Après avoir amarré le catamaran à côté du débarcadère, Kerans quitta le hors-bord pour franchir la passerelle et se rendre à la base. En passant la porte de clôture, il jeta un coup d’œil en arrière sur la lagune et aperçut entre les vagues fumantes Béatrice appuyée à la rampe de son balcon. Il lui fit un signe de la main, mais elle se retourna ostensiblement sans y répondre.
— Elle est dans un de ses mauvais jours, docteur ? demanda le sergent Macready en sortant du poste de garde, tandis qu’une expression d’amusement relâchait ses traits d’oiseau de proie. N’importe comment, c’est une drôle de fille !
Kerans haussa les épaules.
— Ah, sergent, ces célibataires sont terribles ! Si on n’y prenait garde, elles vous feraient perdre la tête. J’ai essayé de la persuader de faire ses bagages et de venir avec nous : avec un peu de chance, elle se décidera peut-être…
Macready eut un coup d’œil éclair en direction du toit éloigné de l’appartement.
— Ravi de vous l’entendre dire, docteur, risqua-t-il prudemment, mais Kerans aurait été incapable de dire si ce scepticisme le concernait lui ou Béatrice.
Qu’ils restent là ou non, Kerans avait décidé de maintenir le principe du départ. Ils allaient avoir besoin de chaque minute disponible dans les trois prochains jours pour enfouir leurs réserves et leur butin, tout l’équipement supplémentaire dont ils pouvaient avoir besoin pour le matériel de base. Kerans ne s’était pas encore fait une raison ; une fois loin de Béatrice, son indécision le reprenait : il se demandait amèrement si elle n’essayait pas délibérément de le faire marcher, Pandore à la bouche cruelle, déesse ensorceleuse avec son coffret rempli de désirs et de frustrations, qu’elle ouvrait ou refermait selon son bon plaisir… Mais plutôt que s’empêtrer dans cet état d’incertitude angoissante, laquelle serait vite diagnostiquée par Riggs et Bodkin, il décida de retarder la décision finale le plus longtemps possible. Il détestait la base, mais il savait que cette perspective irrévocable d’embarquer agirait comme un merveilleux catalyseur sur sa peur et sa panique émotives ; il laisserait alors tomber toutes les raisons obscures qu’il se donnait pour ne pas partir. Un an plus tôt, en faisant par hasard un relevé géomagnétique, il s’était retrouvé seul sur une petite caye ; la sirène du départ avait retenti dans ses écouteurs tandis qu’il se trouvait dans une vieille casemate, accroupi au-dessus de ses instruments. Il en était sorti au bout de dix minutes et il avait vu la base à deux cents mètres environ, tandis que l’étendue d’eau plate s’élargissait entre eux ; il s’était alors senti comme un gosse que l’on séparait à jamais de sa mère. Avec beaucoup de mal, il avait réussi à dominer sa panique et lancer un appel en tirant une balle de son pistolet d’alarme.
— Le docteur Bodkin m’a demandé de vous faire venir dès votre arrivée, Sir. Le lieutenant Hardman est plutôt mal en point ce matin.
Kerans répondit d’un signe de tête, puis parcourut le pont vide du regard, de haut en bas. Il avait déjeuné avec Béatrice, sachant que la base était déserte l’après-midi. Une moitié de l’équipe était partie, soit avec Riggs, soit avec l’hélicoptère ; les autres dormaient dans leurs couchettes, et il avait espéré faire un petit tour seul dans les entrepôts et l’arsenal. Malheureusement Macready chien de garde infatigable de Riggs, le suivait à présent pas à pas et semblait bien décidé à ne pas le lâcher jusqu’à l’infirmerie du pont B.
Kerans examina attentivement une paire de moustiques anophèles qui l’avaient suivi au travers du treillis de la porte.
— Il y en a encore qui rentrent, dit-il en les montrant à Macready. Et ce projet de double protection que vous deviez poser, ça tient toujours ?
D’un coup de casquette, Macready chassa les moustiques ; l’air mal assuré, il regarda autour de lui. Le projet de poser une deuxième protection autour de la clôture de treillis qui encerclait la base faisait depuis longtemps partie des dadas du colonel Riggs. Il avait dû dire plusieurs fois à Macready de détacher un escadron pour faire le travail, mais cela signifiait qu’il fallait s’asseoir sur des tréteaux de bois, en plein soleil, entouré d’un nuage de moustiques ; le travail n’avait été fait, pour le principe, que dans un ou deux secteurs voisins de la cabine de Riggs. Comme ils allaient maintenant partir vers le nord, ce projet n’avait plus aucune utilité, mais la conscience presbytérienne de Macready, une fois éveillée, ne le laissait plus en repos.
— Je vais y mettre quelques hommes ce soir, docteur, assura-t-il à Kerans, sortant son stylo à bille et un carnet de notes de sa poche.
— Ça ne presse pas, sergent, à moins que vous n’ayez rien de mieux à faire. Je sais bien que le colonel est très vif…
Kerans planta là Macready, sourcils froncés, près des persiennes métalliques et s’en fut le long du pont. Une fois hors de vue, il franchit la première porte.
Le pont C, le moins élevé des trois ponts de la base, comprenait les quartiers des hommes et la cantine. Deux ou trois hommes étaient étendus, entourés de leur équipement tropical, sur les couchettes de leur cabine. Mais la salle de jeux était vide ; un appareil de radio marchait tout seul dans un coin, à côté d’un tableau de scores pour les tournois de tennis de table. Kerans s’arrêta pour écouter le rythme bruyant et aigu d’un air de guitare, recouvert par le bruit lointain de la sirène de l’hélicoptère qui tournait au-dessus de la lagune voisine. Puis il descendit l’escalier qui menait à l’arsenal et aux ateliers, sur le ponton.
La coque était aux trois quarts remplie par les diesels de deux mille chevaux-vapeur qui faisaient marcher les propulseurs jumeaux, et par les réservoirs d’huile et de carburant d’avion ; les ateliers avaient été temporairement transférés, lors des deux dernières offensives aériennes, dans deux bureaux vacants du pont A, à côté du quartier des officiers, pour que les mécaniciens soient en mesure de réparer l’hélicoptère dans un temps record.
En arrivant, Kerans trouva l’arsenal fermé ; une seule lumière brillait dans la cabine vitrée du caporal technicien. Il parcourut du regard les lourds bancs de bois et l’alignement des râteliers garnis de fusils et de pistolets-mitrailleurs. Des tringles d’acier passées dans les gâchettes fixaient les armes dans leurs casiers. Kerans effleura négligemment les crosses massives, tout en se demandant si, après avoir volé une de ces armes, il serait capable de s’en servir. Trois ans plus tôt, on lui avait donné un Colt 45 et une cinquantaine de cartouches qui se trouvaient encore dans un tiroir à la station d’essais. Une fois par an, il dressait un rapport officiel des munitions employées – nul, en ce qui le concernait – et pour échanger les balles inutilisées contre d’autres nouvelles, mais il n’avait jamais essayé de se servir de son pistolet.
Il examina au passage les boîtes de munitions vert foncé entassées le long du mur, sous les râteliers ; elles étaient doublement cadenassées. Il allait dépasser la cabine lorsqu’il aperçut, éclairées par un rai de lumière venant de la porte, des inscriptions poussiéreuses sur des bottes métalliques alignées en dessous d’un banc de travail.
Kerans sursauta, passa les doigts à travers le treillis de la cage, essuya la poussière et découvrit la formule suivante :
Il se mit alors à spéculer sur les usages possibles de l’explosif. Faire crouler un des immeubles de bureaux dans le ruisseau qui sert de sortie, après le départ de Riggs, et bloquer ainsi toute tentative de retour… Quel coup magnifique ! Les coudes sur le banc, il jouait machinalement avec une boussole d’une douzaine de centimètres de diamètre, qu’on avait laissée là pour être réparée. L’anneau calibré était desserré et on lui avait fait faire un tour complet de 180 degrés. C’était indiqué par une croix à la craie.
Tout en continuant à réfléchir sur l’utilité de voler détonateurs et câbles de mise à feu, Kerans effaça les marques à la craie, souleva la boussole et la soupesa dans sa main. Il sortit de l’arsenal et se mit à grimper les escaliers, tout en faisant danser l’aiguille de la boussole sortie de son coffrage. Un marin passa sur le pont C ; Kerans glissa prestement l’instrument dans la poche de sa veste.
Soudain il se vit, appuyé de tout son poids sur les poignées d’un détonateur, prêt à faire sauter Riggs, la base et la station d’essais dans la lagune voisine. Il s’arrêta et s’appuya au bastingage ; la folle absurdité de cette scène le fit sourire tristement et il se demanda comment il avait pu se laisser aller à une telle invention.
Alors il remarqua que le poids de la boussole cylindrique tirait sur sa veste. Il la contempla de haut, pendant quelques minutes, pensif.
— Gare à toi, Kerans, se murmura-t-il à lui-même, tu es en train de vivre sur deux plans différents !
Cinq minutes après, en entrant dans l’infirmerie du pont B, il se retrouvait face à face avec des problèmes plus urgents à résoudre.
Trois hommes y étaient soignés pour ulcère dus à la chaleur, mais la salle principale de douze lits était vide. Il salua d’un signe de tête le caporal occupé à dérouler des bandages pénicillinisés et traversa la pièce pour se rendre à la cabine particulière, à droite du pont.
La porte était fermée, mais en tournant le bouton, il put entendre quelqu’un s’agiter sans répit dans un lit, puis le murmure haché du malade auquel répondait le docteur Bodkin, d’une voix à la fois ferme et uniforme. Ce dernier poursuivit quelque temps encore son monologue lent et monotone, entrecoupé par quelques ronchonnements de protestation, puis un silence pesant régna dans la pièce.
Le lieutenant Hardman, chef pilote de l’hélicoptère – conduit pour le moment par le copilote, le sergent Daley – était le seul autre officier de l’unité d’études et avait servi, avant ces derniers trois mois, comme fondé de pouvoirs et principal officier d’exécution de Riggs. C’était un type costaud, intelligent, âgé d’une trentaine d’années assez flegmatique en quelque sorte ; il s’était toujours tenu à l’écart des autres membres de l’unité. Naturaliste amateur, il notait ses descriptions personnelles sur les transformations de la flore et de la faune, employant une taxinomie de sa propre invention. Il avait un jour, dans un de ses rares mouvements inconsidérés, montré son carnet de notes à Kerans. Mais, lorsque Kerans lui avait gentiment fait remarquer que la classification en était assez confuse, il s’était brusquement replié sur lui-même.
Les deux premières années, Hardman avait servi à la perfection de tampon entre Riggs et Kerans. Le reste des hommes recevaient les ordres du lieutenant. Pour Kerans, cela avait un avantage : on n’avait pas assisté à un développement d’« heureuse cohésion » dans le groupe, qu’un autre sous-ordre plein de zèle n’aurait pas manqué d’introduire, ce qui aurait rapidement rendu la vie insupportable ! Les relations décontractées et fortuites qui réunissaient les membres de la base, le fait par exemple qu’un remplaçant soit accepté, entièrement et immédiatement en tant que membre salarié de l’équipe, sans que personne ne se soucie de savoir s’il était là depuis deux jours ou deux ans, tout cela témoignait en faveur de Hardman. Lorsqu’il organisait un match de basket-ball ou une régate sur la lagune, personne ne se sentait obligé d’y prendre part ; on se fichait éperdument de savoir qui y participait ou non.
Mais ces derniers temps, les côtés moins sympathiques de la personnalité de Hardman avaient commencé à prendre le dessus. Deux mois plus tôt, il s’était plaint à Kerans d’insomnies. Celui-ci, de l’appartement de Béatrice Dahl, l’avait en effet souvent vu, à une heure avancée de la nuit, debout, à côté de l’hélicoptère, éclairé par la lune, en train de contempler la lagune silencieuse. Puis il avait prétexté une crise de malaria pour échapper à ses obligations. Confiné dans sa cabine pendant plus d’une semaine, il s’était résolument retiré dans son propre univers, déambulant parmi ses vieux carnets de notes et promenant les doigts, tel un aveugle qui lit du Braille, sur les coffrets à couvercle de verre où quelques papillons et lépidoptères géants étaient épinglés.
Kerans avait aisément pu diagnostiquer ce malaise, et y avait reconnu ses propres symptômes, cette précipitation vers son propre monde de transition. Puis il avait laissé le lieutenant en demandant à Bodkin de l’appeler de temps à autre.
Cependant, il était curieux de savoir pourquoi Bodkin avait accordé plus d’attention à la maladie de Hardman.
Il poussa la porte, entra dans la pièce sombre et alla se placer dans un coin, près de la bouche de ventilation. Bodkin tendit la main d’un geste plein de sous-entendus. On avait baissé les persiennes et, à la grande surprise de Kerans, le conditionneur à air était fermé. L’air remué par le ventilateur avait au maximum cinq degrés de moins que la température qui régnait sur la lagune, et d’ordinaire le conditionneur à air la maintenait à quarante-huit degrés. Non seulement Hardman l’avait fermé, mais il avait branché un petit radiateur électrique dans la prise du rasoir au-dessus du miroir du lavabo. Kerans se souvint de l’avoir vu fabriquer cet appareil au laboratoire, ajustant un seul filament au milieu d’un miroir parabolique tout cabossé. De l’appareil semblait rayonner une immense chaleur, bien qu’il n’ait qu’un peu plus de deux watts de puissance ; il brûlait dans la petite pièce comme l’ouverture d’un four, et, au bout de quelques secondes, Kerans sentit la sueur ruisseler dans son cou. Assis sur la chaise métallique à côté du lit, le dos au feu, Bodkin portait encore sa veste de toile blanche ; deux grandes taches de transpiration s’étalaient entre ses omoplates et Kerans put voir perler sur son crâne dans la lueur rouge sombre, des gouttes de sueur pareilles à des gouttes de céruse fondue.
Hardman était affalé, la tête en arrière sur le coude replié, la poitrine et les épaules larges couvrant tout le dossier pliant ; de ses grosses mains il tenait les fils d’une paire d’écouteurs appliqués à ses oreilles. Son visage étroit à fortes mâchoires faisait face à Kerans, mais son regard était fixé sur le radiateur électrique. Le réflecteur parabolique projetait sur le mur de la cabine un cercle de lumière rouge et intense, large d’un mètre environ, qui entourait la tête de Hardman comme une immense auréole.
On entendait le grattement léger d’un disque de neuf centimètres qui tournait sur le plateau d’un tourne-disque portatif, par terre, aux pieds de Bodkin. Kerans écouta le martèlement sourd, presque imperceptible qui parvenait du haut-parleur. Le bruit cessa avec la fin du disque et Bodkin arrêta l’appareil. Il nota rapidement quelque chose sur un bloc, éteignit le radiateur et alluma la lampe de chevet.
Tout en hochant lentement la tête, Hardman retira les écouteurs et les tendit à Bodkin.
— C’est du temps perdu, Docteur : ces disques n’ont aucun sens… On peut les interpréter comme on veut !
Il cala péniblement ses membres engourdis dans l’étroite couchette. Malgré la chaleur, il ne transpirait pas beaucoup, ni du visage, ni de sa poitrine nue. Il regardait d’un air furieux le rougeoiement du fil disparaître dans le radiateur électrique.
Bodkin se leva et posa le tourne-disque sur sa chaise, enroulant les fils des écouteurs autour de la boîte.
— Là est peut-être toute la question, lieutenant : c’est une sorte de Rorschach[4] oral. Je pense que le dernier disque était plus évocateur que les autres, vous ne trouvez pas ?
Hardman haussa les épaules, affichant ostensiblement son indifférence ; il ne voulait manifestement pas coopérer avec Bodkin, lui faire la moindre concession. Pourtant Kerans crut comprendre qu’il n’était pas mécontent de participer à cette expérience, mais pour l’utiliser à ses propres fins.
— Peut-être, répondit Hardman à contrecœur, mais j’ai bien peur qu’il n’ait suscité aucune image précise.
Bodkin sourit. D’une part, il était conscient de la résistance de Hardman ; de l’autre, il était résolu à ne pas lui céder le pas pour le moment.
— Ne vous excusez pas, lieutenant ; mais croyez-moi : c’était, de toutes nos séances, la plus valable, la plus poussée… Approchez Robert, dit-il en se tournant vers Kerans. Je suis désolé qu’il fasse si chaud… Nous avons fait, le lieutenant Hardman et moi-même, une petite expérience. Je vous en parlerai en rentrant à la station. À présent… (il désigna, posé sur la table de chevet, un dispositif formé de deux réveils attachés dos à dos, dont les aiguilles se prolongeaient par deux filaments métalliques grossiers qui s’entremêlaient. On aurait dit deux araignées dans un combat corps à corps)… Faites marcher ce truc-là aussi longtemps que vous le pourrez. Ce ne doit pas être trop difficile : tout ce que vous devez faire, c’est remonter les deux réveils toutes les vingt-quatre heures. Ils vous réveilleront toutes les dix minutes, juste le temps de repos nécessaire pour passer des profondeurs de la préconscience à un profond sommeil. Si ça marche, vous n’aurez plus de rêves.
Hardman sourit, l’air dubitatif. Il jeta un bref coup d’œil à Kerans.
— Je crois que vous êtes d’un optimisme excessif, Docteur. Peut-être voulez-vous dire que je n’en aurai plus conscience. (Il prit un classeur vert garni d’onglets, son journal botanique, et se mit à en tourner machinalement les pages.) Parfois, il me semble que je rêve continuellement, à chaque instant du jour… Nous en sommes sans doute tous là…
Sa voix était calme, posée, bien que les sillons creusés par la fatigue autour de ses yeux, de sa bouche et sa longue mâchoire le fissent plus que jamais ressembler à une lanterne. Kerans sentait que le mal, d’où qu’il vînt, n’avait fait qu’effleurer le noyau central de sa personnalité. La suffisance inébranlable de Hardman semblait toujours la plus forte, en supposant que quelque chose de plus fort existât, et il la dressait devant lui comme un joueur d’escrime dresse son fleuret pour montrer sa puissance.
Bodkin s’épongea le visage avec un mouchoir de soie jaune, tout en regardant pensivement Hardman. Sa veste de toile crasseuse et son accoutrement hétéroclite formaient sur sa peau bouffie au teint de quinineux un ensemble qui lui donnait l’air, à tort, d’un minable charlatan. Cette apparence cachait une intelligence aiguë, sans cesse en éveil.
— Vous avez peut-être raison, lieutenant. En fait, certains affirment que cette sensation n’est rien d’autre qu’une forme spéciale de coma cytoplasmique, et que les capacités du système nerveux central sont aussi développées et étendues pendant le rêve qu’elles le sont pendant ce que nous appelons l’état éveillé. Mais nous devons aborder ce problème de façon empirique et essayer tous les remèdes possibles. N’ai-je pas raison, Kerans ?
Celui-ci approuva d’un signe de tête. La température de la cabine avait commencé à baisser et il pouvait respirer plus facilement.
— Un changement de climat arrangera aussi probablement les choses…
Un bruit métallique lourd de bossoirs heurtés contre la coque d’un chaland qu’on était en train de haler résonna au-dehors.
— L’atmosphère dans ces lagunes est rudement énervante. Dans trois jours, nous serons partis et je pense que nous irons tous beaucoup mieux.
Il supposait Hardman au courant de leur départ imminent, mais le lieutenant leva sur lui un regard pénétrant au-dessus du cahier de notes qu’il avait baissé. Bodkin se racla bruyamment la gorge et se lança brusquement dans un monologue sur les dangers des courants d’air provoqués par les ventilateurs. Kerans et Hardman se regardèrent fixement pendant quelques secondes, puis le lieutenant hocha soudain la tête, comme pour lui-même, et reprit sa lecture, après avoir soigneusement noté l’heure indiquée par les réveille-matin.
Furieux contre lui-même, Kerans alla vers la fenêtre, tournant le dos aux autres. Il se rendait compte qu’il avait dit cela intentionnellement à Hardman, en espérant sans le vouloir recueillir une réponse précise, tout en sachant très bien pourquoi Bodkin lui avait caché la nouvelle. Il venait, sans aucun doute, d’attirer l’attention de celui-ci en lui disant que, quel que soit le travail à faire, quels que soient les desseins intimes à concentrer sur un but communautaire, tout cela finirait dans trois jours.
Kerans jeta un regard irrité sur le système de réveille-matin. Il réalisa que son assurance faiblissait et qu’il n’obéissait plus à des mobiles personnels. Tout d’abord, ce larcin absurde de la boussole, puis cet acte gratuit de sabotage. Quelles qu’eussent été ses erreurs passées, il avait toujours considéré qu’il les rachetait par sa qualité dominante : une pleine conscience, objective, de ses mobiles. S’il avait parfois tendance à exagérer les inconvénients, ce n’était pas par manque de décision, mais parce qu’il répugnait à faire quelque chose sans pouvoir en connaître les raisons exactes. Son aventure avec Béatrice Dahl, déséquilibrée par tant de conflits personnels, se poursuivait de jour en jour sur une corde raide, au prix de mille restrictions, de mille précautions.
Il essaya finalement de se ressaisir.
— N’oubliez pas le réveille-matin, lieutenant ! lança-t-il à Hardman. Si j’étais à votre place, je le remonterais de façon qu’il n’arrête plus de sonner !
Ils quittèrent l’infirmerie et redescendirent vers la jetée, puis embarquèrent dans le catamaran de Kerans. Celui-ci, trop fatigué pour faire marcher le moteur, laissa le bateau glisser le long de la haussière tendue au-dessus de leurs têtes entre la base et la station d’essais. Bodkin s’assit à l’avant, serrant le tourne-disque entre ses genoux comme s’il s’agissait d’un porte-documents ; il clignotait des yeux dans la lumière du soleil qui faisait scintiller la nappe d’eau verte et paresseuse. Son visage grassouillet, surmonté d’une broussaille grise et ébouriffée, semblait préoccupé et triste ; il scrutait du regard les immeubles à demi engloutis qui les entouraient avec l’air ennuyé d’un approvisionneur de bateaux qui fait le tour d’un port pour la millième fois. Comme ils approchaient de la station d’essais, l’hélicoptère passa en ronflant au-dessus d’eux et se posa. Le choc fit vaciller la base et la haussière plongea dans l’eau, puis se tendit à nouveau, leur déversant brusquement une averse sur les épaules. Bodkin jura à mi-voix, mais, quelques secondes après, ils étaient à nouveau parfaitement secs.
Il était largement plus de quatre heures de l’après-midi, mais le soleil emplissait encore le ciel de sa lumière, l’embrasant comme une torche gigantesque, et ils ne pouvaient lever les yeux au-dessus de la ligne de flottaison. De temps en temps ils voyaient le soleil se refléter dans les murs de verre des bâtiments environnants et former une multitude de feuilles immenses et flamboyantes, pareilles aux facettes étincelantes des yeux d’insectes géants.
La station d’essais était un édifice en forme de tambour, à deux étages, d’une quinzaine de mètres de largeur et d’une portée de poids de vingt tonnes. Le pont inférieur comprenait le laboratoire et le pont supérieur, les quartiers des deux biologistes, la cabine des cartes (ou kiosque de navigation) et les bureaux. Une petite passerelle surplombait le toit, avec les enregistreurs de taux de température et d’humidité, l’appareil à jaugeage de pluies et le compteur à radiations. Des touffes de mauvaises herbes et de varech rouge s’incrustaient entre les plaques de bitume du ponton, ratatinées et brûlées avant même d’avoir atteint la balustrade qui entourait le laboratoire ; des massifs de sargasses et de spirogyras pleins de détritus s’aggloméraient près de l’étroite jetée et s’effondraient, tout dégoulinants, formant une sorte d’immense radeau détrempé.
Ils pénétrèrent dans la pénombre fraîche du laboratoire et s’assirent derrière leur bureau. Des graphiques de programmes décolorés étaient suspendus au-dessus d’eux, en demi-cercle, attachés au plafond derrière l’estrade, inclinés sur un bric-à-brac de bancs et de sorbonnes, formant une espèce de fresque poussiéreuse. Ceux de gauche, qui dataient de leur première année de travail, étaient remplis d’inscriptions détaillées et de ramifications terminées de flèches étiquetées minutieusement ; ceux de droite au contraire portaient de moins en moins d’indications, se réduisant finalement à quelques gribouillages au crayon, d’une énorme écriture à méandres qui ne laissait la place qu’à une ou deux inscriptions purement écologiques. Quelques écrans de fenêtre en carton avaient perdu leurs agrafes et pendaient en avant comme les larges écaillures d’un bateau abandonné, amarré à sa dernière jetée ; ils étaient recouverts de graffiti gnomiques et incompréhensibles.
Tout en traçant négligemment du doigt une rose des vents sur le pupitre recouvert de poussière, Kerans attendait que Bodkin lui fournisse quelques explications sur ses curieuses expériences avec Hardman. Mais Bodkin s’installa confortablement derrière le désordre de fichiers et de classeurs à catalogues qui couvraient son bureau, ouvrit le tourne-disque, retira le disque du plateau et se mit à le faire tourniquer entre ses mains d’un air réfléchi.
— Je suis navré, commença Kerans, d’avoir laissé échapper ces mots sur notre départ dans trois jours. Je n’avais pas réalisé que vous puissiez le cacher à Hardman…
Bodkin haussa les épaules, laissant entendre par là que cela avait peu d’importance.
— La situation est complexe, Robert. Je commence à peine à en démêler les fils, c’est pourquoi je ne voulais pas y introduire un nœud coulant, tout simplement !
— Mais pourquoi ne pas lui dire ? pressa Kerans qui espérait ainsi indirectement justifier son faible sentiment de culpabilité. La perspective du départ devrait sûrement le sortir de sa léthargie.
Bodkin abaissa cocassement ses lunettes sur le bout de son nez et regarda Kerans.
— Ça n’a pas l’air de vous avoir fait le même effet, Robert. Ou je me trompe lourdement, ou c’est plutôt le contraire ! Pourquoi les réactions de Hardman seraient-elles différentes des vôtres ?
Kerans sourit.
— Désolé, Alan ; je ne veux pas m’immiscer dans cette affaire, d’autant plus que c’est moi qui vous ai, en quelque sorte, confié Hardman… Mais, à quoi jouez-vous exactement, Hardman et vous, avec… avec ce radiateur électrique et ces réveille-matin ?
Bodkin se retourna pour glisser le disque miniature avec les autres dans un classeur posé sur une tablette. Il leva les yeux sur Kerans et le contempla de ce regard doux et pénétrant avec lequel il avait observé Hardman. Kerans réalisa alors combien leurs relations, jusqu’alors celles de collègues ayant une confiance totale et absolue l’un envers l’autre, devenaient semblables à celles qui existent entre un observateur et son sujet. Après une pause, Bodkin lança un coup d’œil sur les feuilles des programmes et Kerans gloussa involontairement.
« Sacré vieux coquin, se dit-il. Il a réussi à me faire venir ici en compagnie de ses algues et de ses nautiles, et il va bientôt se mettre à me faire écouter ses disques ! »
Bodkin se leva et désigna du doigt les trois rangées de bancs de laboratoire, chargés de vivaria, de bocaux à spécimen aux couvercles fumés sur lesquels on avait épinglé des pages de carnet de notes.
— Dites-moi, Robert, si vous deviez résumer le travail des trois dernières années en une simple phrase, comment vous y prendriez-vous ?
Kerans hésita, puis tendit les mains en avant.
Ce n’est pas si difficile… (Il s’aperçut que Bodkin avait posé une question sérieuse et rassembla ses esprits.) Eh bien, on peut tout simplement dire que, sous l’influence de l’élévation des taux de température, d’humidité et d’irradiations, la flore et la faune de cette planète commencent à reprendre les formes qu’elles affichaient à la dernière époque où ces conditions étaient réunies… C’est-à-dire en gros, le trias.
— C’est correct, approuva Bodkin en déambulant entre les bancs. Pendant ces trois dernières années, Robert, nous avons, vous et moi, examiné à peu près cinq mille spécimens du règne animal et vu, dans le vrai sens du mot, des dizaines de milliers de nouvelles variétés de plantes. Partout, le même processus s’est déroulé, à savoir : d’innombrables mutations qui transforment les organismes pour les aider à survivre dans leur nouvel élément. Partout, on a assisté à ce même recul précipité – à tel point que le peu d’organismes capables de résister à cette dégringolade présente des anomalies indéniables ; je veux parler de quelques amphibies, des oiseaux et de l’homme. Il est curieux de voir comment, tout en ayant soigneusement catalogué les reculs de tant de plantes et d’animaux, nous avons pu ignorer la créature la plus importante de notre planète…
Kerans se mit à rire.
— Là, je vous tire volontiers mon chapeau, Alan !
Mais que voulez-vous dire ? Que l’homo sapiens est sur le point de se transformer en homme de Cro Magnon ou de Java, jusqu’à n’être plus qu’un sinanthrope[5] ? C’est invraisemblable, voyons ! Ne serait-ce pas purement et simplement du lamarckisme à rebours ?
— D’accord, ce n’est pas ce que je veux dire, répondit Bodkin en donnant une poignée de cacahuètes à un ouistiti, enfermé dans une sorbonne transformée en cage. Si on ne peut nier qu’au bout de deux ou trois cents millions d’années l’homo sapiens ait bel et bien disparu pour laisser la place à vous et moi qui représentons l’espèce supérieure de cette planète, un processus biologique ne peut être totalement réversible ! (Il administra une petite tape au ouistiti avec le mouchoir de soie qu’il avait ressorti de sa poche et l’animal fit un timide bond en arrière.) Si nous, nous revenons dans la jungle, nous ne nous en habillons pas moins pour le dîner !
Il alla à une des fenêtres et regarda au dehors à travers le treillis de protection ; le pont en porte-à-faux qui passait au-dessus d’eux ne laissait filtrer qu’une étroite bande de lumière éblouissante. Baignant dans une immense chaleur, la lagune s’étalait, immobile ; des nuages de vapeur montraient leur gros dos, suspendus au-dessus de l’eau, évoquant des fantômes d’éléphants.
— Mais, en réalité, je pense à tout autre chose. Est-ce seulement le paysage extérieur qui s’altère ? Combien de fois n’avons-nous pas eu, pour la plupart, l’impression de déjà vu[6], de se rappeler, en fait, trop bien tous ces étangs et toutes ces lagunes ? La conscience opère une sélection importante, mais les souvenirs biologiques les plus éloignés sont désagréables ; ce sont des réminiscences de danger, de terreur. Rien n’existe depuis aussi longtemps que la peur. Nous voyons partout dans la nature se manifester des mécanismes innés, libérés depuis plusieurs millions d’années, mais dont la puissance n’a pas diminué. Nous avons un exemple classique : la transmission dans le cerveau du rat des champs, de génération en génération, de la silhouette d’un faucon. Si on lui présente le tracé de cette silhouette à travers les barreaux de sa cage, il se précipite dans tous les coins, en cherchant à se cacher. Et comment pouvez-vous expliquer autrement notre répugnance universelle et totale envers les araignées dont une espèce seulement est reconnue nous piquer ?… Ou cette haine, tout aussi surprenante – vu leur rareté – envers les serpents et les reptiles ? Tout simplement parce que nous portons, enfoui au fond de nous, un souvenir du temps où les araignées géantes représentaient un danger mortel et où l’espèce reptilienne était une forme dominante de la vie sur notre planète…
Kerans sentait le poids de la boussole tirer sur sa poche.
— Ainsi, fit-il, vous craignez que la hausse de température et des radiations soient en train de déclencher dans nos esprits une alerte I.R.M. ?
— Pas dans nos esprits, Robert. Ce sont les souvenirs les plus vieux de la terre, le chiffrage des temps contenu dans chaque chromosome, dans chaque gène. Chaque pas en avant dans l’évolution de notre espèce est une borne gravée de souvenirs organiques – depuis le cycle du bioxyde de carbone, contrôlé par les enzymes, jusqu’au fonctionnement du plexus brachial et de l’influx nerveux dans les cellules pyramidales du cortex cérébral, qui enregistrent chacune les milliers de réactions dues à de brusques crises physico-chimiques… Exactement, de la même façon que la psychanalyse reconstitue le traumatisme d’un fait de l’enfance pour libérer une nature refoulée, nous sommes actuellement replongés dans un passé archéopsychique, mettant ainsi à nu des impulsions et des tabous assoupis pendant des siècles. La brièveté de la vie d’un individu est trompeuse : chacun de nous est aussi vieux que toute l’espèce vivante et nos vaisseaux sanguins sont tributaires de l’océan de cet immense passé. L’odyssée du fœtus qui se développe dans le ventre de la mère est une récapitulation de toute cette évolution passée ; le système nerveux central de ce fœtus est une échelle chiffrée des temps ; chaque connexion de neurones, chaque transmission au niveau de la moelle épinière est un arrêt symbolique, une unité de temps dans le développement nerveux.
« Aussi loin que vous remontiez dans le système nerveux central, depuis le cervelet en suivant la moelle épinière du cordon médullaire, vous remontez de la même façon dans le passé du système neuro-végétatif. La jonction, par exemple, entre une vertèbre dorsale et une lombaire, soit la D-12 (douzième dorsale) et la L-l (première lombaire) représente l’immense transition entre le poisson à respiration branchiale et l’amphibie à respiration pulmonaire dans une cage thoracique ; c’est la véritable jonction, ici même, sur les bords de cette lagune, entre les ères paléozoïque et triasique. »
Bodkin revint vers son bureau et passa la main sur les disques dans le classeur. Tout en écoutant distraitement la voix calme et posée de Bodkin, Kerans, amusé, se surprit à penser à cette rangée de disques parallèles comme à une colonne vertébrale de modèle neurophonique. Il se rappela ce rythme sourd émis par le tourne-disque dans la cabine de Hardman et ces étranges sonorités atténuées. Ce jeu de mots n’était-il pas plus proche de la réalité qu’il ne l’imaginait ?…
— Vous pouvez, si vous voulez, continuait Bodkin, appeler cela « psychologie des équivalences totales » – disons « neuroniques », pour abréger – … et puis mettez cela au rang des produits de l’imagination métabiologique. Pourtant, je suis convaincu que, en retournant dans le temps géophysique, nous remontons aussi le couloir amniotique et réintégrons, en passant par une ère spinale, le temps archéophysique. Nous nous souvenons inconsciemment des paysages de chaque époque, avec chacun sa propre structure géologique, sa flore et sa faune particulières ; et n’importe qui les reconnaîtrait, tel le voyageur dans The Time Machine de Wells[7]. Il n’est pas question ici de montagnes russes, mais d’une réorientation complète de la personnalité. Si nous nous laissons dominer par des fantômes d’outre-tombe lorsqu’ils nous apparaissent, nous nous laissons ramener au rivage par la marée montante, impuissants, comme des épaves.
Il saisit un des disques dans le classeur, puis le remit après avoir hésité quelques instants.
— Cet après-midi, continua-t-il, j’ai sans doute pris un risque avec Hardman en utilisant le radiateur pour simuler le soleil et faire monter la température jusqu’à 49 degrés, mais ça valait le coup ! Pendant les trois semaines précédentes, ses rêves lui avaient presque fait perdre la raison, mais ces quelques derniers jours, il était beaucoup moins ébranlé ; on aurait presque dit qu’il acceptait ses cauchemars et qu’il admettait qu’on le ramène en arrière, sans y opposer aucun contrôle conscient. Je désire, dans son propre intérêt, le tenir éveillé le plus longtemps possible… C’est le rôle des réveille-matin.
— S’il n’oublie pas de les remonter ! ajouta tranquillement Kerans.
On entendit au dehors le ronronnement du canot de Riggs qui traversait la lagune. Kerans banda les muscles de ses jambes, alla vers la fenêtre et regarda le bateau qu’on amarrait dans un demi-cercle décroissant autour de la base. Il mouillait maintenant contre la jetée et Riggs tenait une conférence extra-conventionnelle avec Macready de l’autre côté de la passerelle. Il désigna plusieurs fois la station d’essais avec sa canne et Kerans supposa qu’ils étaient en train de prendre des dispositions pour la remorquer jusqu’à la base. Mais, il ne savait exactement pourquoi, ce départ imminent ne provoquait en lui aucune réaction. Les spéculations de Bodkin, si nébuleuses qu’elles fussent, et sa nouvelle psychologie sur les neurones expliquaient bien mieux que toute autre chose la métamorphose de ses pensées. La direction des Nations unies avait avancé, elle, l’hypothèse suivante : à l’intérieur des périmètres décrits par les cercles arctique et antarctique, la vie continuerait à être comme avant, avec les mêmes relations sociales et familiales et approximativement les mêmes ambitions et les mêmes satisfactions. C’était une erreur manifeste, et l’accroissement du niveau des eaux et de la température le prouverait, lorsqu’il aurait atteint les redoutes polaires en question. Il s’avérait plus important de dresser la carte des deltas fantômes et des plages illuminées de continents neuroniques engloutis, que de dresser celle des ports et des lagunes du paysage extérieur !
— Dites-moi, Alan, lança-t-il par-dessus son épaule tout en continuant à regarder Riggs qui piétinait sur la jetée, pourquoi ne faites-vous pas un exposé de votre théorie pour le Camp Byrd ? Il me semble que vous devriez leur faire connaître vos idées… Il y a toujours une chance de…
Mais Bodkin était parti. Kerans entendit son pas lourd remonter l’escalier et décroître jusqu’à sa cabine, son pas d’homme fatigué, qui en a trop vu pour se soucier de l’opinion des autres sur ses avertissements.
Kerans retourna à son bureau et s’assit. Il sortit la boussole de sa poche et la mit en face de lui, la faisant balancer dans ses mains. Autour de lui, les bruits étouffés du laboratoire formaient un fond sonore qui parvenait, assourdi, jusqu’à son esprit : les frottements de la fourrure du ouistiti qui jouait, les tip-tap d’un poste-émetteur, ou encore les grattements d’un rouleau sur lequel on enregistrait le phototropisme d’une plante grimpante…
Kerans se mit à examiner paresseusement la boussole, faisant doucement pivoter l’aiguille dans le coffrage jusqu’à la mettre dans l’axe des graduations. Il essaya de trouver la raison pour laquelle il l’avait prise à l’arsenal. Elle devait normalement appartenir à l’un des chalands et on allait bientôt s’apercevoir de sa disparition, il devrait alors subir l’humiliation dégradante de reconnaitre son larcin.
Il remit la boussole dans sa boîte, la fit pivoter dans sa direction, sans réaliser qu’il sombrait momentanément dans le rêve et que toute sa conscience se concentrait sur le ressort qu’indiquait l’aiguille, sur l’image confuse incertaine mais curieusement puissante qu’évoquait le mot Sud ; toute la magie latente, tout le pouvoir magnétique contenu dans la coupe de cuivre qu’il tenait entre les mains se répandaient, semblables aux odeurs enivrantes de quelque Graal de légende.