2. Les iguanes

Poussant des cris de pucelle effarouchée, une grande chauve-souris au museau aplati s’éleva d’un des bras étroits de la rivière et piqua droit sur le canot. Son système sonar dut être perturbé par le labyrinthe de toiles géantes tissées en travers du ruisselet par des colonies d’araignées-loups, car elle rata de peu le capot grillagé au-dessus de la tête de Kerans. Elle longea la rangée des immeubles de bureaux inondés, entrant et ressortant des gigantesques voilures de frondaisons de fougères qui poussaient sur les toits. Soudain, au moment où elle passait devant une corniche en saillie, une créature immobile à tête de pierre happa la chauve-souris avec un claquement sec. On entendit un petit cri perçant et rauque et Kerans entrevit dans les mâchoires d’un lézard les débris d’ailes broyées. Puis le reptile disparut à nouveau dans les feuillages.

Tout le long du ruisseau, perchés aux fenêtres des immeubles et des grands magasins, les iguanes les regardaient passer, secouant leur gueule dure et figée de manière raide et saccadée. Ils se lancèrent dans le sillage du canot, happant les insectes délogés des mauvaises herbes et des troncs d’arbres pourris, puis regagnèrent, en traversant les fenêtres à la nage et escaladant les escaliers, leurs positions stratégiques, les uns sur les autres, en piles hautes de trois pieds. Ces lagunes et ces ruisseaux dans les immeubles à demi engloutis eussent été d’une étrange et irréelle beauté, sans ces reptiles ; mais iguanes et basilics avaient dépouillé ce monde de tout caractère fantastique. Comme l’indiquaient leurs sièges dans ces salles de conseil provisoire, ils régnaient sur la cité. Une fois de plus, ils représentaient la vie de façon dominante.

Kerans leva les yeux sur ces vieilles têtes impassibles et comprit la peur bizarre qu’elles suscitaient : elles évoquaient les scènes terrifiantes des jungles des premiers temps du paléogène, à l’époque où l’apparition des mammifères domina le règne des reptiles, et il ressentit cette haine implacable qu’éprouvent les représentants d’une espèce biologique envers ceux d’une autre qui leur a usurpé la place.

Ils aboutirent au bout de la rivière à une autre lagune, large cercle d’eau vert sombre, atteignant près de huit cents mètres de diamètre. Une ligne de bouées en plastique rouge menait à une ouverture sur la rive opposée. Le canot avait un tirant d’eau d’un peu plus de trente centimètres et, en glissant sur l’eau calme, le soleil derrière eux éclairant de biais les profondeurs immergées, ils pouvaient voir se profiler nettement, pareils à des fantômes géants, des immeubles de cinq à six étages ; çà et là, au passage d’une lame de houle, un toit couvert de mousse crevait la surface de l’eau.

À une vingtaine de mètres sous le canot, une allée grise s’allongeait entre les immeubles, toute droite, reste de quelque grande artère d’autrefois. Les carcasses bossues de voitures rouillées stationnaient toujours sur les bas-côtés. Un cercle de constructions intactes et par conséquent peu embourbées, entourait la plupart des lagunes, au centre de la ville. Dépouillés de toute végétation, si ce n’est quelques massifs de touffes de sargasses, les rues et les magasins avaient été presque entièrement préservés ; tout cela ressemblait à un tableau reflété par un lac, qui, on ne sait comment, avait perdu son modèle original.

La ville elle-même avait disparu depuis longtemps ; les constructions bâties sur acier des centres commerciaux et financiers avaient seules survécu à l’envahissement des eaux. Les maisons en brique et les usines à un étage avaient totalement disparu sous les tapis de vase. Aux seuls endroits où elles émergeaient, des forêts géantes d’un vert morne et incandescent, s’élevaient dans le ciel, étouffant les champs de blé qui recouvraient autrefois l’Europe tempérée et l’Amérique du Nord. Forêts impénétrables du Mato Grosso[1], atteignant parfois une centaine de mètres de hauteur, monde de cauchemar où rivalisaient dans leur retour précipité vers un passé paléolithique toutes les formes organiques ; les seules voies de transit pour les unités militaires des Nations unies passaient par cette série de lagunes qui s’étaient accumulées sur les cités anciennes. Mais ces passages eux-mêmes étaient maintenant submergés, après avoir été obstrués par la vase.

Kerans se souvenait des verdâtres crépuscules sans fin, qui s’étaient successivement refermés sur eux, tandis que Riggs et lui remontaient lentement de ville en ville, vers le nord de l’Europe, laissant derrière eux une végétation miasmatique qui étouffait les voies d’eau étroites et poussait de toit en toit.

À présent, ils allaient une fois de plus abandonner une autre ville. Outre les constructions massives de grands bâtiments commerciaux, elle se composait essentiellement de trois lagunes entourées d’une connexion de petits lacs d’une cinquantaine de mètres de largeur, et d’un réseau de rivières et de ruisseaux étroits qui serpentaient, suivant grossièrement le plan des anciennes rues, au sein d’une jungle isolée. Ces cours d’eau disparaissaient complètement, à un endroit ou à un autre, ou alors se jetaient dans les nappes fumantes d’eau courante, vestiges des océans de jadis. Puis venaient des archipels qui avaient fusionné, recouverts par les épaisses forêts du continent méridional.

La base militaire installée par Riggs et sa section abritant la station d’essais biologiques bordait la lagune extrême sud. Elle était dominée par une bonne partie des plus grands bâtiments qui formaient autrefois le quartier des affaires.

En traversant la lagune, ils virent la masse striée de jaune de la base flottante, sur son côté ensoleillé, presque sombre dans la lumière reflétée ; sur le toit, les hélices rotatives de l’hélicoptère dardaient sur eux de brillants rayons de lumière qui se réfractaient sur la coque plus petite et peinte en blanc de la station d’essais. À deux cents mètres plus bas environ, la tache blanche plus petite encore de cette même station d’essais se dessinait, amarrée contre une grande bâtisse au dos voûté, qui avait dû être autrefois une salle de concerts.

Kerans contemplait ces falaises aux formes rectangulaires qui, vues des fenêtres, semblaient si intactes qu’elles lui rappelaient les illustrations de ces promenades inondées de soleil de Nice, de Rio ou de Miami, dans les encyclopédies du Camp Byrd qu’il avait lues comme un gosse. Pourtant, malgré le pouvoir magique des mondes lagunaires et des cités englouties, il n’avait curieusement ressenti aucun intérêt pour ce qu’ils recélaient et ne s’était jamais soucié de savoir quelle était la ville au-dessus de laquelle il séjournait.

Le docteur Bodkin, de vingt ans son aîné, avait réellement vécu dans plusieurs d’entre elles, soit en Europe, soit en Amérique ; il passait le plus clair de ses loisirs à parcourir en bateau plat les voies d’eau les plus reculées, à la recherche d’anciennes bibliothèques ou musées. Mais ceux-ci ne contenaient en définitive, rien d’autre que ses propres souvenirs.

Peut-être était-ce l’absence de souvenirs personnels qui laissait Kerans indifférent au spectacle de cet enlisement de civilisation ; il était né et avait passé son enfance entière au sein de ce qu’on appelait autrefois le Cercle Arctique – à présent zone tropicale d’une température annuelle de trente degrés. Il n’était allé vers le sud que pour rejoindre une section de recherches écologiques, dans les premières années de la trentaine.

Les vastes étendues de marécages et de forêts avaient été un prodigieux laboratoire, tandis que les cités englouties n’étaient guère beaucoup plus que des bases d’appui aux formes compliquées.

À part quelques-uns assez âgés, tels Bodkin, personne ne se souvenait avoir vécu dans ces villes. Déjà à l’époque de l’enfance de Bodkin, les villes étaient des citadelles assiégées, entourées de fossés énormes, désintégrées par la panique et le désespoir, pareilles à une Venise qui refuse d’épouser l’océan. Leur charme et leur beauté venaient justement de ce vide, de cette étrange confrontation entre deux extrêmes de la nature. Elles faisaient penser à des couronnes abandonnées recouvertes d’orchidées sauvages.

Soixante ou soixante-dix ans plus tôt, le premier choc s’était produit : une succession de gigantesques soulèvements géophysiques avait transformé le climat de la planète et une soudaine instabilité du soleil avait déclenché une série de tempêtes solaires violentes et prolongées, qui avaient duré pendant plusieurs années, élargissant les ceintures de Van Allen et diminuant la prise gravitationnelle de la terre sur les couches externes de l’ionosphère. Celles-ci disparurent alors dans l’espace, supprimant ainsi la barrière qui se dressait entre la terre et les fortes radiations du soleil ; les températures s’étaient mises à monter régulièrement et l’atmosphère surchauffée déborda dans l’ionosphère, refermant ainsi le cycle des phénomènes.

Dans le monde entier la moyenne des températures s’éleva de quelques degrés chaque année. La plupart des zones tropicales devinrent inhabitables ; des populations entières émigrèrent vers le nord ou vers le sud, fuyant des températures de cinquante degrés et plus. Les zones tempérées devinrent tropicales ; l’Europe et l’Amérique du Nord subissaient de perpétuelles vagues de chaleur ; les températures descendaient rarement en dessous de trente-huit degrés. Les Nations unies organisèrent la colonisation du plateau antarctique et des côtes nordiques des continents canadien et russe.

Au bout de cette première période, qui dura une vingtaine d’années, une adaptation progressive de la vie avait permis d’affronter le changement de climat. Un ralentissement du rythme précédent était inévitable et il restait peu d’énergie disponible pour repousser l’envahissement des jungles équatoriales. La croissance de toutes les espèces végétales s’était accélérée et une élévation de la radioactivité augmentait encore la vitesse des mutations. Les premiers phénomènes botaniques apparurent, rappelant les arbres-fougères géants de la période carbonifère. Toutes les espèces animales et végétales subirent une brusque poussée.

Ces lointaines réminiscences furent englouties sous un second soulèvement géophysique assez important. Les calottes glacières des pôles se mirent à fondre sous réchauffement continu de l’atmosphère. Les mers de glace du plateau antarctique, emportées au loin, se brisèrent et se désagrégèrent ; des dizaines de milliers de glaciers du cercle polaire, du Groenland, de l’Europe du Nord, de la Russie et de l’Amérique du Nord se déversèrent dans l’océan et des millions d’acres de glaces éternelles fondirent, pour former de gigantesques rivières.

Dans cette région-ci, la montée du niveau des eaux n’avait pas encore dépassé, en gros, beaucoup plus d’un mètre ou deux, mais d’énormes fleuves charriaient avec eux des milliards de tonnes de couches arables. D’immenses deltas s’aggloméraient à leurs embouchures, élargissant les côtes continentales et endiguant les océans. Ceux-ci, qui recouvraient autrefois à peu près les deux tiers du globe, n’en recouvraient qu’un peu plus de la moitié.

En repoussant devant elles des bancs de vase immergés, les nouvelles mers avaient complètement modifié la forme et les contours des continents. La Méditerranée n’était plus qu’un ensemble de lacs entourés de terres ; les îles britanniques s’étaient à nouveau soudées au nord de la France. Le Mississipi, qui coulait à travers les Montagnes Rocheuses, avait noyé le Middle West des Etats-Unis, le transformant en un énorme golfe qui s’ouvrait sur la Baie d’Hudson, tandis que la Mer des Antilles devenait un désert de vase et de bancs de sel. L’Europe se transforma en un ensemble de lagunes géantes, centrées sur les principales villes de basse altitude, et fut engloutie par la vase que les rivières charriaient et déversaient vers le sud.

L’émigration vers les pôles dura pendant les trente années qui suivirent. La population de quelques villes fortifiées réussit à défier la montée des eaux et l’envahissement de la jungle en édifiant des digues compliquées, mais celles-ci se rompirent, les unes après les autres. La vie n’était supportable qu’à l’intérieur des cercles arctique et antarctique. Les rayons du soleil tombaient obliquement sur la terre et servaient d’écran contre les radiations plus puissantes. Les villes plus proches de l’Équateur, bâties sur les hautes terres des régions montagneuses furent abandonnées en dépit de leur température plus fraîche, à cause d’une diminution de la protection atmosphérique.

Ce fut précisément ce facteur qui résolut le problème du reclassement des populations émigrées dans le nouveau monde. La régression progressive de la prolifération des mammifères, l’ascendant que prenaient les formes reptiliennes et amphibies, mieux adaptées à une vie aquatique dans les lagunes et les marais, tout cela renversait l’équilibre des principes écologiques. Ainsi, à l’époque où naquit Kerans au Camp Byrd, ville d’une dizaine de milliers d’habitants, la population des terres polaires comptait un peu plus de cinq millions d’âmes.

Une naissance était devenue chose assez rare. Un mariage sur dix seulement produisait un fruit. Parfois, Kerans évoquait la façon systématique avec laquelle l’arbre généalogique du genre humain s’émondait de lui-même et semblait avancer dans le temps à reculons, à tel point qu’on aboutirait bientôt à une époque où deux nouveaux Adam et Ève se retrouveraient seuls dans un nouvel Éden.

Cette évocation le fit sourire. Riggs le remarqua.

— Qu’est-ce qui vous amuse comme ça, Robert ? Encore une de vos obscures plaisanteries ? Oh ! n’essayez pas de me l’expliquer !

— J’étais ni plus ni moins en train de m’embarquer dans un nouveau rôle…

Kerans contempla par-dessus la rampe les immeubles de bureaux glisser, à plus de six mètres d’eux ; le sillage du canot faisait clapoter l’eau tout le long de la ligne de flottaison, jusque dans les fenêtres béantes. L’odeur piquante du chaulage humide contrastait agréablement avec des relents douceâtres de la végétation. Macready les conduisit dans l’ombre des bâtiments et l’écume qui jaillissait derrière eux dégageait une fraîcheur appréciable.

De l’autre côté de la lagune, sur le pont tribord de la station d’essais, il aperçut le poitrail nu et corpulent du docteur Bodkin ; une sorte de pagne écossais lui entourait la taille et la visière de celluloïd vert qui protégeait ses yeux lui donnait l’air d’un amateur de promenades en bateau se livrant à son sport favori. Il cueillait des baies aussi grosses que des oranges aux arbres-fougères qui surplombaient la station et les lançait à des ouistitis qui jacassaient et se balançaient dans les branches au-dessus de lui, tout en criant et sifflant de façon cocasse pour les exciter. À une quinzaine de mètres de lui, installés dans une corniche en saillie, un trio d’iguanes le contemplaient, désapprobateurs, immobiles comme la pierre, balançant lentement la queue comme pour manifester leur impatience.

Macready fit faire demi-tour à l’embarcation et ils allèrent se mettre à l’abri des vingt étages émergés d’un grand immeuble blanc, dans un déploiement d’écume. Le toit d’un bloc voisin plus petit, servait de jetée, à côté de laquelle était amarré un croiseur à coque blanche, couvert de rouille. Le plexiglas des fenêtres obliques du poste de pilotage était craquelé et sale ; de l’huile séchée échappée des bouches d’écoulement se répandait sur l’eau.

Habilement manœuvré par Macready, le canot alla se ranger derrière le croiseur ; ils enjambèrent alors la porte de treillis, sautèrent sur la jetée et traversèrent une étroite passerelle métallique qui menait au bloc d’appartements. Les murs du corridor suintaient l’humidité, d’immenses taches de moisissure tapissaient le plâtre, mais l’ascenseur marchait toujours grâce à un moteur diesel de secours. Ils l’élevèrent lentement jusqu’au toit et sortirent sur la terrasse. Ils descendirent alors le long d’un couloir de service pour se rendre au pont extérieur.

Plus bas, juste en dessous d’eux, il y avait une autre terrasse, avec une petite piscine et un patio couvert ; les chromes des transats brillaient dans l’ombre du plongeoir. Des fenêtres masquées de persiennes jaunes entouraient la piscine sur trois côtés, mais ils purent voir entre les lames, dans la pénombre fraîche d’un salon, la lumière se refléter dans le cristal taillé et l’argenterie qui recouvraient des tables volantes. Dans une clarté diffuse, sous une toile de tente rayée de bleu, il se trouvait à l’autre extrémité du patio un long bar chromé ; il était aussi alléchant qu’un bar à air conditionné qu’on aperçoit d’une rue poussiéreuse, avec ses verres et ses carafes qui se reflètent dans les facettes en losange de ses miroirs. Chaque chose, dans ce refuge intime, propre et de bon goût, donnait l’impression d’être à des milliers de kilomètres de là, de cette végétation souillée de chiures de mouches et des eaux tièdes de la jungle qui s’étendaient vingt étages plus bas.

À l’autre bout de la piscine une large baie ornée d’un balcon décoratif donnait vue sur la lagune : on voyait la ville émerger de la forêt envahissante et les nappes d’eau argentées s’étaler jusque dans la brume verdâtre qui longeait la ligne d’horizon à l’orient. De gros bancs de vase trouaient la surface de l’eau et les premiers massifs de bambous géants leur garnissaient le dos d’une bande de toison blonde.

L’hélicoptère s’éleva du toit en plate-forme de la base et décrivit dans le ciel un arc de cercle, qui se dirigeait vers eux. Le pilote vira de la queue pour changer la direction de l’appareil qui vint ronfler au-dessus de leurs têtes ; par le hublot ouvert, deux hommes scrutaient les toits avec des jumelles.

Béatrice Dahl était étendue sur un des transats ; son long corps, passé à l’huile solaire, brillait dans l’ombre comme celui d’un python endormi. D’une main aux ongles roses, elle tenait légèrement un verre rempli de cubes de glace, posé sur la table à côté d’elle ; de l’autre, elle tournait lentement les pages d’un magazine. De larges lunettes de soleil bleu sombre cachaient une partie de son visage doux et lisse, mais Kerans remarqua une moue contrariée dans le pli ferme de sa lèvre inférieure. Riggs l’avait sans doute importunée en la forçant à admettre la logique de ses arguments.

Le colonel s’arrêta près de la balustrade et baissa les yeux sur ce beau corps souple, sans chercher à dissimuler son admiration. Béatrice retira ses lunettes, l’aperçut et serra les brides du soutien-gorge de son bikini sous ses bras. Son regard calme étincelait.

— Dites donc, vous deux, venez un peu ici ! Je ne suis pas une strip-teaseuse !

Riggs gloussa, puis descendit rapidement les marches de métal d’un pas sautillant, avec Kerans sur ses talons qui se demandait comment il allait convaincre Béatrice de quitter son sanctuaire privé.

— Ma chère Miss Dahl, vous devriez être flattée que je continue à venir vous voir ! déclara Riggs. (Il releva la toile de tente et s’installa dans un transat.) Et puis, en tant que gouverneur militaire de ce secteur (il lança un clin d’œil malicieux à Riggs), j’ai certaines responsabilités envers vous… et vice versa !

Béatrice lui décocha un bref coup d’œil renfrogné et allongea le bras en arrière pour baisser la puissance du radiophono.

— Oh, mon Dieu… (Elle poursuivit en marmonnant quelque imprécation qui ne devait pas être très polie, Puis regarda Kerans.) Eh bien, Robert, comment vas-tu ? Qu’est-ce qui t’amène à une heure si matinale ?

Kerans haussa les épaules.

— Je ne t’ai pas trouvée, dit-il avec un aimable sourire.

— Comme tu es gentil. Je pensais que ce gauleiter, là-bas, avait essayé de te faire peur avec ses horribles discours !

— À vrai dire, il a essayé !

Kerans saisit le magazine posé sur les genoux de Béatrice et se mit à le feuilleter nonchalamment. C’était un numéro parisien de Vogue, qui datait d’une quarantaine d’années. Il était resté de toute évidence dans un endroit frais, à en juger par ses pages glacées. Il le laissa tomber sur le carrelage vert.

— Béatrice, reprit-il, tout semble indiquer que nous allons tous devoir partir d’ici deux jours. Le colonel et ses hommes embarquent pour de bon. Je ne vois pas très bien comment nous pourrions rester ici après leur départ…

Nous ? répéta-t-elle sèchement. J’ignorais qu’il y eût une chance quelconque pour que tu restes.

Involontairement, Kerans regarda Riggs qui le considérait calmement.

— Il n’y en a aucune, répondit-il d’un ton ferme. Tu sais ce que je veux dire : on va avoir un tas de choses à faire dans les prochaines vingt-quatre heures, n’essaye pas de tout compliquer en opposant une résistance émotionnelle au dernier moment.

Avant que la jeune femme ait pu interrompre Kerans, Riggs continua doucement :

— La température continue à monter, Miss Dahl. Ça ne vous semblera plus si facile de rester, par cinquante-cinq degrés de chaleur, sans combustible pour votre générateur ! Les grandes ceintures de pluies équatoriales remontent vers le nord et, dans deux mois environ, elles seront ici. Après leur passage, il n’y aura plus la protection des nuages et l’eau de cette piscine… (Du geste il désigna le réservoir de liquide fumant, recouvert d’insectes)… sera près de bouillir ! Et les anophèles type X, les cancers de la peau, les hurlements des iguanes, ici en dessous, ça vous réserve de bonnes nuits !… Si toutefois vous avez encore envie, des bonnes nuits, ajouta-t-il pensivement, les yeux fermés.

À ces derniers mots, la bouche de la jeune femme trembla légèrement. Kerans comprit alors le ton calme et ambigu qu’avait employé Riggs lorsqu’il l’avait questionné sur son sommeil : il ne voulait absolument pas parler de la nature de ses relations avec Béatrice.

— Il ne sera pas facile non plus de résister aux nécrophores[2], des lagunes méditerranéennes, qui remontent vers le nord, poursuivait Riggs.

Béatrice rejeta sa longue chevelure noire sur une de ses épaules.

— Je garderai ma porte fermée à clef, Colonel.

— Pour l’amour de Dieu, Béatrice, coupa Kerans irrité, qu’est-ce que tu cherches ? Ce genre de besoin autodestructeur peut, à la rigueur, être drôle sur le moment, mais il ne le sera plus quand nous serons partis ! Le colonel veut seulement t’aider ; en réalité, il se fiche pas mal que tu restes ou non !

Riggs eut un rire bref.

— Eh bien, ce n’est pas tout à fait le cas… Toutefois, Miss Dahl, si vous vous souciez tellement de ce que je pense, dites-vous bien que je n’agis que parce que j’ai un sens du devoir particulièrement développé.

— Très intéressant, Colonel ! ironisa Béatrice. J’ai toujours pensé que notre devoir était de rester ici le plus longtemps possible et de faire tous les sacrifices nécessaires à ce but. C’est en tout cas (un éclair de malice qui lui était personnel traversa son regard) ce qu’a dit mon grand-père quand le gouvernement a confisqué la plupart de ses biens… (Elle remarqua que Riggs regardait fixement le bar, par-dessus son épaule.) Qu’y a-t-il, Colonel ? Vous voulez votre punkahwallah ? Dans ce cas, je ne vous donnerai rien à boire. Il me semble, mes enfants, que vous ne montez ici que pour cela…

Riggs se leva.

— Parfait, Miss Dahl, je me rends ! À tout à l’heure, docteur. (Il salua Béatrice d’un sourire.) J’enverrai le canot demain pour prendre vos affaires, Miss Dahl.

Une fois Riggs parti, Kerans prit sa place dans le transat et se mit à contempler l’hélicoptère qui tournait au-dessus de la lagune voisine. De temps en temps, il piquait du nez le long de la rive, et le courant d’air de ses ailes rotatives balayait les frondes agitées des arbres-fougères, faisant fuir sur les toits, les iguanes dans tous les sens. Béatrice alla préparer une boisson au bar et revint s’asseoir dans un transat, à ses pieds.

— J’ose espérer que tu n’allais pas te mettre à me psychanalyser devant cet homme, Robert.

Elle tendit le verre à Kerans et s’appuya sur ses genoux, le menton posé. D’habitude, elle paraissait calme et en bonne santé, mais ce jour-là, elle semblait fatiguée et triste.

— Je suis désolé, s’excusa Kerans. En fait, j’étais peut-être en train de me psychanalyser moi-même. L’ultimatum de Riggs est arrivé comme une bombe ; je ne m’attendais pas à partir si vite…

— Alors, tu vas partir ?

Kerans ne répondit pas tout de suite. Le radiophono automatique passait de la Pastorale de Beethoven à la Septième Symphonie, Toscanini laissait la place à Bruno Walter. Il n’avait cessé depuis le matin de jouer les neuf symphonies les unes à la suite des autres. Kerans se mit à chercher dans le sombre thème de l’ouverture de cette œuvre le changement d’humeur qui puisse cacher son indécision.

— Je crois que j’en ai envie, mais je n’ai pas encore trouvé une raison adéquate. La satisfaction de besoins personnels ? Ce n’en est pas une. Il faut un motif plus valable. Ces lagunes inondées évoquent peut-être pour moi le monde englouti de ma vie intra-utérine… Si c’est le cas, il vaut mieux que je passe mon chemin tout droit !

Riggs a entièrement raison : on a peu de chances de tenir le coup avec les tempêtes de pluie et la malaria. (Il lui passa la main sur le front, comme on le fait avec un enfant pour sentir s’il a de la température.) Qu’a voulu dire Riggs à propos de ton mauvais sommeil ? C’est la deuxième fois qu’il fait allusion à cela ce matin.

Béatrice détourna les yeux un instant.

— Oh, rien… J’ai seulement eu un ou deux cauchemars étranges, ces temps-ci. Beaucoup de gens en ont. Ne t’inquiète pas. Dis, Robert, sérieusement… si je décide de rester ici, le feras-tu aussi ? On pourrait partager cet appartement…

Kerans sourit.

— Tu essaies de me tenter, Béatrice ? Quelle question ! Souviens-toi de ceci : non seulement tu es la plus jolie femme ici, mais tu es la seule. Il n’y a rien de plus indispensable qu’une base pour établir des comparaisons : si Adam n’avait pas eu de sens esthétique, aurait-il réalisé, par hasard qu’Ève était une belle œuvre d’art ?

— C’est ton jour de franchise, aujourd’hui !

Béatrice se leva et alla au bord de la piscine. Elle balaya des deux mains ses cheveux qui retombaient sur son front ; son long corps souple miroitait dans la lumière du soleil.

— Mais, continua-t-elle, est-ce aussi urgent que le clame Riggs ? On a le croiseur…

— C’est une épave : la première tempête sérieuse va le pourfendre comme une vulgaire boîte de sardines !

Il était près de midi, et la chaleur sur la terrasse était devenue insupportable. Ils quittèrent le patio pour rentrer. Les doubles persiennes vénitiennes filtraient de minces rais de soleil dans le vaste salon au plafond bas et l’air réfrigéré était d’une fraîcheur reposante. Béatrice s’allongea sur un sofa en peau d’éléphant bleu pâle, et d’une main, se mit à jouer avec la laine pelucheuse du tapis. L’appartement avait été un des pied-à-terre[3] de son grand-père et elle y vivait depuis la mort de ses parents, survenue peu de temps après sa naissance. Elle avait été élevée sous la surveillance de son grand-père, un solitaire, magnat de la finance. Kerans n’avait jamais pu établir les sources de sa richesse. Lorsqu’il avait posé des questions à Béatrice, peu de temps après que Riggs et lui furent tombés sur cet appartement en nid d’aigle, elle avait répondu succinctement : « On peut dire qu’il était dans les affaires… » Il avait été dans sa jeunesse un grand ponte des arts. Ses goûts s’étaient portés particulièrement sur les œuvres bizarres et d’avant-garde et Kerans s’était souvent demandé jusqu’à quel point sa personnalité et ses instincts étranges ne se retrouvaient pas dans sa petite fille. Au-dessus de la cheminée, il y avait une énorme toile de Delvaux, surréaliste du début du XXe siècle ; des femmes au teint de cendre, nues jusqu’à la ceinture, y dansaient en compagnie de squelettes en smoking, tirés à quatre épingles, dans un paysage fantomatique qui semblait composé d’ossements. Sur un autre mur, une toile de Max Ernst, une de ces scènes de jungle, pleine de fantasmagorie, où tous s’entre-dévorent, qui semblait résonner de hurlements sourds, comme dans les profondeurs du cerveau de quelque dément.

Kerans fixa tranquillement pendant quelques secondes l’anneau jaune pâle du soleil de Ernst briller faiblement à travers la végétation exotique ; la curieuse sensation de se souvenir ou de reconnaître quelque chose lui traversa l’esprit. L’image de ce soleil sorti des âges s’imposait à lui – bien plus que Beethoven – et brûlait dans sa tête, illuminant les ombres éphémères qui se projetaient par intermittence dans les profondeurs les plus secrètes.

— Béatrice…

Comme il s’approchait d’elle, elle leva sur lui un regard légèrement irrité.

— Qu’y a-t-il, Robert ?

Kerans hésita. Il réalisa soudain que, si fugace et imperceptible qu’il fût, un moment important venait de s’écouler, qui le faisait pénétrer et s’engager sur un terrain d’où il ne pourrait désormais s’échapper.

— Réalises-tu ceci : si nous laissons Riggs partir sans nous, ça ne signifie pas simplement que nous partirons plus tard, mais que nous restons ?

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