10. Surprise-partie

— Kerans !

Réveillé par le grondement profond de l’hydroglisseur qui approchait du débarcadère, Kerans s’agita, mécontent, roulant sa tête sur l’oreiller défraîchi. Il accommoda son regard sur les parallélogrammes verts et brillants qui se dessinaient sur le plafond au-dessus des stores vénitiens, écoutant les moteurs qui, à l’extérieur, s’inversaient et accéléraient ; puis avec un effort, il sortit de son lit. Il était déjà plus de sept heures trente, une heure plus tard que le moment où il se réveillait un mois plus tôt, et le soleil brillant se réfléchissait sur la lagune et poussait ses doigts dans la chambre sombre comme un monstre féroce et doré.

Avec un mouvement d’ennui, il remarqua qu’il avait oublié d’éteindre le ventilateur placé à la tête du lit avant de s’endormir. Il avait pris l’habitude de s’endormir maintenant à des moments imprévisibles, comme par exemple lorsqu’il était encore à moitié assis sur son lit, en train de délacer ses chaussures. Dans l’intention d’économiser son carburant, il avait fermé la chambre à coucher et avait placé le grand lit double à encadrement doré dans le salon ; mais sa tendance au sommeil était si puissante, qu’il avait été bientôt forcé de revenir dans la chambre.

— Kerans !

La voix de Strangman se répercutait dans le couloir, en bas ; Kerans clopina lentement vers la salle de bains et s’arrangea pour baigner son visage avant que Strangman rentre dans l’appartement.

Posant son casque sur le sol, ce dernier montra un récipient plein de café noir et chaud, ainsi qu’une botte de gorgonzola verdi par l’âge.

— Un cadeau pour vous !

Il examina les yeux bouffis de Kerans avec un froncement de sourcils amical.

— Alors ? Comment vont les choses par ces temps troublés ?

Kerans s’assit au bord du lit, attendant que s’estompent les jungles des fantômes de son esprit. Comme d’infinis hauts-fonds, les restes de ses rêves se déployaient sous la surface de la réalité autour de lui.

— Qu’est-ce qui vous amène ? demanda-t-il platement.

Le visage de Strangman prit une expression blessée.

— Je vous aime bien, Kerans, vous l’oubliez. (Il augmenta le volume du conditionneur d’air, souriant à Kerans qui observait attentivement le rictus forcé et faux.) En réalité, j’ai un autre motif : Je voudrais que vous dîniez avec moi ce soir. Ne commencez pas à secouer la tête. Je continue à avoir besoin de venir ici, il est temps que je vous rende votre hospitalité. Et ce sera très bien : feux d’artifice, un orchestre… et une surprise !

— De quoi s’agit-il exactement ?

— Vous verrez ! Quelque chose de vraiment spectaculaire, croyez-moi ! je n’aime pas faire les choses à moitié. Si je voulais, je ferais danser ces alligators sur le bout de leur queue. (Il hocha te tête solennellement.) Kerans, vous serez impressionné. Et cela vous fera peut-être même du bien mentalement ; cela risque d’arrêter cette machine du temps qui est en vous. (Son humeur était en train de se transformer, il devenait distant, lointain.) Mais j’ai tort de me moquer de vous ; je ne pourrais pas supporter le dixième des responsabilités personnelles que vous avez endossées ; la solitude tragique, par exemple, de ces marais triasiques hantés.

Il prit un livre sur le conditionneur d’air, un recueil de poèmes de Donne, improvisa un vers :

Monde à l’intérieur du monde, chaque homme est une île en lui-même, nageant dans des mers d’archipels…

Assuré que l’autre se moquait de lui, Kerans demanda :

— Comment marchent les plongées ?

— À vrai dire, pas très bien. La ville est trop au nord pour qu’il en soit resté grand-chose. Mais nous avons découvert un certain nombre d’objets intéressants. Vous les verrez ce soir.

Kerans hésita, se demandant s’il aurait assez d’énergie pour soutenir de petites conversations avec le docteur Bodkin et Béatrice ; il ne les avait vus ni l’un ni l’autre depuis l’échec de sa plongée, bien que chaque soir Strangman conduisit son hydroglisseur jusqu’à l’immeuble de Béatrice. Quel succès avait-il obtenu auprès d’elle ? Kerans pouvait seulement essayer de le deviner ; pourtant la façon dont Strangman parlait d’elle – les femmes sont comme des araignées, elles vous observent et tissent leur toile ou alors : elle continue à parler de vous, Robert, le diable l’emporte ! semblaient indiquer une réponse négative.

Toutefois, une certaine note d’emphase dans la voix de Strangman fit comprendre à Kerans que sa présence était obligatoire et qu’on ne lui permettrait pas de refuser. Strangman le suivit dans le salon, attendant sa réponse.

— Vous me prévenez un peu tard, Strangman.

— Je suis absolument désolé, Kerans, mais nous nous connaissons si bien maintenant, que j’étais persuadé que cela n’aurait pas d’importance pour vous. C’est à cause de mon caractère déprimé ; je me lance toujours dans des projets extravagants.

Kerans trouva deux tasses à café en porcelaine dorée et les remplit. Nous nous connaissons si bien, se répétait-il ironiquement à lui-même. Que je sois damné si je vous connais, Strangman, si peu que ce soit ! Courant sur les lagunes comme l’esprit fautif de la cité engloutie, apothéose de toutes ces violences et de toutes ces cruautés inutiles, Strangman était à demi flibustier, à demi diable. Il avait pourtant un autre rôle neuronique, dans lequel il avait presque une influence positive, présentant un miroir avertisseur à Kerans et le mettant en garde par des moyens détournés contre l’avenir qu’il s’était choisi. C’était ce lien qui les attachait l’un à l’autre, car autrement Kerans aurait depuis longtemps quitté la lagune et serait parti vers le sud.

— Je crois comprendre que ceci n’est pas un dîner d’adieux ? demanda-t-il à Strangman. Vous ne nous quittez pas ?

— Bien sûr que non, Kerans ! fit Strangman. Nous venons seulement d’arriver ! En plus, ajouta-t-il avec sagesse, où pourrions-nous aller ? Il ne reste plus grand-chose, maintenant… Je veux bien vous le dire, je me sens quelquefois comme Phlebas le Phénicien. Bien que, à vrai dire, ce soit plutôt votre rôle. N’est-ce pas ?

… Un courant sous la mer

Emporta ses os dans un murmure. Il se leva et retomba,

Revécut les époques de sa vie et de sa jeunesse

Pendant que le tourbillon l’absorbait.

Il continua à importuner Kerans jusqu’à ce que ce dernier accepte l’invitation ; il le quitta alors en jubilant. Kerans termina le café qu’il avait apporté ; lorsqu’il se sentit mieux, il remonta les stores vénitiens et laissa le soleil brillant envahir la pièce.

À l’extérieur, un lézard blanc était installé dans son fauteuil sur la terrasse et le dévisageait de son regard glacial, attendant que quelque chose se passe.

En traversant la lagune dans le bateau à aubes, ce soir-là, Kerans essayait de deviner la nature probable de la « surprise » de Strangman, espérant qu’il ne s’agirait pas d’une plaisanterie compliquée. Il était épuisé par l’effort qu’il avait fait pour raser sa barbe et enfiler un smoking blanc.

De toute évidence, d’importants préparatifs étaient en train de se dérouler sur la lagune. Le navire-magasin avait été ancré à une cinquantaine de mètres du bord, couvert de toiles de tente et de projecteurs colorés, les deux autres chalands croisaient systématiquement le long des rives, entraînant les alligators vers la lagune centrale.

Kerans désigna du doigt un grand caïman qui se débattait au milieu d’un cercle de harpons et demanda au grand César :

— Qu’y a-t-il au menu de ce soir… De l’alligator rôti ?

L’immense mulâtre bossu installé à la barre du bateau haussa les épaules dans une feinte ignorance.

— Strangman donne une grande représentation ce soir, Missié Kerans, une vraiment grande représentation ! Vous verrez !

Kerans quitta son siège et vint s’appuyer à la passerelle.

— Grand César, depuis combien de temps connaissez-vous le capitaine ?

— Depuis longtemps, Missié Kerans. Dix ans, peut-être vingt.

— C’est vraiment un drôle de type. Il change tout le temps d’humeur, vous avez dû le remarquer, vous qui travaillez pour lui. Quelquefois, il me fait peur.

Le grand mulâtre eut un sourire contraint.

— Là alors, vous avez raison, Missié Kerans, approuva-t-il en gloussant. Vous avez rudement raison.

Mais avant que Kerans puisse lui poser d’autres questions, un mégaphone les appela par-dessus l’eau, de la passerelle du navire-magasin.

Strangman accueillit chacun de ses invités en haut de la passerelle. Plein d’entrain, il entretint une atmosphère de charme et de gaîté, adressant des compliments ampoulés à Béatrice sur son aspect. Elle portait une longue robe du soir en brocart bleu et le fard turquoise qui entourait ses yeux la faisait ressembler à quelque oiseau de paradis exotique. Même Bodkin avait consenti à troquer sa barbe et ses haillons pour un respectable smoking ; un vieux morceau de tissu noué autour de son cou pouvait passer pour une cravate noire. Pourtant, tout comme Kerans, son regard était voilé et lointain et ils ne participèrent qu’automatiquement à la conversation qui précéda le dîner.

Strangman ne le remarqua pas, ou alors il était trop occupé ou trop excité pour y prêter attention. Quels que fussent ses motifs, il avait manifestement fait des efforts considérables pour organiser sa surprise. Une nouvelle toile de tente avait été installée comme une voile blanche bien tendue au-dessus du pont d’observation, les bords relevés comme une marquise inversée de façon à dégager entièrement la vue sur la lagune et le ciel. Une grande table avait été dressée près du bastingage et des divans bas, de style égyptien, avaient été disposés autour, soutenus par des pieds en spirale d’or et d’ivoire. Un grand nombre d’assiettes d’or et d’argent décoraient la table, dépareillées mais néanmoins splendides ; la plupart d’entre elles étaient de dimensions impressionnantes, et les rince-doigts en or moulé étaient aussi grands que des lavabos.

Strangman avait pillé sa chambre aux trésors, de l’étage au-dessous, et c’était une vraie débauche : plusieurs statues de bronze noirci avaient été disposées derrière la table, portant des plateaux de fruits et des orchidées ; une immense toile, œuvre d’un disciple du Tintoret, avait été coincée contre les cheminées, dissimulant les écoutilles de service, disposée au-dessus de la table comme une tapisserie. Le titre en était : « Le mariage d’Esther et du Roi Xerxès » ; mais le sujet avait été traité avec paganisme, et le décor de lagune vénitienne et de palais bordant le grand canal, ainsi que les décors et les costumes du XVe siècle, faisaient plutôt penser au « Mariage de Neptune et de Minerve ». Telle avait certainement été l’intention de Strangman. Le roi Xerxès, un vieux doge ou un grand amiral vénitien, à l’air rusé et au nez crochu, paraissait déjà complètement dompté par une Esther à la mine réservée et aux cheveux noir corbeau dont la ressemblance avec Béatrice, pour être faible, n’en était pas moins certaine. Comme il parcourait des yeux la centaine d’invités peints sur la toile, Kerans remarqua soudain un autre profil familier : le visage de Strangman parmi les sourires durs et cruels du Conseil des Dix ; mais il s’approcha de la peinture et la ressemblance disparut.

Le mariage était célébré à bord d’un galion ancré devant le Palais des Doges, et son gréement compliqué de style rococo semblait être directement prolongé par les haussières métalliques et l’enchevêtrement des câbles du navire-magasin. En plus d’une certaine ressemblance de lieu, encore accrue par les deux lagunes et les immeubles émergeant de l’eau, l’équipage bariolé de Strangman aurait pu lui-même être sorti de la toile, avec ses esclaves couverts de bijoux, et le nègre, capitaine des gondoliers.

Buvant son cocktail à petites gorgées, Kerans dit à Béatrice :

— Te reconnais-tu ici, Béa ? De toute évidence, Strangman espère que tu domineras les flots avec la même habileté qu’Esther a employée pour apaiser le roi.

— Exactement, Kerans ! (Strangman quitta la passerelle pour s’approcher d’eux.) C’est exactement cela ! (Il s’inclina devant Béatrice.) J’espère que vous accepterez le compliment, ma chère ?

— Je suis très flattée, Strangman, bien entendu.

Béatrice se tourna vers le tableau, examinant son double, puis elle se retourna dans un tourbillon de brocart, et s’appuya au bastingage, le regard fixé sur l’eau.

— Mais je ne suis pas sûre de vouloir accepter ce rôle, Strangman.

— Vous ne pouvez y échapper, Miss Dahl.

Strangman fit un geste en direction du steward, désignant Bodkin qui était assis, rêveur, puis il frappa J’épaule de Kerans.

— Faites-moi confiance, Docteur. Vous allez bientôt voir…

— Bien ! Je me sens un peu impatient, Strangman.

— Quoi ? Après trente millions d’années, vous ne pouvez attendre cinq minutes ? Je vais vraiment vous ramener au présent.

Tout au long du repas, Strangman surveilla la succession des vins, s’absentant de la table pour discuter avec l’Amiral. Lorsque les derniers cognacs leur eurent été apportés, Strangman s’assit apparemment pour la dernière fois, et cligna ostensiblement de l’œil vers Kerans. Deux des chalands s’étaient dirigés vers la crique par le côté opposé de la lagune et ils y avaient disparu tandis que le troisième prenait place au centre et qu’un petit feu d’artifice éclatait à son bord.

Le jour achevait de tomber sur l’eau ; la lumière était assez faible pour que les soleils et les feux de Bengale puissent briller et les éblouir, leurs sèches explosions se gravant clairement contre le ciel hachuré du crépuscule. Le sourire sur le visage de Strangman se faisait de plus en plus large, jusqu’à ce qu’il s’appuie au dossier de son divan, riant sans bruit pour lui-même, les éclairs rouges et verts illuminant ses traits saturniens.

Mal à l’aise, Kerans se pencha vers lui pour lui demander quand se matérialiserait leur surprise, mais Strangman prit les devants.

— Quoi ? Vous n’avez rien remarqué ? (Il regarda autour de la table.) Béatrice ? Docteur Bodkin ? Vous êtes lents, tous les trois ! Abandonnez vos pensées profondes pendant un instant !

Un curieux silence s’abattit sur le bateau, et Kerans, involontairement, s’appuya au bastingage pour se retenir au cas où Strangman eût été sur le point de faire exploser une charge sous-marine. Posant les yeux sur le pont au-dessous de lui, il vit soudain les vingt ou trente membres de l’équipage, immobiles, regardant la lagune, leurs visages d’ébène et leurs maillots de corps blancs vacillant dans la lumière spectrale, comme l’équipage d’un bateau fantôme.

Surpris, Kerans fouilla du regard le ciel et la lagune. Le crépuscule était tombé plus vite qu’il ne l’aurait cru, et les murs-rideaux des immeubles sur la rive opposée disparaissaient dans l’ombre. En même temps, le ciel restait clair et visible dans la nuit tombante, le sommet de la végétation qui les entourait restait brillant.

Un roulement sourd s’élevait à une certaine distance : les pompes à air qui avaient fonctionné toute la journée et dont le bruit avait été couvert par celui du feu d’artifice. Autour du bateau, l’eau était étrangement calme, sans vie ; la houle lente qui la troublait habituellement était absente. Se demandant si une démonstration de nage sous-marine n’avait pas été préparée pour une troupe d’alligators dressés, il baissa les yeux vers la surface.

— Alan, regardez, pour l’amour du ciel ! Béatrice, vous ne voyez rien ?

Kerans repoussa son siège d’un coup de pied et se précipita vers le bastingage, désignant l’eau avec stupéfaction.

— Le niveau baisse !

Juste au-dessous de la surface transparente les silhouettes rectangulaires des immeubles submergés se dessinaient vaguement, leurs fenêtres ouvertes ressemblant aux yeux vides d’énormes crânes engloutis. À quelques mètres seulement de la surface, ils se rapprochaient, émergeant des profondeurs comme une immense Atlantide intacte. Une douzaine d’abord, puis une quantité d’immeubles apparurent, leurs corniches et les escaliers d’incendie clairement visibles à travers la mince épaisseur d’eau. La plupart d’entre eux n’avaient que quatre ou cinq étages, dans un quartier de petites boutiques et de bureaux encadrés par les immeubles plus hauts qui avaient formé le pourtour de la lagune.

À une cinquantaine de mètres d’eux, le premier des toits apparut à la surface de l’eau, un rectangle aux coins émoussés, recouvert d’herbes et d’algues, parmi lesquelles se glissaient quelques poissons affolés. Une demi-douzaine d’autres toits apparurent autour du premier, délimitant déjà grossièrement une rue étroite. La rangée supérieure des fenêtres émergea, l’eau coulant de leurs corniches, des fucus accrochés aux câbles qui, çà et là, traversaient la rue.

Déjà, la lagune avait disparu. Ils descendaient doucement tout en flottant, arrivant dans ce qui leur sembla être un grand square ; leurs regards se perdaient dans une forêt diffuse de toits, marqués de cheminées usées et de pignons, la surface plate du sol transformée en une jungle de blocs cubiques, dont les frontières émergeaient dans la végétation qui les entourait. Ce qui restait d’eau s’écoulait en canaux séparés, sombres et sales, tourbillonnant autour des coins et dans les passages étroits.

— Robert ! Arrête cela ! C’est horrible !

Kerans sentit Béatrice le saisir par les bras, les longs ongles bleus de la jeune femme le griffant à travers le tissu de son smoking. Elle regardait fixement la ville qui émergeait, une expression de révulsion sur son visage tendu, pleine d’une répugnance physique pour l’intense odeur âcre que répandaient les algues et les herbes marines mises soudain au contact de l’air, des ordures couvertes de bernacles et de rouille. De véritables rideaux de crasse étaient enroulés autour des fils télégraphiques emmêlés et des enseignes au néon à moitié décrochées ; une mince couche de vase collait aux façades des immeubles, transformant ce qui avait été la beauté limpide d’une cité sous-marine en un cloaque asséché et puant.

Pendant un moment, Kerans lutta pour libérer son esprit, se colletant avec cette inversion totale de son monde normal, incapable d’accepter la logique de cette renaissance qui se faisait devant lui. Il se demanda d’abord s’il ne s’était pas produit un renversement climatique complet qui allait faire disparaître ces mers qui s’étaient tout d’abord étendues, asséchant les villes submergées. S’il en était ainsi il lui faudrait reprendre pied dans ce nouveau présent ou accepter de jouer les robinsons des millions d’années plus tôt, sur la plage de quelque lagune triasique perdue. Mais dans les profondeurs de son esprit le grand soleil brillait toujours sans que sa puissance ait diminué ; il entendit Bodkin murmurer à côté de lui :

— Les pompes sont puissantes. L’eau descend à un mètre minute, approximativement, et nous ne sommes pas loin du fond, maintenant. Tout cela est fantastique !

Un rire éclata dans l’obscurité tandis que Strangman se roulait gaiement sur le divan, s’essuyant les yeux avec une serviette. La tension imposée par la préparation du spectacle s’était relâchée et il exultait maintenant en voyant les trois visages ahuris penchés sur le bastingage. Sur la passerelle au-dessus de lui, l’Amiral regardait avec un amusement détaché la faible lumière se réfléchissant comme sur un gong sur sa poitrine nue. Au-dessous, deux ou trois hommes s’affairaient autour des tables d’ancrage, maintenant le bateau dans une bonne orientation.

Deux des chalands qui s’étaient dirigés vers l’entrée du ruisseau pendant le feu d’artifice, flottaient maintenant derrière une vanne de barrage massive, une énorme quantité d’eau écumante était rejetée par les deux tuyaux jumeaux d’un gigantesque système de pompage. Puis des toits s’interposèrent et les cachèrent ; les personnes qui se trouvaient sur le pont s’aperçurent qu’elles regardaient les immeubles blanchâtres qui entouraient le square. Il ne restait plus que quatre ou cinq mètres d’eau, ils pouvaient voir dans une rue, à une centaine de mètres, le troisième chaland qui essayait de se frayer un chemin sous les fils télégraphiques emmêlés.

Strangman reprit son contrôle et s’approcha du bastingage.

— C’est parfait, n’est-ce pas, Docteur Bodkin ? Un spectacle réellement superbe ! Venez, Docteur. Perdez cet air irrité et félicitez-moi ! Ça n’a pas été facile à organiser.

Bodkin hocha la tête et s’avança le long de la lisse, le visage encore abasourdi, Kerans demanda :

— Mais comment avez-vous réussi à assurer l’étanchéité ? Il n’existait pas de mur continu autour de la lagune.

— C’est toute la question, Docteur. Je croyais que c’était vous, l’expert en biologie marine. Les fongus qui se sont développés dans la vase des marais tout autour ont consolidé la masse ; comme pendant ces dernières semaines, l’eau n’a pu entrer que par un seul point, il ne nous a pas fallu plus de cinq minutes pour boucher cet accès.

Le regard brillant, il ne lâchait pas des yeux les rues asséchées dans la faible lumière qui les entourait, le dos bossu des voitures et des autobus qui apparaissaient à la surface. Des anémones géantes et des étoiles de mer tombaient lentement avec un bruit mat, des morceaux de varech se détachant des rebords des fenêtres.

D’une voix sourde, Bodkin laissa tomber :

— Leicester Square.

Le rire de Strangman s’évanouit et il se tourna vers lui, scrutant de son regard de rapace les marquises recouvertes de néon de ce qui avait autrefois été des cinémas et des théâtres.

— Ainsi, vous savez où nous sommes, Docteur ! Quel dommage que vous ne nous ayez pas aidés plus tôt, alors que nous n’avancions pas !

Il frappa le bastingage en jurant, ébranlant le coude de Kerans.

— Bon sang ! C’est maintenant que nous allons nous mettre au travail !

Il se détourna d’eux avec un grognement, renversant la table au passage, criant quelque chose à l’Amiral.

Béatrice le regarda descendre et disparaître avec inquiétude, une main fine serrée sur sa gorge.

— Robert, il est fou ! Qu’allons-nous faire ? Il va assécher toutes les lagunes.

Kerans approuva : il pensait à la transformation qu’il venait d’observer chez Strangman. Avec la réapparition des rues et des immeubles submergés, c’était toute sa façon d’être qui avait brusquement changé. Toute trace de délicatesse, de courtoisie et d’humour froid avait disparu : il était maintenant dur et rusé : un blouson noir qui avait retourné sa veste et revenait finalement vers ses premiers terrains de jeux. C’était presque comme si la présence de l’eau l’avait anesthésié, adoucissant son véritable caractère de telle sorte qu’il n’en demeurait qu’un vernis de charme et de bonne humeur.

Derrière eux, l’ombre d’un immeuble de bureaux s’étendait sur le pont, dessinant un rideau en diagonale sur l’énorme tableau. Quelques personnages, Esther et le capitaine nègre des gondoliers, apparaissaient toujours, ainsi qu’un seul visage blanc : un des membres imberbes du Conseil des Dix. Comme l’avait prophétisé Strangman, Béatrice avait joué son rôle symbolique. Neptune avait obéi et s’était retiré.

Kerans regarda la masse ronde de la station d’essais, posée en équilibre sur le cinéma qui se trouvait derrière eux comme un énorme galet sur une falaise. Plus haut de vingt-cinq ou trente mètres, les grands immeubles qui entouraient la lagune cachaient maintenant la moitié du ciel et les enfermaient dans un monde sombre qui faisait penser au fond d’une vallée.

— Cela n’a pas tellement d’importance, temporisa Kerans.

Il serra son bras autour d’elle pour la retenir au moment où le bateau toucha le fond et tangua doucement, écrasant une petite voiture sous son étrave.

— Lorsqu’il aura fini de piller les magasins et les musées, poursuivit-il, ils s’en iront. De toute façon, les pluies seront là dans une semaine ou deux.

Béatrice s’éclaircit la gorge avec dégoût, tandis que les premières chauves-souris battaient des ailes sur les toits, s’élançant d’une gouttière humide à une autre.

— Tout ceci est trop affreux. Je ne peux croire que quelqu’un ait jamais vécu ici. C’est comme une ville sortie de l’enfer. Robert, j’ai besoin de la lagune !

— Nous pourrions peut-être partir, nous diriger vers le sud en marchant sur la vase. Qu’en pensez-vous Alan ?

Bodkin secoua lentement la tête, les yeux toujours fixés sur les immeubles sombres qui entouraient le square.

— Allez-y vous deux, je dois rester ici.

Kerans hésita.

— Alan, le prévint-il, Strangman a tout ce dont il a besoin, maintenant. Nous ne lui sommes plus utiles ; bientôt nous ne serons plus que des hôtes gênants.

Mais Bodkin l’ignora. Il regardait toujours les rues, les mains serrées sur le bastingage comme un vieillard au comptoir d’un grand magasin, faisant de menus achats pour le souvenir de son enfance.

Les rues avaient été presque entièrement asséchées. Le chaland qui s’approchait s’échoua sur un trottoir, fut remis à l’eau et s’arrêta finalement sur un terre-plein de stationnement. Conduits par le grand César, les trois hommes de l’équipage sautèrent dans l’eau qui leur arrivait à la poitrine, et pataugèrent bruyamment vers le navire-magasin, jetant avec excitation de l’eau dans les vitrines démolies.

Avec un chaos, le bateau à aubes se posa finalement sur le fond, au milieu des cris et des saluts poussés par Strangman et le reste de l’équipage, qui repoussait l’écheveau embrouillé des fils et renversait les poteaux télégraphiques. Un canot fut mis à l’eau, et pendant qu’un chœur de poings frappait en rythme sur le bastingage, l’Amiral qui ramait conduisit Strangman à travers une mare, jusqu’à la fontaine qui occupait le centre du square. Là, Strangman débarqua, sortit un pistolet à fusées d’une poche de son smoking ; avec un cri de joie, il commença à tirer salve après salve de fusées éclairantes dans l’air au-dessus de lui.

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