7. Le carnaval des alligators

Très tôt ce matin-là le silence de la lagune fut rompu : un rugissement énorme, puis le bruit terrifiant d’une sirène ébranlèrent les fenêtres de l’appartement du Ritz. À contrecœur, Kerans se hissa péniblement hors de son lit et manqua de tomber dans le tas de livres éparpillés sur le plancher. D’un coup de pied, il repoussa la porte en treillis qui donnait sur le balcon, juste à temps pour entrevoir un énorme hydroglisseur à coque blanche faire le tour de la lagune à toute vitesse ; les deux longs plans porteurs fendaient l’eau en deux splendides lames d’écume scintillante. Le lourd ressac qui venait frapper les murs de l’hôtel disséminait les colonies d’araignées d’eau et dénichaient les Chauves-souris de leurs rondins pourris ; il aperçut, debout aux commandes, un homme grand, à forte carrure, vêtu d’une combinaison blanche et coiffé d’un casque blanc, lui aussi.

L’homme conduisait l’hydroglisseur avec beaucoup d’aisance et une allure de conquérant, accélérant les deux turbopropulseurs dressés en face de lui lorsque l’appareil sautait sur une lame de houle qui traversait la lagune ; il avait alors l’air de piquer du nez et de plonger comme un hors-bord aux prises avec les vagues géantes, faisant jaillir des gerbes d’écume qui prenaient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’homme se balançait sur ses longues jambes au rythme des mouvements houleux de l’embarcation, souple, tous muscles relâchés, semblable à un conducteur de char antique formant avec son fougueux attelage, un ensemble harmonieux.

Caché par les calamités dont le feuillage se répandait à présent sur le balcon – on avait depuis longtemps abandonné tout espoir de les repousser – Kerans pouvait l’observer sans être vu. L’hydroglisseur se lançait à présent dans un nouveau tour de la lagune, et Kerans put apercevoir un profil aux traits secs, aux yeux et aux dents étincelants, et à l’expression animée d’un conquérant.

Les clous en argent d’une cartouchière qu’il portait autour de la poitrine lançaient des éclairs et, au moment où il atteignait l’extrémité de la lagune, on entendit une série de petites détonations. Des fusées de signalisation éclatèrent sur l’eau et retombèrent en ombrelles d’étincelles rouges qui crépitaient sur le rivage.

L’hydroglisseur fit un dernier bond et, dans un rugissement du moteur, vira, puis s’engagea dans le canal qui conduisait à la lagune suivante, éclaboussant le feuillage sur son passage. Cramponné à la rampe du balcon, Kerans essayait de reprendre ses esprits, les yeux fixés sur l’eau encore frémissante de la lagune ; les poteaux gradués et remplis de cryptogrammes, continuaient à se balancer et à s’agiter sous l’effet du déplacement d’air. Un mince voile de fumée rouge s’étendit au nord, puis disparut en même temps que les bruits de l’hydroglisseur. Cette brusque intrusion fracassante et puissante, et l’apparition de cet étrange personnage vêtu de blanc, tout en ayant déconcerté Kerans pendant quelques minutes, l’avaient brutalement précipité hors de son ennui et de sa torpeur.

Durant les six semaines qui avaient suivi le départ de Riggs, il avait vécu seul dans son appartement du Ritz, s’enfonçant de plus en plus dans le monde silencieux de la jungle environnante. La montée progressive de la température – on était à la mi-journée et le thermomètre du balcon indiquait quarante-neuf degrés – et l’humidité débilitante ne permettaient presque pas de sortir de l’hôtel après dix heures du matin ; lagunes et forêts restaient embrasées jusqu’à quatre heures de l’après-midi, heure à laquelle il était trop fatigué pour entreprendre quoi que ce soit, excepté de retourner se coucher.

Il passait ses journées assis près des fenêtres aux stores baissés, à écouter dans l’ombre les bruits du treillis protecteur qui se dilatait ou se rétractait sous l’effet de la chaleur. La plupart des bâtiments autour de la lagune avaient déjà disparu sous la végétation prolifique ; les énormes plantes grimpantes et les calamités masquaient les façades blanches et rectangulaires, abritaient les lézards réfugiés dans les fenêtres.

Au-delà de la lagune, les immenses étendues de vase s’étaient amoncelées en bancs énormes et chatoyants sous la lumière, dominant de part et d’autre la ligne du rivage, comme les terrils de quelque lointaine mine d’or. La lumière tapait dans son cerveau, baignant les couches enfouies sous sa conscience, l’engloutissant dans les profondeurs chaudes et limpides où les réalités de temps et d’espace avaient cessé d’exister. Guidé par ses rêves, il marchait à reculons, traversait un passé ressuscité, une succession de paysages de plus en plus étranges, tous centrés sur la lagune ; chacun, comme l’avait dit Bodkin, semblait représenter un des niveaux de sa moelle épinière. Parfois la nappe d’eau circulaire était transparente et frémissante, parfois elle était étale et ténébreuse ; le rivage semblait être de schiste argileux, d’une couleur métallique et froide comme celle d’une carapace de reptile. Mais les rives aux pentes douces qui scintillaient de manière engageante avec une teinte carminée, lumineuse et limpide, le vide absolu de ces étendues infinies de sable, tout cela le remplissait encore d’une sorte d’angoisse délicate et raffinée.

Il brûlait de descendre dans ce psychisme des temps lointains, pressé d’en connaître l’aboutissement. Il ne voulait pas penser que dès ce moment le monde qui l’entourait lui deviendrait dément et insupportable.

Au cours des dernières semaines, il fit une ou deux fois une incursion fiévreuse dans son cahier de botanique pour se renseigner sur les nouvelles formes végétales ; plusieurs fois aussi il alla voir le docteur Bodkin et Béatrice Dahl. Mais ces deux derniers étaient de plus en plus absorbés par leur propre descente à travers les temps éternels. Bodkin avait commencé à se perdre dans ses propres rêveries et passait son temps à parcourir à la rame les étroits ruisseaux, à la recherche du monde submergé de son enfance. Une fois, Kerans le trouva, appuyé sur une pagaie à l’arrière de son petit remorqueur métallique, fixant d’un air vague, les solides constructions qui l’entouraient. Son regard était passé au travers de Kerans et il n’avait pas semblé capable de reconnaître sa voix.

Toutefois, malgré leur séparation apparente, les liens qui l’unissaient à Béatrice étaient restés intacts, comme s’ils s’étaient tacitement compris sur le côté symbolique de leurs rôles.

D’autres fusées de signalisation éclatèrent au-dessus de la lagune terminale, là où se trouvaient la station d’essais et l’appartement de Béatrice ; Kerans dut se protéger les yeux de l’éclat des boules de feu qui parsemaient le ciel. Au bout de quelques secondes, à plusieurs kilomètres au sud, du côté des bancs de vase, une série de détonations répondirent, faibles coups qui s’évanouirent aussitôt.

Le conducteur inconnu de l’hydroglisseur n’était donc pas seul. L’éventualité d’une invasion imminente ramena Kerans à la réalité. Assez espacés, les signaux de réponse indiquaient qu’il ne s’agissait pas d’un seul groupe, et que l’hydroglisseur avait bel et bien été envoyé en reconnaissance.

Il referma derrière lui la porte de treillis, rentra dans l’appartement et prit sa veste qui traînait sur une chaise. Contrairement à ses habitudes, il rentra dans la salle de bains, s’examina devant la glace, l’esprit absent, et se mit à tâter sa barbe vieille d’une semaine. Ses cheveux aussi blancs que la perle, son hâle aussi foncé que l’ébène, ainsi que l’expression pensive de son regard lui donnaient l’air d’un bon à rien aux manières de gentleman. Il écopa un peu de l’eau douteuse qui s’était écoulée du distillateur détérioré installé sur le toit et remplit un seau, pour s’en asperger le visage, procédant ainsi à une toilette symbolique qui, pour autant qu’il s’en souvînt, dérogeait totalement de ses habitudes.

Avec le crochet à bout métallique, il chassa deux petits iguanes qui se prélassaient sur la jetée, glissa le catamaran à l’eau et prit le large, fermement porté par le petit hors-bord sur les lames indolentes de la houle. Des buissons d’algues s’agitèrent sous le bateau ; des scarabées aux corps en forme de brindilles et des araignées d’eau filaient de toutes parts à l’avant. Il était un peu plus de sept heures du matin et il ne faisait encore que vingt-sept degrés, température relativement fraîche et agréable ; l’air n’était pas encore envahi par ces énormes nuages de moustiques que la chaleur allait faire sortir.

Comme il parcourait les cent mètres de ruisseau qui aboutissaient à la lagune sud, d’autres fusées signalisatrices éclatèrent au-dessus de sa tête et il put entendre les allées et venues de l’hydroglisseur, apercevant de temps à autre, lorsque l’appareil passait en flèche, la silhouette vêtue de blanc, debout aux commandes. Kerans coupa le moteur en entrant dans la lagune et fit lentement glisser l’embarcation, passant à travers les frondaisons des arbres-fougères qui pendaient au-dessus de lui, tout en se protégeant des serpents d’eau dérangés de leurs branchages par le choc du ressac.

Après avoir longé la rive pendant vingt-cinq mètres à peu près, il amarra le catamaran parmi les prèles qui poussaient sur le toit en pente douce d’un grand magasin, franchit la déclivité de béton et atteignit une sortie de secours qui se trouvait sur le côté de l’immeuble adjacent. Il grimpa les cinq étages jusqu’au toit en terrasse, puis s’allongea derrière un fronton bas pour jeter un coup d’œil sur la masse proche de l’appartement de Béatrice.

L’hydroglisseur tournait bruyamment en rond près d’un étroit ruisseau de l’autre côté de la lagune ; le pilote le faisait piquer de l’arrière et de l’avant comme un cavalier son coursier. Il y eut d’autres fusées lancées en l’air, dont plusieurs à environ quatre cents mètres de là seulement. Kerans contemplait la scène, lorsqu’il entendit une espèce de rugissement qui montait, un cri d’animal, perçant, assez semblable à celui des iguanes. Il se rapprocha, mêlé au ronronnement des moteurs et suivi par un bruit de branchages fracassés et abattus. Il s’agissait certainement des énormes arbres-fougères et des calamités qui bordaient le ruisseau, qui s’abattaient les uns après les autres, agitant leurs branches en tombant comme les vaincus leurs drapeaux. La forêt entière semblait être en train de se déchiqueter en mille morceaux. Des bataillons de chauves-souris s’élevaient dans le ciel et se dispersaient affolées, sur toute la lagune ; leurs cris aigus étaient recouverts par les bruits d’accélération des turboréacteurs de l’hydroglisseur et les explosions de fusées.

Brusquement, à l’endroit où le ruisseau débouchait dans la lagune, l’eau s’éleva d’un ou deux mètres dans l’air et quelque chose qui ressemblait à un énorme tronc d’arbre vint s’abattre, fauchant plantes et arbres, pour venir exploser dans la lagune. Une chute du Niagara en miniature s’échappait en cascade, poussée par la pression d’une barre de flot sur laquelle apparurent plusieurs embarcations carrées, à coque noire, assez semblables au canot du colonel Riggs ; la peinture s’écaillait des yeux et des dents gigantesques de dragon qu’on y avait gravés. Conduits et équipés par une douzaine de personnages à la peau foncée, vêtus de shorts et de maillots blancs, les chalands se dirigèrent vers le centre de la lagune, tandis qu’une dernière fusée éclairante montait d’un des ponts, dans la mêlée et l’excitation générales.

À moitié assourdi par le tapage, Kerans regardait les longues formes brunes s’attrouper en masse, nager vigoureusement dans une eau bouillonnante, en fouettant l’écume de leurs puissantes queues. C’étaient de très loin les alligators les plus gros qu’il eût jamais vus ; quelques-uns mesuraient huit mètres et davantage, et ils se bousculaient férocement pour se faufiler dans l’eau claire, s’agglutinant et s’agitant autour de l’hydroglisseur à présent immobile. L’homme en blanc se tenait debout dans l’écoutille ouverte, mains sur les hanches, et considérait, exultant, cette foule reptilienne. Il fit un signe nonchalant à l’équipage des trois chalands et désigna toute la lagune d’un large geste circulaire, indiquant par là qu’ils allaient sans doute y jeter l’ancre.

Tandis que ses hommes à la peau noire redémarraient pour retourner vers les rives, il examina d’un œil critique les bâtiments qui l’entouraient, son visage énergique et tant soit peu désinvolte redressé sur un côté. Les alligators se rassemblèrent comme une meute autour de leur maître ; un nuage d’oiseaux, pluviers du Nil et courlis, montaient la garde, tournoyant et criant au-dessus de leurs têtes, traversant l’air matinal à toute vitesse. D’autres alligators venaient s’ajouter à la masse, nageant épaule contre épaule pour former une spirale qui tournait dans le sens des aiguilles d’une montre ; il y en eut bientôt environ deux cents, démons grouillants incarnés par des reptiles.

Le pilote poussa un cri, puis retourna aux commandes ; pour toute réponse les deux cents gueules se dressèrent. Les hélices se remirent à tourner et l’hydroglisseur se souleva et repartit en passant au-dessus de la lagune. Ses plans porteurs pointus foncèrent tout droit dans la masse des créatures infortunées et l’appareil se dirigea vers le ruisseau qui communiquait avec la lagune suivante, tandis que l’énorme foule des alligators se pressait dans son sillage. Quelques-uns se détachèrent du groupe et se mirent à faire le tour de la lagune deux par deux, puis à fureter dans les fenêtres inondées et à chasser les iguanes qui en étaient sortis pour assister à la scène. D’autres s’étaient glissés dans les immeubles et allaient se jucher jusque sur les toits à peine recouverts d’eau. Derrière eux, au milieu de la lagune, l’eau fouettée bouillonnait, vomissant de temps à autre un alligator au ventre aussi blanc que neige, tué par le passage de l’hydroglisseur.

Tandis qu’à sa gauche l’armada s’ébranlait en direction du ruisseau, Kerans descendit par l’échelle de secours, puis par la pente du toit en pataugeant vers le catamaran. Avant d’avoir pu l’atteindre, le bateau, sous l’effet du remous puissant de l’hydroglisseur, était parti à la dérive en ballottant et flottait maintenant au milieu du groupe de reptiles qui se rapprochaient. En quelques secondes, il fut englouti, réduit à néant par les alligators qui se pressaient, se battaient pour entrer dans le ruisseau, et broyé dans leurs mâchoires.

Un gros caïman qui fermait la marche repéra Kerans, enfoncé dans l’eau jusqu’à la ceinture et caché dans les prèles, puis vira dans sa direction, le regard fixé sur lui. Il fendait l’eau en bondissant, et son dos à la peau rugueuse, écailleuse, avec la crête le long de sa queue, se tordait avec force. Kerans remonta vivement la pente, glissa et tomba dans l’eau jusqu’aux épaules. Il finit par atteindre l’échelle de secours au moment où le caïman émergeait pesamment des hauts-fonds sur ses pattes courtes et crochues et allait se jeter sur ses pieds bondissants.

Haletant, Kerans se pencha par-dessus la rampe et regarda en dessous de lui les yeux froids et fixes qui le contemplaient tranquillement.

— Un vrai chien de garde, et bien dressé ! lui dit-il avec soulagement.

Il saisit une brique détachée du mur et la lança des deux mains sur la bosse au bout de la gueule du caïman. Le sourire aux lèvres, il le regarda hurler et rebrousser chemin, donnant de furieux coups de queue dans les prèles et les débris flottants du catamaran.


Au bout d’une demi-heure, après quelques petites luttes contre les iguanes qui battaient en retraite, il parvint à franchir les deux cents mètres environ qui le séparaient de l’appartement de Béatrice. Elle l’attendait à la sortie de l’ascenseur, les yeux agrandis par l’angoisse.

— Que se passe-t-il, Robert ? demanda-t-elle en posant ses mains sur les épaules de Kerans et pressant sa tête contre sa chemise trempée. Tu as vu les alligators ? Il y en a des milliers !

— Si je les ai vus ? Il y en a un qui a failli me bouffer sur le pas de ta porte !

Reprenant ses esprits, Kerans se précipita à la fenêtre et repoussa les lames de plastique des persiennes. L’hydroglisseur était à présent dans la lagune centrale et en faisait le tour à toute vitesse, suivi de la bande d’alligators ; ceux qui fermaient la marche allaient se rompre les os en se cognant contre la station, en certains endroits de la rive. Trente ou quarante d’entre eux étaient restés dans la première lagune et nageaient lentement par petits groupes, se jetant de temps à autre sur un iguane imprudent.

— Ces diables d’animaux doivent leur servir de gardes du corps, supputa Kerans, de la même façon qu’un troupeau de tarentules apprivoisées ! Rien de tel, si on veut bien y réfléchir…

Béatrice, debout derrière lui, tripotait nerveusement le col de la tunique de soie vert jade qu’elle portait sur son maillot de bain noir. Bien que l’appartement commençât à prendre un aspect délabré et négligé, Béatrice continuait à soigner dévotement sa propre tenue. Aux rares occasions où Kerans venait la surprendre, il la trouvait assise dans le patio ou dans sa chambre, devant un miroir, en train de s’appliquer des couches de fards, inlassablement et de façon machinale, comme un peintre aveugle qui retouche indéfiniment un portrait dont il peut à peine se souvenir, par crainte de l’oublier tout à fait. Ses cheveux étaient toujours impeccablement coiffés, sa bouche et ses yeux merveilleusement maquillés, mais son regard distant et inaccessible lui donnait la beauté d’un mannequin de cire. Cependant, elle semblait cette fois enfin sortie de sa torpeur.

— Mais qui sont ces hommes, Robert ? Celui qui conduit cette espèce de bateau très rapide me fait peur… J’aimerais que le colonel Riggs soit là !

— En ce moment, il est à plus de mille kilomètres d’ici, s’il n’est pas déjà à Byrd. Ne t’en fais pas Béa : même s’ils ont l’air de pirates, nous n’avons rien à leur donner.


Un bateau à aubes, lesquelles étaient installées à l’avant et à l’arrière, muni de trois ponts, venait de pénétrer dans la lagune et se dirigeait lentement vers les trois chalands tirés à sec à quelques mètres de l’endroit où était amarrée la base de Riggs. Il transportait toute une cargaison et des tas d’appareils ; des ballots et des machines enveloppées dans des pièces de grosse toile s’entassaient sur les ponts, à tel point qu’il ne restait plus que quelques pouces d’espace libre au milieu du bateau.

Kerans présuma qu’il s’agissait là du navire-magasin du groupe, et que celui-ci s’employait comme la plupart des autres flibustiers qui naviguaient encore parmi les archipels et les lagunes équatoriaux, au pillage des cités englouties, récupérant toute la machinerie lourde et spécialisée, telle que les générateurs électriques et les équipements de radio que le gouvernement avait dû abandonner. En principe, de tels larcins étaient sévèrement punis, mais en fait les autorités n’étaient que trop disposées à récompenser par un prix généreux tout ce qui était considéré comme sauvetage.

— Regarde.

Agrippée à l’épaule de Kerans, Béatrice désigna du doigt la station d’essais et ils virent la tête hirsute et ébouriffée du docteur Bodkin, debout sur le toit, qui agitait lentement la main en direction des hommes qui se trouvaient sur le pont du bateau à aubes. L’un d’eux, un noir, torse nu, qui portait une casquette et des pantalons blancs, se retourna pour crier quelque chose à travers un amplificateur.

Kerans haussa les épaules.

— Alan a raison. Nous avons tout à gagner en nous montrant. Si nous les aidons, ils ne tarderont pas à pousser au large et nous laisseront seuls.

Béatrice hésitait, mais Kerans la prit par le bras. L’hydroglisseur, débarrassé cette fois de son escorte, était revenu et traversait la lagune centrale, bondissant légèrement sur l’eau et laissant derrière lui une belle traînée d’écume.

— Viens, si on descend maintenant sur la jetée, on arrivera probablement à temps pour faire un tour dans leur engin !

Загрузка...