Plus tard, dans la nuit, alors qu’il dormait sur sa couchette à la station d’essais, alors que les eaux noires de la lagune envahissaient la cité inondée, Kerans fit le premier cauchemar : il était sorti de sa cabine et se promenait sur le pont, contemplant par-dessus le bastingage le disque à la fois sombre et scintillant de la lagune. D’épais volutes de fumée opaque tourbillonnaient dans le ciel à trois mètres environ au-dessus de lui, à travers lesquels il pouvait à peine distinguer les contours d’un gigantesque soleil qui luisait faiblement. On l’entendait gronder dans le lointain et il semblait battre comme un cœur, dardant de tristes lueurs rougeoyantes sur la lagune, éclairant par intermittence les longues falaises de calcaire qui avaient remplacé la rangée d’immeubles à façades blanches.
La profonde vasque remplie d’eau reflétait ces lueurs vacillantes et brillait dans un brouillard diffus et opalescent, lumière réfractée en myriades d’animalcules phosphorescents, rassemblés en bandes serrées comme une succession de cercles lumineux engloutis. Dans les intervalles on voyait l’eau épaissie par des milliers de serpents et d’anguilles entrelacés, qui se tordaient frénétiquement, enchevêtrés, lacérant la surface de l’eau.
Comme l’énorme soleil se rapprochait avec un roulement de tambour, jusqu’à remplir le ciel lui-même, la végétation épaisse qui bordait les falaises de calcaire se renversa brusquement en arrière, découvrant ainsi les gueules, noires et grises comme la pierre, de volumineux lézards sortis du trias. Ils avancèrent en se dandinant vers le bord des falaises et se mirent à rugir en chœur devant le soleil, et le bruit s’élevait progressivement jusqu’à se confondre avec les grondements volcaniques de l’astre flamboyant. Le battement vibrait en lui à l’unisson de son propre pouls et Kerans, subjugué par la puissante attraction magnétique de ces reptiles hurlants, pénétra dans le lac dont les eaux semblaient être devenues une extension de ses propres vaisseaux sanguins. Comme le martèlement sinistre s’intensifiait, il prit conscience des barrières qui séparaient ses propres cellules de cette matière liquide et s’éloigna à la nage, déployant ses membres dans un clapotis d’eau noire.
Il s’éveilla dans sa cabine, boîte métallique dans laquelle il suffoquait, avec l’impression que sa tête éclatait comme une courgette trop mûre, trop épuisé pour ouvrir les yeux. Assis sur son lit, il s’aspergea le visage avec l’eau tiède du broc. Il avait encore devant les yeux le disque flamboyant du soleil fantôme et entendait encore ses terrifiantes pulsations. Il se mit à mesurer leur fréquence et constata qu’elles coïncidaient avec ses propres pulsations, mais par quelque sacrilège les sons étaient amplifiés et restaient au niveau du seuil auditif, se répercutant confusément sur les murs et le plafond métalliques comme le murmure étouffé de quelque courant pélagique qui se heurte aux parois d’un sous-marin.
Il lui sembla que ce bruit le poursuivait pendant qu’il ouvrait la porte de la cabine et longeait le corridor pour se rendre à la cantine. Il était à peine plus de six heures et la station d’essais semblait vibrer d’un silence profond et confus, tandis que les premières lueurs d’une aube trompeuse illuminaient les bancs poussiéreux et les cageots empilés sous les impostes du couloir. Kerans s’arrêta plusieurs fois, se secoua pour tenter de chasser les échos qui continuaient à tinter à ses oreilles, il se demandait avec inquiétude quels étaient ses nouveaux poursuivants. Son inconscient était en train de devenir rapidement une sorte de panthéon où ses phobies tutélaires et ses obsessions étaient soigneusement alignées, planant dans son psychisme déjà surchargé comme deux médiums égarés. Tôt ou tard, les prototypes eux-mêmes commenceraient à s’énerver, puis à se bagarrer, anima contre persona, ego contre id…
Il se souvint alors que Béatrice Dahl avait eu le même rêve et se ressaisit. Il monta sur le pont et regarda le faîte éloigné du bloc d’appartements se dresser au-dessus de l’eau paresseuse, fit un effort pour savoir si oui ou non il allait prendre une des embarcations amarrées à la jetée et se rendre chez elle. Sachant à présent ce qu’était l’un de ses rêves, il réalisait à quel point elle avait fait preuve de courage et self-contrôle, en rejetant toute marque de sympathie.
Et pourtant, Kerans se rendait compte que, sans savoir pourquoi, il s’était toujours refusé à lui accorder réellement un peu de cette sympathie. Il évitait au maximum de la questionner sur ses cauchemars et ne lui avait jamais offert de la soigner ou de lui donner un sédatif. Il n’avait pas non plus essayé de renchérir lorsque Riggs et Bodkin faisaient allusion à ces rêves et leurs dangers, presque comme s’il avait su qu’il les partagerait bientôt et qu’il les accepterait, parce qu’ils faisaient partie de son destin, comme l’image de sa propre mort que chacun porte au plus profond de soi-même. Logiquement – qu’y a-t-il en effet de plus sombre que des pronostics sur la vie ? – chacun peut dire à un ami, chaque matin : « Je suis désolé, car la mort vous guette » comme s’il s’adressait à quelque malade incurable ; le fait que tout le monde manque à cette marque élémentaire de sympathie n’est-il pas l’exemple même de cette répugnance à parler des rêves ?…
Lorsque Kerans entra dans la cantine, il trouva Bodkin attablé, en train de boire tranquillement le café qui réchauffait dans une grande casserole bosselée sur le réchaud. Il observa discrètement Kerans de son regard vif et pénétrant, tandis que celui-ci, s’étant lui-même affalé dans un fauteuil, se massait lentement le front d’une main fébrile.
— Ainsi, vous faites maintenant partie de ceux qui ont les rêves, Robert. Vous avez vu le Fata Morgana[11] de la dernière lagune ! Vous semblez fatigué. Était-ce un rêve sérieux ?
Kerans parvint à émettre un rire sinistre.
— Essayez-vous de me faire peur, Alan ? Je ne peux encore le savoir, mais il m’a semblé suffisamment sérieux. Mon Dieu, je n’aurais pas dû passer la nuit ici. Au Ritz, on n’a pas de cauchemars ! (Il sirota pensivement son café bouillant). C’est donc de cela que Riggs parlait… Combien d’hommes ont ces rêves, dans l’équipe ?
— Riggs lui-même n’en a pas, mais la moitié des autres au moins en ont, y compris Béatrice Dahl, bien entendu. J’en ai moi-même depuis trois bons mois. À la base, ce sont les mêmes rêves périodiques, dans tous les cas. (Bodkin parlait d’une voix basse et posée, un ton en dessous de son débit habituellement brusque, comme si Kerans faisait maintenant partie d’un groupe secret très fermé). Vous avez tenu le coup longtemps, Robert, et c’est bel et bien un hommage à rendre au système de filtrage de votre subconscient. Nous commencions tous à nous demander quand vous y viendriez ! dit-il en souriant… Au figuré, bien sûr ! Je n’ai jamais discuté des rêves avec personne, excepté Hardman ; en parlant de ça, on peut dire que les rêves ont fini par l’avoir, le pauvre type ! Comme s’il voulait donner une explication supplémentaire, il ajouta : Comprenez-vous maintenant l’égalité avec les pulsations du soleil ? Le disque sur l’appareil chez Hardman était un enregistrement de ses propres pulsations, qu’on a amplifiées dans le but de provoquer une crise à un moment ou à un autre. Il ne faut pas imaginer que je l’expédiais dans cette jungle délibérément !
Kerans hocha la tête et se mit à contempler par la fenêtre la masse arrondie de la base flottante amarrée à la rive. Tout en haut, sur le pont supérieur, le sergent Daley, copilote de l’hélicoptère, se tenait debout à la balustrade, immobile, en train de contempler l’eau plus fraîche à l’aube. Lui aussi peut-être venait de sortir de ce rêve commun et se remplissait les yeux du spectre vert olive de la lagune, dans le but désespéré d’effacer l’image brûlante du soleil triasique. Kerans baissa le regard sur les ombres noires qui s’allongeaient sous la table et il lui sembla voir encore le faible miroitement des mares phosphorescentes. Il avait le grondement éloigné du soleil dans les oreilles, qui résonnait sur ces eaux encaissées. Puis, au fur et à mesure qu’il se remettait de ses premières frayeurs, il se rendit compte qu’il y avait quelque chose d’apaisant dans ces bruits, de rassurant presque, d’encourageant, comme les propres battements de son cœur. Mais c’était les reptiles géants qui l’avaient terrifié.
Il évoqua les iguanes hurlants qui s’élançaient sur les marches du musée. La distinction entre les contenus latents et les contenus manifestes d’un rêve n’avait plus cours, exactement de la même façon que la cloison entre le réel et le supra-réel du monde extérieur n’existait plus. Les fantômes se glissaient insensiblement du cauchemar dans la réalité. Inversement, on ne pouvait plus maintenant distinguer les paysages terrestres des paysages imaginaires, et ça s’était passé comme cela à Hiroshima, à Auschwitz, sur le Golgotha et à Gomorrhe…
Il demeurait cependant sceptique sur la thérapeutique de Bodkin et le lui dit :
— Vous feriez mieux de me prêter le truc à réveille-matin de Hardman, Alan. Ou mieux encore : rappelez-moi de prendre un phénobarbital ce soir !
— Ne faites pas ça ! le prévint fermement Bodkin. En tout cas, pas maintenant, si vous voulez que le dédoublement du choc se produise. C’est ce qui vous reste de contrôle conscient qui vous fera tenir le coup, et seulement cela. (Il boutonna sa veste de toile sur sa poitrine nue). Ce rêve n’était pas encore le vrai, Robert, mais un très vieux souvenir organique qui remonte à des millions d’années…
Il désigna du doigt les contours du soleil qui s’élevait à travers les massifs de gymnospermes, puis continua :
— Les mécanismes de libération innés qui se sont déposés dans votre cytoplasme il y a des millions d’années se sont réveillés. L’expansion du soleil et la hausse de la température vous ramènent au niveau des réflexes de la moelle épinière, dans les océans eux-mêmes profondément engloutis sous les couches les plus reculées de votre inconscient, dans la zone totalement nouvelle de votre psychisme neuronique. C’est la transmission au niveau des vertèbres lombaires, un rappel entièrement biophysique. Nous nous rappelons, dans le vrai sens du terme, ces étangs et ces lagunes. Au bout de quelques nuits, vous ne serez plus effrayé par ces rêves, malgré leur apparente horreur. Voilà en fait les raisons pour lesquelles Riggs a reçu des ordres de départ…
— Et le pélycosaure ? demanda Kerans.
Bodkin hocha la tête.
— La plaisanterie nous est retombée dessus. Notre rapport n’était pas le premier à parvenir au Camp Byrd, et c’est pourquoi on ne nous a pas pris au sérieux !
Un bruit de pas alertes se fit entendre sur le capot au-dessus d’eux et le long du pont métallique. Le colonel Riggs poussa les deux battants de la porte va-et-vient, frais et dispos après sa toilette et son petit déjeuner.
Il agita aimablement son stick dans leur direction, tout en toisant les deux tasses qui traînaient sur la table et ses deux subalternes en train de se reposer.
— Diable, quelle porcherie ! Bonjour, vous deux ! Une journée chargée vous attend ; aussi, je vous conseille de retirer vos coudes de la table ! J’ai fixé le moment du départ à douze heures demain, et le dernier embarquement aura lieu à dix heures. Je ne veux pas consommer plus d’essence qu’il n’en faut ; larguez donc tout ce que vous pouvez par-dessus bord… Comment allez-vous, Robert ?
— Parfaitement bien, répondit tranquillement Kerans en se levant.
— Content de vous l’entendre dire. Vous avez l’air un peu vaseux. Bon, eh bien, c’est parfait… Si vous avez besoin du canot pour évacuer le Ritz…
Kerans écouta machinalement, le regard fixé sur le soleil qui s’élevait dans toute sa magnificence derrière la silhouette gesticulante du colonel. Le simple fait que Riggs n’ait pas subi ce rêve, qu’il n’ait pas ressenti son immense pouvoir hallucinant, les séparait maintenant tout à fait. Il continuait à obéir à la raison et à la logique, s’affairant dans son monde diminué, sans importance, muni de ses petites parcelles d’instructions, comme une abeille ouvrière sur le point de rejoindre sa ruche. Au bout de quelques minutes, il n’entendait absolument plus ce que disait le colonel, mais écoutait le martèlement profond de son subconscient retentir à ses oreilles, les yeux mi-clos, de façon à voir la surface du lac scintiller par-dessus le sombre revêtement de la table.
En face de lui, les mains croisées sur son nombril, Bodkin semblait être dans la même situation. Combien de fois, en fait, durant leurs récentes conversations, n’avait-il pas été à des kilomètres de distance ?
Lorsque Riggs quitta la pièce, Kerans le suivit jusqu’à la porte.
— Ne vous en faites pas, Colonel. Tout sera prêt à temps. Merci d’être venu.
Le canot s’embarquait sur la lagune quand il revint s’asseoir. Pendant quelques instants les deux hommes se regardèrent fixement par-dessus la table ; les insectes allaient se cogner contre le treillis et le soleil montait dans le ciel. Finalement, Kerans prit la parole.
— Alan, je ne suis pas sûr de partir.
Bodkin ne répondit pas et sortit ses cigarettes de sa poche. Il en alluma une avec soin, puis s’adossa pour la fumer tranquillement.
— Savez-vous où nous sommes ? demanda-t-il après une pause. Connaissez-vous le nom de cette ville ?
Comme Kerans secouait négativement la tête, il ajouta :
— On s’accorde à dire qu’il s’agit, pour une partie, de Londres. Ce n’est pas vraiment important. Cependant, ce l’est assez pour moi : c’est ici que je suis né. Hier, je me suis baladé sur l’ancien quartier universitaire, en suivant un tas de petits ruisseaux, et je suis, figurez-vous, tombé sur le laboratoire où mon père était professeur… Nous sommes partis d’ici lorsque j’avais six ans, mais je me souviens d’une chose : un jour, on m’avait emmené pour le voir. À quelques centaines de mètres de là, il y avait un planétarium où j’avais une fois assisté à une représentation – ça se passait avant qu’on ait réinstallé l’appareil de projection. Le grand dôme est toujours là, à cinq ou six mètres sous l’eau. On dirait une énorme coquille envahie par le varech, sortie tout droit d’un conte de fées. The Water babies. En regardant ce dôme en dessous de moi, j’ai senti bizarrement que mon enfance me revenait brusquement. À dire vrai, je l’avais plus ou moins oubliée – à mon âge, on n’a que des souvenirs au second degré… Après avoir quitté cet endroit, nous avons mené une existence parfaitement nomade, et, d’une certaine façon, c’est seulement dans cette ville que j’ai connu un foyer…
Il s’interrompit brutalement, les traits soudain tendus.
— Venez, conclut Kerans d’une voix égale.