3 La Protection

Le rêve du fils aîné

Sous le toit en feuilles de palmiers que Wetchik et ses fils avaient tissé entre quatre grands arbres près du ruisseau, les chameaux s’étaient rassemblés. Elemak les enviait ; à cet endroit, l’ombre était agréable et le courant frais, la brise y circulait, si bien qu’il n’y faisait jamais aussi étouffant que sous les tentes. Il avait fini le travail de la matinée et on ne pouvait rien faire d’utile durant la chaleur du jour. Que Père, Nafai et Issib s’inondent mutuellement de sueur, entassés autour de l’Index de Surâme dans la tente de Père, si bon leur semblait. Mais que savait Surâme, en réalité ? Ce n’était qu’un ordinateur, Nafai lui-même le disait, malgré sa piété fanatique d’adolescent ; pourquoi Elemak irait-il se casser la tête à discuter avec une machine ? Elle possédait une immense bibliothèque de renseignements… et alors ? Elemak en avait terminé avec les études !

Aussi restait-il assis dans l’ombre torride de la falaise sud, bien conscient qu’il disposerait tout au plus d’une heure de repos avant que la montée du soleil ne l’oblige à se déplacer. Mais cela ne le dérangeait pas vraiment ; au cours de ses voyages, il comptait même sur ce phénomène pour ne pas dormir trop longtemps les jours où la caravane faisait étape dans une oasis. Non, ce qui le mettait en fureur au point d’en ressentir une douleur continue dans le ventre, c’était l’inutilité de cette escapade ; ils ne voyageaient pas, non, ils attendaient là, dans le désert, bêtement – et qu’attendaient-ils ? Rien. Surâme prophétisait que Basilica allait être détruite et qu’Harmonie sombrerait dans la guerre et la terreur. Un tel événement était d’une invraisemblance risible. Le monde avait vécu quarante millions d’années sans avoir été dévasté par la guerre. Aujourd’hui, pour la première fois, deux grands empires étaient sur le point de se heurter et Surâme voyait en cette rencontre un risque à l’échelle cosmique !

J’aurais pu comprendre qu’on quitte Basilica, pensait Elemak, si nous avions emporté notre fortune pour recommencer une nouvelle vie dans une autre cité. Le seul capital essentiel dans le commerce des plantes, c’est notre savoir, à Père et à moi ; ce ne sont ni les bâtiments ni les journaliers. On aurait pu être riches. Mais non : on est là, dans le désert, on a abandonné toute notre fortune à mon demi-frère Gaballufix, après quoi Nafai l’a tué, ce qui fait qu’on ne peut même plus rentrer à Basilica, sinon pour y vivre comme des pauvres ; alors, pourquoi se tracasser ?

Oui – mais la pauvreté dans les murs de Basilica serait quand même plus supportable que cette attente absurde au désert, dans cette petite vallée minable où une troupe de babouins, en aval, parvenait tout juste à survivre. Justement, Elemak les entendait aboyer, ululer. Hommes ou chiens ? On aurait dit que ces bêtes n’arrivaient pas à choisir leur camp. Exactement comme nous, sauf que nous n’avons même pas eu le bon sens d’emmener des compagnes en partant ; impossible donc de former une tribu digne de ce nom.

Malgré les cris arythmiques des babouins et l’ébrouement occasionnel d’un chameau, Elemak s’endormit bientôt. Il s’éveilla quelques instants plus tard, du moins en eut-il l’impression ; à la chaleur sur ses vêtements, il supposa que le soleil avait tourné. Mais non, ce n’était pas cela ; une ombre bougeait près de lui. Les yeux clos, il se rappela où il avait posé son poignard et la configuration du terrain près de lui. Puis il bondit brusquement sur ses pieds, son long poignard au poing, et chercha son adversaire dans la lumière aveuglante du désert.

« Ce n’est que moi ! » couina Zdorab.

Alors, Elemak rangea son arme d’un air dégoûté. « On ne s’approche pas en silence d’un homme qui dort dans le désert ! Tu pourrais bien te faire tuer, à ce petit jeu. Je t’avais pris pour un voleur !

— Mais je n’étais pas particulièrement discret, répondit calmement Zdorab. Et puis vous aussi, vous en faisiez, du bruit. Vous rêviez, je suppose. »

Elemak fut ennuyé d’apprendre qu’il ne dormait pas en silence. Mais à présent que Zdorab en parlait, il se rappela qu’il avait rêvé, en effet, et les images lui revinrent avec une clarté remarquable. Il n’avait même jamais fait un rêve aussi net, aucun dont il se souvînt, en tout cas, et cela lui donna à réfléchir. « Qu’étais-je en train de dire ? demanda-t-il.

— Je n’en sais rien, répondit Zdorab. Vous marmonniez, en fait. Je suis venu parce que votre père désire vous voir. Je ne vous aurais pas dérangé, autrement. »

C’était exact, Zdorab faisait un serviteur parfait, invisible la plupart du temps, mais toujours prêt à se rendre utile – même dans les domaines où il était complètement incompétent, chose fréquente dans ce désert, où les talents d’un trésorier ne servaient à rien. « Merci, dit Elemak. J’arrive dans une minute. »

Zdorab attendit un bref instant – ce temps d’hésitation que tout bon serviteur acquiert tôt ou tard, cette respiration qui permet au maître de donner un autre ordre, éventuellement, avant qu’ils ne se séparent. Puis il s’en alla, descendit la pente schisteuse d’un pas maladroit et traversa le terrain pierreux en direction de la tente de Wetchik.

Elemak releva sa djellaba et se soulagea par terre, où le soleil ferait évaporer son urine en quelques instants avant qu’elle n’attire trop de mouches. Puis il s’approcha du cours d’eau, but dans ses mains en coupe, s’aspergea le visage et la tête, et après seulement se dirigea vers la tente où son père et les autres l’attendaient.

« Alors, dit-il en entrant, vous avez appris tout ce que Surâme avait à vous révéler ? »

Nafai lui adressa son habituel regard de désapprobation. Un jour, c’était inévitable, Elemak devrait lui donner la raclée de sa vie pour lui apprendre à ne plus faire cette tête, du moins avec son frère aîné. Cette correction, Elemak avait déjà essayé une fois de l’administrer à Nafai ; il avait compris que la prochaine fois, il devrait le corriger loin du fauteuil d’Issib, pour que Surâme ne puisse se rendre maître de la machine et l’empêcher de faire ce qu’il avait à faire. Mais pour l’instant, il n’y avait rien à gagner à réprimer les grimaces puériles de Nafai ; aussi feignit-il de ne rien voir.

« Il va falloir commencer à chasser pour rapporter de la viande », dit Père.

Les paupières d’Elemak s’abaissèrent aussitôt et il réfléchit à cette déclaration, ils avaient emporté assez de vivres pour tenir huit ou neuf mois, voire un an si on y veillait ; et pourtant, Père parlait de chasser. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : on ne fréquenterait aucun territoire civilisé avant un an au moins.

« Et si on allait faire des courses dans une épicerie du marché extérieur ? » demanda Meb.

Elemak l’approuvait de tout son cœur, mais il garda le silence tandis que Père sermonnait Meb sur l’impossibilité de retourner à Basilica dans l’immédiat. Il attendit patiemment que la petite scène eût été jouée jusqu’au bout. Pauvre Meb ! Quand donc apprendrait-il qu’il valait mieux se taire sauf si la parole était plus efficace ?

Elemak ne parla qu’une fois le silence revenu. « Chasser ? Ma foi, oui. Pour un désert, le coin est assez verdoyant et je pense que nous pourrons rapporter quelque chose une fois par semaine – pendant quelques mois.

— Tu peux t’en charger ? demanda Père.

— Oui, mais pas seul. Si Meb et moi chassons tous les jours, nous trouverons bien du gibier une fois par semaine.

— Nafai ira avec vous, dit Père.

— Oh non ! gémit Mebbekew. Il ne va réussir qu’à nous encombrer !

— Je lui apprendrai à chasser, coupa Elemak. D’ailleurs, Meb ne vaudra pas mieux que Nafai au début, j’imagine. Mais il faut les avertir, Père : quand nous chassons, ma parole fait loi.

— Naturellement, répondit Père. Ils ne feront strictement que ce que tu leur ordonneras.

— Je les prendrai chacun un jour sur deux. Comme ça, je n’aurai pas à supporter leurs chamailleries. »

Meb jeta un regard méprisant à son frère – quelle subtilité, Meb ! Pas étonnant que tu aies eu tant de succès au théâtre ! – mais Nafai se contenta de baisser les yeux sur le tapis. À quoi pensait-il ? Il cherchait sans doute un moyen de tourner la situation à son avantage.

Et en effet, Nafai releva la tête et déclara d’un ton solennel : « Elya, excuse-moi si j’ai pu te donner à croire qu’on se chamaillerait si tu nous emmenais tous les deux, Meb et moi. S’il est plus utile que nous venions tout de suite ensemble, je te promets de ne pas me disputer ni avec toi ni avec Meb. »

Quel faux jeton ! C’était bien lui, ça : jouer les petits saints prêts à aider tout le monde, alors qu’Elemak savait pertinemment qu’il n’arrêterait pas de discutailler comme un morveux qu’il était, ses belles promesses oubliées. Mais Elemak se tut cependant que Père, après avoir loué l’attitude de Nafai, annonçait que la décision d’Elya était maintenue. « Vous apprendrez mieux séparément, je vous l’assure », conclut-il.

En de tels moments, Elemak avait presque l’impression que Père voyait clair dans la fausse piété de Nafai. Mais non ; l’instant suivant, Père se remettait à parler de la volonté de Surâme et Nafai et lui s’entendaient alors comme larrons en foire.

À ce terme de « larrons », Elemak se rappela la façon dont Zdorab l’avait éveillé quelques minutes plus tôt et il se remémora le rêve si net qu’il avait fait. Il serait peut-être amusant de jouer le jeu de Nafai, en feignant qu’il s’agît d’une vision envoyée par Surâme.

« Je dormais près des rochers, dit-il, profitant d’un instant de silence, et j’ai fait un rêve. »

Tous les regards se portèrent aussitôt vers lui, attentifs. Elemak jaugea son public, ses lourdes paupières mi-closes ; il vit la joie qui avait immédiatement jailli dans les yeux de son père et se sentit presque honteux du tour qu’il allait lui jouer – mais la consternation qu’affichait Nafai et l’air totalement horrifié de Meb en valaient bien la peine. « J’ai fait un rêve où je nous ai vus, tous autant que nous sommes, sortir d’une grande maison.

— La maison de qui ? demanda Nafai.

— Tais-toi et laisse-le raconter son rêve, dit Père.

— Une maison comme je n’en ai jamais vu. Et nous ne sortions pas seuls : nous six, tous les six, nous avions chacun une femme au bras. Et il y avait deux autres hommes, eux aussi avec des femmes. Et beaucoup d’enfants. Nous avions tous des enfants. »

Le silence régna durant un long moment.

« C’est tout ? » demanda enfin Nafai.

Mais Elemak ne pipa mot et le silence se prolongea.

« Elya, dit Issib, est-ce que moi, j’avais une femme ?

— Dans mon rêve, tu en avais une.

— Tu as vu son visage ? Tu sais qui c’était ? »

Alors Elemak se sentit vraiment honteux, car il se rendait bien compte qu’Issib prenait sa vision pour argent comptant, et pour la première fois de sa vie il s’avisa que le malheureux Issib, tout paralysé qu’il fût, n’en avait pas moins envie d’une femme, sans nul espoir pourtant d’en trouver une qui veuille bien de lui. À Basilica, où les femmes n’avaient que l’embarras du choix, il faudrait un bien minable spécimen de féminité pour choisir un infirme comme compagnon. S’il parvenait un jour à faire l’amour, il le devrait à la curiosité d’une femelle blasée – et surtout à ses flotteurs qui intéresseraient peut-être les plus aventureuses. Mais s’apparier avec lui, lui donner des enfants, des droits paternels, non, cela n’arriverait pas et Issib le savait bien. Aussi, en racontant son rêve, Elemak ne se jouait pas seulement de son père ; il préparait aussi à Issib une cruelle désillusion. Et il se fit horreur.

« Non, je n’ai pas vu son visage, dit-il. Mais ça n’avait sans doute aucun sens ; ce n’était qu’un rêve.

— Si, il y avait un sens, rétorqua Père.

— Oui : ça signifie qu’Elemak se paie notre tête, intervint Nafai. Il se moque de nous parce qu’on reçoit des visions de Surâme.

— Ne me traite pas de menteur, dit Elemak doucement. Si je déclare que j’ai rêvé, j’ai rêvé. Que ça ait un sens, je n’en sais rien ; mais j’ai vu ce que j’ai vu. N’est-ce pas là ce que Père disait ? Ce que toi-même, tu disais ? J’ai vu ce que j’ai vu.

— Ce rêve a un sens, répéta Père. Et maintenant, un curieux message que j’ai reçu par le biais de l’Index devient compréhensible. »

Oh non ! gémit Elemak en silence. Qu’est-ce que j’ai fait ?

« Je songe depuis quelque temps déjà que nous ne pouvons accomplir la volonté de Surâme sans épouses. Mais où trouver des femmes qui acceptent de nous suivre ici ? »

Si on va par là, où trouver des hommes qui accepteraient de vous suivre ici, Père ? Mais vous, vous avez acculé vos fils à vous accompagner.

« Quand j’ai posé cette question à Surâme, il m’a seulement répondu d’attendre. D’attendre, c’est tout, ce qui me paraissait absurde. Des femmes allaient-elles naître des rochers ? Allions-nous nous apparier avec des babouins ? »

Elemak ne put résister à décocher une pique. « Meb ne se gêne pas, à l’occasion. »

Son frère haussa les épaules.

« Et voilà qu’Elemak fait un rêve, poursuivit Père. C’est ça, je pense, que Surâme me demandait d’attendre : le songe d’Elemak, la réponse qui devait venir à mon fils aîné, à mon héritier. Aussi, Elya, il faut réfléchir, il faut te souvenir ; as-tu reconnu au moins l’une des femmes de ton rêve ? »

Si Père raccrochait cet incident au statut d’aîné d’Elemak, il poussait le bouchon un peu loin. Elemak avait été stupide d’amorcer cette farce, il s’en rendait compte à présent ; comment avait-il pu oublier que Père était prêt à gâcher la vie de chacun pour une vision ? « Non, aucune ne m’a paru familière, répondit-il pour réduire son père au silence, bien que ce ne fût pas vrai.

— Réfléchis. Je sais que tu en as reconnu au moins une. »

Elemak le regarda, saisi. Le paternel lisait dans les pensées, maintenant ? « Si Surâme vous en a révélé plus long que je n’en sais moi-même, dites-nous, vous, qui sont ces femmes !

— Tu as reconnu l’une d’elles, j’en suis sûr, parce que tu as prononcé son nom. Si tu réfléchis assez, tu t’en souviendras. »

Elemak lança un coup d’œil à Zdorab qui contemplait le tapis d’un air absorbé. Tiens, tiens, pensa-t-il. Il n’avait rien compris à ce que je disais en dormant, hein ? « De quel nom s’agit-il ? demanda-t-il.

— De celui d’Eiadh, intervint Nafai. Je me trompe ? »

Elemak ne répondit pas, mais il en voulut férocement à son frère d’avoir prononcé le nom de la femme qu’il courtisait avant que Père ne l’entraîne dans le désert.

« Ne t’inquiète pas, reprit celui-ci. Je comprends parfaitement. Tu ne souhaitais pas nous dévoiler son nom de peur que nous prenions ton rêve pour ton simple désir érotique d’une femme que tu aimes, et non pour un vrai rêve. »

C’est exactement ainsi qu’Elemak considérait son rêve ; aussi ne pouvait-il discuter la conclusion de Wetchik.

« Mais réfléchissez, mes fils ! Surâme exigerait-il de vous que vous preniez des inconnues pour compagnes ? Tu as rêvé d’Eiadh parce qu’il souhaite qu’elle soit ta femme. Et c’est logique, non ? Car moi aussi, tu m’as vu avec une compagne, n’est-ce pas ?

— Oui », répondit Elemak en faisant un effort de mémoire. Le songe était si net qu’il se le rappelait avec une grande clarté. « Oui, et avec des enfants. De jeunes enfants.

— Il n’existe qu’une seule femme que j’accepterais comme compagne, dit Père : Rasa.

— Elle ne voudra jamais quitter Basilica, intervint Issib. Si vous croyez le contraire, c’est que vous ne connaissez pas Mère.

— Ah ! mais jamais je n’aurais moi-même quitté Basilica si Surâme ne m’y avait pas amené. Elemak et Meb non plus, si Surâme ne les y avait pas forcés.

— Et moi non plus, glissa Zdorab.

— La femme que tu as vue, la femme qui était ma compagne, se pourrait-il que… C’était Rasa, n’est-ce pas ? » demanda Père.

Évidemment, mais ça ne prouvait rien. Rasa était la femme de Père depuis tant d’années ! Elle avait tout naturellement pris les traits de sa compagne dans le rêve. Pas besoin d’une vision de Surâme pour ça.

« Peut-être, dit Elemak.

— Et as-tu reconnu d’autres femmes ? Par exemple, les deux hommes, les inconnus – leurs compagnes auraient-elles pu être les filles de Rasa ?

— Je ne connais pas assez bien les filles de votre femme. » Mais jusqu’où ce petit jeu allait-il se poursuivre ?

Père s’énerva.

« Allons, ne dis pas n’importe quoi ! Ce sont tes nièces, tout de même ! Les filles de Gaballufix !

— Et l’une d’elles est célèbre, insista Meb. Sevet, la chanteuse ; tu l’as déjà vue.

— Eh bien, oui, avoua Elemak. Les femmes des deux inconnus étaient les filles de Rasa. » Il les connaissait, bien entendu, ainsi que leurs maris, Vas et Obring.

— Là, tu vois ? dit Père. C’est donc bien une vision que Surâme t’a envoyée. Les femmes que tu as vues sont toutes liées à Rasa : ses filles et Eiadh, une des nièces de sa maison. Je suis sûr que les autres en font aussi partie. En conséquence, il ne s’agit pas de quelque songe chimérique qui te serait venu par appétit charnel, mon fils. Il provient de Surâme, qui sait que pour atteindre notre but, il nous faut des femmes qui nous donneront des enfants. À tous.

— Eh bien, rétorqua Elemak, s’il s’agit vraiment d’une vision, je suis heureux qu’elle m’ait attribué Eiadh. Mais à mon avis, on aurait plus de chances de trouver un faucon dans la bouche d’une grenouille que de voir Eiadh se laisser convaincre – sauf par Surâme lui-même – de s’exiler dans le désert pour épouser un sans-logis comme moi, sans un sou vaillant et sans le moindre espoir de s’enrichir !

— Tu oublies que Surâme nous a promis une terre d’une richesse inimaginable, dit Père.

— Et vous, vous oubliez que nous ne l’avons pas encore trouvée, riposta Elemak. Nous ne risquons d’ailleurs pas de mettre la main dessus en restant assis en rond dans le désert !

— Surâme nous a indiqué quoi faire. Et comme Nafai me le disait avant que tu ne partes en quête de l’Index, si Surâme nous demande de faire quelque chose, il nous ouvrira un chemin pour y parvenir.

— Génial ! dit Mebbekew. Qui est-ce que Nafai va tuer pour nous dégoter des femmes ?

— Ça suffit ! répliqua Père.

— Allons ! poursuivit Mebbekew. Comment est-ce qu’il pourrait se trouver une femme autrement qu’en zigouillant un pochard étalé dans la rue pour lui faucher sa fille aveugle et infirme ? »

À la grande surprise d’Elemak, Nafai ne répondit pas aux sarcasmes de Meb. Il se leva simplement et quitta la tente. Tiens, tiens ! songea Elemak, Nafai n’est plus tout à fait un gamin. À moins qu’il n’ait honte qu’on le voie pleurer.

« Meb, dit Issib d’une voix douce, Nafai a rapporté l’Index ; pas toi.

— Oh, ça va ! s’exclama Mebbekew. Personne ne comprend la plaisanterie, ici ?

— Ce n’est pas une plaisanterie pour Nafai, répondit Issib. Il n’a jamais rien fait d’aussi horrible que de tuer Gaballufix, et il y pense tout le temps.

— Tu n’avais pas à lui jeter son acte à la figure, renchérit Père. Ne recommence jamais.

— Et alors, qu’est-ce que je dois faire ? insista Meb. Feindre de croire qu’il a obtenu l’Index en disant : “Par pitié, s’il vous plaît” ? »

Elemak jugea le temps venu de remettre Mebbekew à sa place ; nul autre que lui n’y arriverait et c’était nécessaire. « Ce que tu dois faire, c’est fermer ton clapet », dit-il d’un ton calme.

Meb se tourna vers lui d’un air de défi. Mais c’était de la frime, Elemak le savait. Il lui suffisait de soutenir son regard et Meb s’écraserait. Ce qui ne prit pas longtemps, en effet.

« Elemak, dit Père, il faut que tes frères et toi, vous retourniez en ville.

— Vous n’allez tout de même pas me charger de ça ! se récria Elemak. Si quelqu’un peut convaincre Rasa, c’est vous !

— Bien au contraire. Elle me connaît, elle sait que je l’aime, elle m’aime en retour – mais rien de tout cela ne l’a décidée à m’accompagner. Crois-tu que je ne le lui aie pas proposé ? Non, si quelqu’un doit la persuader, ce sera Surâme. Tout ce que tu as à faire, c’est d’aller la voir, de lui en parler en attendant que Surâme l’aide à comprendre qu’elle doit venir ; et puis, pour finir, tu lui fourniras une escorte sûre pour elle, ses filles et les jeunes gens de la maison qui l’accompagneront.

— Ah, parfait ! » répondit Elemak. Il se passerait un bon bout de temps avant que Surâme ne convainque qui que ce soit, à part Père, de faire l’idiotie de quitter Basilica pour le désert. Mais au moins, même s’il devait se cacher, Elemak serait à Basilica. « Dois-je demander à Rasa d’emmener aussi une servante pour Zdorab ? »

Les traits de Père se durcirent. « Zdorab n’est plus un serviteur. C’est un homme libre et l’égal de tous dans ce camp. Une femme de la maison de Rasa lui conviendrait autant qu’à chacun de vous, et puisqu’on en parle, une servante de Rasa vous irait tout aussi bien. Ne comprenez-vous pas que nous ne sommes plus à Basilica, que la société que nous formons à présent n’a pas de place pour le snobisme, le sectarisme, les castes ni les classes ? Nous formerons un seul peuple dont tous les membres seront égaux, avec des enfants tous égaux au regard de Surâme. »

Au regard de Surâme, peut-être, mais pas au mien, songea Elemak. Je suis l’aîné et mon premier-né sera mon héritier, comme je suis le vôtre, Père. Vous avez délaissé les terres et les richesses qui auraient dû me revenir, mais j’hériterai tout de même de votre autorité, et, peu importe où nous nous installerons, c’est moi qui commanderai ou personne. Je ne dis rien pour le moment parce que je sais quand il faut parler et quand se taire, mais soyez assuré de ceci, Père : lorsque vous mourrez, je prendrai votre place – et celui qui voudra m’en empêcher vous suivra promptement dans la tombe.

Elemak regarda Issib et Meb : ni l’un ni l’autre ne lui résisterait quand ce jour serait venu. Mais Nafai poserait un problème, le cher enfant ! Et il le sait, pensa Elemak.

Il sait qu’un jour tout se jouera entre lui et moi ; car un jour Père essaiera de léguer son autorité à ce petit lèche-cul, tout ça parce que Nafai et Surâme sont copains comme cochons. Eh bien, Nafai, moi aussi j’ai reçu une vision de Surâme – enfin, c’est ce que croit Père, et ça revient au même.

« Partez au matin, dit Père. Revenez avec les femmes qui partageront l’héritage que Surâme nous a préparé dans une autre terre. Revenez avec les mères de mes petits-enfants.

— Mebbekew et moi, précisa Elemak. Personne d’autre.

— Issib restera ici parce qu’il attire trop l’attention avec son fauteuil et ses flotteurs, ce qui augmenterait le risque de vous faire capturer par nos ennemis. Zdorab reste aussi. »

Parce que vous ne lui faites pas encore tout à fait confiance, se dit Elemak, même si vous proclamez bien haut que c’est notre égal et un homme libre.

« Mais Nafai vous accompagnera.

— Non, riposta Elemak. Il est encore plus dangereux pour nous qu’Issib. On aura sûrement compris en ville qu’il a tué Gaballufix ; l’ordinateur municipal a relevé son nom alors qu’il sortait de la cité et les gardes ont vu sur lui les vêtements de Gaballufix. Et il était accompagné de Zdorab, ce qui confirme sa relation avec la mort de Gabya. L’emmener, c’est le condamner à mort.

— Il vous accompagne, répéta Père fermement.

— Mais pourquoi, alors qu’il nous fera courir des risques inutiles ? s’exclama Elemak.

— Moi, je vais te le dire, Elya, dit Mebbekew. Père n’a pas envie de t’insulter, mais moi je m’en tape. Comme quelqu’un l’a fait remarquer il n’y a pas longtemps, c’est Nafai seul qui a obtenu l’Index ; alors, Père veut que Nafai nous accompagne parce qu’il a peur qu’on se trouve des femmes accueillantes et qu’on reste à Basilica sans jamais revenir dans notre paradis du bord de mer. Il croit qu’avec lui, on ne fera pas les imbéciles.

— Pas du tout, intervint Issib. Père souhaite qu’il acquière force et sagesse en s’associant à son frère aîné. »

Impossible de jamais savoir si Issib faisait de l’ironie ou non. Personne ne crut qu’il s’agissait là du véritable but de Père, mais personne non plus – et surtout pas Père – n’eut envie de le démentir.

Et dans le silence qui suivit, les mots qui résonnèrent aux oreilles d’Elemak furent ceux qu’il avait lui-même prononcés : emmener Nafai, c’est le condamner à mort.

« C’est bien, Père, dit-il enfin. Nafai peut m’accompagner. »

À Basilica, et pas en rêve

Kokor ne voyait pas pourquoi on la gardait enfermée. Pour Sevet, c’était compréhensible : elle se remettait de son malheureux accident. Elle n’avait pas encore retrouvé sa voix et se montrer en public la gênerait sûrement. Mais Kokor, elle, était en parfaite santé et cette façon de se cacher chez Mère devait donner l’impression qu’elle avait honte de sortir. Si elle avait blessé Sevet exprès, alors oui, cet isolement serait peut-être nécessaire. Mais puisqu’il ne s’agissait que d’un malheureux hasard, résultat d’un trouble psychologique dû à la mort de Père et à la découverte de la liaison de Sevet et d’Obring, eh bien, ma foi, personne ne pouvait lui en vouloir. Et cela lui ferait même du bien d’être vue en public. Sa guérison en serait sûrement accélérée.

Elle devrait au moins rentrer chez elle et ne plus être obligée de séjourner chez Mère, comme une petite fille ou une déficiente mentale qui a besoin d’une tutrice. Où était Obring ? S’il avait la moindre intention de se raccommoder avec elle, il pourrait commencer par la sortir de la maison de Mère, où l’on était sérieux à mourir. Il ne s’y passait rien de passionnant, rien que des cours interminables sur des sujets qui n’intéressaient déjà pas Kokor quand elle échouait dessus aux examens, des années plus tôt. C’était une femme faite, à présent ; l’héritage de Père lui permettrait sans doute de s’acheter une maison et un établissement à elle. Et voilà qu’elle habitait chez sa mère !

Pourtant, elle ne la voyait pas souvent. Rasa passait son temps en réunions avec des conseillères et d’autres femmes influentes de Basilica qui venaient, presque comme en pèlerinage, la voir et lui parler. L’atmosphère de certaines réunions semblait d’ailleurs un peu tendue ; Rasa commençait à s’apercevoir que quelques personnes au moins la rendaient responsable de tout. Comme si Mère s’était mise en tête de tuer Père ! Mais ces personnes se rappelaient sûrement que c’était le mari actuel de Rasa, Wetchik, qui avait eu cette vision à l’origine, celle de Basilica en flammes ; quant à son mari précédent, Gaballufix, c’est lui qui avait introduit des tolchocks, puis des mercenaires dans les rues de la cité. Et la rumeur disait à présent que son plus jeune fils, Nafai, était le meurtrier de Roptat et de Gaballufix.

Eh bien, même si tout cela était vrai, quel rapport avec Mère ? On ne peut pas demander aux femmes de contrôler entièrement leurs maris – Kokor n’en avait-elle pas fait l’expérience elle-même ? Et quant à l’idée que Nafai ait pu tuer Gaballufix – bah, dans ce cas, Mère n’était pas présente et elle ne lui avait sûrement pas demandé de le faire. Autant lui reprocher ce qui était arrivé à Sevet, alors que la faute en revenait manifestement à la victime elle-même. Par ailleurs, si Père avait trouvé la mort, n’était-ce pas de sa propre faute, après tout ? Tous ces soldats… Quand on fait entrer des soldats dans une cité, on peut s’attendre à des violences, non ? Mais les hommes ne comprennent pas ça. Ils sont très forts pour déchaîner les événements, mais c’est l’étonnement général quand ils n’arrivent plus à les maîtriser !

Comme Obring, ce pauvre idiot. Il ne fallait pas être très futé pour venir s’immiscer entre deux sœurs ! Plus que Kokor, c’était lui le responsable de la blessure de Sevet.

Et pourquoi personne n’a-t-il la moindre compassion pour ma blessure à moi ? Pour la profonde fracture psychologique qui s’est produite en moi quand j’ai surpris Obring et ma propre sœur dans les bras l’un de l’autre ? Tout le monde se fiche que je souffre, moi aussi, et que j’aie peut-être besoin de sortir la nuit comme d’une thérapie.

Kokor se maquillait tout en essayant des mines qui feraient de l’effet dans sa prochaine pièce. Car il y aurait certainement une pièce maintenant, une fois qu’elle serait sortie de chez Mère. La petite tentative de Tumannu pour l’inscrire sur liste noire allait sûrement échouer : pas un théâtre de comédie de Dollville ne refuserait une actrice dont le nom était sur toutes les lèvres. On jouerait à guichet fermé tous les soirs par la simple vertu de la curiosité des gens, et une fois qu’ils l’auraient vue jouer et chanter, ils en redemanderaient. Bien sûr, jamais il ne lui serait venu à l’idée de blesser quelqu’un exprès pour donner un coup de pouce à sa carrière ; mais puisque le mal était fait, pourquoi ne pas en profiter ? Tumannu elle-même viendrait sans doute supplier Kokor d’accepter le rôle titre d’une comédie.

Elle s’était dessiné à la bouche une petite moue tout à fait aguichante. Elle l’observa sous divers angles et en apprécia la forme. Un peu trop légère, tout de même. Il faudrait renforcer le rouge, sinon personne ne la verrait au-delà du premier rang.

« Si tu l’arrondis encore un peu, on va croire qu’on t’a fait un trou sous le nez à la chignole ! »

Kokor se retourna lentement vers l’intruse à la porte. Une repoussante gamine de treize ans, la petite sœur de cette haïssable bâtarde d’Hushidh. Mère les avait recueillies toutes les deux alors qu’elles n’étaient que des nourrissons, par pure charité, et quand Mère avait fait d’Hushidh une de ses nièces, la morveuse s’était crue en droit d’exiger le même respect qu’une nièce de haute naissance qui aurait un jour sa place à Basilica. Sevet et Kokor s’étaient fait une joie de lui rabattre son caquet à l’époque où elles étudiaient encore ici. Et voilà que la petite sœur, non moins bâtarde, non moins moche et prétentieuse, avait l’audace de se présenter à la porte d’une fille – une fille par le sang ! – de la maison, d’une femme de haut lignage de Basilica, et de se moquer d’une des beautés de la cité !

Mais Kokor n’allait pas s’abaisser à remettre cette enfant à sa place comme elle le méritait pourtant amplement. Il suffisait de la jeter dehors. « Jeune fille, voici la porte. Elle était fermée. Veuille la replacer dans sa position initiale, et reste derrière. »

L’enfant ne bougea pas.

« Jeune fille, si on t’a confié un message, délivre-le et disparais.

— C’est à moi que tu parles ? demanda l’enfant.

— Vois-tu une autre fille par ici ?

— Je suis une nièce de la maison. “Jeune fille” est un terme réservé aux domestiques. Tu es une dame, dit-on, tu devrais connaître les termes de politesse. Je supposais donc que tu t’adressais à une servante sur le balcon. »

Kokor se leva. « Tu me fatigues. Tu me fatiguais déjà avant que tu n’entres ici.

— Et que vas-tu faire ? Me frapper à la gorge ? À moins que tu ne réserves ce traitement aux seuls membres de ta famille ? »

Kokor sentit la fureur l’envahir. « Ne me tente pas ! » cria-t-elle. Puis elle se maîtrisa et ravala sa colère. Cette morveuse n’en valait pas la peine. Si elle voulait des formes de politesse, elle allait en avoir ! « Qu’as-tu donc à faire ici, chère fille-d’une-putain-sacrée ? »

L’enfant ne parut pas démontée le moins du monde. « Ah, tu sais donc qui je suis. Mon nom est Luet, mais mes amis disent Lutya. Tu peux m’appeler “jeune maîtresse”.

— Que viens-tu faire ici et quand vas-tu t’en aller ? demanda Kokor d’un ton cassant. Suis-je entrée dans la maison de ma mère pour me faire tourmenter par des petites bâtardes dépourvues de manières ?

— N’aie plus de crainte, répondit Luet : il paraît que tu ne resteras pas ici une heure de plus.

— De quoi parles-tu ? Qu’as-tu appris ?

— Je suis venue par bonté d’âme t’avertir que Rashgallivak est ici avec six de ses soldats pour te prendre sous la protection des Palwashantu.

— Rashgallivak ! Ce petit pizdouk ! Je lui ai montré quelle était sa place la dernière fois qu’il a voulu faire ce coup-là, et je suis prête à recommencer !

— Il veut aussi emmener Sevet. Il prétend que vous êtes toutes les deux en grand danger et qu’on doit vous protéger.

— En danger ? Chez Mère ? La seule chose dont j’aie besoin qu’on me défende, c’est de la visite de petits laiderons haïssables !

— Ah, que de grâce, maîtresse Kokor ! dit Luet. Je n’oublierai pas la façon dont vous m’avez remerciée de ma prévenance. » Et elle sortit.

Qu’espérait-elle donc ? Si elle s’était présentée dignement et non l’insulte à la bouche, Kokor l’aurait mieux traitée. Mais on ne pouvait guère attendre d’une enfant de si bas milieu qu’elle sache se tenir ; Kokor s’efforcerait de ne pas lui en tenir rigueur.

Mère jouait tellement les grands chefs ces jours-ci qu’elle risquait même d’en venir à envisager de les envoyer, Sevet et elle, à Rashgallivak. Il faudrait prendre des mesures pour que ça n’arrive pas.

Elle effaça la jolie moue, la remplaça par un maquillage de jour, puis se choisit une tenue d’intérieur qui lui donnerait un air particulièrement innocent et sans défense et l’arrangea sur elle-même avec un soupçon de désordre, de façon à donner l’impression qu’elle se rendait tout bonnement à la cuisine quand elle avait eu la surprise de constater que Rashgallivak était venu pour l’enlever.

Mais quand elle pénétra dans le vestibule, son calcul fut hélas gâché par la présence de Sevet accrochée au bras de cette abominable gamine, là, Hushidh, la sœur aînée de Luet. Comment Sevet – même blessée – pouvait-elle s’abaisser à s’appuyer sur une morveuse qu’elle avait autrefois traitée avec tant de mépris ? N’avait-elle aucune fierté ? En tout cas, impossible de feindre de ne pas la voir ; Kokor allait donc devoir se montrer pleine de sollicitude et s’empresser autour de Sevet. Heureusement, sa sœur se reposait déjà sur Hushidh ; Kokor ne serait pas obligée de lui proposer ce service-là, qui lui ôterait toute liberté d’action.

« Comment vas-tu, ma pauvre Sevet ? demanda-t-elle. Je me suis enrouée à force de pleurer sur ce malheur ! Comme nous nous montrons parfois méchantes l’une envers l’autre, Sevet ! Et pourquoi donc ? »

Mais Sevet garda les yeux baissés.

« Oh, je sais pourquoi tu ne me parles pas ! Tu ne veux pas me pardonner cet accident ; et moi, pourtant, je t’ai pardonné ce que tu as fait, toi, et ça, ce n’était pas un accident : tu l’avais fait exprès ! Mais je n’espère rien pour l’instant ; tu souffres trop, ma pauvre chérie. Tu ne devrais même pas être debout. Je peux m’occuper seule de ce Rashgallivak, tu sais. Je lui ai remonté les breloques dans la rate l’autre soir, et je recommencerais avec joie. »

À ces mots, Sevet eut un très léger sourire, à peine esquissé. À moins qu’elle ne grimaçât en commençant à descendre l’escalier.

Mère n’avait même pas introduit Rashgallivak dans un des petits salons. Il se tenait avec ses soldats à la porte toujours ouverte. Elle se retourna et jeta un coup d’œil à ses filles et à Hushidh qui arrivaient dans le vestibule.

« Comme vous le voyez, elles vont très bien, dit-elle à Rashgallivak. Elles sont en bonnes mains, ici. D’ailleurs, aucun homme n’est entré chez moi, en dehors de vous et de ces soldats dont je ne vois pas l’utilité.

— Je ne m’inquiète pas de ce qui s’est passé, répondit Rashgallivak, mais de ce qui risque d’arriver, et je ne partirai pas d’ici sans les filles de Gaballufix. Elles sont sous la protection des Palwashantu.

— Si vous voulez placer vos soldats devant notre porte, reprit Mère, pour empêcher des tolchocks, des maraudeurs ou des assassins d’entrer chez nous, parfait ; mais vous n’emmènerez pas mes filles. La revendication d’une mère a préséance sur celle d’un clan d’hommes. »

Pendant que Mère et Rash poursuivaient leur discussion, Kokor se pencha vers Sevet et, oubliant que sa sœur ne pouvait pas parler, lui demanda : « Mais pourquoi Rashgallivak veut-il nous emmener, d’abord ? »

Ce fut Hushidh qui répondit : « Tante Rasa est au cœur de la résistance contre l’autorité palwashantu à Basilica. Il pense que s’il vous garde en otages, elle se tiendra à carreau.

— Alors, c’est qu’il ne connaît pas Mère ! rétorqua Kokor.

— Rashgallivak est un faible, chuchota Hushidh, et il est nul en politique. S’il avait eu l’intelligence de votre père, il aurait su qu’il ne pouvait pas s’emparer de vous deux sans violence et que cette violence le desservirait. Il n’aurait donc jamais exigé cela. Mais s’il avait décidé de vous enlever malgré tout, il s’y serait pris beaucoup plus énergiquement. Vous seriez déjà chacune dans la poigne de deux soldats et deux autres tiendraient votre mère en respect. »

Hushidh n’était pas une imbécile, tout compte fait ! Kokor ne lui avait jamais attribué la moindre qualité. Ce qu’elle pensait de Père était parfaitement exact, mais Kokor elle-même n’aurait pas été capable de l’exprimer aussi clairement.

Naturellement, Père aurait eu, lui, une espèce de droit à s’emparer de ses filles. Pas un droit légal, évidemment, dans cette cité de femmes, mais les gens auraient peut-être compris qu’il tente le coup. Par contre, de quel droit Rashgallivak agissait-il ? « Surâme doit l’avoir rendu complètement fou pour qu’il essaie un tour pareil, souffla Kokor.

— Il a peur, répondit Hushidh. On fait des choses bizarres quand on a peur. C’est déjà arrivé à votre mère. »

Comme lorsqu’elle me garde enfermée, songea Kokor.

Puis elle comprit soudain que si elle s’était trouvée chez elle avec Obring, Rash n’aurait eu aucune difficulté à s’emparer d’elle. Son mari aurait cherché à repousser les soldats, ils l’auraient assommé en un clin d’œil et elle aurait été enlevée. Mère avait eu bien raison de la garder à demeure. Tiens donc ! « Il ne faut pas critiquer Mère, dit Kokor. Je trouve qu’elle s’en tire très bien. »

Entre-temps, la discussion entre Rasa et Rash s’était poursuivie, mais ils en étaient maintenant à répéter les mêmes arguments dans les mêmes termes. Hushidh avait conduit les deux sœurs au seuil du vestibule, afin de les garder aussi loin que possible des soldats quoique toujours dans la pièce. Kokor ne s’était pas écartée d’elle ni de Sevet. À la vue des mercenaires tous horriblement identiques avec leurs masques holographiques, elle perdit toute envie de montrer à Rashgallivak de quel bois elle se chauffait. Dans la pénombre des coulisses, il paraissait beaucoup plus petit et plus faible qu’ici. La présence des soldats lui donnait un air beaucoup plus menaçant et Kokor se prit à admirer le courage dont sa mère faisait preuve en les affrontant ainsi. Elle se demanda même si Rasa n’avait pas un tantinet perdu l’esprit ; par exemple, pourquoi les avait-elle fait venir, Sevet et elle, bien en vue, à portée de ces soldats ? Pourquoi ne les avait-elle pas laissées en haut, bien cachées ? Ou averties de s’échapper discrètement par les bois ? C’était peut-être ça qu’Hushidh évoquait en parlant des choses bizarres que Mère aurait faites sous le coup de la peur.

Pourtant, Mère ne semblait pas effrayée.

« Il vaudrait peut-être mieux qu’on s’en aille, maintenant, chuchota Kokor à Hushidh.

— Surtout pas. Vous ne devez pas bouger.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que si vous essayez, vous alerterez Rashgallivak, ce qui le poussera sans doute à agir. Il ordonnera aux soldats de vous retenir et tout sera perdu.

— C’est ce qu’il finira par faire, de toute façon.

— Oui, mais est-ce qu’il attendra assez longtemps ?

— Assez longtemps pour quoi ?

— Réfléchis », répondit Hushidh.

Kokor réfléchit. En quoi un simple retard leur serait-il utile ? Ah oui, si quelqu’un arrivait à la rescousse ! Mais qui pourrait bien se dresser contre les soldats des Palwashantu ? « Les gardes municipaux ! » s’écria Kokor, ravie d’avoir trouvé.

Était-ce sa faute si ses paroles tombèrent juste dans un silence au milieu de la discussion entre Mère et Rash ?

« Comment ? s’exclama Rashgallivak. Qu’avez-vous dit ? » Il pivota et regarda par la porte d’entrée. « Non, il n’y a personne. » Puis il se tourna vers Rasa. « Mais ils vont arriver, n’est-ce pas ? Voilà donc ce que vous espériez : me retarder jusqu’à l’arrivée des gardes. Eh bien, il n’y aura plus de retard. Emparez-vous d’elles ! »

Les soldats s’avancèrent aussitôt vers les femmes à l’entrée du vestibule et Kokor se mit à hurler.

« Sauvez-vous, jeunes sottes ! » cria Mère.

Mais Kokor ne put obéir : un des hommes la tenait déjà par le bras et deux autres avaient saisi Sevet. Et cette bâtarde d’Hushidh qui ne levait pas le petit doigt pour les aider !

« Fais quelque chose, petite garce ! piailla Kokor. Ne les laisse pas faire ! »

Tandis que les soldats entraînaient Kokor vers la porte.

Hushidh la regarda un instant droit dans les yeux. Puis elle parut prendre une décision.

« Arrête, Rashgallivak ! cria-t-elle. Arrête immédiatement ! »

Mais Rash se contenta de s’esclaffer et son rire glaça Kokor jusqu’aux os : c’était le rire d’un homme qui se sait vainqueur. Ce triste sire, intendant de la maison de Wetchik quelques jours plus tôt, jouissait maintenant du pouvoir que lui donnaient ses soldats.

« Ordonne-leur d’arrêter ! vociféra Hushidh. Ou je te jure que plus jamais tu ne pourras leur donner un seul ordre !

— Non, Hushidh ! » s’exclama Mère.

Mais de quoi diable Mère croyait-elle Hushidh capable à présent ? Kokor voyait Sevet aux mains des soldats, avec leurs visages inexpressifs, terrifiants, inhumains. Sa sœur dans l’étau de leur poigne, quelle injustice ! Quelle injustice aussi que ces mains retiennent Kokor et l’entraînent ! « Vas-y, Hushidh, cria-t-elle. Je ne sais pas ce dont Mère te croit capable, mais vas-y ! »


Pour tout le monde, sauf pour Hushidh, la situation était simple : Rash et deux de ses hommes empêchaient quiconque d’intervenir, tandis que les quatre autres soldats faisaient franchir de force à Kokor et Sevet la vaste porte d’entrée de la maison de Rasa. Tante Rasa elle-même s’égosillait sans résultat – « C’est vous qui faites du mal à Sevet ! On vous expulsera de la cité ! Voleur d’enfants ! » – et toutes les femmes et filles de la maison se rassemblaient dans le couloir devant le spectacle.

Pour Hushidh la Déchiffreuse, cependant, le tableau était fort différent. Car elle ne voyait pas seulement les gens, mais aussi les fils qui les reliaient. À ses yeux, les femmes et les enfants terrifiés n’étaient pas des individus ni même des entités séparées ; non, tous étaient étroitement rattachés à Rasa, si bien qu’au lieu d’être seule et impuissante, comme d’autres pouvaient la voir, elle puisait la force de ses paroles dans des dizaines d’autres femmes, leur peur alimentait sa peur, leur colère sa colère, et quand elle se dressait dans la majesté de son courroux, elle était bien plus grande qu’une simple femme. Hushidh distinguait même les fils puissants qui raccordaient Rasa au reste de la cité, solides filaments cordés semblables à des artères et des veines qui transportaient partout le sang qu’était l’identité de Rasa. Quand elle criait au visage de Rashgallivak, c’était la fureur de toute la cité des femmes qui tonnait dans sa voix.

Mais Hushidh voyait aussi que Rasa, entourée qu’elle était de cette toile immense, se sentait pourtant complètement seule, comme si la toile venait à elle sans la toucher tout à fait, ou à peine. Voilà l’impact qu’avait sur Rasa le pouvoir brut tel que l’exerçait Rash : elle avait l’impression que sa force et sa puissance dans la cité n’étaient rien, tout compte fait, puisqu’elle s’avérait incapable de résister à ces soldats.

Simultanément, il existait une autre toile d’influence : celle de Rashgallivak. Et celle-ci, Hushidh le savait, était méprisable et sans consistance. Si les liens de Rasa avec sa maisonnée avaient force et réalité, si son pouvoir dans la cité était presque tangible pour Hushidh, Rashgallivak, lui, ne jouissait que de très peu de respect de la part de ses soldats. Ils ne lui obéissaient que parce qu’il les payait, et encore, seulement parce que ses ordres leur convenaient. Comparé à Rasa, Rashgallivak se trouvait pratiquement seul. Quant à ses hommes, leurs liens entre eux étaient beaucoup plus forts qu’avec lui. Mais ils n’avaient rien à voir avec ceux des femmes entre elles.

La plupart des hommes étaient dans ce cas, Hushidh ne l’ignorait pas – sans beaucoup de liens, sans guère de relations, seuls. Mais ces soldats, particulièrement méfiants et sans générosité, avaient des liens très fragiles les uns avec les autres. Ce n’était pas l’amour qui les motivait, mais plutôt une espèce de jalousie envers l’honneur et le respect auxquels d’autres avaient droit. L’orgueil, donc. Et en cet instant, ils étaient fiers de leur force qui leur permettait d’arracher ces femmes à la maison, fiers de défier une des grandes figures de Basilica : ils paraissaient si grands aux yeux de leurs camarades ! Et de fait, tous leurs liens entre eux à ce moment précis ne tenaient que par le respect qu’ils croyaient inspirer.

Quelle fragilité ! Il suffirait à Hushidh de tendre la main pour couper sans difficulté les attaches entre ces hommes. Elle isolerait ainsi complètement Rashgallivak. Et Rasa avait beau la supplier de n’en rien faire, Hushidh sentait en cet instant son propre lien, plus profond que tout, à Sevet et Kokor, car ces femmes avaient été ses ennemies, ses tortionnaires, et voilà qu’elle avait l’occasion de les sauver : elles lui en seraient redevables, et cela guérirait une des blessures les plus profondes de son cœur ; que valait l’ordre de Rasa auprès d’une telle aubaine ?

Hushidh savait très bien les raisons de son acte à l’instant même où elle l’accomplissait : elle se connaissait parfaitement elle-même, la déchiffreuse en elle lisait aussi ses propres liens avec le monde qui l’entourait. Mais cela ne l’arrêta pas, parce qu’elle était ce qu’elle était en cet instant, la libératrice qui avait le pouvoir de défaire ces hommes puissants.

Aussi parla-t-elle, et elle les vainquit. Cela ne tenait pas aux mots qu’elle prononça ; il ne s’agissait pas d’une incantation magique capable de dissoudre les liens qui les maintenaient unis. Ce furent son ton méprisant, son visage, son corps, qui donnèrent à ses paroles la force de frapper au cœur de chacun des soldats et de leur faire croire qu’ils étaient absolument seuls, que les autres hommes n’auraient que dédain pour leur geste. « Quel honneur trouvez-vous à enlever cette femme blessée à sa mère ? dit-elle. Les babouins du désert ont plus d’humanité que vous, car les mères peuvent confier leurs enfants aux mâles de la tribu ! »

Pauvre Rash ! Il entendit les mots et crut pouvoir contrer Hushidh en discutant avec elle. Il ne comprenait pas qu’une fois ses hommes pris dans la toile qu’Hushidh tissait autour d’eux, chacune de ses paroles ne ferait que les éloigner de lui, car à chaque mot qu’il prononçait, il paraissait plus faible et plus lâche. « Tais-toi, femme ! Ces hommes sont des soldats qui font leur devoir…

— Un devoir de lâches ! Regardez ce que cet individu, qui se prétend un homme, vous a entraînés à exécuter. Il a fait de vous des rats immondes qui volent l’éclatante beauté et l’emportent dans sa tanière, où il vous couvrira d’une fiente qu’il nommera gloire ! »

Un homme d’abord, puis un autre lâchèrent Kokor et Sevet. Celle-ci tomba aussitôt à genoux en pleurant sans bruit. Kokor, de son côté, prit un air très convaincant de dégoût et de mépris et elle frissonna en tentant d’oublier les mains des soldats sur ses bras.

« Voyez comme vous avez rebuté ces belles dames, dit Hushidh. Voilà ce que Rash a fait de vous : des limaces et des vers qui rampent à ses pieds. Où irez-vous pour redevenir des hommes ? Comment faire pour vous purifier ? Il doit bien exister un endroit où cacher votre honte ; allez-vous-en loin d’ici et trouvez-le, petites limaces ; fouissez le sol et voyez si vous parvenez à dissimuler votre humiliation ! Croyez-vous que ces masques vous donnent l’air puissant ? Ils ne font que vous désigner comme les domestiques de ce méprisable moucheron qui se dit un homme ! Domestiques de rien du tout ! »

Un des soldats ôta le manteau holographique qui lui cachait le visage. C’était un homme ordinaire, plutôt sale, mal rasé, l’air un peu stupide et très effrayé ; il avait les yeux écarquillés et pleins de larmes.

« Voyez ! poursuivit Hushidh. Voyez ce que Rashgallivak a fait de vous !

— Remets ton masque ! cria Rashgallivak. Je vous ordonne d’emmener ces femmes chez Gaballufix !

— Écoutez-le, dit Hushidh. Il n’a rien de Gaballufix ; pourquoi donc lui obéissez-vous ? »

Ce fut le coup de pouce décisif. À leur tour, la plupart des autres soldats arrachèrent leur masque et, abandonnant leur holo-manteau sous l’auvent de Rasa, s’enfuirent loin de la scène de leur humiliation.

Rash resta seul devant la porte. Le tableau avait bien changé ; nul besoin d’être déchiffreuse pour voir que le pouvoir et la majesté étaient maintenant du côté de Rasa, tandis que Rash se retrouvait seul et impuissant. Ses yeux se posèrent sur les manteaux à ses pieds.

« C’est ça, dit Hushidh. Cache ta face. Plus personne n’a envie de la voir, toi moins que tout autre. »

Et il obéit ; il se baissa, ramassa un des manteaux et se le passa sur les épaules ; le magnétisme et la chaleur de son corps activèrent le costume, et soudain il ne fut plus Rashgallivak, mais l’image de fausse virilité que tous les soldats de Gaballufix avaient arborée. Puis il fit demi-tour et se sauva comme ses hommes, avec cet arrondi des épaules qui dénonce le vaincu. Un babouin battu par un rival n’aurait pas montré plus d’abjection que n’en révélait l’allure de Rash tandis qu’il s’enfuyait.

Alors Hushidh sentit la toile de crainte et de respect qui se formait autour d’elle ; l’adulation des filles et des femmes de la maison la fit vibrer – et plus que tout, l’hommage de Sevet et de Kokor. Kokor la fière, qui la regardait à présent d’un air stupide à force de révérence ; et Sevet, qui l’avait si cruellement moquée pendant de si longues années, la contemplait maintenant avec des yeux remplis de larmes, les mains tendues vers elle comme une suppliante, les lèvres tordues dans un effort pour dire : « Merci, merci, merci ! »

« Qu’as-tu fait ? » souffla Rasa.

Hushidh comprit à peine la question. C’était pourtant évident ! « J’ai brisé le pouvoir de Rashgallivak. Il ne constitue plus un danger pour vous.

— Petite sotte ! répondit Rasa. Il y a des milliers de ces bandits à Basilica, des milliers, et maintenant le seul homme qui était capable de les contrôler, malgré sa faiblesse, cet homme-là est brisé, vaincu. À la tombée du jour, ces soldats se déchaîneront, et qui les arrêtera, qui ? »

Le sentiment de plénitude que connaissait Hushidh disparut soudain. Rasa avait raison. Hushidh avait beau voir l’instant présent avec netteté, elle n’avait pas envisagé toutes les conséquences de son acte. La soif de l’honneur ne contraindrait plus ces hommes, car il ne serait plus honorable à leurs yeux de servir Rashgallivak. Que se passerait-il alors ? Ils seraient lâchés sur la cité, ces soldats qui rêvaient de prouver leur force et leur pouvoir, et nulle autorité ne pourrait les canaliser vers un but utile. Hushidh se rappela les holos qu’elle avait vus sur des singes qui paradaient, secouaient les branches des arbres, s’attaquaient mutuellement, frappaient les faibles et tous ceux qui passaient à leur portée. Des hommes pris de folie furieuse se révéleraient beaucoup plus dangereux encore.

« Faites rentrer mes filles, dit Rasa aux femmes assemblées. Ensuite, que tout le monde s’occupe de mettre les volets et les barres aux fenêtres. Barricadez la maison comme si une tempête se préparait. Car c’est le cas. »

Et Rasa, passant entre ses filles, sortit sous l’auvent.

« Mais où allez-vous, maman ? gémit Kokor. Ne nous laissez pas toutes seules !

— Il faut que je prévienne les femmes de la cité. Le monstre est en liberté dans les rues, ce soir. La garde sera impuissante à le maîtriser. Elles doivent mettre à l’abri ce qui peut l’être, puis se cacher des feux qui brûleront cette nuit dans les ténèbres. »


Les troupes de Mouj étaient épuisées, mais quand en fin d’après-midi elles parvinrent en haut d’une passe et virent de la fumée au loin, elles retrouvèrent une énergie nouvelle. Les hommes savaient aussi bien que Mouj qu’une cité en feu est une cité incapable de se défendre. Par ailleurs, ils avaient conscience d’avoir accompli un exploit en couvrant une telle distance à pied. Et même s’ils n’étaient qu’un millier, ils avaient remporté une victoire et leur gloire vivrait à jamais, sinon individuellement pour chacun, du moins sous le nom des Mille de Mouj. Ils entendaient déjà leurs petits-enfants leur demander : « C’est vrai que vous êtes allés à pied de Khlam à Basilica en deux jours et que vous avez pris la cité le soir même sans un instant de répit et sans qu’un seul d’entre vous se fasse tuer ? »

Naturellement, cette dernière partie du récit n’était pas encore réalité. Qui savait dans quel état se trouvait Basilica à l’intérieur de ses murs ? Que se passerait-il si les soldats de Gaballufix, ayant déjà consolidé leurs positions dans la cité, étaient maintenant prêts à la défendre ? Les Gorayni savaient parfaitement qu’il leur restait à peine de quoi faire un seul repas ; s’ils ne s’emparaient pas de la cité le soir même à la faveur de l’obscurité, ils seraient obligés de jeûner au matin et de prendre la ville en plein jour – ou bien de fuir ignominieusement vers les cités de la Plaine, où leurs ennemis constateraient leur petit nombre et les tailleraient en pièces bien avant qu’ils n’aient le temps de remonter vers le nord. Aussi la victoire, tout à fait possible par ailleurs, était-elle surtout indispensable et urgente.

Alors, pourquoi tant de confiance chez eux, quand le désespoir eût été bien plus compréhensible ? Parce qu’ils étaient les Mille de Mouj et que Mouj n’avait jamais perdu une bataille. Dans toute leur histoire, les Gorayni n’avaient pas connu de meilleur général, il prenait soin de ses hommes ; il vainquait ses ennemis non en sacrifiant ses soldats dans de sanglants assauts, mais par des manœuvres et des coups habiles, en isolant l’adversaire, en coupant son ravitaillement, en divisant ses forces, tant et si bien que les généraux d’en face, désorientés, se mettaient à prendre des risques stupides rien que pour en finir une bonne fois avec la guerre et faire cesser cet interminable ballet qui les terrifiait. Ses soldats nommaient ces marches rapides « la danse de Mouj » ; ils savaient qu’en leur usant les pieds, Mouj sauvait leur sycitsas. Ah oui, ils l’aimaient ! Il faisait d’eux des vainqueurs sans en renvoyer trop dans leurs foyers sous forme de cendres dans un petit sac.

On murmurait même dans les rangs que Mouj le bien-aimé était la véritable incarnation de Dieu et, bien que personne n’osât le dire tout haut – en tout cas pas à portée de voix d’un intercesseur –, dans cette marche où nul ne représentait l’Impérator, les murmures se firent de plus en plus fréquents. Le gros cul qui régnait à Gollod pouvait-il se prétendre l’incarnation de Dieu dans un monde où vivait un homme, un vrai, Vozmujalnoy Vozmojno ?

Arrivés à un kilomètre de Basilica, ils commencèrent d’entendre les bruits qui venaient de la cité, des cris surtout, portés par le vent qui soufflait de la fumée vers eux. L’ordre passa dans les rangs : « Que chaque homme coupe des branches d’arbre, au moins une dizaine. Elles serviront à allumer assez de feux de joie bien visibles pour faire croire à l’ennemi que nous sommes cent mille ! » Ils dénudèrent donc les arbres du bord de la route, puis suivirent Mouj sur une piste en lacets qui descendait des montagnes jusque dans le désert. La lune faisait un guide perfide, surtout pour ces soldats chargés de branches, mais malgré bien des chutes, rares furent les blessures ; enfin, ils se déployèrent dans le désert en ménageant de larges espaces vides entre leurs groupes. Une fois en place, ils firent des tas de leurs branches et au signal de la trompette – qui l’entendrait depuis la cité ? – ils y mirent le feu. Laissant alors un homme auprès de chaque foyer pour l’alimenter, l’armée se rassembla derrière Mouj et se mit en marche, cette fois par quatre colonnes de front, comme s’il s’agissait de l’intrépide avant-garde d’un ost immense, sur une large route plate qui menait à une porte dans la haute muraille de la cité.

Avant même d’atteindre les murs, les soldats se trouvèrent au milieu d’une véritable ville. Des hommes couraient en criant, beaucoup ayant bu plus que leur content de vin ; mais quand ils virent l’armée de Mouj défiler dans leurs rues, ils se turent et reculèrent dans l’ombre. Si l’assurance manquait à certains Gorayni jusque-là, ils l’acquirent à cet instant, car il était évident que les hommes de Basilica n’étaient pas des combattants. Leur peu de bravoure ne leur venait que de la boisson.

À l’approche de la porte, les soldats entendirent des bruits de métal entrechoqué qui suggéraient une bataille rangée, et au sommet d’une côte, ils tombèrent sur un combat qui opposait des hommes vêtus comme l’assassin que Mouj avait tué et d’autres tous horriblement identiques – non seulement par la tenue, mais aussi de visage !

On fit passer le mot dans les colonnes : « Les hommes en uniforme de la garde basilicaine seront sans doute nos alliés ; nos vrais ennemis sont ceux qui portent des masques. Mais on ne tue personne avant que Mouj n’en donne l’ordre. »

Ils parvinrent sur une place ronde devant la porte ; là, ils se séparèrent en quatre rangées, deux à gauche et deux à droite, jusqu’à former un demi-cercle autour de l’ouverture. Au centre se tenait Mouj lui-même.

« Gorayni, dégainez vos armes ! » hurla-t-il à pleins poumons ; il souhaitait manifestement se faire entendre des hommes qui se battaient à la porte plus que de son armée, à laquelle normalement l’ordre aurait été transmis à voix basse.

Le combat perdit de son intensité. Les hommes en uniforme de la garde basilicaine – bien peu nombreux d’ailleurs pour une si farouche résistance – virent les troupes gorayni et perdirent tout espoir. Ils s’adossèrent à l’enceinte, ne sachant quel ennemi affronter, mais avec au moins une certitude : ils ne vivraient pas une heure de plus.

Au milieu de la porte, sans plus d’adversaires à combattre, les soldats aux visages identiques restèrent immobiles, visiblement indécis.

« Nous sommes les Gorayni ! Venus aider Basilica, non nous en emparer ! cria Mouj. Regardez dans le désert et voyez l’armée que nous pourrions lancer contre les portes de votre cité ! »

Mouj avait bien choisi son endroit ; d’ici, tous les Basilicains, gardes et mercenaires palwashantu confondus, pouvaient distinguer les grands feux, une bonne centaine d’entre eux en tout cas, disséminés jusque dans les lointains de la plaine de sable.

« Pourtant, me voici avec ces cinq cents hommes seulement ! » Il mentait sur le nombre de ses soldats, naturellement. Ceux-ci sourirent intérieurement : pour une fois il n’était en dessous de la vérité que de quatre cents unités, au lieu de quarante mille, son mensonge coutumier. « Nous sommes ici pour savoir si la Cité des Femmes, la Cité de la Paix, a besoin de nos services pour l’aider à réprimer son agitation intérieure. Nous sommes prêts à entrer, à servir la cité à votre plaisir, puis à repartir une fois notre tâche accomplie. Ainsi dis-je, au nom du général Vozmujalnoy Vozmojno ! » Il n’y avait aucune raison de leur faire savoir que le plus redoutable général des côtes occidentales de la mer Géotrope se tenait à leurs portes, l’épée au clair, avec seulement neuf cents hommes pour le soutenir. Qu’ils l’imaginent plutôt là-bas, au milieu des dizaines de milliers de soldats installés autour des grands feux qui brûlaient dans le désert !

« Général, cria un des gardes qui avait remarqué son grade, vous voyez ce qui se passe ! Nous sommes les gardes de la cité, mais comment appliquer la volonté du conseil quand nous devons défendre notre vie contre ces criminels enragés ?

— C’est nous, les maîtres de Basilica, maintenant ! hurla un des mercenaires palwashantu. Fini de recevoir des ordres des femmes ! Fini d’être obligés de rester en dehors d’une cité qui nous appartient de droit ! C’est nous qui gouvernons cette cité au nom de Gaballufix !

— Gaballufix est mort ! répliqua l’officier de la garde. Et plus personne ne vous commande !

— Au nom de Gaballufix, cette cité est à nous ! » Sur quoi les mercenaires se mirent à brandir leurs armes en poussant de grands cris.

« Hommes de Gaballufix ! cria Mouj. Nous connaissons le nom de votre chef disparu ! »

Des acclamations jaillirent de la poitrine des mercenaires.

« Nous savons comment rendre hommage à Gaballufix ! poursuivit Mouj. Rejoignez-nous et nous vous donnerons la cité qui vous revient ! »

Avec un cri de joie, les mercenaires se précipitèrent en masse vers les Gorayni. Les gardes basilicains se reculèrent contre la muraille, l’arme tirée. Quelques-uns firent bien mine de s’éclipser à droite ou à gauche, mais à leur grand honneur, la plupart restèrent où ils étaient, prêts à mourir en faisait leur devoir. Les Mille de Mouj en prirent bonne note ; ils traiteraient ces hommes avec respect si un différend les opposait un jour à eux.

Quant aux mercenaires, les plus proches des Gorayni s’avancèrent la garde baissée, s’apprêtant à embrasser ces nouveaux venus comme des frères. Or ils se trouvèrent en face d’épées, de piques et d’arcs pointés sur eux et l’incertitude se répandit peu à peu dans leurs rangs.

Mouj n’avait pas bougé ; mais il était maintenant entouré de mercenaires et coupé de ses hommes. S’il ne montrait aucune inquiétude, il n’en allait pas de même pour eux. Et sous leur regard consterné, il se mit à se frayer un chemin dans la masse humaine, non pas vers ses soldats mais dans la direction opposée, celle de la porte. Les mercenaires parurent soulagés ; c’était le signe qu’il avait l’intention de prendre leur tête.

Mouj s’avança sur la place qui s’ouvrait au-delà de la porte, dos aux mercenaires. « Ah, Basilica, dit-il d’une voix forte, mais pas impérieuse. Comme j’ai rêvé de me trouver à ta porte et de contempler ta beauté de mes yeux ! » Puis il se tourna vers l’officier de la garde qui se tenait au poste de la porte, l’épée dégainée, et s’adressa à lui à voix basse : « Basilica considérerait-elle comme un grand service, mon ami, que ces centaines de vilains sosies meurent à cette place, en cette minute ?

— Je le pense, oui », répondit l’officier, l’air désorienté, mais surtout soulagé de ce nouvel espoir auquel se raccrocher.

Mouj pivota face à la foule – et à ses hommes derrière elle. « Que chaque homme qui révère le nom de Gaballufix lève son épée bien haut ! »

La plupart obéirent – tous sauf les plus prudents. Mais à peine eurent-ils le bras en l’air que Mouj tira son épée du fourreau.

C’était le signal. Trois cents flèches partirent en même temps et les mercenaires placés à la périphérie de la foule – le bras commodément levé, si bien que chaque flèche les frappa en plein corps – s’écroulèrent, la plupart percés en plusieurs endroits. Puis, avec un hurlement de tonnerre, les Gorayni se jetèrent sur les survivants et en deux ou trois minutes à peine, le carnage fut achevé. Les soldats reformèrent alors les rangs devant les cadavres de leurs ennemis.

Mouj se tourna vers l’officier de la garde. « Quel est votre nom ?

— Capitaine Bitanke, mon général.

— Capitaine Bitanke, je vous le redemande : Basilica accueillerait-elle favorablement une intervention de notre part pour contribuer à restaurer l’ordre dans ces rues magnifiques ? J’ai ici une lettre de dame Rasa ; son nom vous est-il connu ?

— En effet.

— Elle m’a écrit pour m’exhorter à venir au secours de sa cité. Me voici donc et je vous demande respectueusement la permission de faire entrer ces hommes dans vos murs comme auxiliaires, pour vous aider à maîtriser la violence qui règne dans vos rues. »

Bitanke s’inclina, puis déverrouilla la guérite de la porte et y pénétra. Mouj le vit taper sur le clavier d’un ordinateur. Au bout de quelques instants, il ressortit. « Mon général, j’ai annoncé la raison de votre présence. Notre cité est dans une situation désespérée et puisque que vous êtes venu au nom de dame Rasa et que vous avez prouvé votre volonté de défaire nos ennemis, le conseil municipal et la garde vous invitent à entrer. Vous serez à titre temporaire sous mon commandement, si vous acceptez quelqu’un d’un rang aussi médiocre que le mien, jusqu’à la mise en place d’une organisation plus conforme.

— Capitaine, ce n’est pas votre rang mais votre courage et votre honneur que je salue, et pour cette raison j’accepte votre autorité, répondit Mouj. Puis-je suggérer que mes soldats se déploient par compagnies de six et qu’on les autorise à s’occuper des hommes qu’ils verront se comporter de façon illégale ? Nous respecterons dans tous les cas ceux qui porteront votre uniforme ; mais ceux que nous prendrons l’arme au clair, ou qui se montreront violents envers nous comme envers les femmes de la cité, nous les tuerons sur-le-champ et nous pendrons leurs cadavres à la vue de tous pour étouffer toute velléité de résistance chez leurs pareils !

— Je ne sais pas trop, pour ce qui est de les pendre, mon général… fit Bitanke.

— Parfait : nous avons nos ordres ! » Sans prêter attention à l’hésitation du capitaine, Mouj s’adressa à ses soldats ; « Hommes des Gorayni, par six ! »

Les rangs se réorganisèrent aussitôt et il y eut soudain sur la place cent cinquante escouades de six hommes chacune.

« Ne faites pas de mal aux femmes ! leur cria Mouj. Et ceux que vous trouverez affublés de ces masques répugnants, pendez-les vêtus de leur costume afin que nul n’ose plus le porter ni de jour ni de nuit !

— Mon général, je crois que…»

Mais Mouj avait déjà agité le bras et ses soldats entrèrent dans la cité au petit trot. Bitanke s’approcha de Mouj, pour protester peut-être, mais l’autre l’accueillit par une accolade qui coupa court à toute discussion.

« S’il vous plaît, mon ami, je sais que vos hommes sont épuisés, mais ne pourrait-on pas les employer utilement ? Par exemple, un petit nettoyage ne ferait pas de mal à ce village de l’autre côté de la porte. Et quant à vous et moi, nous devrions aller nous présenter aux autorités, afin que je reçoive mes ordres du conseil municipal. »

L’étreinte et le sourire de Mouj balayèrent les craintes qu’aurait pu nourrir le capitaine Bitanke. Il donna ses ordres et ses hommes se répandirent dans Clébaud. Puis Mouj le suivit dans la cité. « Pendant que mes hommes rétablissent l’ordre, il faut s’occuper d’éteindre certains incendies, dit-il. Pouvez-vous appeler d’autres gardes avec votre ordinateur ?

— Oui, mon général.

— Ce n’est pas à moi de vous apprendre votre métier, mais si vos hommes peuvent protéger les pompiers, nous arriverons peut-être à empêcher Basilica de brûler de fond en comble avant l’aube.

— Croyez-vous que le reste de vos soldats pourrait venir nous prêter main-forte ? »

Mouj éclata de rire. « Oh, non ! Le général Vozmujalnoy Vozmojno n’en donnerait jamais l’autorisation ! Si une telle force s’approchait de vos portes, on pourrait croire à Basilica que nous venons nous emparer de la ville. Nous voulons vous offrir notre protection, non vous annexer, mon ami ! C’est pourquoi nous n’avons amené que ces cinq cents hommes.

— C’est Surâme qui a dû vous envoyer, mon général, dit le capitaine Bitanke.

— Dame Rasa est la seule qu’il faille remercier. Elle et un brave de votre corps, nommé, je crois, Smelost.

— Smelost, souffla Bitanke. C’était un de mes plus proches amis.

— Alors, je suis heureux de vous annoncer qu’il a été reçu avec honneur par le général Vozmujalnoy Vozmojno ; à la nouvelle qu’il apportait, le général a marché sans tarder au secours de votre cité.

— Et vous êtes arrivés à temps. La situation s’est mise à dégénérer la nuit dernière, le désordre s’est poursuivi toute la journée d’aujourd’hui et je craignais que le matin ne voie la cité réduite en cendres et toutes les femmes de Basilica plongées dans le désespoir.

— Je me réjouis toujours d’être le messager de l’espérance », répondit Mouj.

Ils marchaient à présent dans une rue bordée de maisons et de boutiques. Pourtant, on n’y voyait personne et des lumières brillaient à de nombreuses fenêtres des étages supérieurs. La seule indication que des émeutes avaient eu lieu, c’était les bris de verre sur le pavé, les vitrines éclatées des échoppes et les cadavres de mercenaires, toujours vêtus de leurs masques holographiques, qui pendaient aux balcons comme des carcasses d’abattoir. Bitanke les regarda d’un air vaguement troublé.

« Combien de temps ces masques fonctionneront-ils ? demanda Mouj.

— Jusqu’à ce que les… les corps se refroidissent, je suppose. Il paraît que ce sont la chaleur et le magnétisme corporels qui les déclenchent.

— Ah, fit Mouj.

— Puis-je savoir… ce qu’ils ont… enfin, comment vos hommes ont réussi à les pendre ? Je ne vois aucune corde et il n’existe pas de… d’appareils de pendaison dans les rues.

— Je n’en sais rien, répondit Mouj. Enlevons son manteau à l’un d’eux et nous verrons bien. »

D’un geste circonspect, Bitanke leva le bras et tira sur le costume du plus proche cadavre. En tombant, l’hologramme s’évanouit et il fut alors facile de voir que le corps avait été fixé au mur à l’aide d’un grand poignard planté dans son cou. « Son propre poignard, croyez-vous ? demanda Mouj.

— Il me semble, oui, répondit Bitanke.

— Pas très solide, comme fixation. » Mouj donna une petite poussée au cadavre. « Au moindre coup de vent cette nuit, la plupart se décrocheront. Il faudra s’en débarrasser le plus vite possible ou nous aurons un gros problème avec les chiens.

— Oui, mon général, dit Bitanke.

— Jamais vu de cadavre ? s’enquit Mouj. Vous m’avez l’air patraque.

— Oh si, mon général. C’est seulement que je n’ai jamais vu… qu’on les traite de cette façon… J’aimerais autant que vos hommes ne…

— Ridicule. Ces corps pendus nous servent de renforts. Les émeutiers qui auront échappé à mes soldats – ceux qui seront aux toilettes, par exemple ; il doit sûrement y en avoir, vous ne croyez pas ? – verront en sortant que tout est calme, puis ils remarqueront les cadavres et ils perdront sur-le-champ toute envie de se battre. »

Bitanke émit un petit rire. « Oui, j’imagine !

— Vous voyez ? C’est une façon de permettre à ces garçons de réparer un peu les méfaits qu’ils ont commis, leur faire ainsi maintenir l’ordre toute la nuit à notre place. Corrigez-moi si je me trompe, capitaine Bitanke, mais personne ne versera beaucoup de larmes sur eux, n’est-ce pas ? »

Dans l’heure, Mouj rencontra le conseil municipal. Pendant ce temps, la centaine de soldats qui s’occupaient des brasiers dans le désert avaient pris position à chaque porte de la cité, à côté des gardes, dans les rares cas où ceux-ci se trouvaient à leur poste. Nulle querelle n’éclata ; nul soldat gorayni n’échangea de coups avec un garde municipal.

La rencontre de Mouj avec le conseil de la cité se fit dans le calme, et un accord fut conclu selon lequel les Gorayni auraient libre accès à tous les bourgs de la ville – même à ceux réservés aux seules femmes, les incendies et le pillage y étant les plus graves ; mais au bout de deux jours et demi, Mouj rappellerait ses hommes dans des quartiers extérieurs à Basilica, où ils recevraient d’amples approvisionnements et des récompenses tirées du trésor de la cité. C’était une merveilleuse alliance, qui fut consacrée par de grandes démonstrations de politesse et de gratitude.

Bien peu s’en rendraient compte avant plusieurs jours, mais à l’heure où Mouj quitta la réunion, sa conquête de Basilica était terminée.


Nafai parla aussi peu que possible à Elya et à Meb tandis qu’ils reprenaient le chemin de Basilica. Son silence ne les rendit pas plus aimables avec lui, mais au moins cela lui évitait de se quereller ou d’avoir à faire des pirouettes verbales pour esquiver les disputes. Il pouvait ainsi s’occuper de ses propres pensées.

Et parler à Surâme.

Comme si ce qu’il disait au vieil ordinateur avait la moindre importance ! L’espace de quelques jours, il s’était imaginé travailler main dans la main avec lui. Surâme lui avait montré ses souvenirs de la Terre, expliqué l’objet de son existence, c’est-à-dire essayer d’empêcher la planète Harmonie de répéter l’histoire pitoyable et suicidaire de la Terre. Nafai avait accepté de servir ce but. Il s’était trouvé debout à côté d’un homme ivre mort dans la rue – son ennemi – et il ne lui serait jamais venu à l’esprit de tuer cet ivrogne étendu là, sans défense. Mais Surâme le lui avait ordonné et Nafai s’était exécuté. Non parce que Gaballufix était lui-même un meurtrier qui méritait la mort. Pourquoi donc, alors ? Parce que Nafai avait cru en Surâme, et qu’il avait convenu avec lui qu’en tuant cet homme, rien que celui-là, il pouvait contribuer à protéger le monde entier.

Et maintenant que Nafai avait commis ce crime, maintenant qu’il s’était couvert les mains de sang pour la cause de Surâme, où était Surâme ? Nafai s’était imaginé qu’il existait à présent une relation privilégiée entre eux, par exemple au moment où l’Index s’était pour la première fois adressé à lui, à Père et à Issib ; eux n’avaient saisi qu’une partie du message. Ils avaient compris que Surâme projetait de les emmener pour un long voyage jusque vers une terre merveilleuse où Issib pourrait se servir de ses flotteurs sans plus rester confiné dans son fauteuil. Seul Nafai savait qu’en réalité le pays où Surâme comptait les guider ne se trouvait pas sur Harmonie, mais qu’il entendait les ramener sur Terre. Au bout de quarante millions d’années, ils allaient revenir sur Terre.

Depuis lors, cependant, l’Index ne s’était plus comporté autrement que comme le catalogue d’une immense banque mémorielle. Père et Issib l’étudiaient, et Nafai avec eux, mais il en attendait sans cesse un message, adressé à eux tous, ou bien à lui seul peut-être. Une communication privée, un mot d’encouragement, qui sait ? Quelque chose, en tout cas, qui confirme la promesse faite la nuit où Surâme, par la voix du fauteuil d’Issib, avait dit choisir Nafai pour guider ses frères.

Suis-je vraiment l’élu, Surâme ? Pourquoi ne vois-je pas les fruits de ta faveur, dans ce cas ? Je me suis fait meurtrier pour toi, et pourtant c’est à Elemak que ta vision de nos épouses est venue ! Et qu’a-t-il vu ? Que tu avais choisi Eiadh pour lui ! Alors, que me rapporte ta faveur ? Voilà que tu parles à Elemak qui a comploté avec Gaballufix, qui a voulu me tuer ; voilà que tu lui donnes la femme que je désire depuis si longtemps… Pourquoi est-ce lui qui a reçu ce rêve et pas moi ? J’ai été humilié devant tout le monde. Je vais devoir manger de la poussière, me soumettre aux ordres d’Elya et lui obéir en tout, je vais devoir le regarder prendre cette femme belle et douce qui hante mes rêves depuis si longtemps. Pourquoi me détestes-tu, Surâme ? Qu’ai-je fait d’autre que te servir et me plier à tes ordres ?

Paresseusement, les chameaux gravirent une pente, puis Elemak les guida le long d’un précipice. Nafai jeta un coup d’œil au paysage et vit des rochers et des blocs inquiétants, avec leurs arêtes tranchantes, et çà et là quelques plantes vert-de-gris. Surâme m’a promis la vie, la grandeur, la gloire et la joie, et me voici dans ce désert, en train de suivre mes frères qui ont comploté avec l’ennemi de Wetchik et, consciemment ou non, ont essayé d’attirer Père dans un piège mortel. J’ai aidé Surâme à lui sauver la vie, et voilà où j’en suis.

Oui, voilà où tu en es.

Il fallut un moment à Nafai pour s’apercevoir qu’il entendait la voix de Surâme, car elle résonnait dans son esprit sans distinction de ses propres pensées. Mais sa maigre expérience lui dit que cette pensée-là venait d’en dehors de lui-même, ne fut-ce que parce qu’elle paraissait lui répondre.

Alors, il s’adressa à Surâme – sans respect particulier. Ah, te voilà, toi, pensa-t-il, ironique. Ça y est, j’existe de nouveau ? J’espère que je ne t’ai pas donné trop de souci !

Je me soucie beaucoup de toi.

Comme lorsque tu choisis Eiadh pour mon frère plutôt que pour moi !

Eiadh n’est pas pour toi.

Merci pour ton aide ! Merci pour les cartes minables que tu m’as données contre mes frères !

Je ne travaille pas trop mal pour toi, Nafai.

Je ne t’accorde peut-être pas de notes aussi hautes, moi ; je te rappelle que pour toi, j’ai tué un homme !

Et moi, à chaque instant de ce voyage, je te sauve la vie.

Ces mots alarmèrent Nafai. Sans le vouloir, il se redressa et regarda autour de lui.

À chaque instant de ce voyage, je les détourne de leur décision de te tuer.

L’effroi et la haine mêlés se frayèrent un chemin dans la gorge de Nafai jusqu’au fond de son ventre. Là, il les sentit remuer comme de petites bêtes dans ses entrailles.

Il est bon que tu aies gardé le silence, dit Surâme. Il est bon que tu ne les aies pas provoqués, que tu ne leur aies même pas rappelé que tu les accompagnes, car mon influence sur eux, bien que puissante, n’est pas irrésistible. Si le flot brûlant de leur colère contre toi s’épanchait soudain, comment les arrêterais-je ? Je n’ai plus le fauteuil d’Issib pour agir physiquement.

Effrayé, Nafai eut soudain envie de retourner auprès de son père. En même temps, il ressentit déception et colère envers ses frères.

Pourquoi est-ce qu’ils me haïssent encore ? En quoi les ai-je blessés ?

Jeune sot ! Il y a une seconde, tu voulais que je te récompense de ta loyauté en te faisant obéir de tes frères. Crois-tu qu’ils ne perçoivent pas ton ambition ? Chaque fois que je te parle, ils te détestent un peu plus. Chaque fois que ton père s’illumine de joie devant la vivacité de ton esprit, devant la bonté de ton cœur, ils te détestent un peu plus. Et quand ils s’aperçoivent que tu désires les privilèges du fils aîné…

Mais c’est faux ! s’écria intérieurement Nafai. Je ne veux pas destituer Elemak… Je veux qu’il m’aime, je veux qu’il soit un vrai grand frère pour moi et pas ce monstre qui cherche ma mort !

Oui, tu veux qu’il t’aime… et tu veux aussi qu’il te respecte… et tu veux en plus prendre sa place. Te crois-tu immunisé contre les instincts primitifs qui gisent au fond de toi ? Tu es né pour être le mâle dominant d’une tribu de bêtes intelligentes, et lui aussi. Cette soif de pouvoir le gouverne ; mais toi, Nafai, ne peux-tu te civiliser, ne peux-tu réprimer ta part animale et m’aider à réaliser un but bien plus élevé que le choix du chef d’une troupe de babouins qui marchent debout ?

Nafai eut l’impression d’avoir été exposé tout nu devant ses ennemis.

Si je ne vaux pas mieux qu’Elemak, pas plus qu’un des babouins de la troupe en aval de notre camp, pourquoi m’as-tu choisi ?

Parce que tu vaux mieux qu’eux, et que tu as envie de valoir encore mieux.

Aide-moi, alors ! Aide-moi à refréner mes mauvais penchants ! Et pendant que tu y es, aide aussi Elemak. Je me le rappelle plus jeune, il était joueur, affectueux, si gentil. C’est plus qu’un animal ambitieux, je le sais, même s’il l’a oublié lui-même.

Moi aussi, je le sais, répondit Surâme. Pourquoi crois-tu que je lui ai destiné ce rêve ? Eh bien, pour lui donner une chance de s’éveiller à ma voix. Il a une sensibilité très proche de la tienne. Mais il a choisi depuis longtemps de me haïr, de contrecarrer mes desseins quand il le peut, si bien que ma voix n’est rien pour lui. Pourtant, cette fois, j’ai pu lui dire ce qu’il avait envie d’entendre ; mon but coïncidait avec le sien. À ton avis, que vaudrait ta vie si c’était à toi que j’avais montré sa future épouse ? Crois-tu qu’il aurait accepté une Eiadh donnée par toi ?

Je ne lui aurais pas donné Eiadh, pour commencer.

Tu vois. Tu n’aurais pas tenu compte de mes paroles. Tu te serais rebellé. Tu penses que tu as tué Gaballufix seulement parce que tu me sers, moi et mon noble dessein… mais en même temps, tu es prêt à te révolter et à me mettre des bâtons dans les roues parce que tu désires une femme qui pourtant ne ferait que gâcher ton existence.

Tu n’en sais rien du tout ! Tu es peut-être un ordinateur très intelligent, Surâme, mais tu ne connais pas l’avenir !

Elle, je la connais comme je te connais, de l’intérieur. Et si tu en viens un jour à la fréquenter, tu comprendras alors qu’elle n’aurait jamais pu être ton épouse.

Tu veux dire qu’elle est foncièrement mauvaise ?

Non, je ceux dire qu’elle vit dans un monde dont elle est elle-même le centre. Ses buts ne vont pas au-delà de ses propres désirs. Mais toi, Nafai, tu ne seras satisfait que si ta vie change la face du monde. C’est ce que je t’offre, si tu as la patience de me faire confiance en attendant que cela t’advienne. Je te donnerai également une femme qui partagera tes rêves, et qui t’aidera au lieu de te distraire.

Alors, qui sera ma femme ?

Ce fut le visage de Luet qui lui apparut.

Un frisson désagréable parcourut Nafai. Certes, elle l’avait aidé à s’échapper et lui avait sauvé la vie à grand risque pour elle-même. Certes, elle l’avait emmené au lac des femmes, où il avait participé à des rites que seules les femmes avaient le droit de connaître. Pour cela, elle aurait pu être exécutée et lui avec elle ; mais elle avait affronté les femmes, pour finir par les convaincre que Surâme avait guidé son geste. Certes, il avait flotté avec Luet dans les brumes qui séparent les eaux chaudes et les eaux froides du lac, puis elle lui avait fait traverser le bois Impénétrable, derrière la porte Secrète dans l’enceinte de Basilica dont jusque-là seules les femmes connaissaient l’existence.

Et avant cela, Luet était venue en pleine nuit chez Père, bien loin de la cité – non sans courir de risques, encore une fois –, uniquement pour l’avertir qu’on projetait de tuer Père. Elle avait ainsi précipité leur fuite dans le désert.

Nafai lui devait donc beaucoup, et il l’appréciait : c’était quelqu’un de bien, de simple et d’aimable. Pourquoi n’arrivait-il pas à l’envisager comme épouse, alors ? Pourquoi cette idée lui faisait-elle même horreur ?

Parce que c’est la sibylle de l’eau.

La sibylle de l’eau… Voilà pourquoi il refusait de l’épouser. Parce qu’elle recevait des visions de Surâme depuis bien plus longtemps que lui ; parce qu’elle possédait une force et une sagesse dont il n’avait jamais osé rêver. Parce qu’elle valait mieux que lui en tout. Parce que s’ils devenaient compagnons dans ce voyage de retour vers la Terre, elle percevrait mieux que lui la voix de Surâme ; elle connaîtrait le chemin alors que lui n’en saurait rien. Quand tout pour lui serait silence, elle entendrait la musique ; quand il serait aveugle, la lumière la guiderait.

Ce serait insupportable d’être uni à une femme qui n’aurait aucune raison de me respecter, parce que tout ce que je ferais, elle l’aurait déjà fait, et mieux que moi.

Tiens donc… Ce n’était donc pas une épouse que tu voulais, en fin de compte, mais une adoratrice.

Cette brutale prise de conscience le fit rougir et l’emplit de mépris pour lui-même. C’est donc ça que je suis ? Un garçon si inconsistant qu’il ne peut imaginer d’aimer une femme forte ?

Les visages de Wetchik et Rasa, ses père et mère, s’imposèrent à lui. Mère était forte – peut-être plus qu’aucune femme dans tout Basilica, bien qu’elle n’eût jamais cherché à jouer de son prestige et de son influence pour obtenir du pouvoir. Père était-il affaibli parce que Mère se révélait au moins – au moins ! son égale ? Cela expliquait peut-être pourquoi ils n’avaient pas renouvelé leur contrat de mariage après la naissance d’Issib, et pourquoi Mère s’était unie à Gaballufix l’espace de quelques années : Père n’aurait pas réussi à ravaler sa fierté pour maintenir une union heureuse avec une femme aussi forte et aussi sage.

Et pourtant ils étaient revenus l’un à l’autre. Nafai était l’enfant que Rasa avait porté pour sceller leur remariage. Et depuis lors, ils avaient reconduit leur union d’année en année, sans même remettre en question leur engagement mutuel. Qu’est-ce qui avait changé entre-temps ? Rien ; Mère n’avait pas à se diminuer pour partager la vie de Père et lui n’avait pas à la dominer pour entrer dans sa vie. Et nulle domination non plus dans l’autre sens : le Wetchik avait toujours été son propre maître et Rasa n’avait jamais ressenti le besoin d’avoir la haute main sur lui.

Dans l’esprit de Nafai, les deux images de ses parents se fondirent en un seul visage. L’espace d’un instant, il y reconnut son père ; puis, sans aucun changement apparent, le visage devint sans nul doute possible celui de Mère.

Je comprends, dit-il en silence. Ils sont une seule et même personne. Lequel est la voix ? Lequel est les mains ? Quelle importance ? L’un n’est pas au-dessus de l’autre. Ils sont un, et il ne peut être question de rivalité entre eux.

Puis-je trouver une telle qualité d’association avec Luet ? Supporter qu’elle entende Surâme et que moi je ne l’entende pas ? Déjà, je bouillais parce qu’Elya avait reçu la grâce d’un rêve ; est-ce que je pourrai écouter ceux de Luet sans me sentir jaloux ?

Et elle ? Est-ce qu’elle voudra de moi ?

Presque aussitôt, il se sentit honteux de sa dernière question. Elle l’avait déjà accepté, voyons ! Elle l’avait mené au lac des femmes, elle lui avait donné tout ce qu’elle était et tout ce qu’elle possédait, et sans nulle hésitation, pour autant qu’il le sût. C’est lui qui était jaloux et terrifié. Elle n’était que courage et générosité.

Puis-je supporter de ne faire qu’un avec elle ? Suis-je digne de m’unir avec une telle femme ? Voilà la vraie question.

Il sentit une chaleur frémissante l’envahir, comme s’il s’emplissait de lumière.

Oui, dit Surâme dans sa tête. Oui, c’est la question. C’est la question. C’est la question.

La transe de la communion avec Surâme se rompit alors et Nafai reprit soudain conscience de ce qui l’entourait. Rien n’avait changé ; Meb et Elya avançaient toujours devant lui au pas lourd de leurs montures ; la transpiration coulait le long de son corps, son chameau continuait à rouler sous lui et l’air sec du désert le brûlait à chaque inspiration.

Garde-moi en vie, songea Nafai. Garde-moi en vie assez longtemps pour que je terrasse l’animal en moi, assez longtemps pour que j’apprenne à vivre main dans la main avec une femme meilleure et plus forte que moi, pour que je me réconcilie avec mes frères, et que je devienne quelqu’un d’aussi bon que mon père et ma mère.

Si je le peux, je le ferai. Cette promesse résonna comme une voix dans sa tête.

Et si je le peux, j’y arriverai très vite. J’en deviendrai bientôt digne.

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