6 Les Mariages

Le rêve de la déchiffreuse

Hushidh ne vit rien de réjouissant dans les mariages. Tout se passa pourtant bien, car tante Rasa s’y entendait en cérémonies. Celle-ci fut simple et jolie, sans le moindre soupçon de la solennité pompeuse à laquelle tant d’autres femmes recouraient afin de passer à tout prix pour dévotes ou importantes. Jamais tante Rasa n’avait eu besoin de feindre ; cependant, elle prenait grand soin, quand elle s’occupait des rites majeurs de l’existence – mariages, majorité, diplômes, grands voyages, divinations, veillées funèbres, enterrements –, qu’ils se déroulent avec une grâce fluide, une douceur qui fixaient l’esprit de l’assistance sur la célébration et non sur sa machinerie. Jamais on n’avait une impression de précipitation ni de confusion ; jamais non plus on ne sentait un déroulement rigide qui impose de se surveiller, crainte d’un faux pas…

Non, les mariages qu’organisa Rasa pour son fils Nafai et ses deux frères – ou, si l’on préfère, pour ses trois nièces, Luet, Dol et Eiadh – donnèrent lieu à une charmante cérémonie sous son portique, relevée par les taches vives et les parfums des fleurs de sa serre personnelle et de celles qui poussaient sous l’auvent. Eiadh et Dol étaient d’une beauté à couper le souffle avec leurs robes qui les moulaient dans une élégante illusion de simplicité et leur maquillage si parfait qu’elles en paraissaient dépourvues. Ou du moins, qu’elles l’auraient semblé, sans la présence de Luet.

La douce Luet, qui avait refusé tout maquillage, portait une robe vraiment simple. Eiadh et Dol avaient l’élégance des femmes qui cherchent – et réussissent – à paraître jeunes, éclatantes et gaies ; mais Luet, elle, l’était réellement : sa robe couvrait sans art un corps dont la féminité tenait plus pour l’instant de la promesse que de la réalité, et son visage illuminé par une joie grave et timide faisait paraître Eiadh et Dol plus âgées qu’elles n’étaient et surtout beaucoup trop averties. En un sens, il était presque cruel de marier les deux aînées en présence de cette enfant dont la naïveté même leur était un vivant reproche. D’ailleurs, Eiadh l’avait remarqué avant même le début de la cérémonie ; Hushidh l’avait entendue demander à tante Rasa « d’envoyer quelqu’un à l’étage aider Luet à se choisir une autre robe et faire quelque chose pour son visage et ses cheveux », mais tante Rasa s’était contentée de rire en disant : « Aucun artifice ne peut rien pour cette enfant. » Naturellement, Eiadh avait compris qu’aux yeux de tante Rasa, Luet était trop laide pour que le costume et le maquillage y changent quoi que ce soit ; mais l’instant d’après, Hushidh avait croisé le regard de tante Rasa, qui avait cligné de l’œil d’un air entendu et haussé les épaules : la pauvre Eiadh ne se doutait pas de ce qui l’attendait durant la cérémonie.

Heureusement, Eiadh et Dol ignoraient que si les domestiques, les élèves et les professeurs murmuraient : « Ah, qu’elle est charmante ! » « Oh, qu’elle est jolie ! » « Regardez, qui l’aurait crue si belle ! » tous parlaient de Luet et d’elle seule. Quand Nafai, en tant que cadet, s’avança pour s’offrir à sa fiancée, les soupirs de l’assistance firent comme un chant, un hymne improvisé adressé à Surâme qui avait conduit ce garçon de quatorze ans, dont la stature et la force étaient celles d’un homme et dont les yeux rayonnaient du feu éclatant de Surâme, à épouser la fille élue de Surâme, la sibylle de l’eau, dont la pure beauté n’était que l’émanation même de son âme. Il était le brillant anneau d’or sur lequel viendrait s’enchâsser ce diamant sans défaut, cette jeune fille qui scintillait de sa propre lumière.

Mieux que personne, Hushidh voyait qu’au fond de son cœur l’assistance se donnait à Luet. Elle distinguait les fils qui reliaient les gens entre eux, étincelants comme une toile d’araignée couverte de rosée dans le premier soleil du matin ; ah, comme ils l’aimaient, leur sibylle ! Mais surtout, Hushidh percevait les liens qui s’affermissaient entre maris et femmes à mesure que la cérémonie se déroulait. Inconsciemment, elle prenait note de chaque geste, de chaque regard, de chaque expression, et elle finit par comprendre les rapports qui unissaient les fiancés.

Entre Elemak et Eiadh, il s’agirait d’une étrange association en porte-à-faux : moins Eiadh aimerait Elemak, plus il la désirerait, et plus il lui manifesterait de tendresse et d’amour, plus elle le mépriserait. Triste spectacle que cette union où la souffrance de la séparation serait le ciment même de leur couple ! Mais Hushidh ne pouvait que se taire, car l’un comme l’autre rejetterait une telle analyse et se fâcherait si elle insistait.

Quant à la malheureuse Dolya et à son nouvel amant chéri, Mebbekew, leur mariage était bien mal pesé – et pourtant, rien ne permettait de le croire moins viable que celui d’Elemak et d’Eiadh. Pour l’heure, ils s’imaginaient attirer tous les regards, en rosissant de gloire, et se faisaient une joie des nouveaux liens qui les unissaient. Mais la réalité ne tarderait pas à les rattraper ; s’ils restaient dans la cité, ils ne se supporteraient plus au bout de quelques semaines – Dol à cause des mensonges et de l’infidélité de Mebbekew, et lui hérissé par l’attachement dévorant de sa possessive épouse. Hushidh voyait d’ici leur vie de couple : Dol se jetterait sans cesse au cou de Mebbekew dans de folles étreintes, persuadée de manifester son amour alors qu’elle ne ferait qu’affirmer son droit de propriété ; et Meb, horripilé par cette avalanche de cajoleries, s’esquiverait à la première occasion vers de nouveaux corps à posséder, de nouveaux cœurs à chavirer. Mais dans le désert, ce serait une autre histoire ; là, plus aucune femme ne désirerait Mebbekew, sauf Dolya, et ses appétits le ramèneraient toujours dans les bras de son épouse ; son incapacité même à la tromper calmerait les angoisses de Dol et elle ne l’écraserait plus de son avidité. Au désert, ils finiraient peut-être par former un vrai couple, même si Mebbekew ne devait jamais s’habituer à l’ennui de faire l’amour avec la même femme nuit après nuit, semaine après semaine, année après année.

Hushidh imagina, avec un plaisir qui l’emplit de honte, la première fois que Mebbekew ferait des avances à Eiadh et la réaction d’Elemak. Oh, il se montrerait discret, pour ne pas affaiblir sa position publique en étalant sa peur d’être cocu. Mais après, plus jamais Meb n’oserait ne fût-ce que regarder Eiadh…

Les liens qui unissaient Elemak et Eiadh, Dol et Mebbekew, ne différaient pas de ceux qu’elle voyait tous les jours dans la cité. C’étaient des mariages typiquement basilicains, mais que rendait plus poignants – et peut-être plus viables – le fait que Surâme allait conduire ces jeunes mariés au désert, où chacun devrait compter davantage sur l’autre et jouirait de moins d’occasions qu’en ville.

Mais l’union de Luet et de Nafai, elle, n’avait rien de basilicain. D’abord, ils étaient trop jeunes : Luet n’avait que treize ans. À vrai dire, c’était un mariage presque barbare, comme dans les tribus forestières de la côte septentrionale, où l’on achetait une épouse avant même que son premier sang ait cessé de couler. Seule sa certitude que Surâme les avait destinés l’un à l’autre empêchait Hushidh de quitter la cérémonie, horrifiée. Malgré tout, elle se sentit envahie d’une profonde colère dont elle ne comprit pas vraiment la raison en les voyant se prendre la main, prononcer leurs vœux et s’embrasser tendrement, tandis que tante Rasa les tenait par les épaules. Pourquoi ce mariage me fait-il à ce point horreur ? se demanda-t-elle, alors même qu’elle lisait l’espoir et la joie sur le visage de Luet, et la révérence, l’empressement à lui plaire que lui manifestait Nafai ; que pouvait-elle souhaiter de mieux pour sa sœur bien-aimée, qui était toute sa famille en ce monde ?

Pourtant, une fois la cérémonie terminée, quand les nouveaux mariés formèrent en riant la procession qui les ramènerait, sur un tapis de fleurs, dans la maison et jusqu’aux étages, dans leurs chambres, Hushidh ne supporta pas de voir sa sœur disparaître. Elle s’enfuit par le couloir des domestiques et gagna, non sa chambre, mais le toit où toutes deux s’étaient si souvent retirées.

Mais même là, dans le soir tombant, elle eut l’impression de revoir la première étreinte de Luet et de Nafai, leur tout premier baiser. La rage la prit et elle se jeta sur le tapis, martelant l’épais tissu de ses poings serrés, secouée de sanglots amers. « Non, non, non, non ! »

À quoi disait-elle non ? Elle n’en savait rien elle-même. Elle resta étendue, en larmes ; enfin, épuisée de trop de savoir et de trop d’incompréhension, elle s’endormit dans l’air frais de la nuit basilicaine. À la fin du printemps, les vents apportaient d’un côté l’humidité bienvenue de la mer et de l’autre la chaleur desséchante du désert, et ils se heurtaient en un ballet turbulent au-dessus des rues et des toits de la cité. Les cheveux d’Hushidh se prirent dans ces brises et se mirent à tournoyer, à danser comme s’ils possédaient une vie propre qui cherchait la liberté. Mais elle ne s’éveilla pas.

Par contre, elle rêva beaucoup, et son esprit inconscient fit remonter à la surface la peur et la colère qu’elle ne pouvait exprimer à l’état de veille. Elle rêva de son propre mariage, sur un pic du désert, elle-même dressée à l’extrême pointe d’une haute flèche de roc, où il n’y avait de place que pour elle seule ; pourtant, son époux était là et il flottait en l’air à côté d’elle : c’était Issib, l’infirme, qui volait adroitement comme elle l’avait vu faire dans les couloirs de la maison de Rasa pendant ses années d’études. Et dans son rêve elle hurla la question qu’elle n’avait pas osé poser tout haut : pourquoi est-ce moi qui dois épouser l’infirme ? Pourquoi m’as-tu choisie, moi, pour vivre cette existence, Surâme ? En quoi t’ai-je offensée pour qu’il me soit interdit à jamais de marcher comme Luet, belle, jeune et illuminée d’amour, au bras d’un homme fort, d’un homme pieux, capable et bon ?

En rêve, elle vit Issib s’écarter d’elle, souriant toujours, mais elle savait que ce sourire n’était que la manifestation de son courage, que ses cris lui avaient brisé le cœur. Soudain, son sourire s’effaça et il tomba comme un oiseau touché en plein ciel par une flèche cruelle jaillie du néant. Alors seulement, elle comprit qu’Issib ne volait que par la grâce de son amour pour elle, de son besoin d’elle, et qu’en reculant à sa vue, elle l’avait privé de son pouvoir. Elle voulut lui tendre la main, le rattraper, mais elle ne réussit qu’à perdre l’équilibre et elle tomba elle aussi du haut de la flèche de roc, à la suite d’Issib.

Alors, elle s’éveilla, haletante, tremblante de froid. Elle saisit un coin du tapis, s’en recouvrit et se pelotonna dessous, les joues glacées par des larmes à demi évaporées, les yeux gonflés et rougis de pleurs. Surâme ! cria-t-elle silencieusement, de toute la force de son cœur. Ô Mère du Lac, dis-moi que tu ne me hais pas à ce point ! Dis-moi que ce n’est pas cela que tu me réserves, que ce n’est qu’un accident si je me suis sentie si désespérée au mariage de ma sœur !

Puis, avec la totale absence de logique du chagrin et de l’apitoiement sur soi-même, elle pria à haute voix : « Surâme, dis-moi pourquoi tu m’infliges cette existence ; il faut que je comprenne si je dois vraiment la vivre. Dis-moi qu’elle a un sens ! Dis-moi pourquoi je vis, dis-moi si c’est un de tes projets qui m’a fait naître telle que je suis ! Dis-moi pourquoi ce pouvoir de compréhension que tu m’as donné est un bien et non une malédiction ! Dis-moi si je serai un jour aussi heureuse que Luet aujourd’hui ! » Et, honteuse d’avoir exprimé sa jalousie et ses espoirs en termes si crus, Hushidh se remit à pleurer avant de sombrer à nouveau dans le sommeil.

Elle se réchauffait sous le tapis, car la nuit n’était pas encore très froide ; et ses larmes laissèrent place à des gouttes de sueur qui agacèrent tout son corps comme des mains minuscules. Et elle refit un rêve.

Elle était à l’entrée d’une tente, dans le désert. Elle n’avait jamais vu de tente, sauf en hologramme, et celle-ci ne ressemblait à rien qu’elle en connût. Elle-même était là, un bébé dans les bras, tandis que quatre autres enfants jaillissaient de la tente par ordre croissant de taille ; on aurait dit, songea-t-elle en rêve, que la tente venait de les mettre au monde, qu’ils explosaient au jour. S’il le fallait, je les porterais tous à nouveau et je les conduirais ici rien que pour les voir aussi pleins de vie, dorés et joyeux dans la lumière du désert. Les enfants se poursuivaient en rond tandis qu’Hushidh observait leur jeu. Puis le bébé se mit à pleurer, aussi dénuda-t-elle un sein qu’elle lui donna ; elle sentit avec soulagement le lait qui lui sortait du mamelon et le doux picotement des lèvres du bébé qui embrassaient, claquaient, tétaient pour s’emplir de vie, de vie chaude, humide, tandis qu’un mélange de lait et de salive écumait en petites bulles aux commissures de sa bouche.

À cet instant, un fauteuil flottant franchit l’entrée de la tente, et dans le fauteuil se trouvait un homme. Elle reconnut aussitôt Issib. Mais elle ne ressentit aucune colère à sa vue ni aucune impression d’avoir été flouée, interdite de joie par la vie. Non, elle se vit plutôt liée à lui, de cœur à cœur, par de grands cordons de soie rayonnante ; elle écarta le bébé de sa poitrine et le déposa sur les genoux d’Issib, qui se mit à parler à l’enfant et à le faire rire, tandis qu’Hushidh s’essuyait paresseusement le sein puis le recouvrait. Tous liés les uns aux autres, mère, père, enfants… c’était cela qui comptait, et non l’image creuse d’un époux idéal. Les enfants coururent vers leur père et se mirent à tourner autour de son fauteuil ; il s’adressa à eux et ils l’écoutèrent avec une profonde attention, rirent quand il rit, chantèrent quand il chanta. Cet Issib onirique n’avait rien d’un fardeau ; c’était un ami et un époux au même titre que les autres hommes mariés qu’Hushidh connaissait.

Ô Surâme, pria-t-elle en rêve, comment m’as-tu amenée ici ? Pourquoi ton amour m’a-t-il fait venir en ce temps, en ce lieu, près de cet homme, de ces enfants ?

La réponse ne se fit pas attendre : des fils d’or et d’argent lièrent les enfants à Hushidh et à Issib, puis d’autres fils sortirent d’eux et jaillirent en arrière vers d’autres gens, une foule, une brume de gens, un milliard, un billion de gens ; elle les vit qui fourmillaient, en marche vers quelque but inconnaissable, ou peut-être en migration. Vision effrayante que celle de cette masse humaine : on eût dit que chaque homme, chaque femme qui avait vécu sur Harmonie défilait sous les yeux d’Hushidh. Et parmi eux apparaissaient çà et là les mêmes fils d’or et d’argent.

Soudain, elle comprit : voici ceux dont le lien avec Surâme est sincère et profond ; voici ceux qui peuvent le mieux entendre sa voix, ceux chez qui la modification génétique, à la fondation d’Harmonie, s’est doublée et redoublée, si bien qu’au lieu de ne recevoir que de vagues impressions, une simple stupeur quand ils s’aventurent sur la voie d’une invention ou d’une activité interdite, ces êtres particuliers, ces êtres d’or et d’argent perçoivent des idées, des images, voire des paroles intelligibles.

Au début courts et fins, ces fils d’or et d’argent n’étaient que de simples étincelles erratiques – mutations, unions dues au hasard, variations aléatoires des molécules génétiques. Mais çà et là, les gens qui les portaient se rencontraient et se mariaient ; et quand ils s’appariaient, or avec or, argent avec argent, certains de leurs enfants se révélaient liés à Surâme. Deux tendances différentes, deux sortes différentes de lien génétique, c’est ce que vit Hushidh. Quand l’or s’appariait à l’argent, les enfants n’avaient presque jamais de don de communication. Elle comprit qu’au cours des siècles, au sein des innombrables multitudes, Surâme avait incité les gens doués à s’unir, et au bout de millions d’années, les fils d’or et d’argent étaient devenus de vigoureux cordons qui traversaient les générations avec une régularité bien plus grande.

Et cela durait jusqu’à ce qu’enfin, un seul parent puisse transmettre le fil d’or à tous ses enfants ; puis, bien des générations plus tard, que le fil d’argent devienne à son tour un caractère dominant, qu’un seul parent suffisait à transmettre.

Alors Surâme accentua son effort et fomenta des intrigues complexes pour réunir des personnes séparées par des milliers de kilomètres, pour réussir des mariages et des appariements improbables. Hushidh vit une femme sortir nue d’un ruisseau pour s’accoupler avec un homme qu’il lui avait fallu mille kilomètres pour découvrir, sans savoir qu’elle obéissait aux ordres de Surâme. En lui, l’homme portait à la fois l’or et l’argent, tous deux aussi puissants que chez la femme, et leur fille naquit avec des cordons du métal le plus brillant, comme lumineux de l’intérieur.

Dans son rêve, Hushidh vit la mère emporter son bébé et le déposer dans les bras de Rasa, que des fils d’or et d’argent reliaient elle aussi aux générations passées, puis la même femme, la même mère, donnant une autre fille plus éclatante encore à Rasa. Le second bébé grandit et devint Luet, et Hushidh assista alors à ce qu’elle avait vu le soir même : l’union de Luet et de Nafai. Mais plus que des liens d’amour, de fidélité, de besoin et de passion tels qu’elle en voyait d’ordinaire, Hushidh perçut chez Luet et Nafai des cordons d’or et d’argent plus éclatants que chez aucune autre personne présente dans la salle. Pas étonnant que leurs yeux brillent de tant de grâce et de beauté, songea Hushidh. Ils avaient été créés par Surâme, aussi sûrement que si sa main les avait extraits d’un minerai parfait et leur avait instillé la magie de la vie.

Puis Hushidh s’éleva comme si elle flottait au-dessus du portique, et elle vit alors que tous les couples en train de se marier possédaient ces fils en eux, pas aussi brillants ni aussi forts que chez Luet et Nafai, mais bien présents néanmoins. Mebbekew et Elemak portaient chacun de l’argent et de l’or ; Dol ne révélait que de l’argent et Eiadh que de l’or, avec une trace d’argent.

Qui d’autre encore ? Combien d’autres personnes as-tu fait s’unir, Surâme ?

Elle continuait de monter au-dessus de la ville ; c’était en rêve, aussi distinguait-elle parfaitement les gens dans les rues et dans leurs maisons. Il y avait de nombreuses traces brillantes d’or et d’argent, bien plus que dans le reste du monde. Dans cette cité de femmes, quantité de marchands avaient apporté non seulement leurs produits mais aussi leur semence ; nombre de femmes y étaient venues en pèlerinage et restées, assez longtemps en tout cas pour porter un enfant ; beaucoup de familles y avaient envoyé leurs filles et leurs fils faire leurs études, si bien qu’aujourd’hui, rares étaient les Basilicains insensibles à l’influence de Surâme, à un degré ou un autre. Et ceux qui possédaient ce don pouvaient percevoir non seulement Surâme, mais aussi leurs contemporains, sans jamais se rendre compte pourtant de la portée de ce talent. Pas étonnant que cette cité soit sainte, se dit Hushidh dans son rêve ; pas étonnant que dans le monde entier, la beauté et la vérité soient attachées à son nom.

La beauté et la vérité, certes, mais beaucoup de mal aussi. Être en contact avec Surâme n’impliquait pas forcément qu’on soit meilleur ni plus généreux ; et la compréhension inconsciente du cœur de son prochain pouvait aisément dériver vers la manipulation et la cruauté. Hushidh vit Gaballufix et s’aperçut que chez lui les fils étaient presque aussi brillants que chez Rasa ou Wetchik. Rien d’étonnant à ce qu’il eût si bien su mener les hommes des Palwashantu, terroriser les Basilicaines, dominer ses proches.

Puis Gaballufix tel qu’elle le voyait en rêve sortit de chez lui en faisant de grands moulinets avec son épée électrique, comme si mille ennemis invisibles l’attaquaient. Hushidh comprit : la folie de l’homme s’exprimait à travers ces gestes ; Surâme, attristée de ses actes, le fit trébucher et il s’écroula pour rester étendu par terre, brillant toujours d’or et d’argent, mais pour l’instant complètement impuissant.

Alors, un nouveau personnage arriva, en qui elle reconnut Nafai. On lui montrait l’époux de Luet au moment le plus terrible de sa vie : elle le vit penché sur le corps et suppliant Surâme de ne pas l’obliger à faire ce qu’elle exigeait de lui. Pourtant, quand il trancha la tête de Gaballufix, Surâme ne le contrôlait pas ; il avait librement choisi de suivre sa voie. Gaballufix anéanti, Nafai se dressa seul dans la rue, flamboyant et dévoré de honte.

Hushidh survolait la cité et voyait étinceler les fils les plus lumineux : Shedemei, seule dans son laboratoire, emplissait des caissons secs de semences et d’embryons ; un homme accompagnait Nafai vers la porte de la cité, un globe enveloppé de tissu entre les mains – ce devait être Zdorab, l’homme dont il lui avait parlé – et Zdorab brillait lui aussi d’or et d’argent ; Vas, l’époux de Sevet, et Obring, celui de Kokor, tous deux presque aussi brillants que les filles elles-mêmes de Rasa et de Gaballufix. Tous ces êtres étaient réunis en cet instant dans la ville, et les meilleurs d’entre eux s’en iraient au désert rejoindre Wetchik. Surâme les avait créés dans ce but et les appelait maintenant à quitter ce monde pour un autre lieu.

À quoi ressembleront nos enfants ? Et nos petits enfants ?

Elle s’élevait de nouveau au-dessus de la cité, heureuse de comprendre enfin le plan de Surâme, quand elle surprit l’éclat d’un autre cordon d’or et d’argent, plus lumineux qu’aucun autre. Sa curiosité s’éveilla et, comme on le fait en rêve, elle fondit aussitôt des cieux ; elle vit alors que la lumière venait de chez Gaballufix, mais non pas de Gaballufix lui-même. L’homme portait un uniforme étrange et ses cheveux huilés pendaient en bouclettes luisantes.

Le général Vozmujalnoy Vozmojno ! Mouj ! Lui non plus n’est pas ici par hasard ! Surâme l’a convoqué, lui aussi !

Elle vit soudain Mouj se lever et tirer son épée de métal. Était-il donc comme Gaballufix ? Allait-il brandir son arme, pris d’une folie meurtrière ?

Mais non : il se retourna et aperçut les cordons d’or et d’argent qui le reliaient à Surâme ; alors, il les trancha à coups d’épée et s’enfuit. Mais les fils se reformèrent en un clin d’œil, et il les coupa de nouveau avant de s’éloigner en hâte de l’endroit où ils l’avaient mené. La pantomime se répéta plusieurs fois, et Hushidh ressentit la haine de Mouj envers le lien qui le rattachait à Surâme.

Pourtant ce lien existait bel et bien. Surâme avait dirigé Mouj vers Basilica ; mais comment ? Soudain, Hushidh le comprit : Surâme, sachant que le général la haïssait et se révoltait sans cesse contre elle, l’avait tout simplement poussé à ne pas faire ce qu’elle attendait en fait de lui. Avec quelle facilité il était tombé dans le panneau ! Avec quelle facilité il s’était laissé mener ! Et Hushidh éclata de rire dans son rêve.

Elle rit et commença de se réveiller ; elle sentit le sommeil qui la quittait et son corps, son véritable corps, enroulé dans un tapis et baigné de transpiration malgré le froid de la nuit.

En cet instant où l’éveil chassait le rêve, une vision lui vint brusquement, différente des précédentes. Elle retrouva l’image de son premier songe, celui où elle se tenait sur la flèche de roc, Issib flottant à côté d’elle, et où il tombait, l’entraînant dans sa chute ; la scène passa dans son esprit en un éclair, puis une autre, inconnue, la remplaça : des créatures ailées apparurent, poilues et pourtant capables de s’élever dans le ciel et de voler ; elles fondirent du haut des airs, saisirent Issib et Hushidh au milieu de leur chute et, à grand renfort de battements et de claquements d’ailes, elles les emportèrent vers le ciel, loin du sol où ils allaient s’écraser.

Ce songe brutal et inattendu terrifia Hushidh, car elle sentait bien qu’elle n’était plus vraiment endormie ; elle n’aurait pas dû rêver du tout, surtout de façon aussi nette et effrayante. Surâme ne lui avait-elle pas déjà montré tout ce qu’elle demandait ? Pourquoi la ramenait-elle à cette image ?

Et voici qu’elle revint à une scène antérieure de son rêve : elle se tenait avec Issib à l’entrée de la tente, le bébé sur les genoux de son époux, et les enfants se groupaient autour de son fauteuil volant. À peine eut-elle reconnu le tableau qu’il changea ; ils n’étaient plus dans le désert, mais dans une forêt luxuriante, à l’entrée d’une maison de bois au milieu d’une clairière. Soudain des rats géants jaillirent, certains de trous dans le sol, d’autres du haut des arbres, et se ruèrent vers eux ; Hushidh savait qu’ils allaient leur voler leurs enfants pour les dévorer et elle voulut pousser un cri de terreur. Mais son hurlement n’eut pas le temps de franchir ses lèvres que les créatures volantes réapparurent, tombant du ciel pour s’emparer de ses enfants et les emporter hors d’atteinte des crocs et des griffes des monstrueux rats affamés. À cette vue, elle prit son bébé des mains d’Issib et le leva au-dessus de sa tête ; aussitôt, une des créatures volantes le saisit et l’emporta, et Hushidh se mit à pleurer sans bouger, parce qu’elle ignorait si elle n’avait pas arraché ses enfants à un prédateur pour les donner à un autre… et pourtant, si, elle savait ; elle avait fait son choix, et quand les créatures ailées revinrent, elle agrippa les bras d’Issib et les leva bien haut pour que les êtres volants l’emportent aussi. Mais avant qu’ils puissent s’approcher, les rats se jetèrent sur elle et lui, les jetèrent à terre, et cent petites pattes féroces les saisirent, les tirèrent, les griffèrent…

Hushidh s’éveilla au son de ses propres cris, le cœur pris dans l’étau d’une peur irrépressible. Elle était en nage et la brise de la nuit ténébreuse la glaçait ; mais ce n’était pas de froid qu’elle tremblait. Elle rejeta le tapis et, chancelante, à demi aveuglée de torpeur, les muscles encore raides de son inconfortable sommeil, elle se précipita vers le trou dans le pignon qui menait au grenier.

Quand elle atteignit sa chambre, elle y voyait plus clair et marchait d’un pas calme et discret, mais elle se sentait encore faible, terrifiée et incapable de rester seule. Car le lit de Luet était là – Luet, qui aurait si bien su l’apaiser – mais il était vide, parce que Luet avait trouvé une autre couche et tenait entre ses bras quelqu’un qui avait beaucoup moins besoin d’elle cette nuit que sa sœur. Hushidh se pelotonna sur son lit, passant d’un silence agité de tremblements à de grands sanglots hoquetants, tant qu’elle craignit qu’on ne l’entende d’une chambre voisine.

On va me croire jalouse de Luet si on m’entend pleurer ; on va penser que je lui en veux de se marier avant moi, alors que c’est faux… enfin, plus maintenant, depuis que Surâme m’a montré le sens de ses projets. Hushidh tenta de se remémorer le rêve – la scène où elle se tenait devant la tente avec ses enfants et son époux – mais à cet instant il se transforma de nouveau et elle se sentit reprise par la terreur des rats jaillissant de leurs terriers et du haut des arbres, avec pour seul espoir les bêtes volantes et leur terrible étrangeté…

Et elle se retrouva en train de courir dans le couloir pour fuir l’effroi qu’elle portait en elle. Elle courut, courut jusqu’à la porte de la chambre où elle savait trouver Luet et l’ouvrit à la volée, car elle n’en pouvait plus, il lui fallait de l’aide, et seule Luet pouvait la lui donner, seule Luet pouvait l’aider…

« Que se passe-t-il ? » La peur qui tendait la voix de Luet fit écho à la terreur d’Hushidh. Elle vit sa sœur assise toute droite dans son lit, le drap ramené jusqu’à la gorge comme un bouclier, puis Nafai, éveillé davantage par la voix que par le bruit de la porte, se levant d’un air ensommeillé et s’avançant vers Hushidh sans comprendre encore qui se tenait là, mais sachant qu’en cas d’intrusion, c’était à lui d’assurer la défense…

« Shuya ! s’écria Luet.

— Oh, Luet, pardonne-moi ! sanglota Hushidh. Aide-moi ! Prends-moi dans tes bras ! »

Mais avant que Luet n’eût réagi, Nafai fut près d’elle et la soutint pour la faire entrer dans la pièce. Puis Luet s’approcha d’elle et l’obligea à s’asseoir sur le lit défait ; alors, dans les bras de sa sœur, Hushidh put enfin donner libre cours à ses sanglots. Elle eut vaguement conscience que Nafai se déplaçait dans la chambre ; il alla fermer la porte, puis récupéra des vêtements pour lui-même et Luet afin de ne pas gêner Hushidh quand elle cesserait de pleurer et se ressaisirait.

« Excusez-moi, excusez-moi ! répétait Hushidh tout en pleurant.

— Mais non, voyons, ce n’est pas grave, dit Luet.

— C’est votre nuit de noces, je n’aurais jamais dû… Mais j’ai fait un rêve si affreux que…

— Ne t’en fais pas, Shuya, dit Nafai. Mais ce serait bien que tu fasses un peu moins de bruit, parce que si on t’entend, on va croire que c’est Luet qui pleure toutes les larmes de son corps la nuit de ses noces, et alors, qu’est-ce qu’on va penser de moi ? » Il s’interrompit un instant. « Remarque, en y réfléchissant bien, il faudrait peut-être que tu pleures plus fort ! »

Il y avait un humour apaisant dans la voix de Nafai, et Luet rit de sa petite plaisanterie. C’était exactement ce dont Hushidh avait besoin pour chasser sa terreur : penser à Luet et à Nafai plutôt qu’à son rêve.

« Je n’ai jamais rien fait d’aussi minable », dit Hushidh ; elle se sentait misérable, honteuse et pourtant profondément soulagée. « Déranger ma sœur la nuit de son mariage !

— Ne t’inquiète pas, tu n’as rien interrompu du tout », répondit Nafai, et Luet et lui éclatèrent de rire – ou plutôt, ils se mirent à glousser comme de jeunes enfants qui partagent un secret ridicule.

« Excuse-moi de rire alors que tu es malheureuse, expliqua Luet, mais tu comprends, on est si nuls au lit, Nafai et moi ! » Et tous deux de glousser derechef.

« C’est un talent acquis, tu vois, ajouta Nafai, mais le problème, c’est qu’on ne l’a pas encore acquis ! »

Hushidh se sentit enlacée par leur gaieté, incluse dans la paix qu’ils créaient entre eux. C’était incroyable : comment un jeune époux et sa femme, interrompus dans leur première nuit ensemble, pouvaient-ils accepter une sœur importune et la consoler ? Ils étaient pourtant ainsi, Lutya et son Nyef. Elle fut envahie par un sentiment d’amour et de reconnaissance qui s’épancha en pleurs, mais en pleurs de joie, non en larmes désespérées nées de la solitude et de la terreur de la nuit.

« Ce n’était pas sur moi que je pleurais, dit-elle, réussissant enfin à parler. J’étais jalouse et je me sentais seule, je l’avoue, mais Surâme m’a envoyé un rêve agréable, doux, où je me voyais avec… avec mon mari et nos enfants…» Il lui vint soudain une pensée qu’elle n’avait pas eue jusque-là. « Nafai, je sais que je suis destinée à Issib ; mais il faut que je sache… est-ce qu’il est… capable ?

— Ma pauvre Shuya, il pourrait difficilement être moins capable que moi cette nuit ! »

Luet donna une tape enjouée sur la main de son époux. « C’est une vraie question qu’elle te pose, Nafai !

— Eh bien, il est aussi puceau que moi, et loin de la cité ses mains ne lui servent pratiquement à rien. Mais il n’est pas paralysé et ses… ses réactions involontaires… Comment dire… réagissent, voilà.

— Donc, mon rêve disait vrai. Ou il peut le devenir, en tout cas. J’ai rêvé de mes enfants, en compagnie d’Issib. Ça pourrait se réaliser, n’est-ce pas ?

— Si tu le souhaites, répondit Nafai, et si tu veux bien d’Issib ; c’est le meilleur d’entre nous, Shuya, je te le jure. C’est le plus intelligent, le plus gentil et le plus sage.

— Ce n’est pas ce que tu m’avais dit, susurra Luet. Tu m’avais dit que c’était toi le meilleur ! »

Nafai lui adressa un sourire rayonnant d’une joie stupide.

Hushidh se sentait mieux ; elle savait aussi qu’elle ne devait pas rester ainsi entre eux ; elle avait reçu tout ce qu’elle pouvait espérer de sa sœur. Elle était maintenant assez forte pour regagner sa chambre et y dormir seule. L’ombre sinistre du rêve l’avait quittée.

« Merci à tous les deux, murmura-t-elle. Je n’oublierai jamais votre gentillesse de ce soir. » Et, se levant du bord du lit, elle se dirigea vers la porte.

« Ne t’en va pas, dit Nafai.

— Il faut que j’aille dormir.

— Pas avant que tu nous aies raconté ton rêve. Il faut qu’on l’entende. Je ne parle pas du rêve agréable, mais de celui qui t’a effrayée.

— Il a raison, renchérit Luet. C’est peut-être notre nuit de noces, mais le monde est dans les ténèbres et nous devons savoir ce que Surâme dit à chacun de nous.

— Demain matin, alors, protesta Hushidh.

— Tu crois qu’on arrivera à dormir, si on se demande quel rêve affreux a pu faire une si terrible impression sur notre sœur ? » demanda Nafai.

Hushidh avait beau savoir avec quel soin il avait choisi ses termes, elle lui fut reconnaissante de la bonté et de l’affection qui les sous-tendaient. Nafai s’inquiétait ou s’offensait peut-être de l’étroite relation qui liait Hushidh à sa nouvelle épouse, mais au lieu d’y résister ou d’essayer de la briser, il s’efforçait de s’inclure dans l’intimité des deux sœurs et d’intégrer Hushidh dans l’intimité de son mariage. C’était généreux de sa part, cette nuit surtout où il aurait dû avoir l’impression que ses pires craintes se réalisaient, avec Hushidh qui faisait irruption dans sa chambre nuptiale au milieu de la nuit en pleurant comme une madeleine ! S’il était prêt à faire cet effort, pouvait-elle faire moins que d’accepter la relation qu’il cherchait à créer ? Elle était déchiffreuse, après tout. Lier les gens entre eux, c’était sa partie, et elle aiderait avec joie Nafai à nouer ce lien.

Elle revint donc vers eux ; ils s’assirent ensemble sur le lit, formant un triangle de leurs jambes croisées, genou contre genou, et elle raconta son rêve de bout en bout. Elle n’omit rien, confessant son ressentiment initial afin qu’ils comprennent son soulagement devant les images rassurantes de Surâme.

En deux occasions, ils l’interrompirent, ébahis : la première fois lorsqu’elle dit avoir vu Mouj et la façon dont Surâme le manipulait en se servant précisément de son rejet d’elle, et Nafai éclata de rire, époustouflé : « Mouj soi-même, le général des Gorayni aux mains rouges, qui fuit Surâme en prenant précisément le chemin qu’elle lui a tracé ! Qui l’eût cru ! »

La seconde fois, ce fut quand Hushidh mentionna les bêtes ailées qui les avaient rattrapés dans leur chute, Issib et elle. « Les anges ! » s’écria Luet.

Hushidh se rappela aussitôt le songe que sa sœur lui avait rapporté quelques jours auparavant. « Évidemment, dit-elle. C’est pour ça qu’ils apparaissent dans mon rêve : parce que tu m’avais parlé de ces anges et des rats géants.

— Attends, ne saute pas tout de suite aux conclusions, répondit Luet. Raconte-nous d’abord la fin. »

Hushidh s’exécuta et, quand elle eut terminé, tous restèrent silencieux, perdus dans leurs pensées…

« À mon avis, dit enfin Luet, le premier rêve sur Issib et toi était de ton cru.

— Je le crois aussi, répondit Hushidh, et maintenant que je me rappelle ta description des anges velus…

— Du calme, coupa Luet. N’allons pas plus vite que la musique. Après cette première vision qui venait de tes craintes à l’idée d’épouser Issib, tu as supplié Surâme de te dévoiler son but, et elle t’a envoyé ce merveilleux rêve sur les cordons d’or et d’argent qui reliaient les gens entre eux…

— Pour nous élever comme du bétail, intervint Nafai.

— Ne sois pas irrévérencieux, dit Luet.

— Et vous, ne soyez pas trop révérencieuses ! rétorqua Nafai. Je doute fort que la programmation originale de Surâme ait inclus un projet d’amélioration de la race par croisements entre les humains d’Harmonie.

— Je sais que tu as raison, reconnut Luet, que Surâme est un ordinateur mis en place à l’aube de notre monde pour veiller sur les humains et les empêcher de se détruire, mais au fond de moi-même, je ressens Surâme comme une femme, comme la Mère du Lac.

— Femme ou machine, ce truc s’est mis à se donner des buts personnels, et celui-ci me dérange, dit Nafai. Qu’on nous réunisse pour faire un voyage jusqu’à la Terre, d’accord, j’en suis heureux, c’est une entreprise glorieuse. Mais cette histoire de croisements… ma mère et mon père qui s’accouplent comme une brebis et un bélier qu’on a réunis pour assurer la pureté de la lignée…

— N’empêche qu’ils s’aiment », remarqua Luet.

Nafai prit tendrement la main de sa femme dans la sienne. « C’est vrai, Lutya, et nous aussi. Mais ce que nous avons fait, nous l’avons fait volontairement, en sachant le but de Surâme et en y consentant, du moins le croyions-nous. Combien d’autres plans, combien d’autres machinations nous réserve-t-il, que nous ne découvrirons que plus tard ?

— Surâme m’en a parlé parce que je lui ai posé la question, dit Hushidh. Si c’est vraiment un ordinateur, comme tu le dis – et je te crois, vraiment –, peut-être qu’elle ne peut pas nous révéler ce que nous ne cherchons pas à savoir, tout simplement.

— Alors il faut l’interroger. Il faut savoir précisément ce qu’elle… ce qu’il… enfin, ce qui nous attend. »

Luet sourit de son hésitation, mais ne rit pas. Hushidh, n’étant pas la loyale épouse de Nafai, ne put réprimer un petit éclat de rire.

« Peu importe la façon de considérer Surâme, reprit Nafai d’un ton patient, il faut l’interroger. Sur la signification de la présence de Mouj à Basilica, par exemple ; est-ce qu’il faut essayer de l’emmener avec nous au désert, lui aussi ? Est-ce pour ça que Surâme l’a conduit chez nous ? Et ces créatures bizarres, ces anges, ces rats – que signifient-elles ? Il faut que Surâme nous le dise.

— Moi, je suis toujours persuadée que j’ai vu des rats et des anges parce que Lutya en a rêvé et qu’elle m’en a parlé ; ils étaient là, tout prêts à donner corps à mes peurs, dit Hushidh.

— D’accord, mais que faisaient-ils dans le rêve de Lutya ? demanda Nafai. Elle n’en avait pas peur, elle.

— Et les rats n’étaient ni dangereux ni terrifiants dans ma vision, renchérit Luet. Ils étaient… ils étaient eux-mêmes, simplement. Ils vivaient leur vie. Ils n’avaient rien à voir avec les hommes.

— Bon, arrêtons de jouer aux devinettes, coupa Nafai, et interrogeons Surâme. »

Ils n’avaient encore jamais fait cela. Hommes et femmes ne priaient pas ensemble dans les rites de Basilica : les hommes priaient par le sang et l’eau dans leur temple ou chez eux, tandis que les femmes rendaient leur culte dans l’eau du lac ou dans leurs domiciles privés. Les jeunes gens se sentirent donc intimidés et hésitants. Mais, spontanément, Nafai tendit ses mains à Hushidh et à Luet. Elles les saisirent et se donnèrent la main à leur tour.

« Je parle à Surâme en silence, dit Nafai. Dans mon esprit.

— Moi aussi, répondit Luet, mais parfois, je m’adresse à elle à voix haute ; pas toi ?

— Pareil pour moi, déclara Hushidh. Luet, parle pour nous tous. »

Luet refusa d’un signe de la tête. « C’est toi qui as fait ce rêve, ce soir, Hushidh. C’est avec toi que Surâme a communiqué. »

Hushidh fut prise d’un frisson involontaire. « Et si le mauvais rêve me reprenait ?

— Écoutez, peu importe lequel de nous prend la parole, intervint Nafai, du moment que nous posons les mêmes questions dans notre cœur. Père, Issib et moi communiquons facilement avec Surâme quand nous avons l’Index ; nous posons des questions et on nous répond comme si nous discutions avec l’ordinateur de l’école. On n’a qu’à faire la même chose.

— Nous n’avons pas l’Index, objecta Luet.

— Non, mais nous sommes reliés à Surâme par des fils d’or et d’argent, répondit Nafai en lançant un coup d’œil à Hushidh. Ça devrait suffire, non ?

— Parle pour nous, alors, Luet », dit Hushidh.

Et Luet posa leurs questions, puis fit état de ses inquiétudes, de celles que Nafai avait exprimées et de la terreur qu’avait éprouvée Hushidh. Ce fut à cette question que la première réponse leur parvint.

Je ne sais pas, dit Surâme.

Luet se tut, effrayée.

« Vous avez entendu ce que j’ai entendu ? » demanda Nafai.

Comme aucune des sœurs ne savait ce qu’avait perçu Nafai, nulle ne put répondre, jusqu’à ce qu’Hushidh trouve le courage d’exprimer tout haut ce qu’elle avait entendu. « Elle ne sait pas », souffla-t-elle.

Nafai resserra sa prise sur les mains des jeunes filles et s’adressa à Surâme, prenant la place de Luet comme porte-parole. « Qu’est-ce que tu ne sais pas ?

C’est moi qui ai envoyé le rêve des fils d’or et d’argent, dit Surâme. C’est moi qui ai envoyé le rêve d’Issib et des enfants à l’entrée de la tente. Mais la vision du général n’était pas prévue. Ce n’est pas moi qui ai montré le général.

— Et les… les rats ? demanda Hushidh.

— Et les anges ? ajouta Luet.

J’ignore d’où ils venaient et ce qu’ils signifient.

— Eh bien voilà, déclara Hushidh. Il s’agissait simplement d’un rêve bizarre et sans signification sorti de ton esprit, Luet. Et comme tu me l’avais raconté, ça s’est transformé en souvenir dans le mien, voilà tout.

Non !

Ce fut comme un cri dans leur esprit, et Hushidh frémit sous l’impact.

« Mais quoi, alors ? s’écria-t-elle. Si tu ignores d’où il vient, comment sais-tu qu’il ne s’agit pas d’un cauchemar ordinaire ?

Parce que le général l’a fait, lui aussi.

Ils se regardèrent, abasourdis.

« Le général ? Le général Mouj ? »

Dans l’esprit d’Hushidh apparut fugitivement l’image d’un homme avec une créature volante sur l’épaule et un rat géant accroché à sa jambe, puis d’une foule – humains, rats et anges confondus – qui s’approchait et touchait le trio avec vénération. Puis, aussi vite qu’elle était venue, l’image s’évanouit.

« C’est ce rêve qu’a fait le général ? demanda Hushidh.

Il l’a fait il y a plusieurs semaines. Avant qu’aucun d’entre vous ne rêve de ces créatures.

— Nous sommes trois, dans ce cas, dit Luet. Nous sommes trois, nous n’avons jamais rencontré le général, il ne nous a jamais vus, et pourtant nous avons tous rêvé de ces créatures. Il y a vu de la vénération, j’y ai vu de l’art, et toi, Hushidh, tu y as vu la guerre, la guerre et le salut.

— Si ça ne venait pas de toi, Surâme, intervint Nafai d’un ton pressant en tenant fermement les mains de ses voisines, si ça ne venait pas de toi, d’où un tel rêve a-t-il bien pu venir ?

Je l’ignore.

— Est-ce qu’il y aurait un autre ordinateur ? demanda Hushidh.

Pas ici. Pas sur Harmonie.

— Tu n’es peut-être pas au courant de son existence, suggéra Nafai.

Je le saurais.

— Alors, comment se fait-il que nous ayons fait ces rêves ? » insista Nafai.

Ils attendirent. D’abord nulle réponse ne vint. Et quand elle arriva, ce n’était pas celle qu’ils espéraient.

J’ai peur.

Hushidh sentit l’effroi investir à nouveau son cœur et elle serra plus fort les mains de sa sœur et de Nafai. « C’est horrible ! dit-elle. C’est horrible ! Je ne voulais pas savoir ça !

J’ai peur, dit Surâme dans la tête d’Hushidh – et, elle l’espérait, dans celle de ses deux compagnons ; c’était aussi net et distinct qu’un vrai discours. J’ai peur, car la peur est le nom que je donne à l’incertitude, à l’impossible qui est pourtant réalité. Mais j’ai aussi un espoir, qui est un autre nom pour l’impossible qui peut être réalité. J’ai l’espoir que ce qui vous a été donné vient du Gardien de la Terre ; que par-delà les milliers d’années-lumière, le Gardien de la Terre cherche à nous atteindre.

— Qu’est-ce que le Gardien de la Terre ? demanda Hushidh.

— Surâme en a déjà parlé, dit Nafai. Ce n’était pas clair, mais je crois qu’il s’agit d’un ordinateur mis en place comme surveillant de la Terre quand nos ancêtres ont fui il y a quarante millions d’années.

Il ne s’agit pas d’un ordinateur.

— De quoi, alors ?

Ce n’est pas une machine.

— Qu’est-ce que c’est, dans ce cas ?

C’est vivant.

— Qu’est-ce qui pourrait bien être vivant au bout de tout ce temps ?

Le Gardien de la Terre. Il nous appelle. Il vous appelle. Peut-être mon désir de vous ramener à la Terre est-il aussi un rêve envoyé par le Gardien. J’ai moi aussi été troublé, incapable de décider que faire, et puis des idées me sont venues. J’ai cru qu’elles provenaient de mes sous-programmes de probabilisation, qu’elles répondaient à ma programmation. Mais si Mouj et vous pouvez faire d’étranges rêves de créatures inconnues sur ce monde, ne puis-je moi aussi recevoir des pensées étrangères à mes programmes, qui n’ont pas leur origine dans ce monde ?

Ils ne trouvèrent aucune réponse à la question de Surâme.

« Je ne sais si vous êtes comme moi, dit Hushidh, mais je comptais sur Surâme pour tout maîtriser, et je n’apprécie guère l’idée qu’elle ignore ce qui se passe.

— La Terre nous appelle, déclara Nafai. Vous ne comprenez pas ? La Terre nous appelle ; elle appelle Surâme, mais pas elle seulement. Elle nous appelle tous. Ou vous deux, en tout cas, et Mouj. Elle vous demande de revenir sur Terre.

Pas Mouj, dit Surâme.

— Pas Mouj ? Comment le sais-tu ? demanda Hushidh. Si tu ignores pourquoi, ou comment, ou même si le Gardien de la Terre nous a envoyé ces rêves, comment peux-tu savoir que Mouj ne doit pas nous accompagner au désert ?

Pas Mouj. Laissez Mouj tranquille.

— Si tu ne voulais pas qu’il se joigne à nous, pourquoi l’as-tu conduit chez nous ? insista Nafai.

Je l’ai conduit ici, mais pas pour vous.

— Mais il porte les mêmes fils d’or et d’argent que nous, objecta Luet. Et le Gardien de la Terre lui a parlé.

Je l’ai mené ici pour qu’il détruise Basilica.

— Alors ça, c’est le bouquet ! s’exclama Nafai. Il ne manquait vraiment plus que ça ! Surâme poursuit une idée, le Gardien de la Terre une autre. Et nous, qu’est-ce qu’on est censés faire ?

Ne vous occupez pas de Mouj. N’y touchez pas. Il suit son propre chemin.

— C’est ça ! dit Nafai. Il n’y a pas une minute, tu avouais ne pas comprendre ce qui se passe, et maintenant, il faudrait te croire sur parole quand tu prétends que Mouj n’a rien à voir avec nous ! Nous ne sommes pas des marionnettes, Surâme ! Tu m’entends ? Si tu ne sais pas ce qui se passe, pourquoi devrions-nous t’obéir sur ce point ? Comment peux-tu être sûr que tu as raison et que nous avons tort ?

Je n’en suis pas sûr.

— Alors qu’est-ce qui te fait dire que je ne dois pas aller lui proposer de nous accompagner ?

Parce qu’il est dangereux, qu’il risque de te manipuler et de te détruire, et que je ne pourrai rien faire pour l’en empêcher.

— N’y va pas, dit Luet.

— C’est l’un des nôtres, répondit Nafai. Si notre but est fondamentalement bon, c’est parce qu’il est juste que nous, les gens que Surâme a élevés dans ce dessein, nous retournions sur Terre. S’il est valable, c’est parce que le Gardien de la Terre nous appelle.

— D’où que vienne ce rêve affreux, intervint Hushidh, j’ignore s’il est bon ou pas.

— C’était peut-être un avertissement, dit Nafai. Il faudra peut-être affronter un danger, et le rêve te mettait en garde.

— À moins qu’il ne t’avertisse de ne pas t’approcher de Mouj, objecta Luet.

— Comment diable ce rêve pourrait-il signifier ça ? » demanda-t-il. Il se débarrassait des vêtements dépareillés qu’il avait enfilés à la hâte et endossait à présent une tenue présentable pour sortir.

« Parce que c’est ce que j’ai envie qu’il signifie, dit Luet, et elle se mit soudain à pleurer. Tu n’es mon mari que depuis la moitié de la nuit, et tu parles tout à coup d’aller voir un homme que Surâme décrit comme redoutable, et pourquoi ? Pour l’inviter à nous accompagner au désert ? pour l’inviter à quitter ses armées, ses royaumes, ses bains de sang et sa violence, pour participer avec nous à un voyage dans le désert qui finira, j’ignore comment, par notre retour sur Terre ? Mais il va te tuer, Nafai ! Ou bien il te jettera en prison pour t’empêcher de venir avec nous ! Et je te perdrai !

— Non. Surâme me protégera.

— Surâme t’a conseillé de ne pas y aller. Si tu désobéis…

— Surâme ne me punira pas, parce qu’il n’est même pas sûr que j’aie tort. Il me ramènera auprès de toi parce qu’il a besoin de moi à tes côtés presque autant que moi, j’ai besoin de ta présence.

J’ignore si je pourrai te protéger.

— Ah, ça, il y a un sacré paquet de choses que tu ignores ! dit Nafai. Je crois que tu en as fait la preuve cette nuit. Tu es un ordinateur très puissant et tu as les meilleures intentions du monde, mais tu ne sais pas plus que moi ce qui est bien ou mal. Tu ignores si tous tes plans concernant Mouj n’ont pas été influencés par le Gardien de la Terre, n’est-ce pas ? Tu ignores si le plan du Gardien ne veut pas que je fasse précisément ce que je suis en train de faire, et que ton plan de destruction de Basilica aille se faire pendre ! Détruire Basilica, rien que ça ! C’est ta cité élue, pourtant, non ? Tu as rassemblé tous les gens les plus proches de toi en ce lieu précis, et maintenant tu veux le détruire ?

Je les ai réunis pour vous créer, vous, enfants stupides ! Je vais à présent détruire cette cité pour répandre à nouveau mon peuple dans le monde entier, si bien que l’influence qui me reste touchera chaque pays et chaque nation. Qu’est la cité de Basilica comparée au monde ?

— La dernière fois que tu as tenu ce genre de discours, j’ai tué un homme.

— Je t’en prie, dit Luet. Reste avec moi.

— Ou alors, laisse-moi t’accompagner, intervint Hushidh.

— Pas question, trancha Nafai. Lutya, je reviendrai. Parce que Surâme me protégera.

Je ne sais pas si j’y arriverai.

— Eh bien, débrouille-toi ! » Et Nafai quitta la chambre.

« Il va se faire arrêter dès qu’il mettra le pied dehors, dit Hushidh.

— Je sais, répondit Luet. Et je comprends pourquoi il agit ainsi ; c’est courageux de sa part, et je suis même persuadée que c’est ce qu’il faut faire, mais je ne veux pas qu’il le fasse ! » Sa voix était peu à peu devenue hystérique.

Luet se mit à pleurer, et ce fut au tour d’Hushidh de la prendre dans ses bras pour la consoler. Quel ballet, cette nuit ! songea-t-elle. Quelle nuit de noces pour toi, quelle nuit de cauchemars pour moi ! Et maintenant, que nous réserve le matin ? Tu pourrais bien te retrouver veuve sans même un enfant en toi. À moins – pourquoi pas ? – que le grand général Mouj ne revienne avec Nafai, ne renonce à son armée et ne s’évanouisse avec nous dans le désert. Tout est possible. Absolument tout.

Chez Gaballufix, et pas en rêve

Mouj déploya la carte de la côte occidentale sur la table de Gaballufix et laissa son esprit explorer différentes options. Les cités de la Plaine et Seggidugu s’étendaient devant lui comme la table d’un banquet. Difficile de décider quelle action entreprendre. Toutes ces villes devaient maintenant savoir qu’une armée gorayni tenait les portes de Basilica. Nul doute que les exaltés de Seggidugu devaient exiger une réaction rapide et brutale, mais ils n’auraient pas le dernier mot : la frontière nord de Seggidugu était trop proche des principaux cantonnements gorayni de Khlam et d’Ulye. Il faudrait tant de soldats pour s’emparer de Basilica, même en ne la sachant défendue que par un millier de Gorayni, que Seggidugu se retrouverait vulnérable à une contre-offensive.

En vérité, les cœurs faibles de Seggidugu devaient déjà se demander s’il ne vaudrait pas mieux se présenter à l’Impérator en suppliants, pour l’exhorter à prendre leur nation sous sa bienveillante protection. Mais Mouj était assuré que ceux-là n’auraient pas plus de chance que les têtes brûlées. Non, ce seraient les esprits les plus froids, les hommes les plus prudents qui l’emporteraient ; ils attendraient la suite des événements. Et c’était là-dessus que comptait Mouj.

Dans les cités de la Plaine, il existait sans doute déjà un mouvement pour recréer l’antique Ligue de Défense, qui avait repoussé par neuf fois les invasions des Seggidugu. Mais cela se passait plus de mille ans auparavant, au moment où les Seggidugu venus du désert s’étaient lancés à l’assaut des montagnes ; aujourd’hui, certainement, seules quelques-unes des cités accepteraient de s’unir, et même s’uniraient-elles qu’elles se querelleraient, se mettraient des bâtons dans les roues et s’affaibliraient mutuellement, bien plus que si chacune d’elles faisait front toute seule.

Que pouvait faire Mouj ? Si en cet instant il envoyait une délégation exigeant en termes stricts la reddition des cités les plus proches, son ordre serait sans nul doute promptement exécuté. Mais les réfugiés s’épancheraient hors des ces cités comme le sang d’une blessure au cœur, et c’est alors que les cités de la Plaine s’uniraient. Elles pourraient même demander à Seggidugu de prendre leur tête, ce qui pousserait probablement la cité à l’action.

À moins que Mouj n’exige la reddition de Seggidugu ? S’il avait gain de cause, toutes les cités de la Plaine s’aplatiraient et feraient le mort. Mais c’était un trop gros pari ; mieux valait trouver un meilleur biais. Certes, il pouvait obliger une, voire deux, des cités à se rendre, mais il était loin d’avoir assez d’hommes – et son lien avec le gros des forces gorayni était beaucoup trop ténu – pour mettre son ultimatum à exécution si Seggidugu décidait de le défier. Grâce à des coups de bluff de ce genre, on avait évité de grandes guerres, on avait créé de vastes empires, et Mouj ne craignait pas de courir ce risque s’il n’existait pas de meilleur moyen.

Et s’il en existait un, il faudrait le découvrir sans tarder ; l’Impérator lui-même devait maintenant savoir que Plod et l’intercesseur de l’armée de Mouj avaient été tués – par un assassin basilicain, certes, mais que personne n’avait pu interroger parce que Mouj l’avait abattu de ses propres mains. Puis Mouj était parti avec un millier d’hommes et nul ne savait où il se trouvait. Voilà une nouvelle qui frapperait l’Impérator de terreur, car il savait parfaitement la fragilité du pouvoir d’un souverain quand ses meilleurs généraux deviennent trop populaires. L’Impérator se demanderait combien de ses propres hommes se rallieraient à Mouj si celui-ci levait l’étendard de la rébellion dans les montagnes ; et combien, trop loyaux pour passer à l’ennemi, seraient néanmoins trop terrifiés pour combattre le plus grand général des Gorayni. Toutes ces angoisses pousseraient l’Impérator à mettre ses armées en marche, vers le sud et l’ouest, vers Khlam et Ulye.

Excellent, tout cela… L’effroi des Seggidugu en serait accru et Mouj n’en aurait que plus de chances de les soumettre par la ruse. De plus, les armées n’auraient pas le temps d’aller bien loin avant que l’Impérator n’apprenne la nouvelle suivante ; la manœuvre audacieuse de Mouj avait brillamment réussi et la légendaire cité de Basilica était à présent aux mains des Gorayni.

Un sourire carnassier apparut sur le visage de Mouj à l’idée de la terreur que cette nouvelle répandrait chez tous les courtisans qui avaient murmuré à l’Impérator que Mouj était un traître. Un traître ? Un homme qui a eu l’intelligence et le courage de s’emparer d’une cité avec mille soldats ? De longer deux puissants royaumes ennemis et de prendre une forteresse de montagne sur leurs arrières ? Mais quel genre de traître est-ce là ? demanderait l’Impérator.

Et pourtant, il tremblerait, car l’intrépidité chez ses généraux le terrifiait toujours. Surtout chez Vozmujalnoy Vozmojno. Aussi l’Impérator lui enverrait-il un légat ou deux – certainement un intercesseur, sans doute un nouvel ami, ainsi que quelques membres proches et loyaux de sa famille. Ils n’auraient pas l’autorité de passer outre aux ordres de Mouj – les Gorayni n’auraient jamais conquis tant de royaumes si les Impérators avaient laissé leurs sous-fifres contremander les ordres des généraux sur le terrain. Mais rien ne les empêcherait de jouer les mouches du coche, de poser des questions, de protester, d’exiger des explications et d’avertir l’Impérator de tout ce qui ne leur plairait pas.

Et quand arriveraient-ils, ces légats ? Ils seraient obligés de suivre la même route du désert que Mouj avait prise avec ses hommes ; mais elle devait à présent être surveillée de près par Seggidugu et Izmennik, si bien que la compagnie devrait se munir d’un lourd corps de garde, de chariots de ravitaillement, de nombreux éclaireurs, de tentes et de toute sorte de bétail sur pied. Les légats n’auraient donc ni le désir ni le moyen de se déplacer fût-ce moitié aussi vite que l’armée de Mouj l’avait fait ; une semaine passerait avant leur arrivée, sans doute davantage. Mais une fois là, ils disposeraient de nombreux soldats – peut-être autant que Mouj en avait avec lui –, et ces soldats ne seraient sûrement pas de ceux qui avaient combattu sous les ordres de Mouj, qu’il avait entraînés, sur qui il pourrait compter.

Une semaine. Mouj avait au moins une semaine pour engager la ligne d’action qu’il allait suivre. Il pourrait tenter dès à présent son coup de bluff contre Seggidugu, en risquant une profonde humiliation si on lui résistait : les cités de la Plaine s’uniraient alors sûrement contre lui et il se retrouverait aussitôt en train de défendre Basilica contre un siège. Cela n’entraînerait pas son éviction du poste de général, mais son nom s’en trouverait terni et cela le placerait sous la botte de l’Impérator. Quelles délices il avait connues ces derniers jours à ne plus avoir à jouer à ces jeux de dupes qui consumaient la moitié de son existence devant un ami nommé par l’Impérator, sans parler d’un intercesseur ambitieux et intrigant ! Mouj avait tué relativement peu de monde de ses propres mains, mais c’était avec une joie sans mélange qu’il se rappelait ces deux morts – la surprise peinte sur le visage des victimes et l’exquis soulagement qu’il avait ressenti. Même l’obligation qu’il avait eue de tuer Smelost, cet excellent soldat basilicain, même cela n’ôtait rien à la joie pure de sa liberté nouvelle.

Suis-je prêt ?

Suis-je prêt à engager la manœuvre de ma vie, à frapper l’Impérator de ma vengeance au nom de Pravo Gollossa ? Suis-je prêt à tout risquer sur ma capacité à rassembler autour de moi Basilica, Seggidugu et les cités de la Plaine, ainsi que chaque soldat gorayni qui voudra me suivre et le moindre renfort que nous pourrons grappiller chez les Potoku ?

Et sinon, suis-je prêt à enfiler de nouveau ce collier que l’Impérator passe au cou de tous ses généraux ? Suis-je prêt à m’incliner devant la volonté de l’incarnation de Dieu sur Harmonie ? Suis-je prêt à attendre des années, des décennies une occasion qui ne sera peut-être jamais meilleure qu’elle ne l’est aujourd’hui ?

Il sut la réponse alors même qu’il posait la question. Il devait se débrouiller pour faire de cette semaine, de ce jour, de cette heure, son occasion, sa chance d’abattre les Gorayni et de remplacer leur empire cruel et violent par un autre, généreux et démocratique, dirigé par les Sotchitsiya, dont la vengeance longtemps différée n’en était pas moins certaine. Mouj était là avec une armée – petite mais bien à lui – dans cette cité qui symbolisait tout ce qui, en ce monde, était faible, servile et efféminé. Je mourais d’envie de te détruire, Basilica, mais si au contraire je te rendais puissante ? Si je faisais de toi le centre du monde – mais un monde gouverné par des hommes de pouvoir, non par ces femmes faibles et obséquieuses, ces politiciennes, ces commères, ces comédiennes et ces chanteuses. Et si, plus tard, on disait de Basilica, non pas : « Elle fut la cité des femmes » mais : « Elle fut la capitale de la suprématie sotchitsiya » ?

Basilica, ô cité des femmes, ton époux est là pour toi, pour te dompter et t’apprendre les arts domestiques que tu as si longtemps oubliés !

Mouj jeta un nouveau coup d’œil à la liste que lui avait remise Bitanke. S’il cherchait quelqu’un pour gouverner Basilica au nom de l’Impérator, il devait choisir un homme comme consul : un des fils de Wetchik, si l’on pouvait mettre la main sur eux, ou peut-être Rashgallivak lui-même, voire un homme plus faible encore, soutenu par Bitanke.

Mais si Mouj désirait unir Basilica, les cités de la Plaine et jusqu’à Seggidugu contre l’Impérator, alors il lui fallait devenir citoyen de Basilica par mariage et gagner sa place à la tête de la cité ; il n’avait pas besoin d’un consul, mais d’une épouse.

Si bien que les noms qui éveillèrent sa curiosité furent ceux de deux jeunes filles, la sibylle de l’eau et la déchiffreuse. Elles étaient jeunes, assez pour en offenser plus d’un s’il épousait l’une d’elles, surtout la sibylle : treize ans ! Pourtant ces deux enfants possédaient le genre de prestige qu’il recherchait, une aura qui s’étendrait à lui s’il épousait l’une ou l’autre. Mouj, le grand général des Gorayni, s’unissant à l’une des femmes les plus pieuses de Basilica, s’abaissant à entrer dans la cité en simple époux plutôt qu’en conquérant ! Voilà qui lui gagnerait les cœurs, non seulement de ceux qui le remerciaient déjà de la paix qu’il avait imposée, mais les cœurs de tous, car ils verraient alors qu’il ne désirait pas les abattre, mais bien les mener à la grandeur.

Une fois marié à la déchiffreuse ou à la sibylle, Mouj ne tiendrait plus seulement Basilica : il serait Basilica. Et au lieu d’envoyer des ultimatums aux royaumes et aux cités méridionales de la côte occidentale, il pousserait un cri de guerre. Il ferait arrêter les espions de Potokgavan pour les renvoyer dans le marécage de leur paresseux empire, chargés de cadeaux et de promesses. Et la nouvelle se répandrait comme le feu vers le nord : Vozmujalnoy Vozmojno s’est proclamé lui-même la nouvelle incarnation, le véritable Impérator ! Il demande à tous les loyaux soldats de Dieu de faire route au sud pour le rejoindre, ou de se dresser contre l’usurpateur là où il sont ! Entre-temps, la rumeur circulerait à Pravo Gollossa : les Sotchitsiya vont retrouver le pouvoir ! Levez-vous et emparez-vous de ce qui vous appartient depuis toujours !

Profitant du chaos qui en résulterait, Mouj ferait mouvement vers les terres du Nord en gagnant des alliés sur son passage. Les armées gorayni battraient en retraite devant lui ; les natifs des nations conquises salueraient en lui leur libérateur. Il refoulerait les Gorayni jusque sur leurs propres terres et alors il s’arrêterait – le temps d’un long hiver à Pravo Gollossa, où il entraînerait son armée hétéroclite pour en faire une force de combat honorable. Puis au printemps suivant, il s’enfoncerait dans la terre montueuse des Gorayni et anéantirait en eux tout désir de gouverner. On trancherait les pouces des hommes en âge de se battre, afin qu’ils ne puissent plus manier ni arc ni épée, et à chaque pouce qui tomberait, les Gorayni comprendraient un peu plus la douleur des Sotchitsiya à la langue mutilée.

Que Dieu essaye de l’arrêter, maintenant !

Mais Dieu n’en ferait rien, il le savait. Au cours de ces derniers jours, depuis que Mouj l’avait défié et s’était engagé vers le sud pour s’emparer de Basilica, Dieu n’avait rien tenté contre lui, rien fait pour dresser obstacle contre lui. Mouj s’était vaguement attendu que Dieu lui fasse oublier les plans qu’il établissait. Mais Dieu devait maintenant savoir que cela ne servirait à rien, car ces plans étaient si parfaits et si clairs que Mouj ne pourrait que les retrouver, et les retrouver encore, s’il le fallait.

À moi le renversement des Gorayni et l’unification de la côte occidentale ! À mon fils la conquête de Potokgavan, la civilisation des tribus forestières du Nord, la soumission des pirates de la côte septentrionale ! À mon fils, fils de ma femme !

De laquelle s’agira-t-il ? La sibylle de l’eau était la plus puissante des deux, celle qui jouissait du plus grand prestige ; mais c’était aussi la plus jeune, trop jeune, en vérité. Les gens risquaient de la plaindre d’une telle union, à moins que Mouj n’arrive à la persuader de venir à lui de son plein gré.

Mais l’autre, la déchiffreuse, dont le prestige était moindre, celle-là ferait quand même l’affaire, et elle avait seize ans. Seize ans, le bon âge pour un mariage politique, car elle n’avait pas d’anciens époux et, si Bitanke ne se trompait pas, aucun amant connu. Et une part du prestige de la sibylle rejaillirait sur l’union, parce que la déchiffreuse était sa sœur et que Mouj veillerait à ce que la sibylle soit bien traitée – et liée de près à la nouvelle dynastie qu’il s’apprêtait à fonder.

C’était un plan très séduisant. Ne restait plus à Mouj qu’à se sentir sûr de son fait – assez pour agir, assez pour se rendre chez Rasa et manœuvrer pour obtenir la main d’une des deux filles.

On frappa un coup à la porte. Mouj répondit par un tambourinement sur la table. Un soldat entra.

« Mon général, dit-il, nous avons fait une intéressante arrestation devant la maison de dame Rasa. »

Mouj, levant les yeux de la carte, attendit la suite du message.

« Le dernier fils de dame Rasa. Celui qui a tué Gaballufix.

— Il s’est enfui au désert, répliqua Mouj. Êtes-vous sûrs qu’il ne s’agit pas d’un imposteur ?

— C’est très possible, répondit le soldat. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il est sorti de la maison de Rasa, qu’il s’est avancé droit sur le sergent en poste pour décliner son identité, puis qu’il a prétendu vous parler tout de suite de questions qui détermineront votre avenir et celui de Basilica.

— Ah !

— Alors, ou bien c’est le garçon aux bourses d’airain qui a décapité Gaballufix et qui s’est échappé de la cité avec ses vêtements, ou bien c’est un fou qui a envie de mourir.

— Ou bien les deux, rétorqua Mouj. Fais-le entrer, et prépare une escorte de quatre hommes pour le ramener ensuite directement chez dame Rasa. Si je le gifle quand vous ouvrirez la porte pour le remmener, vous le tuerez sous l’auvent de la maison de Rasa. Si je lui souris, vous le traiterez avec courtoisie et honneur. Par ailleurs, il est en état d’arrestation et ne doit plus quitter la place. »

Le soldat laissa la porte ouverte en partant, et Mouj se rassit. C’est bien, pensait-il ; je ne suis pas obligé de rechercher les protagonistes des jeux sanglants de cette cité. Ils viennent tous à moi, l’un après l’autre. Nafai, censément au désert, en sécurité, hors de ma portée… se trouvait en fait chez dame Rasa ! Quelles autres surprises sa maison renferme-t-elle ? Les autres fils ? Comment Bitanke les avait-il décrits ?… Elemak, le caravanier vif et dangereux ; Mebbekew, le pénis ambulant ; Issib, l’infirme surdoué. Et pourquoi pas Wetchik lui-même, l’horticulteur visionnaire ? Tous attendent peut-être entre les murs de cette résidence que je décide comment les utiliser.

Était-il possible que Dieu eût choisi de favoriser la cause de Mouj ? Qu’aujourd’hui, plutôt que de le contrecarrer, Il aidât Mouj en lui faisant cadeau de tous les instruments dont il avait besoin pour atteindre son but ?

Je n’incarne certes rien d’autre que moi-même, songea-t-il ; et je ne prétends pas du tout à la sainteté comme le fait l’Impérator. Mais si Dieu accepte enfin de me prêter main-forte, je ne vais pas refuser. Peut-être, dans le cœur de Dieu, l’heure des Sotchitsiya a-t-elle sonné.


Nafai avait peur, mais il était en même temps parfaitement calme. C’était un sentiment des plus étranges : il avait l’impression de porter en lui un animal terrifié, épouvanté de se voir pénétrer dans un lieu où la mort était partout présente, et cependant le vrai Nafai, cette partie de son être qui était lui-même et non l’animal, Nafai était fasciné par la perspective d’entendre ce qu’il allait dire, de rencontrer Mouj face à face peut-être, fasciné par tout ce qui s’ensuivrait. Il se rendait pourtant bien compte que la mort régnait en permanence chez les Gorayni, prête à surgir à tout instant ; mais il avait jugé, à un niveau très obscur de son esprit, que sa survie personnelle était désormais une question hors de propos.

Les soldats s’étaient montrés plus intrigués qu’alarmés quand il les avait accostés avec ces mots : « Amenez-moi au général. Je suis Nafai, le fils de Wetchik, et c’est moi qui ai tué Gaballufix. » Par ces paroles, il mettait en balance sa vie même dans la conversation à venir, car Mouj possédait à présent des témoins d’une confession qui pouvait mener à son exécution ; le général n’aurait même pas besoin d’inventer un prétexte s’il voulait le faire disparaître.

La maison de Gaballufix n’avait pas changé, et pourtant elle était entièrement différente. Les tapisseries et les meubles restaient à leur place ; la molle opulence y régnait toujours, intacte, avec le luxe, la surcharge de décoration et les couleurs agressives. Mais au lieu d’être écrasante, toute cette ostentation devenait presque pathétique, car la discipline simple et l’obéissance rapide, immédiate des soldats gorayni ramenaient tout à une juste proportion. Gaballufix avait choisi son ameublement pour intimider ses visiteurs, pour les écraser ; maintenant, ce mobilier paraissait fragile, efféminé, comme si celui qui l’avait choisi avait craint qu’on surprît la faiblesse de son âme et cherché à la dissimuler derrière cette barricade de couleurs vives et de dorures.

La manifestation du vrai pouvoir, Nafai le comprit soudain, ne réside pas dans ce qu’on peut acquérir. L’argent n’en achète que l’illusion. Le vrai pouvoir se trouve dans la force de la volonté – une volonté si puissante que les autres s’y plient tout naturellement et la suivent de leur plein gré. Le pouvoir obtenu par tromperie s’évapore sous la lumière brûlante de la vérité, comme Rashgallivak l’avait appris à ses dépens ; mais plus on l’observe de près, plus le véritable pouvoir acquiert de puissance, même incarné par un homme seul, sans armées, sans serviteurs, sans amis ; il lui suffit d’être doué d’une volonté indomptable.

C’était un homme de ce genre qui attendait Nafai, assis à une table derrière une porte ouverte. Nafai connaissait cette pièce. C’était là que ses frères et lui avaient affronté Gaballufix, là que Nafai avait parlé sans réfléchir et ruiné les délicates négociations d’Elemak pour s’emparer de l’Index. De toute façon, Gaballufix n’avait jamais eu d’autre intention que de les tromper ; mais le fait demeurait que Nafai avait parlé étourdiment, sans se rendre compte qu’Elemak, en marchand avisé, dissimulait des renseignements essentiels.

L’espace d’un instant, Nafai résolut d’être plus prudent aujourd’hui, de celer certains éléments comme l’aurait fait Elemak, de jouer d’astuce dans la conversation à venir.

Puis le général Mouj leva les yeux et Nafai y plongea les siens ; il vit alors un puits profond rempli de rage, de souffrance et d’orgueil, et, tout au fond de ce puits, une farouche intelligence qui percerait à jour toutes les apparences.

Est-ce bien là le véritable Mouj ? L’ai-je bien vu dans sa réalité ?

Et dans son cœur, chuchota Surâme, je te l’ai montré tel qu’il est réellement.

Alors, inutile que je lui mente, se dit Nafai. C’est aussi bien, d’ailleurs, parce que je ne suis pas doué pour ça. Je n’ai pas le talent nécessaire : je n’arrive pas à maintenir en moi la duplicité profonde qu’exige un mensonge réussi. La vérité remonte sans cesse à la surface de mon esprit, et chacun de mes gestes, de mes paroles et de mes regards est un aveu.

Et puis, je ne suis pas ici pour participer à un jeu, à un concours d’intelligence avec le général Vozmujalnoy Vozmojno. Je suis ici pour lui proposer de se joindre à nous dans notre voyage de retour vers la Terre. Or, comment pourrait-il accepter si je lui dis moins que la vérité ?

« Ah, Nafai, dit Mouj. Asseyez-vous, je vous en prie. »

Nafai obéit. Il remarqua la carte déployée sur la table devant le général : la côte occidentale. Quelque part, loin dans l’angle sud-ouest, coulait le cours d’eau près duquel Père, Issib et Zdorab attendaient sous leurs tentes, en écoutant les ululements et les abois d’une troupe de babouins. Surâme est-il en train de montrer à Père ce que je fais ? Issib a-t-il l’Index, et lui demande-t-il où je suis ?

« Je suppose, dit Mouj, que vous ne vous êtes pas livré parce que votre conscience vous pesait et que vous désiriez passer en jugement pour le meurtre de Gaballufix, afin d’expier votre faute ?

— Non, général. Je suis marié d’hier soir. Je n’ai aucune envie d’aller en prison, ni de passer en jugement, ni d’être exécuté.

— Marié d’hier soir ? Et on vous retrouve dans la rue à confesser des crimes avant l’aube ? Mon garçon, je crains que vous ne vous soyez bien mal marié si votre femme ne sait pas vous retenir, ne serait-ce qu’une nuit !

— C’est un rêve qui m’a poussé à venir.

— Ah… Et ce rêve, est-ce le vôtre ou celui de votre épouse ?

— Non. C’est le vôtre, général. »

Mouj resta impavide et ne répondit pas. Nafai poursuivit :

« Il me semble qu’une fois, vous avez rêvé d’un homme portant sur l’épaule une créature poilue et volante, avec un rat géant accroché à la jambe ; et des hommes, des rats et des anges venaient les adorer tous les trois, ils les touchaient avec…»

Mais Nafai s’interrompit, car Mouj s’était soudain dressé et le transperçait de son regard dangereux et déchirant à la fois. « J’en ai parlé à Plod, il en a fait part à l’intercesseur, et le bruit s’en est ainsi répandu ! Et que tu sois au courant, toi, me révèle que tu as été en contact avec un membre de la cour de l’Impérator ! Alors, cesse cette comédie et dis-moi la vérité !

— Général, j’ignore qui sont Plod et l’intercesseur, et votre rêve ne m’a été raconté par personne de la cour impériale : il me vient de Surâme. Croyez-vous que Surâme ne sache rien de vos rêves ? »

Mouj se rassit, mais son attitude avait changé du tout au tout. Envolée, la certitude, envolée, l’assurance désinvolte.

« Es-tu la nouvelle forme que Dieu a prise ? Es-tu l’incarnation ?

— Moi ? Vous voyez bien ce que je suis : un garçon de quatorze ans. Peut-être un peu grand pour mon âge.

— Un peu jeune aussi pour être marié.

— Mais pas trop pour parler à Surâme.

— Beaucoup dans cette cité font métier de parler à Surâme. Mais à toi, apparemment, Dieu répond.

— Il n’y a rien de mystique là-dedans, général. Surâme est un ordinateur – un ordinateur puissant, qui se régénère lui-même. Nos ancêtres l’ont mis en place il y a quarante millions d’années, quand, fuyant la destruction de la Terre, ils sont arrivés sur Harmonie. Ils ont modifié leurs propres gènes et ceux de leurs enfants – jusqu’à nous, des milliers de générations après – pour devenir sensibles, aux niveaux les plus profonds du cerveau, aux impulsions de Surâme. Puis ils ont programmé l’ordinateur pour nous écarter de toute séquence de pensée, de tout plan d’action qui mènerait à la haute technologie, aux communications instantanées ou aux transports rapides, afin que le monde demeure pour nous immense et inconnaissable, et que les guerres ne dépassent pas les affaires locales.

— Jusqu’à mon arrivée, dit Mouj.

— Vos conquêtes dépassent en effet de loin le périmètre qu’autorise normalement Surâme.

— Parce que je ne suis pas l’esclave de Dieu. Quel que soit le pouvoir qu’il a sur les autres hommes – Lui ou cet ordinateur, si tu dis vrai –, ce pouvoir est affaibli chez moi, car j’y ai résisté et je l’ai brisé. Si je suis ici aujourd’hui, c’est que je suis trop fort pour Dieu.

— Oui, il nous a dit que tel est votre sentiment, répondit Nafai. Mais en réalité, l’influence de Surâme est encore plus forte chez vous que chez la plupart des gens, et sans doute autant que chez moi. Si vous vous ouvriez à sa voix, Surâme pourrait vous parler directement et vous n’auriez pas besoin que je vous dise ce que je suis venu vous raconter.

— Si Surâme s’est prétendu plus puissant en moi qu’en la plupart des gens, c’est que ton ordinateur est un menteur !

— Non, comprenez-moi : Surâme ne s’intéresse pas vraiment à la vie personnelle de chacun, sauf dans la mesure où il mène un programme de croisements dans le but de créer des personnes comme moi – et comme vous, naturellement. Ça ne m’a pas fait plaisir du tout de l’apprendre, mais c’est la raison de mon existence, ou du moins la raison pour laquelle mes parents ont été réunis. Surâme manipule les gens ; c’est son travail. Vous, il vous manipule presque constamment.

— J’ai bien senti qu’il l’essayait. Je l’ai appelé Dieu, tu le nommes Surâme, mais jamais il ne m’a contrôlé.

— Mais si : dès qu’il s’est rendu compte que vous aviez l’intention de lui résister, il a simplement inversé le processus. Ce qu’il voulait vous voir faire, il vous l’interdisait ; puis il veillait à ce que vous n’oubliiez pas de le faire et vous obéissiez presque à la perfection.

— C’est un mensonge ! » murmura Mouj.

Nafai s’effraya en voyant les émotions qui agitaient cet homme. Le général n’avait manifestement pas l’habitude d’être la proie de sentiments qu’il ne pouvait pas contrôler ; Nafai se demanda s’il ne devrait pas le laisser se calmer avant de poursuivre. « Ça va ? demanda-t-il.

— Continue, répondit Mouj d’un ton acide. Je ne crains pas ce que peut me dire un mort ! »

La mesquinerie de cette réflexion dégoûta Nafai. « Ah, il faudrait que je modifie mon histoire parce que vous me menacez de mort ? Mais si j’avais peur de mourir, croyez-vous que je serais ici ? »

Une transformation visible s’opéra chez Mouj, comme s’il se reprenait d’un coup. « Pardonne-moi, dit-il. L’espace d’un instant, j’ai réagi comme ceux que je méprise le plus ; j’ai proféré une menace pour changer le message d’un envoyé persuadé qu’il me dit la vérité. Mais je puis t’assurer, quels que soient mes sentiments, que si tu meurs aujourd’hui, ce ne sera pour aucune de tes paroles. Poursuis, je t’en prie.

— Comprenez ceci, reprit donc Nafai : si Surâme veut que vous oubliiez quelque chose, vous l’oublierez inévitablement. Mon frère Issib et moi, nous nous sommes crus très malins d’arriver à forcer ses barrières ; mais nous ne les avons pas vraiment forcées : simplement, nous sommes devenus tellement casse-pieds que Surâme n’a plus jugé utile de nous résister. Il préfère que nous suivions ses plans en toute connaissance de cause plutôt que d’être obligé de nous manipuler. Et voilà pourquoi je suis ici : la sœur de ma femme a vu en rêve la force de votre lien avec Surâme et le gaspillage que représentent vos vains efforts pour le contrarier. Je suis venu vous dire que le seul moyen de vous libérer de son contrôle, c’est d’embrasser son plan.

— La victoire dans la reddition ? demanda Mouj avec un sourire mi-figue, mi-raisin.

— La liberté dans le renoncement à résister et dans la communication, rectifia Nafai. Surâme est le serviteur de l’humanité, pas son maître. On peut le convaincre ; il écoutera. Il a parfois besoin de notre aide. Et nous, général, nous avons besoin de vous, si vous acceptez de nous accompagner.

— De vous accompagner ?

— Mon père a été appelé au désert ; et c’est le premier pas d’un immense voyage.

— Allons donc ! Ce sont les machinations de Gaballufix qui ont chassé ton père au désert ! J’ai parlé avec Rashgallivak, et on ne peut me tromper.

— Croyez-vous honnêtement que parler avec Rashgallivak soit le moyen le plus sûr de ne pas se faire tromper ?

— S’il m’avait menti, je le saurais.

— Mais s’il croyait à ce qu’il vous disait, sans que ce soit pourtant la vérité ? »

Mouj ne répondit pas.

« Je vous le répète, indépendamment de la cause immédiate qui a provoqué notre départ à telle heure de tel jour, c’est par le dessein de Surâme que Père, mes frères et moi sommes allés au désert pour y entreprendre notre voyage.

— Et pourtant, te voici en ville.

— Je vous l’ai dit : je me suis marié hier soir. Mes frères aussi.

— Elemak, Mebbekew et Issib. »

Nafai fut surpris et un peu effrayé que Mouj en sût si long sur sa famille. Mais il avait résolu de dire la vérité, et il s’y tiendrait. « Non, Issib est resté avec Père. Il voulait venir, pourtant, et moi aussi je le voulais, mais Elemak a refusé tout net et Père était d’accord avec lui. Nous sommes venus chercher des épouses, en plus de celle de Père. À notre arrivée, Mère a éclaté de rire en disant que jamais elle n’irait au désert, quel que soit le projet dément que Wetchik avait en tête. Mais à ce moment, vous avez donné l’ordre de l’arrêter et fait courir des rumeurs sur elle ; résultat, vous l’avez coupée de Basilica, elle a compris maintenant qu’elle n’a plus rien à espérer ici, et elle aussi va nous accompagner au désert.

— Tu prétends que mes décisions faisaient partie d’un plan de Surâme pour pousser ta mère à rejoindre son époux sous une tente ?

— J’affirme que vos desseins ne pouvaient que servir les plans de Surâme, inévitablement. C’est toujours comme ça, général. Ç’a toujours été comme ça.

— Mais que se passerait-il si je refusais à ta mère le droit de quitter son domicile ? Si je vous gardais, tes frères, vos femmes et toi, ici, en état d’arrestation ? Si j’envoyais des soldats empêcher Shedemei de réunir des semences et des embryons pour votre voyage ? »

Nafai fut abasourdi. Il était au courant pour Shedemei ? Impossible ! Jamais elle n’en aurait parlé autour d’elle ! De quoi donc ce Mouj était-il capable si, arrivant dans une cité inconnue, il pouvait savoir tant de choses si vite, au point d’en déduire que les semences que réunissait Shedemei avaient un rapport avec l’exil de Père ?

« Eh bien, tu vois ! reprit Mouj. Surâme n’a aucun pouvoir où je règne, moi !

— Vous pouvez nous garder prisonniers. Mais quand Surâme décidera que notre heure est venue de partir, vous vous apercevrez que vous avez une raison incontournable de nous laisser aller, et vous nous laisserez aller.

— Si Surâme veut que vous partiez, mon garçon, vous ne partirez pas, tu peux me croire.

— Mais vous ne comprenez pas ! Je ne vous ai pas dit l’essentiel : peu importe cette guerre que vous croyez mener contre je ne sais quelle version de Surâme, ce que vous nommez Dieu ; ce qui compte, c’est le rêve que vous avez fait. Celui sur les bêtes volantes et les rats géants. »

Mouj attendit la suite, et Nafai le vit profondément troublé.

« Ce n’est pas Surâme qui a envoyé ce rêve, reprit-il. Il n’en comprend pas lui-même le sens.

— Eh bien, voilà ! C’était donc un rêve absurde, un rêve ordinaire !

— Pas du tout : ma femme a elle aussi rêvé des mêmes créatures, et sa sœur également. Vous êtes trois à avoir fait ce rêve, qui n’a pourtant rien d’ordinaire. Chacun de vous l’a ressenti comme important ; vous saviez très bien qu’il avait un sens. Et cependant il ne venait pas de Surâme. »

Une fois encore, Mouj resta silencieux.

« Quarante millions d’années se sont écoulées depuis que les hommes ont abandonné une Terre presque entièrement détruite, reprit Nafai. La planète a eu amplement le temps de se guérir, de recréer de la vie à sa surface, de refaire un nid pour l’humanité. Mais beaucoup d’espèces ont disparu, et c’est pourquoi Shedemei réunit des semences et des embryons. Nous sommes très rares à pouvoir communiquer facilement avec Surâme, et nous avons été rassemblés ici, à Basilica, en ce jour, en cette heure, pour nous engager dans un voyage qui nous ramènera sur Terre.

— En dehors du fait que la Terre, si elle existe, est une planète en orbite autour d’une étoile éloignée que même les oiseaux ne peuvent atteindre, dit Mouj, tu ne m’as toujours pas révélé quel rapport ce voyage peut bien avoir avec mon rêve.

— Cela, personne n’en sait rien, répondit Nafai ; nous en sommes réduits aux conjectures, mais même Surâme croit qu’elles sont peut-être valables : ce serait le Gardien de la Terre qui nous appellerait, j’ignore comment. Il serait entré en contact avec nous par-delà les années-lumière qui nous séparent et il nous rappellerait à lui. Pour autant qu’on le sache, il aurait même modifié la programmation de Surâme lui-même en lui ordonnant de nous réunir. Surâme pensait connaître les raisons de ses propres actes, mais elles ne se sont révélées que tout récemment ; tout comme vous n’apprenez qu’aujourd’hui les vraies raisons de tous les actes de votre existence.

— Un message contenu dans un rêve, et il viendrait de quelqu’un situé à mille années-lumière d’ici ? Cela voudrait dire que ce rêve aurait été transmis trente générations avant ma naissance ! Ne me fais pas rire, Nafai ! Tu es trop intelligent pour croire à cette fable ! Il ne t’est pas venu à l’idée que c’est peut-être toi que Surâme est en train de manipuler ? »

Nafai réfléchit. « Surâme ne me ment pas, dit-il enfin.

— Et pourtant, tu prétends qu’il m’a menti toute ma vie. On ne peut donc pas dire que Surâme s’en tient strictement à la vérité, n’est-ce pas ?

— Mais à moi, il ne ment pas !

— Et qu’en sais-tu ?

— Parce que ce qu’il me dit, ça… ça sonne juste !

— S’il peut me faire oublier des choses – et il le peut, c’est arrivé si souvent que…» Mouj s’interrompit, peu désireux apparemment de s’étendre sur ces souvenirs. « Bref, s’il est capable de ça, pourquoi ne pourrait-il pas te donner l’impression de “sonner juste”, comme tu dis ? »

À cela, Nafai n’avait pas de réponse toute prête. N’ayant jamais remis en question sa propre certitude, il ignorait donc en quoi péchait le raisonnement de Mouj. « Il ne s’agit pas seulement de moi, dit-il, s’efforçant d’ordonner ses pensées. Ma femme aussi a foi en Surâme et sa sœur également. Elles ont reçu des rêves et des visions toute leur vie, et Surâme ne leur a jamais menti.

— Des rêves et des visions ? Toute leur vie ? » Mouj se pencha au-dessus de la table. « Qui as-tu épousé, exactement ?

— Ah, je croyais vous l’avoir dit : Luet. C’est l’une des nièces de ma mère qui résident dans son école.

— La sibylle de l’eau…

— Je ne m’étonne pas que vous la connaissiez.

— Elle a treize ans.

— Oui, je sais, elle est trop jeune. Mais elle s’est pliée à la volonté de Surâme, comme moi.

— Tu crois pouvoir emmener la sibylle de l’eau loin de Basilica, au désert, dans un voyage délirant pour trouver une planète mythique ? demanda Mouj. Même si je ne faisais rien, moi, pour vous en empêcher, penses-tu que les gens de cette cité l’accepteraient ?

— Ils l’accepteront si Surâme nous aide, et Surâme ne manquera pas de nous aider.

— Et la sœur de ton épouse, lequel de tes frères a-t-elle épousé ? Elemak ?

— Non, elle va se marier avec Issib. Il nous attend sous la tente de mon père. »

Mouj se rencogna dans son fauteuil et eut un petit rire joyeux. « Il est difficile de distinguer qui a manipulé qui. D’après toi, Surâme a dressé toutes sortes de plans dont je suis un petit rouage. Mais de mon point de vue, Dieu a tout fait pour mettre les atouts dans mon jeu. Je me faisais la réflexion, avant que tu n’entres, que Dieu semblait avoir enfin cessé de se vouloir mon ennemi.

— Surâme n’a jamais été votre ennemi, protesta Nafai. C’est vous qui avez décidé de vous opposer à lui. »

Mouj se leva de sa table, la contourna, s’assit à côté de Nafai et lui prit la main. « Mon garçon, ç’a été la conversation la plus remarquable de toute ma vie ! »

Pour moi aussi, se dit Nafai, mais il était trop stupéfait pour émettre un son.

« Je ne doute pas de ton sérieux quand tu parles de ce voyage, mais je t’assure qu’on t’a grossièrement trompé. Tu ne quitteras pas cette cité, non plus que ta femme ni sa sœur, ni aucun de ceux que vous projetiez d’emmener. Tu le comprendras tôt ou tard ; si tu le comprends tôt – tout de suite serait le mieux –, j’ai pour toi des projets qui te conviendront sûrement mieux que de bricoler sous une tente, au milieu des rochers et des scorpions. »

Encore une fois, Nafai regretta de ne pouvoir expliquer à Mouj pourquoi il désirait suivre Surâme, pourquoi il le suivait librement, en toute conscience, lui et peut-être aussi le Gardien de la Terre ; pourquoi il savait que Surâme ne lui mentait pas, ne le manipulait pas ni ne le contrôlait. Mais, incapable de trouver des mots ni même des raisons valables, il garda le silence.

« Ta femme et sa sœur sont la clé de tout. Je ne suis pas ici pour m’emparer de Basilica par la force, je suis ici pour conquérir sa fidélité. Je t’observe depuis une heure, j’écoute ta voix, et crois-moi, mon gars, tu es un garçon remarquable. Quel sérieux ! Quelle honnêteté ! Et ardent, avec ça, et désireux de bien faire ; on voit au premier coup d’œil que tu ne veux de mal à personne. Et pourtant, c’est toi qui as tué Gaballufix, libérant ainsi la cité d’un homme qui en serait devenu le tyran s’il avait vécu un jour ou deux de plus. Et voilà que tu viens d’épouser la personnalité la plus prestigieuse de Basilica, la jeune fille qui éveille le plus universellement l’amour, le respect, la loyauté et l’espoir dans cette cité.

— Je l’ai épousée pour servir Surâme.

— C’est ça, continue à parler ainsi, je t’en prie, je veux que tout le monde le croie ; et dans ta bouche, c’est criant de vérité. Je n’aurai aucun mal à répandre une histoire où Surâme t’ordonnait de tuer Gaballufix afin de sauver la cité ; et toi-même, tu peux annoncer que Surâme m’a fait venir ici, de mon côté, pour arracher la cité au chaos qu’a provoqué la sœur de ta femme, la déchiffreuse, quand elle a anéanti le pouvoir de Rashgallivak. Ça fait un joli petit paquet bien net, tu ne trouves pas ? Toi, Luet, Hushidh et moi, envoyés par Surâme pour protéger la cité, pour mener Basilica à la grandeur. Tous, nous tenons notre mission de Surâme… Voilà une histoire qui ridiculisera les absurdes prétentions de l’Impérator à la divinité incarnée.

— Mais pourquoi tout ça ? » demanda Nafai. Il ne voyait pas l’intérêt pour Mouj de le faire passer pour un héros au lieu d’un assassin, de vouloir établir un lien particulier avec trois personnes qu’il gardait prisonnières chez Rasa. À moins que…

« Eh bien, à ton avis ? demanda Mouj.

— Vous imaginez peut-être pouvoir m’installer comme tyran de Basilica à la place de Gaballufix. C’est ça ?

— Pas comme tyran : comme consul. Le conseil municipal continuerait de se réunir, avec ses chamailleries, ses discussions et son inanité coutumières. Toi, tu t’occuperais simplement de la garde municipale et des relations étrangères ; tu contrôlerais les portes et tu veillerais à ce que Basilica me demeure loyale.

— Parce que vous croyez que les gens n’y verraient que du feu et ne me considéreraient pas comme un pantin ?

— Si, sauf si je devenais moi-même citoyen de Basilica, ton meilleur ami et ton proche parent. Si je deviens Basilicain, si je participe de la vie de la cité, si je suis nommé général de l’armée basilicaine et que j’agis en ton nom, alors on ne se souciera plus de savoir qui manipule qui.

— Alors, vous vous rebellez contre les Gorayni.

— Contre les monstres les plus cruels et les plus corrompus qui aient jamais foulé le malheureux sol d’Harmonie ! corrigea Mouj. Je venge la trahison et l’asservissement atroces dont a été victime mon peuple, les Sotchitsiya !

— C’est donc ainsi que Basilica sera détruite : non par vous, mais à cause de votre rébellion !

— Crois-moi, Nafai, je connais les Gorayni. Ce sont fondamentalement des faibles, et leurs soldats m’aiment plus qu’ils n’aiment leur misérable lmpérator.

— Oh, je n’en doute pas !

— Si Basilica devient ma capitale, les Gorayni ne la détruiront pas. Rien ni personne ne la détruira, parce que je serai victorieux.

— Basilica n’est rien pour vous ; rien qu’un outil à jeter après usage. Je vous vois déjà dans le Nord, à la tête d’une immense armée, prêt à anéantir celle qui défend Gollod, la cité de l’Impérator ; à cet instant, vous apprenez que Potokgavan a saisi l’occasion pour débarquer des troupes sur la côte occidentale. Revenez défendre Basilica ! vous suppliera-t-on ; moi, je vous supplierai, Luet vous suppliera. Mais vous jugerez qu’il y a largement le temps de s’occuper de Potokgavan plus tard, après que vous aurez écrasé les Gorayni. Et vous resterez pour achever votre travail, et l’année suivante vous volerez vers le sud, vous punirez Potokgavan des atrocités qu’il aura commises, et debout au milieu des cendres de Basilica, vous pleurerez sur la cité des femmes. Et peut-être même vos larmes seront-elles sincères. »

Mouj tremblait, Nafai le sentait dans les mains qui tenaient les siennes.

« Décide-toi, dit Mouj. Quoi qu’il arrive, ou bien tu régneras sur Basilica en mon nom, ou bien tu mourras à Basilica – en mon nom également. Une chose est sûre : tu ne quitteras plus jamais Basilica.

— Ma vie est entre les mains de Surâme.

— Réponds-moi. Décide.

— Si Surâme voulait que je vous aide à mettre cette cité sous le joug, j’accepterais de devenir consul. Mais Surâme désire que je retourne sur Terre, donc je ne serai pas consul.

— Alors Surâme t’a de nouveau trompé, et cette fois, tu pourrais bien en mourir !

— Jamais Surâme ne m’a trompé. Ceux qui suivent Surâme de leur plein gré n’entendent pas de mensonges.

— Dis plutôt que tu n’as jamais réussi à surprendre Surâme en flagrant délit de mensonge !

— Non ! s’exclama Nafai. Non, Surâme ne me ment pas parce que… parce que tout ce qu’il m’a promis s’est réalisé. Tout était vrai.

— À moins qu’il ne t’ait fait oublier ses promesses non tenues ?

— Si je voulais douter, je pourrais douter sans fin. Mais il arrive un moment où l’on doit cesser de se poser des questions et agir, et à ce moment, il faut croire à quelque chose de vrai. Il faut agir comme s’il y avait quelque chose de vrai, aussi choisit-on ce en quoi on a le plus de raisons de croire, parce qu’on a besoin de vivre dans le monde qui donne le plus d’espoir. J’obéis à Surâme, j’ai foi en Surâme, parce que j’ai envie de vivre dans le monde qu’il m’a montré.

— Ah ouiche : la Terre ! fit Mouj d’un ton méprisant.

— Je ne parle pas d’une planète, je parle… Je veux vivre dans la réalité – la réalité ! – que Surâme m’a montrée ; la réalité dans laquelle les existences ont un sens et un but, où je trouve un dessein qui vaille la peine d’être suivi, où la mort et la souffrance ne sont pas vaines, parce que du bien en émergera.

— Tu es en train de me dire que tu cherches à te tromper toi-même, c’est tout.

— Non, ce que je dis, c’est que l’histoire que me raconte Surâme coïncide avec les faits que j’observe. Votre histoire à vous, dans laquelle je suis trompé de bout en bout, peut elle aussi expliquer ces faits, je le sais bien. Je n’ai aucun moyen de savoir si votre histoire est vraie ou non – mais vous n’avez aucun moyen non plus de savoir si c’est le cas de la mienne. Donc, je choisis celle que je préfère, celle qui donne sens à cette réalité. J’agis comme si la vie à laquelle j’aspire était la vraie, et comme si celle qui me dégoûte – la vôtre, votre vision de l’existence – était le mensonge. Et c’est bel et bien un mensonge. Vous n’y croyez pas vous-même.

— Ne te rends-tu pas compte, mon garçon, que tu viens de me raconter exactement l’histoire que je t’ai dite ? Tu prétends que Surâme me trompe depuis toujours, et moi, je n’ai fait que te retourner la petite fable que tu m’avais appliquée. La vérité, c’est que Surâme s’est joué de nous deux, si bien que tout ce qu’il nous reste à faire, c’est nous fabriquer la meilleure existence possible dans ce monde. Si tu penses que pour toi et ta nouvelle épousée, ça consiste à gouverner Basilica en mon nom, à participer à la création du plus vaste empire qu’ait jamais connu Harmonie, alors je te l’offre, et je te serai aussi loyal que tu le seras envers moi. Mais décide-toi tout de suite.

— J’ai pris ma décision. Il n’y aura pas de grand empire ; Surâme ne le permettra pas. Et même si pareil empire devait voir le jour, il ne signifierait rien pour moi. Le Gardien de la Terre nous appelle ; il vous appelle, vous ! Et je vous le demande encore une fois, général Vozmujalnoy Vozmojno, oubliez cette quête absurde d’un empire ou d’une vengeance ou de ce après quoi vous courez depuis tant d’années. Retournez avec nous sur le monde où est née l’humanité. Consacrez votre valeur à une cause digne de vous ! Venez avec nous !

— Venir avec vous ? Mais vous n’allez nulle part ! » Mouj se leva et alla ouvrir la porte. « Ramenez ce garçon à sa mère. »

Deux soldats surgirent comme s’ils attendaient derrière la porte. Nafai quitta son siège et s’approcha de Mouj qui bloquait à demi le passage. Leurs regards se croisèrent. Nafai vit dans celui du général une rage toujours active, que rien de ce qui s’était passé n’avait apaisée. Mais il perçut aussi une peur qui ne s’y trouvait pas auparavant.

Mouj leva la main comme pour frapper Nafai au visage ; le garçon n’eut pas une grimace ni un mouvement de recul. Mouj hésita, et le coup, quand il arriva, porta sur l’épaule ; le général sourit. Dans son esprit, Nafai entendit la voix de Surâme : Une gifle aurait ordonné aux soldats de te tuer. Voilà jusqu’où va mon pouvoir sur l’esprit de ce révolté : j’ai transformé sa gifle en sourire. Mais au fond de son cœur, il désire ta mort.

« Nous ne sommes pas ennemis, mon garçon, dit Mouj. Ne raconte à personne ce que je t’ai dit aujourd’hui.

— Général, répondit Nafai, je raconterai à ma femme, à mes sœurs, à ma mère et à mes frères tout ce que je sais, il n’y a pas de secrets chez nous. Et même si je ne leur disais rien, Surâme s’en chargerait ; ma discrétion n’aurait d’autre effet que de me faire perdre la confiance des miens. »

À l’instant où il refusait, Nafai vit les soldats se raidir, prêts à l’embrocher. Mais quel que fût le signal qu’ils attendaient, il ne vint pas.

Au contraire, Mouj sourit de nouveau. « Un faible aurait promis de ne rien dire et aurait tout raconté. Un couard aurait promis de ne rien dire et n’aurait rien dit. Mais tu n’es ni faible ni couard.

— Le général a trop bonne opinion de moi.

— Ce serait dommage que je doive te tuer.

— Ce serait dommage de mourir. » La désinvolture de sa propre réponse laissa Nafai abasourdi.

« Tu es sincèrement persuadé que Surâme te protégera, dit Mouj.

— Surâme m’a déjà sauvé la vie aujourd’hui », répondit Nafai.

Puis il se détourna et sortit dans le couloir, un soldat devant lui, un autre derrière.

« Attends », dit Mouj.

Nafai s’arrêta, se retourna. Mouj s’approcha de lui à grands pas. « Je t’accompagne. »

Ce n’était pas prévu. Nafai le sentit dans la façon nerveuse qu’eurent les soldats de passer leur poids d’un pied sur l’autre, sans pourtant s’adresser le moindre regard. Cela ne faisait pas partie du plan.

Tiens donc ! se dit Nafai. Je n’ai peut-être pas atteint le but que j’avais espéré, je n’ai peut-être pas convaincu Mouj de venir avec nous sur Terre, mais quelque chose a changé. Parce que je suis venu, la situation n’est plus la même.

J’espère que ça signifie qu’elle s’améliore.

Surâme répondit dans sa tête : Moi aussi.

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