseld. Maints espoirs se flétriront en ce rude printemps. »

Bientôt, tous furent prêts au départ : vingt-quatre chevaux, avec Gimli assis derrière Legolas et Merry devant Aragorn. Quelques instants plus tard, ils filaient à travers la nuit. Ils venaient de passer les tertres des Gués de l’Isen lorsqu’un Cavalier remonta vers eux de l’arrière de la file.

« Monseigneur, dit-il au roi, il y a derrière nous des hommes à cheval. J’avais bien cru les entendre en passant les gués. Maintenant, nous en sommes sûrs. Ils nous rattrapent – ils vont à toute bride. »

Théoden ordonna aussitôt une halte. Les Cavaliers firent volte-face et saisirent leurs lances. Aragorn mit pied à terre et fit descendre Merry, puis, l’épée au clair, il se tint auprès de l’étrier du roi. Éomer et son écuyer se portèrent à l’arrière-garde. Merry se sentit plus que jamais inutile et encombrant, et il se demanda ce qu’il ferait si un combat devait éclater. Si la maigre escorte du roi était prise au piège et décimée, il pourrait toujours s’échapper dans les ténèbres… seul dans les grandes prairies du Rohan, sans aucune idée d’où il se trouvait dans cette immensité ? « Pas mieux ! » se dit-il. Il tira son épée et serra sa ceinture.

La lune, près de sombrer, était obscurcie par un grand nuage voguant devant elle ; mais soudain, elle retrouva sa pleine clarté. Tous entendirent alors le son des sabots, et au même moment ils aperçurent des formes sombres qui approchaient rapidement sur le chemin venant des gués. Le clair de lune étincelait par moments à la pointe de leurs lances. Il était difficile de juger combien ils étaient ; en tout cas, ils n’étaient pas moins nombreux que l’escorte du roi.

Quand ils furent à une cinquantaine de pas, Éomer appela d’une voix forte : « Halte-là ! Halte-là ! Qui chevauche au Rohan ? »

Les poursuivants arrêtèrent soudain leurs coursiers. Un silence s’ensuivit ; et l’on put voir, dans le clair de lune, un cavalier descendre de selle et marcher lentement vers eux. Sa main luisit d’un éclat blanc lorsqu’il la tint levée, paume en avant, en signe de paix ; mais les gardes du roi saisirent leurs armes. Parvenu à dix pas, l’homme s’arrêta. Il était grand, telle une ombre noire et haute. Sa voix claire retentit alors.

« Au Rohan ? Au Rohan, avez-vous dit ? C’est une parole heureuse. Nous cherchons ce pays en toute hâte depuis des milles et des milles. »

« Vous l’avez trouvé, dit Éomer. Vous y êtes entrés en passant les gués qui se trouvent là-bas. Mais c’est le royaume de Théoden le Roi. Nul n’en parcourt les chemins sans sa permission. Qui êtes-vous ? Et d’où vous vient cette hâte ? »

« Je suis Halbarad Dúnadan, Coureur du Nord, cria l’homme. Nous cherchons un certain Aragorn fils d’Arathorn, et nous avons ouï dire qu’il était au Rohan. »

« Et vous l’avez trouvé aussi ! » s’écria Aragorn. Confiant ses rênes à Merry, il courut vers le nouveau venu et lui donna l’accolade. « Halbarad ! dit-il. De toutes les joies, celle-ci est la plus inattendue ! »

Merry poussa un soupir de soulagement. Il avait cru qu’il s’agissait d’un dernier tour de Saruman cherchant à assaillir le roi alors qu’il n’était entouré que de quelques hommes ; mais il semblait qu’aucun d’entre eux n’aurait à mourir pour défendre Théoden, du moins pas pour l’instant. Il remit son épée au fourreau.

« Tout va bien, dit Aragorn en se tournant vers eux. Ce sont des parents à moi, venus du lointain pays où j’habitais. Mais pourquoi ils sont venus, et combien ils sont, Halbarad pourra nous le dire. »

« J’en ai trente avec moi, dit Halbarad. Ce sont ceux-là des nôtres qu’on a pu rassembler en hâte ; mais les frères Elladan et Elrohir ont chevauché avec nous, désireux d’aller au combat. Nous sommes venus aussi vite que possible, sitôt que nous avons reçu votre appel. »

« Mais je ne vous ai pas appelés, dit Aragorn, sauf de mes vœux. Mes pensées se sont souvent tournées vers vous, ce soir plus qu’à tout autre moment ; quoi qu’il en soit, je ne vous ai pas convoqués. Mais allons ! Toutes ces questions doivent attendre. Vous nous trouvez dans une périlleuse chevauchée, et il faut faire vite. Accompagnez-nous, si le roi veut bien le permettre. »

Ces nouvelles ne manquèrent pas de réjouir Théoden. « Cela m’agrée ! dit le roi. S’ils vous ressemblent un tant soit peu, monseigneur Aragorn, trente chevaliers de cette trempe seront une aide qui ne saurait se mesurer en nombre de têtes. »

Alors les Cavaliers se remirent en route, et Aragorn chevaucha quelque temps avec les Dúnedain. Et lorsqu’ils eurent échangé des nouvelles du Nord et du Sud, Elrohir lui dit :

« Je vous transmets les paroles de mon père : Les jours sont comptés. Si tu as grand’hâte, souviens-toi des Chemins des Morts. »

« Mes jours ont toujours paru trop courts pour l’accomplissement de mon désir, répondit Aragorn. Mais ma hâte sera certes grande le jour où je suivrai cette voie. »

« Nous verrons cela bientôt, dit Elrohir. Mais ne parlons plus de ces choses tant que nous serons à découvert ! »

Et Aragorn dit à Halbarad : « Qu’avez-vous là, parent ? » Car il vit qu’au lieu d’une lance, il portait un long bâton, comme la hampe d’un étendard ; mais elle était étroitement enroulée dans un linge noir serré de plusieurs lanières.

« Je vous apporte un présent de la Dame de Fendeval, répondit Halbarad. Elle l’a fabriqué en secret, et longue fut sa confection. Mais elle vous envoie aussi un message : Les jours sont maintenant comptés. Ou notre espoir vient, ou la fin de tout espoir. Je t’envoie donc ce que j’ai préparé pour toi. Bon vent, Pierre elfique ! »

Et Aragorn dit : « Maintenant, je sais ce que vous avez là. Portez-le pour moi encore quelque temps ! » Et il se retourna pour regarder au loin, vers le Nord, sous les grandes étoiles ; puis il se tut et ne parla plus de toute cette nuit-là.

La nuit était vieille et l’Est grisonnait quand ils débouchèrent enfin de la Combe de la Gorge et regagnèrent la Ferté-au-Cor. Ils avaient prévu de s’y arrêter un court moment pour se reposer et prendre conseil.

Merry dormit jusqu’à ce que Legolas et Gimli viennent le réveiller. « La Soleil est haute, dit Legolas. Tous les autres sont debout et affairés. Allons, maître Flemmard, venez contempler ce lieu pendant que vous en avez le loisir ! »

« Une bataille s’est déroulée ici il y a trois nuits, dit Gimli ; et ici même, Legolas et moi nous sommes adonnés à un jeu que je n’ai remporté que par un seul orque. Venez voir où cela s’est passé ! Et il y a des cavernes, Merry, des cavernes enchanteresses ! Irons-nous les visiter, tu crois, Legolas ? »

« Non ! Il n’y a pas le temps, trancha l’Elfe. Ne romps pas l’enchantement par trop de hâte ! J’ai donné ma parole de revenir ici avec toi, le jour où la paix et la liberté seront rétablies. Mais il est maintenant près de midi, et à cette heure-là nous mangeons ; puis nous devrons repartir, ai-je entendu dire. »

Merry se leva en bâillant. Ces quelques heures de sommeil ne lui avaient pas suffi, bien au contraire ; il était fatigué et plutôt maussade. Pippin lui manquait, et il avait le sentiment de n’être qu’un fardeau, alors que tout était mis en œuvre pour la bonne conduite d’une affaire qu’il ne comprenait pas entièrement. « Où est Aragorn ? » demanda-t-il.

« Dans une chambre haute de la Ferté, dit Legolas. Il n’a pas dormi, je crois, ni pris aucun repos. Il est monté là-haut il y a quelques heures, disant qu’il devait réfléchir, et seul son parent Halbarad l’a accompagné ; mais un souci pèse sur lui, ou quelque sombre doute. »

« Ce sont d’étranges personnages, ces nouveaux venus, dit Gimli. Des hommes vaillants et dignes – les Cavaliers du Rohan semblent presque des gamins à côté d’eux ; car ils sont sévères de traits, burinés comme d’antiques rochers pour la plupart, à l’instar d’Aragorn ; et ils sont silencieux. »

« Mais comme Aragorn, ils sont courtois lorsqu’ils brisent le silence, dit Legolas. Et as-tu remarqué les frères Elladan et Elrohir ? Leur vêtement est moins sombre que celui des autres, et ils ont la beauté héroïque que l’on prête aux seigneurs des Elfes – ce qui n’a rien d’étonnant chez les fils d’Elrond de Fendeval. »

« Pourquoi sont-ils venus ? L’avez-vous entendu dire ? » demanda Merry. S’étant habillé, il jeta sa cape grise sur ses épaules ; alors, tous trois sortirent et se dirigèrent vers la porte détruite de la Ferté.

« Ils ont répondu à l’appel qui leur était lancé, comme vous avez pu l’entendre, dit Gimli. Un message est venu à Fendeval, dit-on : Aragorn a besoin des siens. Que les Dúnedain aillent jusqu’à lui au Rohan ! Quant à la provenance de ce message, ils ne savent plus quoi penser. Je dirais qu’il venait de Gandalf. »

« Non, de Galadriel, dit Legolas. N’a-t-elle pas évoqué, par le truchement de Gandalf, la chevauchée de la Compagnie Grise venue du Nord ? »

« Oui, très juste, dit Gimli. La Dame du Bois ! Elle a lu les désirs de maints cœurs. Dis-moi, pourquoi n’avons-nous souhaité la venue de quelques-uns des nôtres, Legolas ? »

L’Elfe, debout devant la porte, tourna ses yeux clairs loin au nord et à l’est, et son beau visage se troubla. « Je ne crois pas qu’il en viendrait aucun, répondit-il. Ils n’ont nul besoin d’aller à la guerre ; la guerre est déjà en marche sur leurs propres terres. »

Les trois compagnons marchèrent quelque temps ensemble, évoquant tel ou tel moment de la bataille ; et, descendant des portes en ruine, ils passèrent les tertres des morts au combat, dressés dans l’herbe en bordure de la route, jusqu’au Fossé de Helm donnant vue sur l’intérieur de la Combe. Le Mont de la Mort s’y trouvait déjà, haute éminence noire et pierreuse, et toutes les traces et les empreintes du grand piétinement des Huorns se voyaient clairement dans l’herbe. Les Dunlandais, ainsi que maints hommes en garnison à la Ferté, étaient à l’œuvre aux abords du Fossé ou dans les champs et au-delà, autour des murs ravagés ; pourtant, tout semblait étrangement calme : une vallée éprouvée, contrainte au repos après la tempête. Bientôt, ils firent demi-tour et se rendirent au repas de midi dans la grand-salle de la Ferté.

Le roi s’y trouvait déjà et, à leur entrée, il fit immédiatement appeler Merry et installer un siège pour lui à ses côtés. « Ce n’est pas ce que j’aurais voulu, dit Théoden ; car cet endroit n’est guère comparable à ma belle demeure à Edoras. Et votre ami est parti, qui aurait dû être des nôtres. Mais ce pourrait être long avant que nous nous asseyions, vous et moi, à la table d’honneur de Meduseld ; il n’y aura pas le temps de festoyer quand bientôt j’y retournerai. Mais allons ! Mangez et buvez, à présent, et conversons pendant que nous en avons l’occasion. Ensuite, vous chevaucherez à mes côtés. »

« Le permettrez-vous ? répondit Merry, étonné et ravi. Ce serait formidable ! » Jamais il n’avait éprouvé autant de gratitude pour une parole bienveillante. « Je crains d’être toujours dans vos jambes, balbutia-t-il ; mais j’aimerais bien pouvoir me rendre utile, vous savez. »

« Je n’en doute point, dit le roi. Je vous ai fait apprêter un bon poney de montagne. Il vous portera aussi vite qu’un cheval par les chemins que nous prendrons. Car je quitterai la Ferté par les chemins de montagne, non par la plaine, pour arriver ainsi à Edoras en passant par Dunhart, où m’attend la dame Éowyn. Vous serez mon écuyer, si le cœur vous en dit. Garde-t-on ici, Éomer, quelque attirail de guerre qui pourrait servir à mon page ? »

« Cet endroit ne dispose pas de grands arsenaux, sire, répondit Éomer. Nous pourrions trouver un casque léger qui lui convienne ; mais nous n’avons ni mailles ni épée pour quelqu’un de sa stature. »

« Je possède une épée, dit Merry, descendant de son siège, et sortant sa petite lame brillante de son fourreau noir. Soudain rempli d’amour pour ce vieillard, il mit un genou à terre, lui prit la main et la baisa. « Puis-je déposer l’épée de Meriadoc du Comté sur votre giron, Théoden Roi ? demanda-t-il avec chaleur. Recevez mon service, si vous le voulez bien ! »

« C’est avec grand plaisir que je l’accepte », dit le roi ; et, posant ses longues mains ridées sur les boucles brunes du hobbit, il le bénit. « Relève-toi, à présent, Meriadoc, écuyer du Rohan de la maison de Meduseld ! poursuivit-il. Reprends ton épée et porte-la à bonne fortune ! »

« Vous serez pour moi comme un père », dit Merry.

« Pour une brève période », répondit Théoden.

Ils parlèrent alors en mangeant et, peu de temps après, Éomer reprit la parole. « Ce sera bientôt l’heure prévue pour notre départ, sire, dit-il. Dois-je ordonner que l’on fasse sonner les cors ? Mais où est donc Aragorn ? Sa place est vide et il n’a pas mangé. »

« Nous nous apprêterons au départ, dit Théoden ; mais que l’on fasse savoir au seigneur Aragorn que l’heure est proche. »

Le roi et sa garde, avec Merry à son côté, descendirent par la porte de la Ferté jusqu’au lieu de rassemblement des Cavaliers sur la pelouse. Maints d’entre eux étaient déjà en selle. La compagnie serait fort nombreuse ; car le roi ne laissait qu’une petite garnison à la Ferté, les autres étant conviés au ralliement à Edoras. De fait, mille lances étaient déjà parties à la nuit ; mais il y en aurait cinq cents autres pour chevaucher avec le roi, des hommes des vaux et des prairies de l’Ouestfolde, pour la plupart.

Les Coureurs, silencieux, se tenaient quelque peu à l’écart en une compagnie ordonnée, portant arcs, épées et lances. Ils étaient vêtus de capes gris foncé, et leurs capuchons couvraient alors casques et têtes. Leurs chevaux étaient forts et avaient fière allure, malgré leur poil rude ; et l’un d’eux était sans cavalier, celui d’Aragorn, que l’on avait amené du Nord : il répondait au nom de Roheryn. Nul reflet d’or ni de pierreries, nul ornement ne se voyait dans toute leur sellerie, ou sur leurs harnais ; pas plus que leurs cavaliers ne portaient d’insigne ou d’emblème, sinon à l’épaule gauche, où leurs capes étaient agrafées par une broche d’argent en forme d’étoile rayonnée.

Le roi enfourcha sa monture, Snawmana, et Merry se tint auprès de lui sur son poney : lui se nommait Stybba. Éomer passa bientôt les portes avec Aragorn à ses côtés, et Halbarad portant sa longue hampe emmaillotée de noir, ainsi que deux hommes de haute stature, ni jeunes ni vieux. Ils étaient si semblables, les dignes fils d’Elrond, que peu de gens arrivaient à les distinguer : les cheveux sombres, les yeux gris, leur visage d’une beauté elfique, tous deux revêtus de brillantes mailles sous des capes de gris-argent. Derrière eux venaient Legolas et Gimli. Mais Merry n’avait d’yeux que pour Aragorn, tant le changement qu’il percevait en lui était frappant ; comme si, en l’espace d’une nuit, le poids de nombreuses années était tombé sur son front. Ses traits étaient sombres, son visage cendreux et las.

« Je suis grandement troublé, sire, dit-il en se tenant à l’étrier du roi. J’ai entendu d’étranges paroles, et j’entrevois au loin de nouveaux périls. J’ai longuement cheminé en pensée, et je crains de devoir changer mes desseins. Dites-moi, Théoden, vous partez à l’instant pour Dunhart : dans combien de temps y serez-vous ? »

« Il est maintenant une bonne heure après midi, dit Éomer. Nous devrions arriver au Fort dans trois jours avant la nuit tombée. La pleine lune sera alors vieille de deux jours, et le rassemblement ordonné par le roi se tiendra le lendemain. Il est impossible de faire plus vite si les forces du Rohan doivent être ralliées. »

Aragorn marqua une pause avant de répondre. « Trois jours, murmura-t-il, et le rassemblement ne fera que commencer. Mais je vois qu’il ne peut désormais être hâté. » Il releva la tête, et on eût dit qu’il avait pris une décision ; son visage devint moins soucieux. « Dans ce cas, sire, une nouvelle résolution s’impose, pour moi-même et pour les miens, avec votre permission. Nous devons suivre notre propre route, sans plus nous cacher. Finie, pour moi, la clandestinité. Je chevaucherai dans l’Est par la voie la plus rapide, et je prendrai les Chemins des Morts. »

« Les Chemins des Morts ! s’exclama Théoden, tremblant. Pourquoi en parler ? » Éomer se retourna et dévisagea Aragorn, et Merry eut l’impression de voir pâlir les Cavaliers qui étaient assez proches pour entendre. « S’il est vrai que ces chemins existent, dit Théoden, leur entrée est à Dunhart ; mais elle est interdite aux vivants. »

« Hélas ! Aragorn, mon ami ! dit Éomer. J’avais espéré que nous irions ensemble à la guerre ; mais si vous cherchez les Chemins des Morts, l’heure est venue de nous séparer, et il y a peu de chances que nous nous revoyions jamais sous le Soleil. »

« Je prendrai néanmoins cette route, dit Aragorn. Mais je vous dis ceci, Éomer : nous pourrions bien nous retrouver sur le champ de bataille, toutes les armées du Mordor dussent-elles se dresser entre nous. »

« Vous ferez comme vous l’entendrez, monseigneur Aragorn, dit Théoden. Peut-être est-ce là votre destin : fouler d’étranges routes que d’autres n’osent emprunter. Cette séparation m’afflige, et ma force s’en trouve affaiblie ; mais je dois suivre à présent les chemins de montagne sans plus m’attarder. Adieu ! »

« Adieu, sire ! dit Aragorn. Allez au-devant d’un grand renom ! Adieu, Merry ! Je vous laisse en de bonnes mains, meilleures que nous ne l’espérions en pourchassant les orques jusqu’à Fangorn. Legolas et Gimli poursuivront la chasse avec moi, je l’espère ; mais nous ne vous oublierons pas. »

« Au revoir ! » dit Merry. Il ne trouva rien d’autre à dire. Il se sentait très petit, perdu, démoralisé par toutes ces sombres allusions. La bonne humeur inextinguible de Pippin lui manquait plus que jamais. Les Cavaliers étaient prêts, et leurs chevaux donnaient des signes d’impatience ; lui-même ne demandait qu’à lever le camp.

Théoden s’adressa bientôt à Éomer, et il leva une main et cria d’une voix forte ; et sur son cri, les Cavaliers se mirent en branle. Ils franchirent le Fossé et descendirent dans la Combe, prenant résolument vers l’est afin de rejoindre une piste qui longeait le bord des collines sur un mille ou deux, puis bifurquait au sud et disparaissait dans les montagnes. Aragorn se mit en selle et chevaucha jusqu’au bord du Fossé, d’où il observa leur longue descente dans la Combe. Puis il se tourna vers Halbarad.

« Je vois partir trois hommes que j’aime, le plus petit non le moins, dit-il. Il ne sait pas vers quelle fin il s’achemine ; mais s’il le savait, il irait quand même. »

« Ce sont des gens de petite stature mais de très grande valeur que ceux du Comté, dit Halbarad. Ils n’ont pas idée de notre long labeur pour la sécurité de leurs frontières, mais je ne leur en tiens pas rigueur. »

« Et voici que nos destins sont liés, dit Aragorn. Mais ici, hélas ! il faut nous séparer. Allons, je dois manger un peu, puis il nous faudra nous aussi partir sans tarder. Venez, Legolas, Gimli ! J’ai à vous parler, pendant que je déjeune. »

Ils regagnèrent ensemble la Ferté ; mais une fois attablé dans la grand-salle, Aragorn resta quelque temps silencieux, et les autres attendirent. « Allons ! dit enfin Legolas. Parlez, soulagez votre cœur et libérez-vous de l’ombre ! Qu’est-il arrivé depuis l’aube grise qui nous a vus revenir dans ce sinistre endroit ? »

« Une lutte, pour moi, encore plus sinistre que la bataille de la Ferté-au-Cor, répondit Aragorn. J’ai regardé dans la Pierre d’Orthanc, mes amis. »

« Vous avez regardé dans cette maudite pierre de sorcellerie ! » s’exclama Gimli. La crainte et l’étonnement se lisaient sur ses traits. « Avez-vous dit quoi que ce soit à… lui ? Même Gandalf redoutait cette confrontation. »

« Vous oubliez à qui vous parlez, dit sévèrement Aragorn, et ses yeux étincelèrent. Que craignez-vous que je lui dise ? N’ai-je pas ouvertement proclamé mon titre devant les portes d’Edoras ? Non, Gimli », dit-il d’une voix adoucie. Et la sévérité quitta son visage, et ils virent un homme aguerri aux peines de maintes nuits sans sommeil. « Non, mes amis, je suis le maître légitime de la Pierre, et j’avais non seulement le droit mais aussi la force de m’en servir, du moins le pensais-je. Le droit m’était acquis. La force… me fut tout juste suffisante. »

Il respira profondément. « La lutte a été rude, et j’en ressens encore la fatigue. Je ne lui ai adressé aucune parole, et j’ai fini par lui arracher la Pierre pour l’assujettir à ma volonté. Cela seul, il aura peine à le souffrir. Et il m’a vu. Oui, maître Gimli, il m’a vu, mais sous un autre aspect que celui que vous me connaissez. Si cela lui sert, j’aurai mal fait. Mais je ne le crois pas. Le fait de savoir que j’existe et que je parcours la terre lui a porté un dur coup, m’est avis ; car jusqu’à présent, il l’ignorait. Les yeux à Orthanc n’ont pas vu à travers l’armure de Théoden ; mais Sauron n’a pas oublié Isildur et l’épée d’Elendil. Or, à l’heure de ses grands desseins, l’héritier d’Isildur et l’Épée lui sont révélés ; car je lui ai montré la lame reforgée. Il n’est pas encore si puissant que rien ne puisse lui faire peur ; non, le doute le ronge sans cesse. »

« Mais son empire n’en est pas moins grand, dit Gimli ; et maintenant, il se dépêchera de frapper. »

« Le coup précipité s’égare souvent, dit Aragorn. Il faut presser notre Ennemi sans plus attendre qu’il se décide. Voyez-vous, mes amis, après m’être rendu maître de la Pierre, j’ai appris bien des choses. J’ai vu une grave menace qui doit bientôt surprendre le Gondor par le Sud, et qui détournera une grande partie de la force qui défend Minas Tirith. Si elle n’est pas rapidement contrée, j’estime que la Cité sera perdue d’ici dix jours. »

« Sa perte est donc certaine, dit Gimli. Car quelle aide pouvons-nous envoyer là-bas, et comment pourrait-elle y parvenir à temps ? »

« Je ne puis envoyer aucune aide ; je dois donc m’y rendre moi-même, dit Aragorn. Mais il n’est qu’une route à travers les montagnes qui puisse m’amener aux régions côtières avant que tout soit perdu. Ce sont les Chemins des Morts. »

« Les Chemins des Morts ! dit Gimli. Ce nom est de sinistre augure ; et il ne plaît guère aux Hommes du Rohan, à ce que je constate. Les vivants peuvent-ils suivre une telle route sans y laisser leur vie ? Et même si vous la passiez, que pourrait un si petit nombre contre les assauts du Mordor ? »

« Les vivants n’ont jamais pris cette route depuis la venue des Rohirrim, dit Aragorn, car elle leur est fermée. Mais en cette heure funeste, l’héritier d’Isildur peut l’emprunter, s’il l’ose. Écoutez ! Voici les paroles que m’ont transmises les fils d’Elrond de leur père à Fendeval, le plus grand de tous les maîtres en tradition : Mandez à Aragorn de se rappeler les mots du voyant, et les Chemins des Morts. »

« Et que sont donc les mots du voyant ? » demanda Legolas.

« Ainsi parla Malbeth le Voyant au temps d’Arvedui, dernier roi de Fornost », dit Aragorn :





Partout sur le pays s’étend une ombre longue,

tendant vers l’occident ses ailes ténébreuses.

On tremble dans la Tour ; sur les tombeaux des rois

le destin se dirige. Et les Morts se remuent ;

car l’heure est arrivée pour le peuple parjure :

à la Pierre d’Erech ils seront réunis

et entendront le cri du cor dans les collines.

Qui les appellera, sonnera leur sortie

du crépuscule gris, à ces gens oubliés ?

L’héritier de celui à qui ils ont juré.

Du Nord il descendra dans sa nécessité :

il passera la Porte et les Chemins des Morts.

« Une voie obscure à n’en pas douter, dit Gimli, mais non moins obscure que me semblent ces vers. »

« Si vous voulez mieux les comprendre, alors je vous prie de m’accompagner, dit Aragorn ; car c’est la voie que j’entends suivre. Je n’y vais pas de gaieté de cœur ; seule la nécessité m’y contraint. Ainsi, je ne voudrais pas que vous me suiviez, sinon de votre propre chef, car il vous en coûtera beaucoup de peine et de peur, et peut-être davantage. »

« Je vous suivrai même sur les Chemins des Morts, qu’importe la fin à laquelle ils conduisent », dit Gimli.

« Je viendrai aussi, dit Legolas, car je ne crains pas les Morts. »

« J’espère que le peuple oublié n’aura pas oublié comment se battre, dit Gimli ; sinon, je ne vois pas pourquoi nous les dérangerions. »

« Nous le saurons assez vite, si jamais nous parvenons à Erech, dit Aragorn. Mais leur serment brisé était de combattre Sauron : ils devront donc se battre s’ils désirent l’acquitter. Car à Erech se dresse encore une pierre noire apportée de Númenor, dit-on, par Isildur ; et Isildur la plaça sur une colline, et là, au commencement du Gondor, le Roi des Montagnes lui jura allégeance. Et quand Sauron reparut et qu’il revint en force, Isildur appela les Hommes des Montagnes à tenir leur serment ; mais ils se parjurèrent, car ils avaient rendu un culte à Sauron durant les Années Sombres.

« Lors Isildur dit à leur roi : “Tu seras le dernier de vos rois. Et si l’Ouest devait l’emporter sur ton Maître Noir, j’appellerai sur toi et sur les tiens cette malédiction : de ne trouver jamais aucun repos, que votre serment ne soit accompli. Car cette guerre traversera les années sans nombre, et vous serez de nouveau appelés avant la fin.” Et ils fuirent devant la colère d’Isildur et n’osèrent se battre aux côtés de Sauron ; et ils se cachèrent dans des replis secrets des montagnes et n’eurent plus commerce avec les autres hommes, et ils dépérirent lentement dans les collines incultes. Et la terreur des Morts sans Sommeil plane sur la Colline d’Erech et sur tous les lieux qu’ils hantaient autrefois. Mais telle est la voie que je dois suivre, puisqu’il n’est personne pour m’aider chez les vivants. »

Il se leva. « Venez ! s’écria-t-il, tirant son épée ; et sa lame étincela dans la pénombre de la Ferté. À la Pierre d’Erech ! Je cherche les Chemins des Morts. Que ceux qui le veulent me suivent ! »

Legolas et Gimli ne répondirent pas, mais ils se levèrent et sortirent avec Aragorn. Sur la pelouse attendaient, silencieux et immobiles, les Coureurs encapuchonnés. Legolas et Gimli remontèrent. Aragorn bondit sur Roheryn. Puis Halbarad éleva un grand cor qui résonna dans la Gorge de Helm ; et alors ils s’élancèrent, dévalant la Combe en un bruit de tonnerre, sous les regards interdits des hommes restés dans la Ferté et le Fossé.

Et cependant que Théoden cheminait dans les collines, la Compagnie Grise fila à travers les plaines et parvint à Edoras dès le lendemain après-midi ; elle ne s’y arrêta qu’un court moment avant de s’engager dans la vallée, et gagna ainsi Dunhart à la tombée de la nuit.

La dame Éowyn les accueillit, et elle se réjouit de leur venue ; car c’était la première fois qu’elle voyait des hommes de la stature des Dúnedain et des beaux fils d’Elrond ; mais ses regards étaient surtout pour Aragorn. Et lorsqu’ils soupèrent avec elle, ils se parlèrent, et elle sut tout ce qui s’était passé depuis le départ de Théoden, dont elle n’avait encore reçu que des échos hâtifs ; et lorsqu’elle entendit parler de la bataille de la Gorge de Helm et du massacre de leurs ennemis, et de la charge de Théoden et de ses chevaliers, ses yeux étincelèrent.

Mais elle dit enfin : « Messires, vous êtes fatigués, et vous irez trouver vos lits et tout le confort qu’il est possible d’offrir dans la hâte. Demain, nous aurons mieux à vous proposer. »

Mais Aragorn dit : « Non, madame, ne vous dérangez pas pour nous ! Si nous pouvons dormir ici et rompre notre jeûne au matin, ce sera assez. Car ma mission est des plus urgentes, et il nous faudra partir aux premières lueurs. »

Elle lui sourit et dit : « Dans ce cas, je vous remercie d’avoir fait un si long détour pour donner des nouvelles à Éowyn et venir lui parler dans son exil. »

« Nul homme ne verrait là une perte de temps, répondit Aragorn ; mais je n’aurais pu venir ici, madame, si la route que je dois prendre ne me conduisait à Dunhart. »

Et elle répondit comme si ces mots la contrariaient : « Eh bien, seigneur, vous faites fausse route ; car le Val de Hart ne donne aucun accès à l’est ou au sud, et vous feriez mieux de retourner par où vous êtes venu. »

« Non, madame, dit-il, je ne fais pas fausse route ; car j’ai marché dans ce pays avant que vous naissiez pour l’embellir. Il est une route hors de cette vallée, et je vais la prendre. Demain, je chevaucherai par les Chemins des Morts. »

Alors elle le regarda comme dévastée, et elle blêmit ; et pendant un long moment, elle ne dit plus rien, et tous restèrent silencieux. « Mais Aragorn, dit-elle enfin, votre mission est-elle donc de chercher la mort ? Car c’est tout ce que vous trouverez sur cette route. Ils ne tolèrent pas le passage des vivants. »

« Ils le toléreront peut-être dans mon cas, dit Aragorn ; quoi qu’il en soit, je vais m’y hasarder. Aucune autre route n’est propice. »

« Mais c’est de la folie, dit-elle. Car voici des hommes de prouesses et de renom que vous devriez conduire non dans les ombres, mais à la guerre, où l’on a besoin d’hommes. Je vous supplie d’attendre mon frère et de partir avec lui ; car tous nos cœurs seront alors en joie, et notre espoir pourra revivre. »

« Ce n’est pas de la folie, madame, répondit-il ; car je prends la route qui a été choisie. Mais ceux qui me suivent le font de leur propre chef ; et s’ils désirent aujourd’hui attendre, et partir avec les Rohirrim, ils sont libres de le faire. Or moi, je prendrai les Chemins des Morts, seul s’il le faut. »

Alors, ils se turent et mangèrent en silence ; mais les yeux de la Dame ne quittaient plus le visage d’Aragorn, et les autres purent voir le profond tourment qui l’agitait. Enfin, ils se levèrent pour prendre congé d’elle et, l’ayant remerciée de sa prévenance, partirent se reposer.

Mais comme Aragorn arrivait à la case où il devait loger avec Legolas et Gimli, déjà passés à l’intérieur, la dame Éowyn vint à lui et l’appela. Se retournant, il l’aperçut, telle une lueur dans la nuit, car elle était vêtue de blanc ; mais ses yeux flamboyaient.

« Aragorn, lui dit-elle, pourquoi vous engager sur cette route mortelle ? »

« Parce qu’il le faut, répondit-il. C’est la seule chose qui me permette d’espérer pouvoir jouer mon rôle dans la guerre contre Sauron. Je ne choisis pas exprès les chemins du péril, Éowyn. Si je devais aller là où mon cœur réside, c’est dans le Nord que j’irais, dans la belle vallée de Fendeval. »

Elle reste un moment interdite, comme pour méditer le sens de ces mots. Puis, soudain, elle posa la main sur son bras. « Vous êtes ferme et résolu, lui dit-elle, ces qualités qui assurent la gloire aux hommes. » Elle marqua une pause. « Seigneur, reprit-elle, si vous devez partir, laissez-moi chevaucher à votre suite. Je n’en puis plus d’être terrée dans les collines ; je veux affronter le danger et tenter la fortune des armes. »

« Votre devoir est auprès des vôtres », répondit-il.

« Trop souvent m’a-t-on parlé de devoir, s’écria-t-elle. Pourtant, ne suis-je pas de la Maison d’Eorl, une fille guerrière et non une garde-malade ? J’ai assez veillé sur les pas vacillants d’un vieillard. Puisqu’ils ne vacillent plus, semble-t-il, ne puis-je maintenant vivre ma vie comme je l’entends ? »

« Rares sont ceux qui y parviennent en tout honneur, répondit-il. Mais quant à vous, madame, n’avez-vous pas accepté de gouverner le peuple jusqu’au retour du seigneur ? Si vous n’aviez pas été choisie, quelque maréchal ou capitaine l’aurait été à votre place, et il ne pourrait simplement abandonner sa charge, qu’elle lui pèse ou non. »

« Serai-je toujours choisie ? dit-elle avec amertume. Serai-je toujours laissée derrière quand les Cavaliers partiront, pour garder la maison pendant qu’ils se couvrent de gloire, et veiller à ce que le repas et le lit soient prêts à leur retour ? »

« Un jour viendra bientôt, peut-être, où nul ne rentrera, dit-il. Alors, il y aura besoin de courage sans gloire, car nul ne se souviendra des exploits accomplis dans l’ultime défense de vos foyers. Mais ces exploits n’auront pas été moins vaillants pour être restés sans éloges. »

Et elle répondit : « Tout cela revient à dire : vous êtes une femme, et votre place est à la maison. Mais quand les hommes seront morts au combat, dans l’honneur, vous pourrez brûler avec elle, car les hommes n’auront plus besoin d’un toit. Mais je suis de la Maison d’Eorl, et non une femme servante. Je puis monter à cheval, je sais manier l’épée ; et je ne crains ni la souffrance, ni la mort. »

« Que craignez-vous donc, madame ? » demanda-t-il.

« Une cage, dit-elle. Vivre derrière des barreaux, jusqu’à ce que l’habitude et la vieillesse s’en accommodent, et que l’espoir d’accomplir de hauts faits soit au-delà de tout souvenir et de toute envie. »

« Vous me conseilliez pourtant de ne pas tenter la route que j’ai choisie, parce qu’elle est périlleuse. »

« Un conseil n’est jamais rien que cela, lui dit-elle. Or, je ne vous conseille pas de fuir le danger, mais d’aller où votre épée s’attirera gloire et triomphe. Je ne veux pas voir une chose que j’estime haute et excellente gaspillée sans raison. »

« Moi non plus, madame, dit-il. C’est pourquoi je vous dis : restez ! Car vous n’avez rien à faire dans le Sud. »

« Ceux qui vont avec toi non plus, fit-elle soudain. Ils y vont, simplement, parce qu’ils ne veulent se séparer de toi – parce qu’ils t’aiment. » Puis elle se détourna et disparut dans la nuit.

Les premières lueurs avaient gagné le ciel, mais le soleil n’avait pas encore franchi les hautes crêtes de l’Est, quand Aragorn s’apprêta au départ. Toute sa compagnie était en selle, et il s’apprêtait à monter, quand la dame Éowyn arriva pour leur faire ses adieux. Elle était vêtue comme un Cavalier et portait une épée à la ceinture. Elle tenait une coupe, et, la portant à ses lèvres, elle but une gorgée, leur souhaitant bonne route ; puis elle tendit la coupe à Aragorn, qui but à son tour, et il dit : « Adieu, Dame du Rohan ! Je bois au bonheur de votre Maison, et au vôtre, et à celui de tout votre peuple. Dites à votre frère : au-delà des ombres, peut-être, nous nous retrouverons ! »

Alors Gimli et Legolas, restés tout près, crurent la voir pleurer ; et chez une femme aussi fière et forte, ces pleurs semblaient d’autant plus affligeants. Mais elle dit : « Aragorn, iras-tu donc ? »

« Oui, j’irai », répondit-il.

« Acceptes-tu, dans ce cas, que je chevauche avec cette compagnie, comme je l’ai demandé ? »

« Je ne puis l’accepter, madame, lui dit-il. Car il me faudrait pour cela la permission du roi, ainsi que celle de votre frère ; et ils ne reviendront pas avant demain. Or je compte maintenant chaque heure, et même chaque minute. Adieu ! »

Alors, elle tomba à genoux et le supplia : « Je t’en prie ! »

« Non, madame », dit Aragorn ; et prenant sa main, il l’aida à se relever. Puis il lui baisa la main, et il monta en selle d’un bond et partit sans tourner la tête ; et seuls ceux qui étaient proches de lui et qui le connaissaient bien virent la douleur qu’il portait.

Mais Éowyn se tint comme une statue de pierre, les poings serrés sur les flancs, et elle les regarda s’éloigner et disparaître dans les ombres du noir Dwimorberg, la Montagne Hantée, où s’ouvrait la Porte des Morts. Quand ils furent perdus de vue, elle se détourna, et, trébuchant comme une aveugle, elle regagna son logis. Mais aucun des siens ne fut témoin de cette séparation, car la peur les gardait cachés, et ils ne voulurent pas sortir avant que le jour fût levé et les imprudents étrangers, partis.

Et d’aucuns dirent : « Ce sont des esprits elfes. Qu’ils retournent à leur place, dans les endroits sombres, et qu’ils y restent. Les jours sont déjà assez néfastes. »

La lumière était encore grise tandis qu’ils chevauchaient, car le soleil demeurait sous les crêtes noires de la Montagne Hantée devant eux. Une grande crainte pesait déjà sur eux lorsqu’ils passèrent les rangs de pierres anciennes conduisant au Dimholt. Là, dans la pénombre d’arbres noirs que Legolas lui-même eut peine à endurer, ils parvinrent à un renfoncement au pied de la montagne devant lequel se dressait, au beau milieu du chemin, une unique pierre levée, haute et imposante, tel un doigt menaçant.

« Mon sang se glace dans mes veines », dit Gimli ; mais personne ne répondit, et le son de sa voix retomba sans vie sur les aiguilles de sapin humides répandues à ses pieds. Les chevaux refusèrent de contourner la sinistre pierre, et leurs cavaliers durent mettre pied à terre pour les conduire. Ainsi, ils finirent par arriver au creux du vallon, où se dressait une haute paroi rocheuse ; et dans cette paroi s’ouvrait la Porte Sombre, béante, comme la bouche de la nuit. Des signes et des figures, effacés et impossibles à lire, étaient gravés au-dessus de sa large voussure, et la peur en émanait telle une vapeur grise.

La Compagnie s’arrêta, et il n’y avait pas un cœur parmi eux qui ne tremblât, sauf peut-être celui de Legolas du peuple des Elfes, pour qui les fantômes des Hommes n’inspirent aucune terreur.

« Cette porte est mauvaise, dit Halbarad, et ma mort se trouve au-delà. J’oserai la franchir tout de même ; mais aucune bête ne voudra entrer. »

« Nous devons pourtant y entrer, et par conséquent les chevaux le devront aussi, dit Aragorn. Car les lieues sont nombreuses au-delà de ces ténèbres, si jamais nous les traversons ; et chaque heure perdue dans le Sud rapprochera le triomphe de Sauron. Suivez-moi ! »

Aragorn ouvrit alors la marche, et sa volonté était telle, en cette heure fatidique, que tous les Dúnedain et leurs chevaux le suivirent. Car les chevaux des Coureurs avaient tant d’amour pour leurs cavaliers qu’ils étaient prêts à affronter la terreur de la Porte, tant que leurs maîtres seraient eux-mêmes assez solides pour les guider. Mais Arod, le coursier du Rohan, refusa d’avancer, et il tremblait et suait d’une angoisse qui faisait peine à voir. Alors Legolas posa les mains sur ses yeux, et il lui chanta des mots qui bruirent doucement dans la pénombre, et la bête finit par se laisser emmener. Et voilà que Gimli le Nain se tenait seul devant la Porte.

Ses genoux tremblaient, et il pestait contre lui-même. « En voilà une chose inouïe ! dit-il. Un Elfe qui entre sous terre là où un Nain n’ose pas ! » Sur ce, il s’engouffra à l’intérieur. Mais sitôt qu’il passa le seuil, il lui parut traîner des jambes de plomb ; et une cécité lui voila les yeux, même à lui, Gimli fils de Glóin, qui avait marché sans frémir en maints endroits des profondeurs du monde.

Aragorn avait apporté des torches de Dunhart, et il en tenait une devant lui pour éclairer la voie. Elladan en portait une autre à l’arrière, et Gimli, titubant derrière, faisait tout pour le rattraper. Il ne voyait rien d’autre que la faible lueur des torches ; mais quand la Compagnie s’arrêtait, il lui semblait être entouré d’une multitude de voix chuchotantes, et les mots murmurés n’étaient en aucune langue qu’il eût jamais entendue auparavant.

Rien ne les assaillait ni ne s’opposait à leur passage ; pourtant, la peur grandissait toujours plus chez le Nain à mesure qu’il avançait – surtout, parce qu’il savait qu’il ne pouvait plus faire demi-tour : toutes les issues derrière lui étaient investies par une armée invisible qui les suivait dans le noir.

Le temps passa, un temps indéfinissable – jusqu’au moment où Gimli se trouva devant un spectacle dont il devait toujours abhorrer le souvenir. La voie était large, pour autant qu’il pût en juger ; mais la Compagnie déboucha soudainement dans un grand espace vide, et les murs s’effacèrent de part et d’autre. La peur l’envahit à tel point qu’il pouvait à peine marcher. Puis quelque chose étincela devant eux sur la gauche, au milieu des ténèbres, tandis qu’Aragorn approchait sa torche. Celui-ci s’arrêta pour aller voir ce dont il s’agissait.

« N’éprouve-t-il aucune peur ? marmonna le Nain. Dans toute autre caverne, Gimli fils de Glóin eût été le premier à courir vers le reflet d’or. Mais pas ici ! Qu’il reste où il est ! »

Néanmoins, il s’approcha, et il vit Aragorn s’agenouiller tandis qu’Elladan élevait les deux torches. Devant lui se trouvaient les ossements d’un homme de grande stature. Il avait été vêtu de mailles, et tout son harnais était encore intact ; car l’air de la caverne était extrêmement sec, et son haubert était doré. Sa ceinture était d’or et de grenats, et un heaume aux riches parures d’or recouvrait son crâne gisant face contre terre. Il était tombé près du mur au fond de la grotte, comme ils le voyaient à présent ; et il y avait devant lui une porte de pierre fermée à double tour : les os de ses doigts tentaient encore d’en agripper les fentes. Une épée reposait près de lui, ébréchée et en morceaux, comme s’il avait voulu fendre le roc dans son ultime désespoir.

Aragorn ne le toucha pas, mais après l’avoir observé un moment en silence, il se leva et soupira. « Jamais les fleurs de simbelmynë ne viendront à pousser ici, jusqu’à la fin des temps, murmura-t-il. Neuf tertres et sept autres sont aujourd’hui recouverts d’herbe, et durant toutes ces longues années, il est resté étendu à la porte qu’il ne réussissait pas à ouvrir. Où peut-elle mener ? Pourquoi voulait-il la franchir ? Personne ne le saura jamais !

« Car telle n’est pas ma mission ! cria-t-il, se retournant et s’adressant aux ténèbres chuchotantes qui les suivaient. Gardez vos trésors et vos secrets cachés dans les Années Maudites ! La hâte est notre seul besoin. Laissez-nous passer, et puis venez ! Je vous donne rendez-vous à la Pierre d’Erech ! »

Il n’y eut aucune réponse, sinon un silence absolu, plus effrayant que les murmures précédents ; puis un vent froid s’engouffra dans la caverne et fit vaciller les torches, qui s’éteignirent, et ne purent être rallumées. Des moments qui suivirent, une ou plusieurs heures, Gimli ne se rappela pas grand-chose. Les autres allèrent de l’avant, mais lui restait à la remorque, poursuivi par une horreur tâtonnante qui semblait toujours sur le point de le saisir ; et une rumeur hantait ses pas, comme l’ombre d’un nombreux piétinement. Il se traîna avec peine jusqu’au moment où, réduit à ramper comme une bête, il se sentit incapable de tenir plus longtemps : soit il trouvait une issue qui lui permettrait de s’échapper, soit il battait follement en retraite, à la rencontre de la peur qui le suivait.

Soudain il entendit un tintement d’eau, un son dur et clair comme une pierre qui tombe dans un rêve d’ombres noires. La lumière crût, et voici ! la Compagnie franchit une autre porte en forme de voûte, large et haute, au travers de laquelle un petit ruisseau s’écoulait en bordure du chemin ; au-delà, une route dévalait en pente raide entre deux à-pics nettement découpés sur le ciel, loin au-dessus de leurs têtes. Cette faille était si profonde et si étroite que le ciel était sombre, et de petites étoiles y scintillaient. Pourtant, comme Gimli devait l’apprendre par la suite, il restait encore deux heures avant la fin du jour, le même qui les avait vus partir de Dunhart ; même si, pour ce qu’il en savait, ce crépuscule pouvait être celui d’une autre année, voire d’un autre monde.

Alors la Compagnie se remit en selle, et Gimli retrouva Legolas. Ils allaient à la file ; le soir tombait dans un bleu profond, et toujours la peur les poursuivait. Legolas, se retournant pour parler à Gimli, jeta un regard en arrière, et le Nain vit une lueur dans les yeux clairs de l’Elfe. Derrière eux venait Elladan, dernier de la Compagnie, mais non de ceux qui avaient pris le chemin descendant.

« Les Morts nous suivent, dit Legolas. Je vois des formes d’Hommes et de chevaux, et de pâles étendards comme des lambeaux de nuages, et des lances comme des arbres serrés, l’hiver, par une nuit de brouillard. Les Morts nous suivent. »

« Oui, les Morts viennent derrière nous. Ils ont été appelés », dit Elladan.

La Compagnie finit par quitter le ravin, aussi subitement que s’ils étaient sortis par la fente d’un mur ; et voici qu’ils se tenaient sur les hauteurs d’une grande vallée, et le ruisseau qu’ils suivaient descendait par de nombreuses chutes en bruissant d’une voix froide.

« Où diantre sommes-nous en Terre du Milieu ? » s’exclama Gimli ; et Elladan répondit : « Nous sommes descendus de la source du Morthond, le long fleuve glacial qui finit par trouver la mer là où elle baigne les murs de Dol Amroth. Vous n’aurez pas à demander d’où il tient son nom : la Sourcenoire, dit-on chez les Hommes. »

Le Val de Morthond formait une grande anse autour des grands à-pics à la face sud des montagnes. Ses pentes abruptes étaient couvertes d’herbe ; mais tout était gris à ce moment, car le soleil avait disparu, et des lumières clignotaient dans les demeures des Hommes, loin en contrebas. La vallée était riche et ses habitants, nombreux.

Alors, sans se retourner, Aragorn cria d’une voix forte afin que tous puissent entendre : « Amis, oubliez toute lassitude ! Allez, allez à toute bride ! Il faut gagner la Pierre d’Erech avant que ce jour passe, et le chemin est encore long. » Ainsi, sans un regard en arrière, ils traversèrent les champs de montagne jusqu’à un pont qui enjambait les eaux grandissantes du torrent, trouvant alors une route qui descendait dans les terres.

Les lumières s’éteignaient dans les maisons et les hameaux à leur approche ; les portes se fermaient, et les gens au-dehors hurlaient de terreur et se sauvaient comme des bêtes traquées. Le même cri s’élevait chaque fois dans la nuit tombante : « Le Roi des Morts ! Le Roi des Morts est sur nous ! »

Des cloches carillonnaient au fond de la vallée, et tous fuyaient devant Aragorn ; mais les cavaliers de la Compagnie Grise filaient comme des chasseurs dans leur hâte, et bientôt, leurs chevaux trébuchèrent de fatigue. C’est ainsi que, juste avant minuit, et dans des ténèbres aussi noires que les cavernes des montagnes, ils atteignirent enfin la Colline d’Erech.

Longtemps la terreur des Morts avait plané sur cette colline et sur les prés désolés alentour. Car au sommet se dressait une pierre noire et ronde, tel un globe immense, aussi grande qu’un homme, bien qu’à moitié enterrée. Elle ne semblait pas de ce monde, comme si elle était tombée du ciel, et certains le croyaient ; mais ceux qui entretenaient le savoir de l’Occidentale soutenaient que cette pierre avait été sauvée de la ruine de Númenor, et placée là par Isildur quand il avait accosté. Aucun des gens de la vallée n’osait s’en approcher ni ne voulait demeurer près d’elle ; car on disait que c’était un lieu de rendez-vous des Hommes de l’Ombre qui s’y rassemblaient aux jours de peur, se massant autour de la Pierre et chuchotant entre eux.

La Compagnie trouva cette Pierre dans la nuit noire et s’y arrêta. Elrohir tendit alors un cor d’argent à Aragorn, qui le fit retentir ; et ceux qui se tenaient là eurent l’impression que d’autres cors lui répondaient, comme un lointain écho venu de profondes cavernes. Nul autre son ne vint à leurs oreilles ; mais ils sentaient qu’une grande armée s’assemblait autour de la colline qu’ils occupaient ; et un vent froid descendit des montagnes, tel un souffle fantomatique. Mais Aragorn mit pied à terre et, debout près de la Pierre, il cria d’une voix puissante :

« Parjures, pourquoi êtes-vous ici ? »

Et une voix monta dans la nuit et lui répondit, lointaine :

« Pour accomplir notre serment et trouver la paix. »

Puis Aragorn dit : « L’heure est enfin venue. Je vais maintenant à Pelargir-sur-Anduin, et vous allez me suivre. Et quand tout le pays sera lavé des serviteurs de Sauron, je tiendrai votre serment pour accompli, et vous trouverez la paix et serez libres de partir pour toujours. Car je suis Elessar, l’héritier d’Isildur du Gondor. »

Et ce disant, il pria Halbarad de déployer le grand étendard qu’il avait apporté ; et voyez ! celui-ci était noir, et s’il portait quelque emblème, les ténèbres ne le dévoilèrent pas. Puis ce fut le silence, et il n’y eut plus un chuchotement ni un soupir de toute cette longue nuit. La Compagnie bivouaqua près de la Pierre, mais les hommes dormirent peu, par crainte des Ombres qui les cernaient de toutes parts.

Mais quand l’aube vint, froide et pâle, Aragorn se secoua aussitôt, et il mena alors la Compagnie dans le voyage le plus précipité et le plus harassant qu’aucun d’entre eux, lui seul excepté, avait jamais connu ; et seule sa volonté les maintint en selle. Nuls autres Hommes n’auraient pu l’endurer, nuls autres mortels que les Dúnedain du Nord, et avec eux Gimli le Nain et Legolas du peuple des Elfes.

Ils passèrent le Col de Tarlang et entrèrent au Lamedon ; l’Armée Ombreuse se pressait derrière eux, la peur les devançait ; puis ils gagnèrent Calembel-sur-Ciril, et le soleil se coucha en sang au-delà de Pinnath Gelin, loin dans l’Ouest, derrière eux. La région et les gués de la Ciril étaient déserts, car de nombreux hommes étaient partis à la guerre ; et les autres, à la rumeur de la venue du Roi des Morts, avaient trouvé refuge dans les collines. Mais le lendemain, l’aube ne vint pas, et la Compagnie Grise passa dans les ténèbres de l’Orage du Mordor et hors de la vue des mortels ; mais les Morts la suivaient.

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