12. La fête des crânes

La fête des crânes !

Levant dans la vive lumière un verre dont le liquide ambré coulait sur son costume, Strangman poussa un cri de triomphe et sauta en gesticulant à bas de la fontaine au moment où le tombereau fit un écart sur le pavé du square. Tiré par six marins torse nu, ruisselant de sueur, pliés en deux entre les brancards, il se secouait et cahotait au milieu des tisons embrasés, une douzaine de mains le maintenant dans la bonne direction ; tandis que les tam-tams battaient crescendo, il atteignit enfin le bord de l’estrade et son contenu d’une blancheur luisante fut vidé sur les planches aux pieds de Kerans. Un cercle de chanteurs se forma immédiatement autour de lui, battant des mains sur un rythme accéléré, leurs dents blanches lançant des éclairs et claquant des doigts comme une bande de démons, se déhanchant et frappant le sol de leurs talons. L’Amiral s’avança, se frayant un chemin parmi les torches tourbillonnantes, le grand César tenant un trident d’acier devant lui ; un énorme paquet de varech rose et de fucus fixé dans sa barbe, tituba jusqu’au dais et avec un grognement d’effort, lança les frondes ruisselantes en l’air au-dessus du trône.

Kerans se rejeta désespérément en arrière au moment où les herbes douceâtres et âcres tombèrent autour de sa tête et de ses épaules, tandis que la lumière des torches des danseurs se reflétait sur les accotoirs dorés du trône. Environné par le battement des tam-tams qui parvenait presque à exorciser la pulsation plus profonde encore qui résonnait faiblement au fond de son esprit, il se laissa pendre de tout son poids, aux lanières pleines de sang qui ceinturaient ses poignets, indifférent à la douleur, perdant et reprenant connaissance. À ses pieds, à la base du trône, la blancheur ivoirine d’une moisson d’ossements brillait faiblement. De minces tibias, des fémurs, des omoplates semblables à des truelles usées, des côtes et des vertèbres entrelacées, et même deux crânes. La lumière vacillait sur leurs têtes chauves et clignait dans les orbites vides, allumée par les torchères remplies de kérosène, que portaient les statues qu’on avait disposées de façon à former un couloir traversant le square jusqu’au trône. Strangman, caracolant à leur tête, commença à zigzaguer entre les nymphes de marbre, pendant qu’autour du feu les joueurs de tam-tam pivotaient sur leurs sièges pour suivre leur progression.

Profitant d’un répit momentané pendant qu’ils encerclaient le square, Kerans se laissa couler contre le dossier de velours, tirant automatiquement sur ses poignets attachés. Le goémon pendait autour de son cou et de ses épaules, tombant sur ses yeux en s’accrochant dans la mince couronne que Strangman avait enfoncée jusqu’à ses sourcils. Presque sec, il laissait échapper un suintement gluant, et recouvrait son bras de telle sorte qu’on ne voyait plus de sa veste de smoking que quelques bandes en haillons. Au bout du dais, de l’autre côté d’une litière d’ossements et de bouteilles de rhum, se trouvaient d’autres tas d’herbes, ainsi que des débris de coquilles et des méduses démembrées dont ils l’avaient bombardé avant de découvrir le mausolée.

Quelques mètres derrière lui se dressait la coque du navire-magasin, quelques lumières encore allumées sur le pont. La fête durait depuis deux nuits, à un rythme qui s’accélérait d’heure en heure ; Strangman était apparemment décidé à épuiser son équipage. Kerans dérivait désespérément dans une rêverie semi-consciente, la douleur endormie par le rhum que l’on avait versé de force dans sa gorge – ce qui était évidemment l’ultime indignité destinée à noyer Neptune dans une mer encore plus magique et plus puissante, – une douce torpeur masquant la scène qui se déroulait devant lui dans un brouillard de sang et d’invisibilité. Il était vaguement conscient de ses poignets déchirés et de son corps lacéré, mais demeurait assis, patiemment, jouant stoïquement son rôle de Neptune dont on l’avait affublé, recevant les injures et les ordures qu’on jetait sur lui, comme si l’équipage se déchargeait ainsi de sa peur et de sa haine de la mort. C’était dans ce rôle, et dans la caricature qu’il en donnait, que reposait sa seule chance de salut. Quels que fussent ses motifs, Strangman paraissait toujours peu disposé à le tuer et l’équipage reflétait cette hésitation ; les marins déguisaient leurs insultes et leurs tortures en plaisanteries grotesques et drôles, se justifiant vis-à-vis d’eux-mêmes lorsqu’ils le bombardaient d’herbes marines, en faisant semblant d’apporter les offrandes à une idole.

Le serpentin de danseurs réapparut et forma un cercle chantant autour de lui. Strangman se détacha du centre – il hésitait manifestement à s’approcher trop près de Kerans, craignant peut-être que la vue des poignets et du front sanglants lui fasse réaliser la cruauté de là plaisanterie ; le grand César s’avança ; son énorme visage noueux faisant penser à la gueule d’un hippopotame. S’avançant d’un pas lourd au rythme des bongos, il choisit un crâne et un fémur dans la pile d’ossements qui entourait le trône, et se mit à faire un tam-tam à l’intention de Kerans en frappant sur les différentes épaisseurs des os temporaux et occipitaux, obtenant une sorte de gamme crânienne. D’autres marins se joignirent à lui, et dans un cliquetis de fémurs et de tibias, de radius et de cubitus, une folle danse d’ossements prit naissance. Affaibli, à demi conscient des visages grimaçants qui lui lançaient des injures et se pressaient à moins de cinquante centimètres de lui, Kerans attendit que tout ceci se calmât, puis, il s’appuya en arrière et essaya de cacher ses yeux lorsqu’une salve de fusées éclairantes éclata au-dessus de leurs têtes et illumina pendant un moment le navire-magasin et les immeubles qui l’entouraient. Ce signal sonnait la fin de la fête et le commencement d’une nouvelle journée de travail. Avec de grands cris, Strangman et l’Amiral repoussèrent les danseurs. La charrette fut écartée, ses roues de fer cliquetant sur les pavés, et on éteignit les torchères de kérosène. En moins d’une minute le square redevint sombre et vide, quelques flammèches dansant seules au milieu des coussins et des tambours, se reflétant de façon intermittente dans les montants dorés du trône et dans les ossements blancs qui l’entouraient.

De temps en temps, à différents moments de la nuit, de petits groupes de pilleurs réapparurent, poussant leur butin devant eux, une statue de bronze ou un morceau de portique ; ils les hissaient dans le bateau et disparaissaient de nouveau, ignorant la silhouette immobile qui se tenait voûtée, sur le trône, dans l’ombre. Kerans finit par s’assoupir, inconscient de la fatigue et de la faim, pour ne s’éveiller que quelques minutes avant l’aube, au moment le plus frais de la nuit, et appeler Béatrice. Il ne l’avait pas vue depuis qu’on l’avait capturé après la mort de Bodkin et supposait que Strangman avait enfermé la jeune femme dans le navire-magasin.

Finalement, après cette nuit explosive avec son tintamarre de tam-tams et de fusées éclairantes, l’aube se leva sur le square plein d’ombre, traînant derrière elle l’immense baldaquin doré du soleil. En moins d’une heure le square et les rues vides qui l’entouraient devinrent silencieux ; le ronflement lointain d’un conditionneur d’air dans le navire-magasin était le seul élément qui rappelât à Kerans qu’il n’était pas seul. Sans qu’il sût trop comment, par un miracle évident, il avait survécu à la journée précédente et à la nuit, sans protection contre la chaleur de midi, n’ayant pour l’ombrager que le manteau d’herbes accrochées à sa couronne. Comme un Neptune échoué, il contempla à travers ce casque improvisé d’herbes marines, le tapis de lumière brillante qui recouvrait les os et les ordures.

Une fois, il s’était rendu compte qu’une écoutille s’ouvrait sur le pont au-dessus de lui, et il avait deviné que Strangman était sorti de sa cabine pour l’observer ; quelques minutes plus tard, plusieurs seaux d’eau glacée avaient été jetés sur lui. Il avait fiévreusement lapé les gouttes froides qui tombaient des herbes dans sa bouche comme des perles glacées. Immédiatement après cela, il avait sombré dans une profonde torpeur, s’éveillant après le coucher du soleil, juste avant que la fête nocturne ne recommence.

Puis Strangman était descendu, vêtu de son costume blanc soigneusement repassé, et l’avait examiné d’un œil critique ; dans un étrange accès de pitié, il avait murmuré soudain :

— Kerans, comment faites-vous pour être encore en vie ?

Ce fut cette remarque qui le soutint tout au long de la deuxième journée, quand le tapis blanc de midi s’étendit sur le square en couches incandescentes séparées de quelques centimètres, comme les plans d’univers, parallèles, cristallisés dans leur continuité par la chaleur intense. L’air brûlait comme une flamme au travers de sa peau. Il regarda les statues de marbre avec apathie, pensa à Hardman qui avançait au milieu de piliers de lumière dans son cheminement vers la gueule du soleil ; disparaissant derrière des dunes de cendre lumineuse. La même puissance qui avait sauvé Hardman semblait s’être révélée à l’intérieur même de Kerans, ajustant en quelque sorte son métabolisme de façon qu’il puisse survivre à la chaleur écrasante. On l’observait toujours au-dessus de sa tête. À un moment donné, une grande salamandre d’un mètre de longueur s’était précipitée vers lui parmi les ossements, ses dents étincelant comme des éclats d’obsidienne et tandis qu’il flairait Kerans, l’animal s’agitait lentement. Un unique coup de feu avait éclaté du pont, transformant le lézard en une masse sanglante qui se tordait à ses pieds.

Comme les reptiles qui demeuraient immobiles dans la lumière du soleil, il attendit patiemment la fin du jour.

De nouveau, Strangman parut surpris de le découvrir, oscillant dans un délire épuisé, mais toujours en vie. Un frémissement nerveux agita sa bouche, et il jeta un regard irrité vers le grand César et les membres de l’équipage qui attendaient autour du dais dans la lumière des torches, apparemment aussi surpris que lui-même. Quand Strangman commença à crier et à vociférer pour que l’on frappe les tambours, la réponse fut nettement moins rapide.

Décidé à détruire une fois pour toutes le pouvoir de Kerans, Strangman ordonna que deux nouvelles barriques de rhum soient descendues du navire-magasin, espérant ainsi chasser de l’esprit de ses hommes leur peur inconsciente de Kerans et du gardien patriarcal de la mer qu’il symbolisait maintenant. Le square fut bientôt rempli de silhouettes bruyantes et trébuchantes, portant à leurs lèvres verres et bouteilles, dansant des claquettes sur la peau tendue des tambours. Accompagné par l’Amiral, Strangman allait rapidement d’un groupe à l’autre, incitant ses hommes à se conduire avec encore plus d’extravagance. Le grand César se coiffa de la tête de l’alligator, et fit le tour du square sur les genoux tandis qu’une troupe battant du tambour le suivait en poussant des hourras.

Kerans attendit avec lassitude que la bacchanale atteignît son apogée. Sur les instructions de Strangman, le trône fut soulevé de l’estrade et amarré sur la carriole. Kerans, sans réaction, gardait la tête appuyée au dossier, regardant les flancs sombres des immeubles, tandis que le grand César entassait les os et les herbes marines autour de ses pieds. Strangman poussa un cri et la procession d’ivrognes s’ébranla, une douzaine d’hommes luttant pour se mettre entre les brancards du tombereau qu’ils jetaient à droite et à gauche en travers du square, renversant deux des statues. Au milieu d’un chœur d’ordres excités de Strangman et de l’Amiral, lesquels couraient aux côtés des roues, essayant désespérément de la retenir, la charrette prit rapidement de la vitesse tourna dans une petite rue, se pencha sur un trottoir avant de démolir un lampadaire rouillé. Tapant de ses poings énormes sur les têtes crépues des hommes qui l’entouraient, le grand César se fraya un chemin jusque devant les brancards, en prit un dans chaque main et l’obligea à retrouver une allure plus paisible.

Loin au-dessus de leurs têtes, Kerans était assis sur le trône branlant, revenant lentement à la vie sous l’influence de l’air frais. Il observa la cérémonie au-dessous de lui avec un détachement à demi conscient, se rendant compte qu’ils parcouraient systématiquement toutes les rues de la lagune desséchée, presque comme s’il était un Neptune arraché à son monde et obligé contre sa volonté à sanctifier les parties de la ville engloutie que Strangman lui avait volées pour les régénérer.

Mais graduellement, comme si l’effort qu’ils devaient déployer pour tirer la charrette éclaircissait leurs esprits et les remettait au pas, les hommes qui se trouvaient entre les brancards se mirent à chanter quelque chose qui ressemblait à une vieille chanson de docker haïtien, une sourde complainte qui souligna de nouveau leur attitude ambivalente à l’égard de Kerans. Dans un effort pour leur rappeler le véritable objet de leur promenade, Strangman se mit à crier et à brandir son pistolet après qu’une courte mêlée leur eut fait changer la direction de leur charrette qu’ils poussaient maintenant au lieu de la tirer. Au moment où ils passaient devant le planétarium, le grand César sauta dans le tombereau, se cramponna au trône comme un singe immense, saisit la tête de l’alligator et l’enfonça sur les épaules de Kerans.

Aveuglé et presque suffoqué par la puanteur fétide qui émanait de la peau imparfaitement nettoyée, Kerans se sentit balancé irrémédiablement d’un côté à l’autre au fur et à mesure que le tombereau reprenait de la vitesse. Les hommes entre les brancards couraient dans la rue, suivant n’importe quelle direction, haletant derrière l’Amiral et Strangman, tandis que le grand César les poursuivait à coups de poing et de pied. Dans une course incontrôlée, la charrette faisait des embardées et vacillait ; elle manqua de s’écraser sur un refuge au milieu de la chaussée, puis se redressa et accéléra sa course sur une portion de route libre. Comme ils approchaient d’un carrefour, Strangman cria soudain quelque chose au grand César ; sans un regard, l’immense mulâtre se jeta de tout son poids sur le brancard du côté droit, et la charrette pivota avant de bondir sur un trottoir. Elle dévala encore cinquante mètres, tandis que les hommes emmêlaient leurs jambes les uns aux autres et tombaient sur le sol ; puis dans un grincement d’essieux métalliques et de bois, elle s’écrasa contre un mur et dégringola sur le côté.

Arraché à ses amarres, le trône fut projeté au milieu de la rue dans un petit banc de vase. Kerans était couché, le visage vers le sol, son choc contre le pavé adouci par la boue, libéré de la tête de l’alligator, mais toujours attaché à son siège. Deux ou trois membres de l’équipage étendus autour de lui, bras et jambes écartés, se relevèrent et une roue détachée de la charrette s’élança en l’air.

Saisi d’un rire irrépressible, Strangman donnait de grandes claques dans le dos du grand César et de l’Amiral, pendant que les autres marins discutaient entre eux avec excitation. Ils contemplèrent la charrette démolie puis se retournèrent pour regarder le trône renversé. Strangman avait majestueusement posé un pied dessus, balançant le dossier cassé. Il garda cette position assez longtemps pour convaincre sa suite que le pouvoir de Kerans était maintenant véritablement aboli, puis rengaina son pistolet à fusées et s’éloigna dans la rue en faisant signe aux autres de le suivre. Dans un concert de cris et de huées, la bande s’éloigna.

Attaché par les bras sous le trône renversé, Kerans agita ses membres douloureux. Sa tête et son épaule droite étaient à moitié enfoncées dans le banc de vase qui durcissait. Il remua ses poignets entre les liens relâchés, mais ils étaient encore trop serrés pour qu’il puisse libérer ses mains.

S’appuyant sur ses épaules, il essaya de tirer le trône avec ses bras, puis remarqua que l’accoudoir gauche s’était détaché de son support vertical. Il appuya lentement ses doigts engourdis contre l’accotoir et commença à faire passer les liens, boucle par boucle, par-dessus l’extrémité lacérée du support qui dépassait.

Lorsque sa main fut enfin libérée, il la laissa mollement tomber sur le sol puis massa ses lèvres et ses joues meurtries et frotta les muscles endoloris de sa poitrine et de son ventre. Il se tourna sur le côté et défit le nœud qui attachait son poignet droit à l’autre accoudoir, dans les brefs éclairs qui provenaient des fusées ; il détacha les lanières et acheva de se libérer.

Il demeura immobile pendant cinq minutes sous la masse sombre du trône, écoutant les voix lointaines qui s’éloignaient dans les rues derrière le navire-magasin. Les lumières disparurent progressivement et la rue devint une vallée silencieuse, les toits faiblement éclairés par les reflets phosphorescents des animalcules en train de mourir, qui étendaient une sorte de toile d’araignée argentée au-dessus des immeubles désertés et en faisaient le quartier mourant d’une vieille cité spectrale.

Il rampa sous le trône et se leva en vacillant, tituba sur le trottoir et s’appuya contre le mur, les tempes bourdonnant sous l’effort. Il appuya son visage contre la pierre fraîche, encore humide, examinant la rue dans laquelle Strangman et ses hommes avaient disparu.

Soudain, avant que ses yeux se ferment inconsciemment, il vit s’approcher deux silhouettes : l’une était familière avec son costume blanc, l’autre était grande, roulant des épaules, descendant rapidement la rue dans sa direction.

— Strangman… murmura Kerans.

Ses doigts s’agrippèrent à la pierre effritée, tandis qu’il s’enfonçait dans l’ombre qui recouvrait le mur. Les deux hommes étaient encore à une centaine de mètres de lui, mais il pouvait déjà voir les enjambées vives et décidées de Strangman, la démarche chaloupée du grand César qui le suivait. Alors qu’ils franchissaient un carrefour, un rai de lumière se refléta sur un objet, une lame d’acier qui se balançait dans la main du grand César.

Fouillant l’obscurité, Kerans glissa le long du mur et manqua de se couper les mains sur l’angle vif d’un morceau de glace d’une vitrine brisée. À quelques mètres de là s’ouvrait une large galerie qui traversait le pâté de maisons pour rejoindre une rue parallèle à cinquante mètres plus à l’ouest. Le sol y était recouvert par une couche de boue noire, épaisse de trente centimètres, et Kerans s’accroupit pour grimper les marches obscures ; il courut lentement dans le tunnel sombre, se dirigeant vers l’autre extrémité du passage, la boue étouffant le bruit de son pas claudicant.

Il attendit derrière un pilier à l’autre bout du tunnel, se calmant progressivement tandis que Strangman et le grand César atteignaient le trône. La machette dans la main du géant paraissait quelque chose d’encore plus dangereux qu’un rasoir. Strangman leva une main pour l’arrêter avant de toucher le trône ; il examina prudemment les rues et les murs percés de fenêtres, sa mince mâchoire blanche éclairée par le clair de lune. Puis il fit un geste brusque vers le grand César et redressa le trône d’un coup de pied.

Tandis que leurs jurons éclataient dans la nuit, Kerans s’arracha à son pilier et traversa rapidement la rue sur la pointe des pieds jusqu’à une ruelle étroite qui s’enfonçait dans le labyrinthe du quartier de l’université.

Une demi-heure plus tard, il arrivait tout en haut d’un immeuble de bureaux de quinze étages, élément du mur périphérique de la lagune. Un balcon étroit courait tout le long des bureaux jusqu’à un escalier de secours qui descendait dans la jungle des toits au-dessus de lui, pour être finalement absorbé par une gigantesque masse de boue qui n’avait pu s’écouler. Des petites flaques d’eau, condensation du brouillard de chaleur de l’après-midi, s’étendaient sur les sols en matière plastique ; Kerans s’étendit de tout son long et trempa son visage et sa bouche dans le liquide frais, massant doucement ses poignets blessés.

On ne le cherchait pas. Plutôt que d’avouer une défaite complète – seule interprétation que les marins auraient donné à la disparition de Kerans – Strangman avait décidé d’accepter sa fuite comme un fait accompli et de l’oublier, persuadé que Kerans allait filer vers les lagunes plus au sud. Tout au long de la nuit les équipes de pillage continuèrent à parcourir les rues, chaque succès étant signalé par des lancements de fusées et de feux de Bengale.

Kerans se reposa jusqu’à l’aurore, étendu dans une flaque d’eau qui le baignait à travers les lambeaux de sa veste de smoking qui pendaient toujours sur ses membres, le lavant de la puanteur des herbes marines. Une heure avant le lever du jour, il se remit sur ses pieds, retira sa veste et sa chemise qu’il enfouit à l’intérieur d’un trou dans le mur. Il dévissa une applique lumineuse en verre qui était encore intacte et s’en servit pour ramasser avec précaution l’eau de l’une des flaques du plancher. Il en avait plus d’un litre lorsque le soleil se leva à l’est de la lagune. Deux couloirs plus loin, il attrapa un petit lézard dans les toilettes et le tua avec une brique cassée. Utilisant un fragment de verre comme lentille, il alluma un feu d’amadou et fit griller les filets de viande filandreuse et sombre jusqu’à ce qu’ils fussent tendres. Les petites tranches prirent dans sa bouche meurtrie un goût délicieux de graisse chaude. Retrouvant ses forces, il retourna à l’étage supérieur et s’installa dans une minuscule pièce de service derrière la cage de l’ascenseur. Après avoir coincé la porte avec des morceaux rouillés de rampe de l’escalier, il s’installa dans un coin et attendit le soir.


Les derniers rayons de soleil s’évanouissaient au-dessus de l’eau lorsque Kerans fit avancer le radeau sous les frondes de fougères trempant dans l’eau autour de la lagune, le sang et le bronze cuivré du soleil de l’après-midi se transformant peu à peu en violets profonds et en indigo. Au-dessus de sa tête, le ciel était un immense entonnoir de saphir et de pourpre, des volutes fantastiques de nuages corail marquant la descente du soleil comme des traînées de vapeur baroques. Une houle lâche et huileuse troublait la surface de la lagune, l’eau se heurtant aux feuilles des fougères comme une cire translucide. Une centaine de mètres plus loin, elle venait frapper doucement les restes du débarcadère devant le Ritz, rejetant quelques morceaux de planches brisées. Toujours retenus par le réseau lâche de leurs amarres, les bidons de deux cent cinquante litres flottaient les uns à côté des autres comme une troupe d’alligators bossus. Par chance, les alligators que Strangman avait postés tout autour de la lagune étaient encore dans leurs filets à côté des immeubles, ou alors s’étaient dispersés dans les criques environnantes à la recherche de nourriture, tandis que les iguanes se cachaient en les voyant arriver.

Kerans s’arrêta avant de longer en pagayant le côté exposé à la vue du quai contigu au Ritz, guettant sur la rive et à la sortie de la crique une des sentinelles de Strangman. La concentration qu’il lui avait fallu pour construire le radeau avec deux bidons d’eau en fer galvanisé avait à peu près épuisé ses facultés intellectuelles, et il attendit prudemment avant de continuer. En s’approchant de la jetée, il vit que les amarres avaient été volontairement tailladées et le cadre de bois broyé par un lourd véhicule marin, probablement l’hydroglisseur que Strangman avait ancré dans la lagune centrale. Coinçant le radeau entre deux des bidons flottants, de façon qu’il flotte lui-même librement parmi les débris, Kerans se hissa jusqu’au balcon et entra dans l’hôtel en franchissant l’appui d’une fenêtre. Il monta rapidement l’escalier en suivant les traces des grandes empreintes de pas sur le tapis bleu moisi, qui descendait du toit.

L’appartement sur le toit avait été saccagé. Au moment où il ouvrit la porte extérieure en bois, les fragments d’un des panneaux de glace qui mettaient l’intérieur à l’abri de l’air ambiant, tomba sur le sol à ses pieds. Quelqu’un était allé de pièce en pièce, mû par un désir frénétique de violence, brisant systématiquement tout ce qui était en vue. Les meubles Louis XV avaient été mis en pièces, les pieds et les bras des fauteuils lancés sur une cloison intérieure en glace. Le tapis qui recouvrait le sol n’était plus qu’un enchevêtrement de longues bandes arrachées ; même la thibaude avait été mise en morceaux de telle façon que le plancher puisse être saccagé et démoli. Les pieds du bureau avaient été arrachés et le meuble brisé en deux, le cuir de crocodile déchiré aux deux bouts. Des livres étaient éparpillés par terre, beaucoup d’entre eux déchirés en deux. Une pluie de coups s’était abattue sur la cheminée, creusant d’énormes brèches dans ses côtés dorés ; d’énormes étoiles de verre fracassé crevaient le miroir comme le signe d’explosions.

Marchant au milieu des débris, Kerans s’avança un instant jusqu’à la terrasse ; le filet métallique de la moustiquaire avait été repoussé à l’extérieur jusqu’à ce qu’il éclate. Les transats dans lesquels il s’était étendu pendant tant de mois étaient maintenant tout juste bons à faire des allumettes.

Comme il s’y attendait le faux coffre-fort derrière le bureau avait été forcé et sa porte béait sur l’intérieur vide. Kerans entra dans la chambre ; un petit sourire apparut sur son visage quand il réalisa que les démolisseurs de Strangman n’avaient pas découvert le grand coffre derrière le miroir de la chambre, au-dessus du secrétaire. La boussole en cuivre qu’il avait inutilement volée à la base, était posée sur le sol, toujours pointée vers un sud talismanique, sous le petit miroir circulaire qu’il avait brisé et dont le dessin évoquait maintenant un magnifique flocon de neige. Kerans tourna le cadre rococo, fit pivoter la charnière et la recula, découvrant le cadran intact du coffre-fort.

L’obscurité tombait du ciel, emplissant l’appartement de longs pans d’ombre tandis que les doigts de Kerans couraient sur les boutons voltés. Avec un soupir de soulagement, il tira la porte en arrière, sortit rapidement le lourd colt 45 et sa boîte de cartouches. Il s’assit sur le lit démoli, fit sauter l’emballage de la boîte puis remplit le barillet, sentant au creux de sa main le poids de la lourde arme noire. Il vida le carton et remplit ses poches de balles ; puis il resserra sa ceinture et retourna dans le salon.

Tout en regardant la pièce, il réalisa que, par un curieux paradoxe, il n’en voulait pas à Strangman d’avoir saccagé l’appartement. Dans un sens sa destruction, et en même temps celle de tous ses souvenirs de la lagune, soulignaient quelque chose qu’il avait voulu ignorer pendant quelque temps et que l’arrivée de Strangman, avec tout ce qu’elle impliquait, l’avait bien forcé à accepter : la nécessité d’abandonner la lagune et de partir vers le sud. La période pendant laquelle il avait vécu là, n’était plus, et l’appartement étanche à l’air ambiant avec sa température et son degré d’humidification constant, ses réserves de carburant et de ravitaillement, n’était rien de plus qu’une forme recluse de son environnement préalable à laquelle il s’était cramponné comme un embryon peu disposé à quitter l’utérus maternel. L’éclatement de sa coquille, comme les doutes aigus qui l’avaient saisi quant à ses véritables motifs inconscients lorsqu’il avait été si près de se noyer dans le planétarium, était le tour d’écrou nécessaire pour l’obliger à agir, pour qu’il émerge de son soleil intérieur, archéopsychique, dans un jour plus lumineux. Maintenant, il lui fallait aller de l’avant. Le passé représenté par Riggs, aussi bien que le présent contenu à l’intérieur de l’appartement saccagé, n’offraient plus ni l’un ni l’autre une existence viable. Son engagement pour le futur, celui qu’il avait choisi et que tant de doutes et d’hésitations avaient retardé, était maintenant absolu.

Dans l’obscurité, la coque incurvée et brillante du navire-magasin se dressait comme le ventre de velours d’une baleine échouée. Kerans était accroupi dans l’ombre de l’aube arrière, son maigre corps bronzé se fondant dans l’arrière-plan. Il était caché dans l’espace étroit qui séparait deux pales, constituées chacune par une plaque métallique longue de cinq mètres et large d’un mètre cinquante, guettant à travers les maillons de la chaîne de transmission. Il était un peu moins de minuit et la dernière des équipes de pillage était en train de quitter la passerelle : les marins, la machette dans une main et une bouteille dans l’autre, s’éloignaient en titubant dans le square. Les pavés ronds étaient couverts de coussins et de tam-tams, d’ossements et de tisons éteints, tout cela jeté pêle-mêle sur le sol.

Kerans attendit que le dernier membre du groupe ait disparu dans une des rues ; il se dressa alors et vérifia que le colt était bien dans sa ceinture. Loin de là, de l’autre côté de la lagune, se trouvait l’appartement de Béatrice, les fenêtres plongées dans l’obscurité et la lumière en haut du pylône éteinte. Kerans avait envisagé de monter l’escalier jusqu’au dernier étage, mais au fond il était convaincu que Béatrice était demeurée à bord du navire-magasin, invitée forcée de Strangman.

Au-dessus de lui une silhouette s’appuya au bastingage, puis disparut. Une voix lointaine cria quelque chose, une autre répondit du pont. Le hublot de la coquerie s’ouvrit et un plein seau de déchets liquides fut jeté dans le square. Il y avait déjà une grande mare de déjection qui s’étendait sous le bateau, et qui remplirait bientôt la lagune ; le navire flotterait de nouveau sur la neige de ses propres excréments.

Rampant sous la chaîne de transmission, Kerans se redressa sur la pale inférieure et grimpa rapidement en s’aidant de ses mains sur cette sorte d’échelle radiale courbe. L’aube grinçait doucement, tournant de quelques centimètres sous son poids, tandis que la chaîne de transmission se tendait. Lorsqu’il eut atteint le haut, il passa sur le longeron d’acier qui supportait l’axe de l’aube. S’accrochant à un hauban tendu au-dessus de lui, il rampa doucement le long du longeron étroit puis se redressa et enjamba le bastingage pour se retrouver dans la petite cage d’une archipompe. Une échelle étroite menait en diagonale jusqu’à la passerelle d’observation. Kerans l’escalada silencieusement, s’arrêtant à chacun des deux ponts intermédiaires pour s’assurer qu’aucun des marins souffrant d’une bonne gueule de bois ne rêvait à la lune, accoudé à la lisse.

Dissimulé par une baleinière peinte en blanc, amarrée sur le pont, Kerans, bondissant d’un ventilateur à l’autre, atteignit un câble rouillé à quelques mètres de la table autour de laquelle Strangman les avait invités à dîner. La table avait été retirée, les divans et le sofa alignés sous le grand tableau qui était toujours appuyé aux cheminées.

Un bruit de voix retentit à nouveau au-dessous de lui et la passerelle craqua comme une nouvelle équipe descendait dans le square. Au loin, par-dessus les toits, une fusée de signalisation brilla quelques instants contre les corps de cheminées. Lorsque la lumière disparut Kerans se redressa et dépassa le tableau en se dirigeant vers l’écoutille qui se trouvait cachée derrière.

Il s’arrêta soudain, agrippant dans sa main la crosse du colt. À cinq ou six mètres de lui, du côté du pont où se trouvaient les cabines, l’extrémité rougeoyante d’un cigare de Manille brillait dans l’obscurité, apparemment détaché de toute forme humaine. En équilibre sur la pointe des pieds, aussi incapable d’avancer que de reculer, Kerans fouilla la pénombre autour de la lueur et finit par distinguer la silhouette blanche de la casquette de l’Amiral. Un instant plus tard, comme ce dernier tirait avec satisfaction sur son cigare, le rougeoiement se refléta dans ses yeux. Lorsque les hommes eurent traversé le square, l’Amiral se retourna et examina la passerelle d’observation. Par-dessus la rampe de bois du bastingage, Kerans pouvait voir la crosse d’un fusil négligemment posée au creux de son coude. Le cigare pivota dans un coin de sa bouche et un cône de fumée blanche se dispersa dans l’air comme une poussière d’argent. Pendant deux ou trois longues secondes, il regarda dans la direction de Kerans qui se profilait dans l’obscurité contre la masse de silhouettes du tableau ; mais il ne donna aucun signe d’attention, apparemment persuadé que Kerans faisait partie de l’ensemble. Puis il se dirigea doucement vers le poste d’équipage.

Avançant pas à pas avec prudence, Kerans atteignit l’extrémité du tableau et plongea dans l’ombre, derrière lui. Un halo de lumière provenant de l’écoutille s’étendait sur le pont. Accroupi, le colt serré dans sa main, il descendit les marches lentement jusqu’au pont désert où s’étaient trouvées les salles de jeu, guettant le moindre signe d’activité. Sur chaque seuil, il s’attendait à découvrir le canon dressé d’un fusil au milieu des rideaux. L’appartement de Strangman se trouvait directement derrière le pont, derrière une porte à panneaux dans un recoin du bar.

Il attendit près de la porte jusqu’à ce qu’un plateau métallique tombe par terre dans la cuisine. Il appuya sur la poignée, libéra le pêne de la porte et se glissa silencieusement dans la pénombre. Il s’arrêta quelques secondes derrière la porte, habituant son regard à la faible lumière qui parvenait dans l’antichambre au travers d’un rideau de perles dissimulé derrière un meuble à sa droite. Au centre de la pièce se trouvait une grande table sur laquelle était posée une carte déroulée, recouverte d’une plaque de verre. Ses pieds nus s’enfonçaient dans le tapis épais ; il passa de l’autre côté du meuble et regarda entre les perles.

La pièce, deux fois plus large, était le salon principal de Strangman, une pièce lambrissée avec des divans de cuir qui se faisaient face le long des murs latéraux, une grande mappemonde ancienne posée sur un piédestal de bronze sous une rangée de hublots. Trois lustres pendaient du plafond, mais l’un d’eux seulement était allumé au-dessus d’une chaise byzantine à haut dossier ; des vitraux recouvraient le mur opposé et la lumière du lustre se reflétait sur les bijoux qui débordaient de boîtes à munitions métalliques disposées en demi-cercles sur les tables basses.

La tête appuyée au dossier de la chaise, effleurant d’une main le mince pied d’un verre d’or posé sur une table d’acajou près de son coude, se trouvait Béatrice Dahl. Sa robe de brocart bleu était étalée autour. Telle comme la queue d’un paon, des perles et des saphirs qui avaient glissé de sa main gauche, brillant au milieu des plis comme des yeux électriques. Kerans hésita, regarda la porte opposée qui menait à la cabine de Strangman, puis écarta doucement le rideau de façon que les perles tintent faiblement.

Béatrice ne réagit pas, manifestement habituée à ce bruissement de verre. Les coffres à ses pieds étaient remplis d’une masse de bijoux démontés – des bracelets de diamants, des clips en or, des diadèmes et des chaînes de zircon, des colliers et des pendentifs en pierres du Rhin, d’énormes perles de culture montées en boucles d’oreilles, – débordant d’un coffre à l’autre et se répandant dans les plateaux posés sur le sol, comme des récipients destinés à recueillir une averse de vif-argent.

Pendant un instant Kerans pensa que Béatrice avait été droguée : son expression était vide et terne comme le masque d’un mannequin de cire, son regard perdu dans le vague. Mais elle bougea la main et porta machinalement le verre de vin à ses lèvres.

— Béatrice.

D’un mouvement brusque, elle renversa le vin sur les pans de sa robe, leva les yeux avec surprise. Repoussant les perles du rideau, Kerans entra rapidement dans la pièce et la saisit par le bras au moment où elle s’apprêtait à se lever de son siège.

— Attends, Béatrice, ne bouge pas encore ! (Il essaya d’ouvrir la porte qui se trouvait derrière le siège, constata qu’elle était fermée à clé.) Strangman et ses hommes sont partis poursuivre leur pillage dans les rues et je crois qu’il n’y a que l’Amiral sur le pont.

Béatrice appuya son visage contre l’épaule de Kerans, passant ses doigts sur les ecchymoses noires qui apparaissaient sur sa peau bronzée.

— Fais attention, Robert ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Strangman n’a pas voulu me laisser regarder.

Son soulagement et le plaisir qu’elle manifestait en voyant Kerans donnait la mesure de son inquiétude. Son regard fit le tour de la pièce avec anxiété.

— Chéri, laisse-moi ici et va-t’en. Je ne pense pas que Strangman me fera du mal.

Kerans secoua la tête et l’aida à se mettre debout. Il contempla la silhouette élégante de Béatrice, ses lèvres lisses et rouges et ses ongles laqués, presque ahuri de redécouvrir l’odeur entêtante de son parfum et le froufrou du brocart de sa robe. Après la violence et l’horreur des derniers jours, il se sentait dans la même situation que les explorateurs couverts de poussière qui se trouvaient devant la tombe de Néfertiti et tombaient sur le masque merveilleusement peint dans les profondeurs de la nécropole.

— Strangman est capable de tout, Béatrice ; il est fou. Ils ont agi comme des cinglés avec moi ; ils ont été fichtrement près de me tuer.

Béatrice ramassa la traîne de sa robe, chassant les bijoux qui s’accrochaient au tissu. Malgré l’amoncellement extravagant qui se trouvait devant elle, ses poignets et sa poitrine étaient nus ; elle ne portait qu’un de ses propres clips en or.

— Mais Robert, même si nous parvenons à filer…

— Tais-toi !

Kerans s’arrêta tout près du rideau, observant les rangées de perles qui se balançaient doucement ; il se détendit, essayant de se souvenir si un hublot était resté ouvert dans l’antichambre.

— J’ai construit un petit radeau grâce auquel nous devrions pouvoir nous éloigner. Plus tard, nous nous reposerons et nous en construirons un plus grand.

Il s’avança vers le rideau ; mais les rangées de perles s’écartèrent un petit peu, quelque chose se déplaça avec la vivacité d’un serpent, et une lame d’acier, tourbillonnant, longue d’un mètre fendit l’air et tournoya vers sa tête comme une immense faux. Clignant des yeux sous la douleur, Kerans bondit en sentant la lame effleurer son épaule droite et y dessiner une mince éraflure sur quelques centimètres avant d’aller s’enfoncer avec une vibration métallique dans le panneau de chêne derrière lui. Incapable de crier, Béatrice recula, les yeux agrandis par la terreur et heurta une des petites tables, renversant sur le sol un des coffres de bijoux.

Avant que Kerans puisse atteindre la jeune femme, le rideau fut repoussé par un bras énorme et une gigantesque silhouette bossue s’encadra dans la porte, la tête borgne baissée sous le linteau comme celle d’un taureau. La sueur coulait en rigoles de son énorme poitrine musclée, tachant son short vert. Il tenait dans la main droite une lame d’acier brillante, prête à s’enfoncer dans le ventre de Kerans.

L’esquivant à travers la pièce, Kerans serra le revolver dans sa main, tandis que l’œil cyclopéen de l’immense nègre le suivait. Il posa le pied sur le fermoir ouvert d’un collier et tomba en arrière sur le divan.

Comme il se redressait et s’appuyait contre le mur, le grand César se lança vers Kerans, brandissant son couteau qui décrivit un court arc de cercle comme l’extrémité d’une hélice. Béatrice cria, mais sa voix fut brusquement couverte par le grondement terrifiant du colt. Rejeté en arrière par le recul, Kerans s’assit sur le divan, et regarda le mulâtre s’écraser en se tordant sur le pas de la porte, tandis que le poignard tombait de sa main. Un étrange gargouillement sortit de sa gorge, et avec un effort dans lequel il mettait toute sa douleur et toute sa déception, il s’accrocha au rideau de perles qu’il arracha du linteau. Les muscles noueux de son torse se contractèrent pour la dernière fois. Serrant le rideau autour de lui, il tomba en avant sur le plancher, battant l’air de ses membres énormes, des milliers de perles roulant aux alentours.

— Béatrice ! Viens !

Kerans la saisit par le bras et l’entraîna par-dessus le corps prostré dans l’antichambre, sa main et son bras droits encore engourdis par le recul violent du colt. Ils passèrent le recoin et traversèrent en courant le bar désert. Au-dessus de leurs têtes, une voix cria quelque chose ; des pas résonnèrent sur le pont, se dirigeant vers le bastingage.

Kerans s’arrêta, regarda les plis volumineux de la robe de Béatrice et abandonna son plan ; il avait eu l’intention de s’enfuir par le même chemin qu’il avait pris pour venir, en passant par l’aube arrière.

— Il va falloir franchir la passerelle. (Il désigna du doigt l’accès au bastingage tribord qui n’était pas gardé, tandis que les cupidons du night-club posaient leurs lèvres de rubis sur les flûtes et dansaient de chaque côté de l’escalier). Nous serons peut-être un peu visibles, mais il n’y a pas d’autre solution.

Ils étaient à peu près à mi-chemin de la passerelle lorsque celle-ci commença à se balancer sur ses bossoirs et ils entendirent l’Amiral leur glapir quelque chose du pont ; quelques secondes… un fusil de chasse claqua et les plombs s’enfoncèrent dans le toit en bardeau au-dessus de leurs têtes. Kerans baissa celle-ci rapidement : il pouvait voir, au bout de la passerelle amarrée au pont, le long canon du fusil de chasse, juste au-dessus d’eux, que l’Amiral ajusta.

Kerans sauta dans le square, saisit Béatrice par la taille et la renversa par terre. Ils rampèrent jusque sous la coque du navire-magasin, puis se précipitèrent à travers le square vers la rue la plus proche.

Ils étaient à mi-chemin lorsque Kerans regarda par dessus son épaule et aperçut un groupe des hommes de Strangman de l’autre côté du square. Ils échangeaient des cris avec l’Amiral et virent Kerans et Béatrice une centaine de mètres plus loin.

Kerans se mit à courir, le revolver toujours serré dans sa main, mais Béatrice le retint.

— Non, Robert ! Regarde !

En face d’eux, avançant au coude à coude et occupant toute la largeur de la rue, se trouvait un autre groupe, un homme vêtu de blanc au centre. Il avançait tranquillement, un pouce négligemment passé dans sa ceinture, faisant signe à ses hommes de l’autre et touchant presque des doigts l’extrémité de la machette que brandissait son voisin.

Changeant de direction, Kerans entraîna Béatrice en diagonale à travers le square, mais le premier groupe s’était déployé et leur coupait le passage. Une fusée fut lancée du pont du bateau et inonda le square de sa lumière rose.

Béatrice s’arrêta, hors d’haleine, serrant inutilement dans sa main le talon cassé de sa sandale dorée. Elle regarda avec hésitation les hommes qui s’approchaient d’eux.

— Chéri… Robert… Et le bateau ? Essaye d’y retourner !

Kerans la saisit par le bras et ils reculèrent dans l’ombre sous l’aube avant, dont les pales les mettaient à l’abri du fusil braqué sur eux depuis le pont du bateau. L’effort qu’il avait dû fournir pour grimper à bord du navire puis pour courir à travers le square, avait épuisé Kerans, et ses poumons se contractaient en spasmes douloureux, de telle sorte qu’il pouvait à peine tenir le revolver.

— Kerans…

La voix froide et ironique de Strangman s’éleva dans le square. Il avança d’une démarche tranquille à la portée du colt, mais soigneusement couvert par les hommes qui l’encadraient. Ils avaient tous des machettes ou des coupe-coupe, leurs visages étaient affables et détendus.

— C’est la fin, Kerans… La fin !

Strangman s’arrêta à quelques mètres de Kerans, ses lèvres sardoniques se tordant en un petit sourire, l’examinant avec une pitié presque amicale.

— Désolé, Kerans, mais vous nous avez plutôt gênés. Jetez votre arme, sinon nous tuerons aussi la fille Dahl. (Il attendit quelques secondes avant d’ajouter.) Je suis sincère, vous savez.

Kerans retrouva sa voix.

— Strangman…

— Non, Kerans ; le moment est mal choisi pour une discussion métaphysique. (Une note de mécontentement était apparue dans sa voix comme s’il était en train de discuter avec un enfant revêche.) Croyez-moi, ce n’est pas le moment de prier, ce n’est plus le moment de rien. Je vous ai dit de jeter votre arme. Ensuite, vous vous avancerez. Mes hommes pensent que vous avez enlevé Miss Dahl, ils ne la toucheront pas. Allons, Kerans, nous ne voulons pas que quelque chose arrive à Béatrice, n’est-ce pas ? ajouta-t-il avec une nuance de menace. Pensez au beau masque que son visage pourrait faire. (Il étouffa un éclat de rire de folie.) Bien mieux que ce vieil alligator dont vous étiez coiffé !

La gorge serrée, Kerans se retourna et tendit le revolver à Béatrice serrant les petites mains de la jeune femme autour de la crosse. Avant que leurs regards ne se croisent, il détourna les yeux, respirant pour la dernière fois le parfum musqué de ses seins, puis il commença à s’avancer dans le square comme l’avait commandé Strangman. Ce dernier l’observa avec un rictus diabolique puis bondit soudain, donnant aux autres le signal de l’assaut.

Les longues lames fendant l’air derrière lui, Kerans fit demi-tour, courut autour de l’aube, essayant d’atteindre la zone arrière du bateau. Mais ses pieds glissèrent dans une des mares fétides, et avant de pouvoir rattraper son équilibre, il tomba lourdement. Il rampa sur les genoux, un bras dressé désespérément dans un dernier effort pour parer le cercle des machettes dressées. Il sentit soudain quelque chose le saisir par derrière et le tirer violemment, lui faisant perdre l’équilibre.

Il se retrouva debout sur les pavés humides et entendit Strangman pousser un cri de surprise. Un groupe d’hommes en uniforme, le fusil à la hanche, sortaient rapidement de l’ombre derrière le navire-magasin où ils s’étaient cachés. À leur tête, se trouvait la silhouette soignée et alerte du colonel Riggs. Deux soldats portaient une mitrailleuse légère, un troisième deux caisses de bandes de munitions. Ils installèrent rapidement l’arme sur un trépied, quelques mètres devant Kerans, pointant le canon entouré de son refroidisseur à air perforé vers la masse confuse qui reculait devant eux. Les autres soldats se déployèrent en un large demi-cercle, reculant les plus lents des hommes de Strangman avec leurs baïonnettes.

La plupart des membres de l’équipage reculaient d’un pas incertain en un troupeau confus vers le square, pourtant deux d’entre eux tenant toujours leur coupe-coupe, tentèrent de s’ouvrir un chemin dans le cordon des soldats. Une courte rafale éclata immédiatement au-dessus de leurs têtes et ils laissèrent tomber leur poignard avant de rejoindre silencieusement les autres.

— Okay, Strangman, ça ira très bien comme cela.

Riggs tapota de son stick la poitrine de l’Amiral et le força à reculer.

Complètement déconcerté par tout ceci, Strangman, bouche bée, regardait les soldats grouiller autour de lui. Il fouilla du regard le navire-magasin, comme s’il s’attendait à ce qu’un canon de gros calibre soit roulé sur le pont et retourne la situation. Au lieu de cela, deux soldats casqués apparurent derrière le bastingage avec un projecteur rotatif et balayèrent le square de son faisceau.

Kerans sentit quelqu’un le saisir par le coude. Il regarda le visage au nez crochu plein de sollicitude du sergent Macready qui portait une mitraillette au creux de son bras. Il faillit d’abord ne pas le reconnaître et ce ne fut qu’au prix d’un effort qu’il parvint à identifier les traits aquilins, comme s’il s’agissait d’un visage qu’il n’avait pas vu depuis une vie entière.

— Tout va bien, Sir ? demanda doucement Macready. Désolé d’avoir dû vous bousculer comme cela ! J’ai l’impression qu’il s’est passé de drôles de choses par ici !

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