Vers huit heures le lendemain matin, Riggs avait stabilisé la situation ; il fut en mesure d’avoir avec Kerans une conversation non officielle. Il avait installé son quartier général à la station d’essais, ce qui lui permettait de surplomber les rues qui l’entouraient et particulièrement le bateau à aubes dans le square. On avait confisqué les armes de Strangman et de son équipage, et ils se trouvaient tous assis en rond dans l’ombre de la coque, surveillés par la mitrailleuse légère servie par Macready et deux de ses hommes.
Kerans et Béatrice avaient passé la nuit dans l’infirmerie du bâtiment de Riggs, un patrouilleur de trente tonnes lourdement armé qui se trouvait maintenant ancré à côté de l’hydroglisseur dans la lagune centrale. L’unité était arrivée peu après minuit et une patrouille de reconnaissance avait atteint la station d’essais sur le pourtour de la lagune asséchée à peu près au moment où Kerans entrait dans l’appartement de Strangman dans le navire-magasin. En entendant le coup de feu qui avait suivi, ils étaient immédiatement descendus dans le square.
— Je pensais bien que Strangman était ici, expliqua Riggs. Il y a un mois, une de nos patrouilles aériennes avait signalé avoir vu un hydroglisseur et j’avais pensé que vous risquiez d’avoir des ennuis avec lui si vous traîniez toujours dans le coin. J’ai prétexté vouloir essayer de récupérer la station d’essais. (Il s’assit sur le bord du bureau, regardant l’hélicoptère qui faisait des cercles au-dessus des rues.) Ceci devrait suffire à les faire tenir tranquilles pendant un certain temps.
— Daley semble avoir enfin trouvé le moyen de voler, commenta Kerans.
— Les occasions ne lui ont pas manqué. Riggs tourna son regard intelligent vers Kerans et demanda d’un ton léger : À propos, Hardman est-il ici ?
— Hardman ? (Kerans secoua doucement la tête.) Non, je ne l’ai pas vu depuis le jour où il a disparu. Il doit être loin d’ici, maintenant, Colonel.
— Vous avez probablement raison. Je pensais simplement qu’il risquait d’être encore par là.
Il adressa à Kerans un sourire de sympathie, ayant évidemment pardonné le sabordage de la station d’essais, ou peut-être suffisamment sensible pour ne pas revenir sur le sujet si peu de temps après la dure épreuve qu’avait traversée Kerans. Il désigna du doigt au-dessous d’eux, les rues grises dans la lumière du soleil, la boue desséchée sur les toits et les murs qui évoquaient des excréments durcis.
— C’est plutôt sinistre, par ici. Rudement moche, pour le vieux Bodkin. Il aurait mieux fait de nous suivre vers le nord.
Kerans approuva ; il posa le regard sur les estafilades faites par les machettes dans le bois du chambranle de la porte, souvenir des dégâts infligés gratuitement à la station après la mort de Bodkin. On avait fait disparaître à peu près tout le désordre et son corps, étendu au milieu des graphiques maculés de sang, avait été porté sur le patrouilleur. Kerans réalisa avec surprise qu’il s’était endurci au point d’avoir déjà oublié Bodkin ; il ne ressentait même pas la pitié la plus élémentaire. Le fait que Riggs ait mentionné Hardman, lui avait rappelé quelque chose d’infiniment plus urgent et important, le grand soleil dont le battement magnétique retentissait toujours dans son esprit et une vision des bancs de sable sans fin et des marécages sanglants du sud passa devant ses yeux.
Il s’approcha de la fenêtre, ôta une écharde de la manche de sa veste d’uniforme propre, et regarda les hommes entassés sous le navire-magasin. Strangman et l’Amiral s’étaient approchés de la mitrailleuse et discutaient avec Macready qui secouait imperturbablement la tête.
— Pourquoi n’arrêtez-vous pas Strangman ? demanda-t-il.
Riggs émit un rire bref.
— Parce qu’il n’y a absolument rien que je puisse lui reprocher. Légalement, et il le sait parfaitement bien, il était absolument en droit de se défendre contre Bodkin et de le tuer en cas de nécessité.
Kerans le dévisagea par-dessus son épaule avec surprise ; Riggs poursuivit :
— Vous vous souvenez de la loi sur la récupération des terres et des règlements concernant l’entretien des digues ? Il demeure toujours valable. Je sais que Strangman est un sale type avec sa peau blanche et ses alligators, mais si l’on veut considérer les choses dans l’absolu, il mérite une médaille pour avoir asséché la lagune. S’il se plaignait, j’aurais toutes les peines du monde à expliquer la présence de la mitrailleuse, là en bas. Croyez-moi, Robert, si j’étais arrivé seulement cinq minutes plus tard et si je vous avais trouvé réduit en morceaux, Strangman aurait pu prétendre que vous étiez un complice de Bodkin et je n’aurais rien pu faire. C’est un type intelligent.
Toujours aussi fatigué après n’avoir dormi que trois heures, Kerans s’appuya à la fenêtre avec un pâle sourire à son usage exclusif ; il essaya de comprendre l’attitude tolérante de Riggs vis-à-vis de Strangman, au travers de ses propres contacts avec l’individu. Il avait conscience du fossé encore plus profond qui le séparait maintenant de Riggs. Bien que le colonel ne soit qu’à quelques mètres de lui, ponctuant la discussion de gestes brusques de son stick, il était incapable d’accepter entièrement l’idée de l’existence de Riggs, à peu près comme si l’image de ce dernier était projetée à l’intérieur de la station d’essais au travers d’une énorme distance de temps et d’espace par une caméra compliquée à trois dimensions. C’était Riggs et non pas lui qui voyageait dans le temps. Kerans avait remarqué un manque de valeur physique comparable pour les autres membres de l’équipage. La plupart de ceux qui en avaient fait partie au départ avaient été remplacés – tous ceux, dont Wilson et Caldwell, qui avaient connu les rêves profonds. C’était peut-être pour cette raison, et à cause de leurs visages pâles et de leurs regards vides qui contrastaient terriblement avec les hommes de Strangman que l’équipage actuel paraissait plat et irréel, accomplissant sa tâche comme un groupe d’androïdes intelligents.
— Et le pillage ? demanda-t-il.
Riggs haussa les épaules.
— À part quelques broutilles chipées dans un vieux Woolworth’s, il n’a rien pris qui ne puisse être imputé à l’exubérance naturelle de ses hommes. Quant aux statues et à ce genre de choses, il se livre à une précieuse activité en récupérant des œuvres d’art qui avaient été abandonnées sous la pression des événements. Bien que je ne sois pas sûr de connaître les véritables raisons. (Il tapota l’épaule de Kerans.) Il faut que vous oubliiez Strangman, Robert. La seule raison pour laquelle il se tient tranquille pour le moment est qu’il sait parfaitement que la loi lui est favorable. Si ce n’était pas le cas une sanglante bataille serait en train de faire rage. (Il changea de sujet.) Vous avez l’air absent, Robert. Vous faites toujours les mêmes rêves ?
— De temps en temps. (Un frisson secoua Kerans.) Il s’est passé de drôles de choses ici, ces derniers jours. C’est difficile de décrire Strangman ; c’est une sorte de diable blanc échappé du culte du vaudou. Je ne peux pas admettre l’idée qu’il va s’en sortir indemne. Quand allez-vous réinonder la lagune ?
— Réinonder la… ? (Riggs répéta la phrase, secoua la tête avec stupéfaction.) Vous n’avez réellement plus aucun contact avec la réalité, Robert. Plus tôt vous partirez d’ici, mieux ça vaudra ! La dernière chose que j’ai l’intention de faire, c’est bien de réinonder la lagune. Si quelqu’un essayait, je veillerais personnellement à lui faire sauter la tête. La récupération des terres, en particulier une zone urbaine comme celle-ci, au centre de ce qui a été une grande capitale, est classée en super-priorité. Si Strangman est sérieux quand il parle d’assécher les deux lagunes voisines, non seulement il obtiendra un pardon total, mais il a même toutes les chances d’être bombardé gouverneur général. (Il regarda au travers de la fenêtre les barreaux métalliques de l’échelle de secours qui brillaient dans le soleil.) Le voilà qui arrive ; je me demande ce qu’il a dans sa sale petite caboche !
Kerans s’approcha de Riggs, détournant le regard de l’amas de toiles jaunes.
— Colonel, vous devez inonder la lagune, loi ou pas loi. Êtes-vous descendu dans les rues ? Elles sont obscènes, hideuses ! C’est un monde de cauchemar qui est mort, terminé ; Strangman a redonné vie à un cadavre ! Quand vous aurez passé deux ou trois jours ici, vous…
Riggs s’éloigna du bureau, coupant la parole à Kerans. Une note d’impatience perçait dans sa voix.
— Je n’ai pas l’intention de rester ici deux ou trois jours, laissa-t-il tomber sèchement. Ne vous en faites pas, je ne souffre pas d’obsession maladive à propos de ces lagunes, inondées ou non. Nous partons demain matin à la première heure, nous tous.
Surpris, Kerans fit observer :
— Mais vous ne pouvez pas partir, Colonel : Strangman restera ici.
— Bien entendu, il restera ! Croyez-vous que ce bateau à aubes ait des ailes ? Il n’y a aucune raison pour qu’il s’en aille, lui, s’il pense pouvoir supporter les grandes vagues de chaleur qui se rapprochent et les trombes de pluie. On ne sait jamais : s’il parvient à réfrigérer quelques-uns de ces grands immeubles, ce n’est pas impossible. Plus tard, s’il récupère une assez grande partie de la ville, il est même possible qu’on envisage de la réoccuper. Lorsque je serai de retour à Byrd, j’ai bien l’intention de suggérer qu’il en soit fait ainsi. Mais pour le moment, je n’ai aucune raison de rester ici : je ne peux plus emmener la station maintenant ; mais ce n’est pas une grosse perte. De toute façon, Miss Dahl et vous, avez besoin de vous reposer. Et aussi de vous changer les idées. Vous rendez-vous compte de la chance qu’elle a d’être encore entière ? Bon Dieu ! (Il hocha la tête avec sévérité vers Kerans et se leva en entendant un doigt frapper énergiquement à la porte.) Vous devriez m’être reconnaissant d’être arrivé ici à temps.
Kerans se dirigea vers la porte latérale qui donnait sur la cuisine, désireux d’éviter Strangman. Il s’arrêta un instant pour regarder Riggs.
— Je n’en suis pas si sûr, Colonel. J’ai bien peur que vous soyez arrivé trop tard.