Bientôt, il ferait trop chaud.
Il était un peu plus de huit heures ; du balcon de l’hôtel, Kerans observait le soleil se lever derrière les bosquets touffus de gymnospermes géants qui envahissaient les toits des grands magasins abandonnés à quelque quatre cents mètres de là, sur la rive est de la lagune. On ressentait pleinement l’implacable ardeur du soleil, même à travers la masse vert olive des frondes. Les durs rayons réfractés qui frappaient ses épaules et sa poitrine nues faisaient perler les premières gouttes de sueur et il mit une paire d’épaisses lunettes de soleil pour se protéger les yeux. Le disque solaire ne formait plus une sphère aussi nette, mais une grande ellipse étalée qui, à l’orient, se déployait sur l’horizon, comme une boule de feu colossale ; son reflet dans la lagune transformait la surface de plomb éteint en une carapace de cuivre éblouissant.
Dans moins de quatre heures, vers midi, l’eau semblerait brûler.
D’habitude, Kerans se levait à cinq heures et arrivait à la station d’essais biologiques assez tôt pour travailler au moins quatre à cinq heures avant que la chaleur ne devienne insupportable. Mais ce matin-là il se sentait peu disposé à quitter son appartement, havre frais entouré d’un rideau d’air. Il était resté deux heures pour prendre son petit déjeuner et avait ensuite achevé un article de six pages dans son journal de bord, retardant délibérément son départ jusqu’à ce que le colonel Riggs passe à l’hôtel à bord de son bateau de patrouille ; il savait qu’alors il serait trop tard pour se rendre à la station. Le colonel était toujours avide d’une heure de conversation, surtout soutenue par quelques apéritifs et il ne partirait pas avant au moins onze heures et demie, uniquement soucieux du déjeuner qui l’attendait à la base.
Mais, pour une raison quelconque, Riggs avait-il été retardé ? Il avait sans doute passé plus de temps que d’habitude à inspecter les lagunes adjacentes, ou alors il devait attendre l’arrivée de Kerans à la station d’essais. Celui-ci se demanda un moment s’il n’essaierait pas de le joindre par le poste émetteur que l’unité de transmission avait installé dans le salon ; mais le meuble disparaissait sous une pile de livres et la batterie était à plat. Le caporal responsable de la station de radio de la base s’était plaint à Riggs parce que sa joyeuse émission matinale de vieilles chansons populaires entrecoupées de nouvelles locales – deux iguanes avaient attaqué l’hélicoptère la nuit précédente ; les tout derniers relevés des niveaux de température et d’humidité – avait été brusquement interrompue en plein milieu de la première partie. Mais Riggs se rendait compte que Kerans essayait inconsciemment de couper ses liens avec la base : le soin avec lequel il avait, par exemple, caché le poste émetteur sous une pile de livres contrastait trop manifestement avec l’ordre, par ailleurs méticuleux, de Kerans ; il acceptait, tolérant, ce besoin d’isolement.
Accoudé au garde-fou du balcon, ses épaules minces et anguleuses et son profil étique se reflétant dix étages plus bas dans l’eau étale, Kerans contemplait une de ces innombrables tempêtes thermiques crever sur un massif de prèles au bord du ruisseau qui débouchait de la lagune. Emprisonnées par les immeubles environnants et les assises renversées à trente mètres au-dessus de l’eau, les poches d’air allaient s’échauffer rapidement, puis exploser en s’élevant, comme un lâcher de ballons, en laissant brusquement derrière elles un vacuum détonant. En quelques secondes, les nuages de vapeur suspendus au-dessus du ruisseau se dissipèrent et une furieuse tornade en miniature fouetta les plantes hautes de vingt mètres, les culbutant comme des allumettes. Puis la tempête s’apaisa aussi subitement et les colonnes des grands troncs s’affaissèrent dans l’eau, les uns sur les autres, désormais semblables à de paresseux alligators.
Après une réflexion, Kerans se dit qu’il avait été prudent de rester à l’hôtel – les tempêtes étaient de plus en plus fréquentes à mesure que la température s’élevait. Mais son vrai motif, et il le savait, c’est qu’il considérait qu’il ne restait maintenant plus grand-chose à faire. La cartographie biologique n’était plus qu’un jeu sans rime ni raison : la flore nouvelle suivait exactement dans les grandes lignes les prévisions faites il y avait vingt ans et il était sûr que personne au Camp Byrd dans les Greenland du Nord ne se donnait plus la peine de classer ses rapports ; il restait le seul à les lire.
En réalité, l’assistant de Kerans à la station d’essais, le vieux docteur Bodkin, s’était amusé à préparer une prétendue description faite par un témoin oculaire, un des sergents du colonel Riggs, selon laquelle celui-ci aurait vu un grand lézard ailé, à l’arête dorsale gigantesque, rôder dans une des lagunes, semblable en tout point à un pélycosaure, reptile pennsylvanien des premiers âges. Si le rapport – qui proclamait un retour important à l’ère des grands reptiles – avait été pris à la lettre, une armée d’écologistes leur serait immédiatement tombé sur le dos, escortée d’une unité munie d’un armement tactique atomique, avec ordre de filer vers le sud à une vitesse régulière de vingt nœuds à l’heure ! Mais en dehors des signaux de reconnaissance habituels, il n’avait été question de rien de tout cela. Les spécialistes du Camp Byrd étaient sans doute trop fatigués, même pour faire une bonne blague.
À la fin du mois, le colonel Riggs et sa petite unité de maintien auraient terminé leur étude de la ville – s’agissait-il de Berlin, de Paris ou de Londres ? se demanda Kerans – et feraient cap vers le nord, remorquant derrière eux la station d’essais. Kerans pouvait difficilement s’imaginer qu’il allait un jour quitter cet appartement en terrasse où il avait vécu pendant les six derniers mois. Le Ritz, il en convenait volontiers, méritait amplement sa réputation. La salle de bains, par exemple, avec ses lavabos de marbre noir et ses robinets plaqué or, faisait penser à la chapelle latérale d’une cathédrale. L’idée qu’il était sans doute le dernier client de cet hôtel lui donnait une curieuse satisfaction ; il se rendait compte qu’il identifiait cette phase à la dernière de son existence. Cette odyssée vers le nord, en passant par les cités englouties du sud se terminerait bientôt par le retour au Camp Byrd et à ses disciplines tonifiantes. De la même façon, ce coucher de soleil qui avait l’air d’un adieu semblait retracer la longue et merveilleuse histoire de l’hôtel.
Il avait réquisitionné le Ritz dès le lendemain de leur arrivée, impatient de quitter l’étroite cabine entourée des installations de laboratoire de la station d’essais pour les immenses salles de réception à plafond élevé de l’hôtel abandonné. Le somptueux mobilier, les brocarts, les statues d’art moderne en bronze dans les niches des couloirs, tout cela représentait pour lui le décor naturel de sa vie ; il savourait cette subtile atmosphère de mélancolie qui enveloppait les derniers vestiges d’un niveau de civilisation qui avait maintenant pratiquement disparu. Beaucoup d’immeubles aux alentours de la lagune avaient glissé et s’étaient écroulés dans la vase depuis longtemps, révélant par là, la mauvaise qualité de leur construction ; le Ritz, lui, se dressait, superbement isolé, sur la rive ouest et les abondantes moisissures bleues qui poussaient sur les tapis des sombres couloirs ajoutaient encore à sa dignité du XIXe siècle.
L’appartement, autrefois destiné à un financier milanais, avait été somptueusement meublé et équipé. Les parois isolantes contre la chaleur étaient encore parfaitement hermétiques, malgré les six premiers étages immergés et les murs qui commençaient à se craqueler ; l’installation d’air conditionné à deux cent cinquante ampères n’avait jamais cessé de fonctionner. Bien que l’appartement fût inoccupé depuis dix ans, il y avait peu de poussière sur les cheminées et les consoles dorées. Le triptyque de photographie posé sur le bureau recouvert de peau de crocodile – le financier et sa famille resplendissante et repue, le financier et son immeuble de bureaux à cinquante étages, plus resplendissant encore – était à peine abîmé. Fort heureusement pour Kerans, son prédécesseur était parti dans la précipitation et placards et garde-robes regorgeaient de trésors : raquettes de jeu de balle au mur à manches d’ivoire, robes de chambre imprimées à la main… et le bar contenait une bonne réserve de ce qu’on pouvait appeler maintenant de vieux cognac et whisky.
Un moustique anophèle géant, aussi gros qu’une libellule, traversa l’air, frôla le visage de Kerans et plongea en direction de la jetée flottante où était amarré son catamaran. Le soleil se cachait toujours derrière la végétation sur la rive est de la lagune, mais en augmentant, la chaleur avait fait sortir de leurs repaires cachés dans la mousse qui couvrait les murs de l’hôtel, d’énormes insectes furieux. Kerans n’avait aucune envie de quitter le balcon pour se retrancher derrière la porte de treillis. Dans la lumière matinale, une beauté étrange et lugubre s’étendait sur la lagune : les sombres frondes vert foncé des gymnospermes resurgies de l’époque du Trias et les immeubles blancs du xx® siècle, à demi submergés… tout cela se reflétait dans le profond miroir de l’eau, deux mondes entremêlés apparemment suspendus à quelque embranchement dans le temps. L’illusion se rompit quelques secondes : à une centaine de mètres de là, une araignée géante surgit, fendant la surface huileuse.
Quelque part dans le lointain, du côté de la masse engloutie d’un grand monument gothique, à plusieurs centaines de mètres au sud, on entendit tousser et pomper un moteur diesel. Kerans quitta le balcon, refermant derrière lui la porte de treillis et passa dans la salle de bains pour se raser. L’eau ne coulait plus des robinets depuis longtemps, mais Kerans gardait dans la baignoire un réservoir d’eau soigneusement purifiée par un alambic de fortune installé sur le toit et amenée par un tuyau qui passait par la fenêtre.
Bien qu’il n’ait que quarante ans, la barbe de Kerans avait blanchi sous l’effet radioactif du fluor contenu dans l’eau. Pourtant, ses cheveux décolorés coupés en brossé et son hâle couleur d’ambre foncé le rajeunissaient d’au moins dix ans. Un manque d’appétit chronique et l’effet d’une nouvelle malaria avaient resserré la peau sèche et tannée sous les pommettes, faisant ressortir ses traits d’ascète. Il examina sa physionomie d’un œil critique en se rasant, tâta les méplats rétrécis de son visage, massant les muscles qui, en changeant, avaient lentement transformé ses traits et relevé une personnalité qui couvait en lui depuis sa vie d’adulte. De son regard bleu clair, il se scruta avec un détachement ironique ; malgré son air renfermé, il semblait maintenant plus reposé, plus équilibré qu’il ne se souvenait l’avoir jamais été. Ce léger retranchement conscient derrière un monde qui lui était propre, avec ses rites et ses observances intimes, était révolu. S’il se tenait à l’écart de Riggs et de ses hommes, c’était simplement plus par commodité que par misanthropie.
Il sortit et alla prendre une chemise de soie crème monogrammée dans la pile laissée par le financier dans la garde-robe, puis enfila un pantalon impeccablement repassé portant une marque de Zurich. Il ferma hermétiquement les doubles portes derrière lui – l’appartement était en effet une boîte de verre enserrée dans des murs en brique – puis descendit l’escalier.
Il atteignit le débarcadère au moment où le canot du colonel Riggs, une péniche de débarquement convertie, allait se ranger contre le catamaran. Riggs, debout à l’avant, frais et pimpant, un pied botté posé sur le talus, examinait les ruisseaux sinueux et les jungles suspendues, faisant penser à un explorateur africain de jadis.
— Bonjour Robert, souhaita-t-il à Kerans. (Il sauta sur la plate-forme flottante faite de bidons de deux cent cinquante litres attachés à l’intérieur d’une armature en bois.) Ravi de vous trouver encore ici ! J’ai un drôle de boulot sur les bras et j’espère que vous allez pouvoir me dépanner. Vous pourriez abandonner la station pour une journée ?
Kerans l’aida à atteindre le balcon en béton qui avait autrefois été celui d’un appartement au septième étage d’un immeuble.
— Bien sûr, Colonel. À dire vrai, j’ai déjà commencé à le faire !
Riggs avait officiellement la responsabilité totale de la station d’essais et Kerans aurait dû lui demander la permission, mais les relations entre les deux hommes étaient dénuées de ces conventions. Ils travaillaient ensemble depuis trois ans, le temps du lent déplacement de la station d’essais et de son escorte militaire à travers les lagunes européennes, et Riggs était content de laisser Kerans et Bodkin arranger leur travail comme ils l’entendaient, suffisamment occupé lui-même par le sien : la cartographie des îlots mouvants et des ports et l’évacuation des derniers habitants. Il avait souvent besoin de Kerans pour cette dernière tâche, car la plupart des gens qui vivaient encore dans ces cités croulantes étaient, soit psychopathes, soit sous-alimentés, soit atteints de maladies radioactives.
Outre la direction de la station d’essais, Kerans occupait le poste de médecin officiel de l’unité. Beaucoup des personnes qu’ils ramenaient nécessitaient une hospitalisation immédiate avant que l’hélicoptère ne les transportent sur la grande péniche de débarquement qui transbordait les réfugiés au Camp Byrd. Militaires blessés, naufragés abandonnés sur un immeuble de bureaux au milieu d’un marécage isolé, reclus agonisants incapables de distinguer leur propre identité des villes dans lesquelles ils avaient vécu, flibustiers découragés restés en arrière pour le pillage, tous ceux-là, Riggs les aidait, avec bonne humeur, mais fermeté, à retrouver la sécurité. Kerans était à ses côtés, prêt à administrer analgésiques et tranquillisants. Malgré ses allures de militaire pimpant, il trouvait le colonel intelligent, sympathique et drôle avec un côté d’humour réservé qu’il cachait en lui. Il se demandait parfois s’il n’allait pas lui raconter l’histoire du pélycosaure pour le mettre à l’épreuve, mais y renonçait finalement.
Le sergent intéressé par cette plaisanterie, un Écossais buté et consciencieux nommé Macready, juché sur la cage de treillis qui protégeait le pont du canot, balayait soigneusement les branchages et les sarments qui la jonchaient. Aucun des trois autres hommes n’essayait de l’aider ; assis en rang contre la cloison, immobiles, leurs traits, sous le hâle foncé, semblaient hâves et tirés. La chaleur tenace et les massives doses quotidiennes d’antibiotiques les avaient vidés de toute leur énergie.
Le soleil se levait au-dessus de la lagune, entraînant des nuages de vapeur dans un immense voile d’or, et Kerans sentit alors l’atroce puanteur de la ligne de flottaison, odeur douceâtre et lourde de végétation morte et de carcasses d’animaux en putréfaction. D’énormes mouches tournoyaient aux alentours et venaient se cogner contre la cage de treillis du canot, et des chauves-souris géantes rasaient l’eau à toute allure pour rejoindre leurs nids dans les bâtiments en ruine. Kerans réalisa que la lagune, splendide et tranquille vue de son balcon quelques minutes plus tôt, n’était plus qu’un marécage rempli d’immondices.
— Montons sur le pont, suggéra-t-il à Riggs en baissant la voix de façon à n’être pas entendu des autres. Je vous offre un verre.
— Vous êtes bien bon ! Ravi de constater à quel point vous vous êtes parfaitement adapté aux bonnes manières !… Sergent ! cria-t-il à Macready, je monte voir si je peux réparer le distillateur du docteur…
Il lança un clin d’œil à Kerans tandis que Macready acquiesçait d’un hochement de tête sceptique ; cependant, le subterfuge était inutile. La plupart des hommes portaient une gourde à la ceinture et, une fois assurés de l’approbation que le sergent leur donnait à contrecœur et en maugréant, ils la sortaient et s’installaient tranquillement jusqu’au retour du colonel.
Kerans grimpa par-dessus l’appui de fenêtre pour entrer dans la chambre qui donnait sur la jetée.
— Quelque chose qui ne va pas, Colonel ?
— Moi, rien. S’il y a un problème, c’est plutôt le vôtre !
Ils montèrent l’escalier en traînant la jambe ; Riggs se mit à donner des coups de son stick dans les branchages entrelacés autour de la rampe.
— Vous n’avez pas encore réussi à faire marcher l’ascenseur ? J’ai toujours pensé qu’on surestimait cet établissement !
Pourtant, en pénétrant dans l’appartement, il apprécia d’un sourire la fraîcheur et la clarté ivoirine qui y régnaient, avant de s’asseoir dans un des fauteuils Louis XV en bois doré.
— Eh bien, tout ceci est très agréable… Vous savez, Robert, je pense que vous êtes naturellement enclin à tirer votre flemme ! Je m’installerais bien ici avec vous ! Vous ne prenez pas de vacances ?
Kerans secoua la tête, appuya sur un bouton dans le muret et attendit que le bar sorte d’une bibliothèque truquée.
— Essayez le Hilton… Le service est meilleur !
Il plaisantait, mais, pour autant qu’il aimât Riggs, il préférait le voir le moins possible. Pour le moment, l’étendue des lagunes s’interposait entre eux, et le tapage incessant des cuisines et de l’arsenal de la base était heureusement étouffé par la jungle. Bien qu’il connût chacun des vingt hommes de la base, Riggs et Macready exceptés, depuis au moins deux ans et malgré les quelques réflexions ou questions insidieuses à son sujet à l’infirmerie, il n’avait adressé la parole à aucun d’entre eux depuis six mois. Il réduisait même au minimum ses contacts avec Bodkin. Par un accord mutuel, les deux biologistes avaient fini par se dispenser des plaisanteries et ragots d’usage qu’ils avaient entretenus au cours des deux premières années, à l’époque où ils faisaient des préparations au microscope et des classifications de laboratoire.
Cet isolement progressif, cette retraite, montés en épingle par les autres membres de l’unité et contre lesquels seul le sémillant colonel Riggs semblait immunisé, évoquaient à Kerans le ralentissement du métabolisme et le recul biologique de la morphologie animale qui précèdent une métamorphose importante. Parfois, il se demandait dans quelle zone de transition il pénétrait lui-même ; il était certain que son propre retrait était symptomatique, non pas d’une schizophrénie latente, mais d’une préparation soignée à un changement de milieu radical, avec ses propres paysages intérieurs et sa logique, où toutes les vieilles catégories de la pensée ne seraient plus que des entraves.
Il tendit un grand verre de whisky à Riggs, alla poser le sien sur le bureau et déplaça intentionnellement quelques-uns des livres qui recouvraient le meuble de radio.
— Vous n’avez jamais essayé d’écouter ce truc-là ? demanda Riggs avec un léger ton de reproche amusé.
— Jamais, répondit Kerans. Et après ? Nous savons tout ce qui va se passer durant les trois prochains millions d’années…
— Non, vous ne le savez pas. Vous devriez vraiment l’allumer de temps à autre. Vous entendriez des tas de choses intéressantes ! (Il posa son verre et se plaça en avant de son siège.) Par exemple, vous auriez appris ce matin que dans trois jours exactement nous faisons nos bagages et que nous partons pour de bon. (Il confirma d’un signe de tête devant le regard surpris de Kerans.) Message reçu du Camp Byrd, cette nuit ! Apparemment, le niveau de l’eau est toujours en train de monter, et tout le travail que nous avons fait n’a servi strictement à rien – ce que j’ai toujours soutenu, soit dit en passant. Les unités américaines comme les russes ont été rappelées. La température est maintenant de quatre-vingt-deux degrés à l’Équateur et elle monte constamment ; les ceintures de pluies sont continues jusqu’à hauteur du vingtième parallèle. Et l’envasement qui s’accroît…
Il s’interrompit, examina pensivement Kerans.
— … Qu’avez-vous ? Vous n’êtes pas soulagé de partir ?
— Bien sûr que si ! répondit machinalement Kerans.
Son verre vide à la main, il traversa la pièce pour aller le poser sur le bar ; au lieu de cela, il se retrouva sans savoir comment la main posée sur la pendule de la cheminée. Il semblait chercher quelque chose dans la chambre.
— … Vous avez dit trois jours ?
— Qu’auriez-vous préféré ? Trois millions de jours ? demanda Riggs avec un large sourire. Vous savez, Robert, il me semble qu’au fond de vous-même vous voulez rester ici !
Kerans se ressaisit, gagna le bar et remplit son verre. Il n’avait fait que supporter la monotonie et l’ennui de l’année précédente en se tenant délibérément à l’écart du monde normal du temps et de l’espace, et ce brusque rappel à la réalité venait momentanément de le déconcerter. En outre, il le savait, il existait d’autres motivations, d’autres responsabilités…
— Ne soyez pas absurde, répliqua-t-il calmement. Simplement, je n’avais pas réalisé que nous puissions partir dans un si bref délai. Bien sûr que si, je suis content de m’en aller ! Pourtant, j’avoue que je me plaisais ici, ajouta-t-il en désignant l’appartement. C’est peut-être dû à mon tempérament fin de siècle ! Là-bas, au Camp Byrd, je vais vivre dans une boîte de la grandeur d’une demi-gamelle !… Tout ce que je pourrai obtenir de ce genre d’engin, c’est « Bouncing with Beethoven », le spectacle de la chaîne locale !
En entendant cette manifestation d’humour désabusée, Riggs grommela. Il se leva et boutonna sa veste.
— Robert, vous êtes un drôle de type !
Kerans avala d’un trait ce qui restait dans son verre.
— Finalement, Colonel, je ne pense pas être en mesure de vous aider ce matin ; il y a quelque chose de bien plus urgent à faire. (Il remarqua que Riggs hochait lentement la tête.) Oh ! je sais : votre problème, en réalité, c’est le mien !
— C’est vrai. Je l’ai vue hier soir, et puis ce matin, après les nouvelles. Pour le moment, elle refuse tout net de partir. Elle ne réalise pas que c’est la fin, qu’il n’y aura plus d’unité de maintien. Elle tiendra le coup six autres mois, peut-être, mais en mars prochain, quand les ceintures de pluies auront atteint la région, on ne pourra même plus y pénétrer en hélicoptère. Et de toute façon, à ce moment-là, personne n’y songera même plus… c’est ce que je lui ai dit et, pour toute réponse, elle a pris la porte.
Kerans évoqua avec un sourire amer le balancement de hanches et la démarche altière qu’il connaissait si bien.
— Béatrice est parfois insupportable, temporisa-t-il, espérant que celle-ci n’avait pas blessé Riggs. (La faire changer d’avis prendrait probablement plus que trois jours et il voulait s’assurer que le colonel prendrait patience jusque-là.) C’est un être compliqué : elle vit sur plusieurs plans, et, avant qu’ils ne se synchronisent, elle est capable de se conduire comme une folle.
Kerans ferma hermétiquement les entrées d’air et régla le thermostat de façon à obtenir deux heures plus tard une agréable température de vingt-sept degrés, puis ils quittèrent l’appartement. Ils descendirent jusqu’au débarcadère ; au passage, Riggs fit une pause dans un des salons-bars pour y savourer l’air frais et la lumière dorée, siffla les serpents qui se lovaient paisiblement sur les causeuses humides et couvertes de champignons. Ils embarquèrent dans le canot ; Macready claqua la porte de la cage derrière eux.
Cinq minutes plus tard, le catamaran glissant sinueusement à la remorque du canot, ils traversaient la lagune, laissant l’hôtel derrière eux. Des vagues dorées miroitaient dans l’air bouillant et la végétation touffue qui les encerclait semblait danser sur les pentes imprégnées de chaleur ; on aurait dit une jungle ensorcelée.
Riggs scrutait l’intérieur de la cage d’un air sombre.
— Je remercie le ciel d’avoir reçu ce message de Byrd ! Il y a des années que nous aurions dû partir. Toutes ces études cartographiques des ports en vue d’une utilisation dans un avenir incertain sont absurdes ! Même en supposant que l’éclat du soleil diminue, il faudrait une dizaine d’années avant qu’on envisage sérieusement de réoccuper ces villes ; à ce moment-là, la plupart des immeubles les plus gros auront été engloutis sous la vase. Il faudrait deux divisions pour défricher la jungle autour de cette seule lagune… Bodkin me disait ce matin que déjà quelques plantes à baldaquin, des plantes non lignifiées, avaient dépassé une soixantaine de mètres de hauteur ! Tout cet endroit n’est rien d’autre qu’un satané zoo !
Il ôta sa casquette et s’épongea le front, puis reprit en criant dans le ronflement crescendo des deux moteurs diesel du hors-bord :
— Si Béatrice reste ici plus longtemps, elle va vraiment devenir folle. À propos, cela me rappelle une autre raison pour laquelle nous devons partir… (Il jeta un coup d’œil sur la longue et triste figure du sergent Macready installé à la barre, le regard fixé sur l’eau qui se scindait, puis sur les visages tirés et contrariés des autres hommes.) Dites-moi, Docteur, comment avez-vous dormi ces jours-ci ?
Intrigué, Kerans se retourna vers le colonel ; il se demandait si la question le concernait uniquement ou si elle visait de façon détournée, ses relations avec Béatrice Dahl.
— Parfaitement bien ! répondit-il, prudent. Jamais mieux dormi ! Pourquoi cette question ?
Mais Riggs se contenta de hocher la tête et se mit à crier des ordres à Macready.