Ruisselant de sueur, le général Vozmujalnoy Vozmojno s’éveilla en gémissant. Il ouvrit les yeux, tendit une main crispée. Une autre main la saisit.
Une main d’homme. Celle du général Plodorodnuy, le lieutenant en lequel il avait le plus confiance, son meilleur ami, son frère de cœur.
« Tu rêvais, Mouj. » Seul Plod osait employer ce surnom devant lui.
« Oui. » Vozmujalnoy – Mouj – frémit à ce souvenir. « Quel rêve !
— De mauvais augure ?
— Terrifiant, en tout cas.
— Raconte-moi ça. Je m’y connais, en rêves.
— Oui, je sais, comme tu t’y entends avec les femmes. Quand tu en as fini avec elles, elles disent tout ce que tu veux ! »
Plod éclata de rire ; il attendait visiblement la suite. Et Mouj s’étonna : pourquoi cette réticence à raconter ce rêve à Plod ? Il lui en avait confié tant d’autres ! « Bon, puisque tu y tiens, voici mon rêve : j’ai vu un homme debout dans une clairière, et tout autour de lui, d’horribles créatures volantes – pas des oiseaux, elles avaient de la fourrure, mais beaucoup plus grandes que des chauves-souris – qui tournoyaient sans cesse, fondaient sur lui et venaient le toucher. Lui restait immobile. Et quand enfin toutes l’ont eu touché, elles sont parties sauf une qui s’est perchée sur son épaule.
— Ah, dit Plod.
— Je n’ai pas terminé. Aussitôt après sont apparus des troupeaux de rats géants qui sortaient de trous dans la terre. D’au moins un mètre de long, moitié moins grands que l’homme, eux aussi se sont mis à venir le toucher à tour de rôle…
— Avec quoi ? Les dents ? Les pattes ?
— Et le museau. Ils le touchaient, je n’en savais pas plus. Ne m’interromps pas.
— Pardon.
— Quand tous l’ont eu touché, ils sont partis, eux aussi.
— Sauf un.
— Oui. Il est resté accroché à sa jambe. Tu saisis la trame.
— Et ensuite ? »
Un frisson parcourut Mouj. Ç’avait été le pire et pourtant, maintenant que les mots venaient à ses lèvres, il ne comprenait plus pourquoi. « Des gens.
— Des gens ? Qui s’approchaient pour le toucher ?
— Pour… l’embrasser. Lui embrasser les mains, les pieds. Pour l’adorer, oui : l’adorer. Mais ils ne se contentaient pas d’embrasser l’homme ; ils embrassaient aussi la… la créature volante. Et le rat géant accroché à sa jambe. Tous les trois.
— Ah », fit Plod. Il paraissait soucieux.
« Alors ? De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que ça présage ?
— À l’évidence, l’homme que tu as vu est l’Impérator. »
Parfois les interprétations de Plod sonnaient juste, mais cette fois le cœur de Mouj se révolta à l’idée d’associer l’Impérator à l’homme de son rêve. « En quoi est-ce si évident ? Il ne ressemblait en rien à l’Impérator !
— Mais parce que toute la nature et l’humanité le vénéraient, évidemment ! »
Mouj haussa les épaules. Plod savait se montrer plus subtil que cela. Et on n’avait jamais entendu parler d’animaux adorant l’Impérator, lequel se considérait comme un grand chasseur. Naturellement, il ne chassait que dans un de ses parcs où les animaux avaient été apprivoisés, accoutumés à ne pas craindre l’homme, et les prédateurs dressés à un comportement féroce mais sans danger. L’Impérator pouvait ainsi jouer son rôle dans un combat à grand spectacle entre l’homme et la bête, sans courir aucun risque : l’animal s’exposait innocemment à son trait rapide, à son javelot précis, à sa lame impitoyable. S’il s’agissait là de vénération, si telle était la nature, alors oui, on pouvait dire que toute la création, y compris l’humanité, adorait l’Impérator…
Bien sûr, Plod ignorait tout des pensées de Mouj ; quand on avait la malchance de nourrir des idées caustiques sur l’Impérator, on évitait de partager ce fardeau avec ses amis.
Aussi Plod poursuivit-il son interprétation. « Que signifie cette vénération de l’Impérator ? Rien en soi. Mais le fait qu’elle t’ait révolté, qu’elle t’ait horrifié…
— Mais ils embrassaient un rat, Plod ! Ils embrassaient cette répugnante créature volante…»
Mouj finit par se taire, mais Plod n’ajouta rien. Il ne disait rien et le dévisageait.
« Ce n’est pas l’idée que des gens adorent l’Impérator qui me fait horreur. Je me suis mis moi-même à genoux devant le Trône invisible et j’ai senti l’écrasante immensité de sa présence. Ça n’avait rien d’horrible ; c’était… ça me grandissait.
— C’est ce que tu prétends, répliqua Plod. Mais les rêves ne mentent pas. Tu as peut-être besoin de te purifier d’un mal tapi au fond de ton cœur.
— Attends, c’est toi et toi seul qui prétends que mon rêve avait trait à l’Impérator. Pourquoi cet homme ne serait-il pas… je ne sais pas, moi… le gouverneur de Basilica ?
— Parce que la malheureuse Basilica est dirigée par des femmes.
— Bon, d’accord, pas Basilica. Pourtant je continue à penser que ce rêve parlait de…
— De quoi ?
— Mais que veux-tu que j’en sache, moi ? Bon, je me purifierai, juste au cas où tu aurais raison. Je ne suis pas interprète de rêves, moi. » Et voilà : il allait perdre plusieurs heures ce jour-là sous la tente de l’intercesseur. Y passer un certain temps chaque mois était mortellement ennuyeux, mais politiquement nécessaire, sinon les rapports d’impiété ne tardaient guère à remonter jusqu’à Gollod, où de temps en temps l’Impérator décidait qui méritait de commander, d’être dégradé ou de mourir. De toute façon, le moment approchait pour Mouj de s’acquitter d’une visite au tabernacle de l’intercesseur ; mais il avait horreur de cela, comme un enfant déteste l’heure du bain. « Laisse-moi, Plod. Tu as fort assombri mon humeur. »
Plod s’agenouilla devant lui et prit sa main entre les siennes. « Ah, pardonne-moi ! »
Et Mouj lui pardonna aussitôt, naturellement, parce qu’ils étaient amis. Plus tard dans la matinée, il sortit et tua les chefs d’une dizaine de villages khlamis. Tous les villageois jurèrent sur-le-champ amour et dévotion éternels à l’Impérator, et quand le général Vozmujalnoy Vozmojno se rendit au saint tabernacle pour se purifier, l’intercesseur lui donna promptement l’absolution, car il avait grandement accru l’honneur et la majesté de l’Impérator ce jour-là.
Ils venaient entendre Kokor chanter ; ils venaient de toute la cité de Basilica et elle adorait voir leurs visages s’éclairer quand – enfin ! – elle apparaissait sur scène et que les musiciens commençaient à pincer doucement les cordes ou à souffler dans leurs instruments pour créer la mélodie de fond qui formait son accompagnement habituel. « Kokor va enfin chanter pour nous ! » disaient leurs visages. Elle aimait voir cette expression plus qu’aucune autre, plus encore que celle d’un homme envahi de désir dans les instants qui précèdent la satisfaction. Car elle savait bien qu’un homme se soucie peu de qui lui donne les plaisirs de l’amour, tandis que le public tenait à ce que ce soit Kokor qui se présente devant lui, Kokor dont la voix merveilleuse et douce de chanteuse lyrique montait jusqu’aux notes les plus hautes et flottait sur la musique comme pétales sur l’eau.
C’était du moins ce qu’elle aurait voulu, ainsi qu’elle l’imaginait, jusqu’au moment où elle montait sur scène pour de bon et se retrouvait face au public. Il y avait surtout des hommes. Des hommes dont les regards caressaient son corps. Je devrais refuser de chanter dans des comédies, se répétait-elle, exiger qu’on me prenne au sérieux autant que Sevet, ma sœur bien-aimée, avec sa voix d’homme, sa voix de grenouille maniérée. Ah, devant elle, on prend des mines d’extase esthétique, hommes et femmes confondus. Son public ne la regarde pas sous toutes les coutures, elle, pour voir comment bouge son corps sous la robe. Il faut dire qu’elle est si boursouflée que ce n’est pas vraiment un plaisir de la contempler : la pauvre, on a l’impression de voir remuer un tas de gravier sous son costume ! Alors, naturellement, les gens ferment les yeux et l’écoutent chanter : ça vaut mille fois mieux.
Mensonge ! Quelle menteuse je fais, même quand je me parle à moi-même !
Il ne faut pas se montrer si impatiente. Ce n’est qu’une question de temps. Sevet est plus vieille que moi ; j’ai à peine dix-huit ans. Elle aussi, elle a dû jouer un certain temps dans des comédies avant de se faire connaître.
Kokor se rappela ce que disait sa sœur à cette époque – plus de deux ans plus tôt ; Sevet avait alors presque dix-sept ans : il lui fallait toujours tempérer l’ardeur de ses admirateurs, qui avaient tendance à entrer dans sa loge, tout prêts à passer à l’action ; elle avait dû engager un garde du corps pour décourager les plus passionnés. « Tout tourne autour du sexe, disait Sevet. Les chansons, les spectacles, tout parle de sexe et le public ne rêve que de ça. Il faut faire attention de ne pas lui donner de rêves trop beaux – ni trop précis ! »
Un conseil à suivre ? Sûrement pas. Plus on rêve de vous, plus votre nom sur les prospectus prend de la valeur. Jusqu’à ce qu’enfin, si on a de la chance, si on est assez douée, il ne soit plus besoin de mentionner le titre du spectacle. Il n’y a plus que votre nom, l’endroit, le jour et l’heure… Et quand on apparaît, les gens sont là, par centaines, et quand la musique démarre ils ne vous regardent plus comme le dernier espoir d’un homme affamé, ils vous contemplent comme le rêve le plus sublime d’une âme inspirée.
D’un pas majestueux, Kokor gagna sa place sur scène et, de fait, il y eut quelques applaudissements. Elle se tourna vers le public, puis émit une note émouvante dans les aigus.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Gulya, qui jouait le vieux débauché. Tu cries déjà ? Je ne t’ai pas encore touchée ! » On rit, mais pas assez. La pièce marchait mal. Elle avait des faiblesses, Kokor le savait bien, mais avec des rires aussi clairsemés, elle était fichue. Dans quelques jours donc, il faudrait se remettre à répéter. Un nouveau spectacle. Une nouvelle fournée de paroles stupides à apprendre, et de mélodies qui ne l’étaient pas moins.
Sevet, elle, pouvait choisir ses propres chansons. Les compositeurs venaient la supplier de chanter leur production. Elle n’était pas obligée de maltraiter sa voix pour faire rire, elle !
« Je ne criais pas, chanta Kokor.
— Mais maintenant, tu hurles », répondit Gulya tout en s’approchant discrètement d’elle pour la peloter. Ainsi utilisée, sa basse rocailleuse déclenchait toujours des rires et le public était avec lui. Peut-être pouvait-on encore sauver la pièce, après tout.
« Et toi, tu me touches ! » Et la voix de Kokor atteignit sa note la plus aiguë et y demeura…
Comme un oiseau, comme un oiseau qui monte dans le ciel ; ah, si seulement le public avait été à l’écoute de la beauté !
Gulya fit une grimace affreuse et retira la main de son sein. Sa voix tomba aussitôt de deux octaves et souleva enfin un éclat de rire, le plus franc depuis le début de la pièce. Mais elle savait que la moitié du public riait à cause de l’excellent numéro comique de Gulya quand il avait ôté la main de sa poitrine. C’était vraiment un maître dans sa partie. Dommage que ce genre de clowneries soit un peu tombé en désuétude ; il ne faisait que s’améliorer en vieillissant, mais le public lui échappait de plus en plus, attiré par les comédies des jeunes satiristes, plus mordantes, plus cruelles, plus mouvementées et qui, par leur violence et leur brutalité, donnaient au moins l’impression de blesser quelqu’un.
La scène se poursuivit. Les rires éclatèrent. La scène se termina. Applaudissements. Kokor quitta le plateau au petit trot, soulagée – mais déçue aussi. Dans le public, personne ne scandait son nom ; personne ne l’avait même crié pour la huer. Combien de temps devrait-elle encore attendre ?
« C’était trop joli, dit Tumannu, la directrice, d’un air revêche. Quand tu pousses ta note, on doit avoir l’impression d’assister à un orgasme, pas d’entendre un oiseau chanter.
— D’accord, d’accord, répondit Kokor. Excuse-moi. » Elle convenait de tout avec tout le monde, mais n’en faisait qu’à sa tête. Cette comédie n’avait aucun intérêt si elle ne pouvait donner au moins une fois de temps en temps le meilleur de sa voix. Et les rires éclataient quand elle chantait à sa façon, non ? Difficile donc de dire qu’elle s’y prenait mal. Non, Tumannu voulait seulement établir son autorité et Kokor ne l’entendait pas de cette oreille. L’obéissance, c’était bon pour les enfants, les maris et les animaux de compagnie.
« Pas d’entendre un oiseau chanter, répéta Tumannu.
— Et si elle imitait l’oiseau qui atteint l’orgasme ? » demanda Gulya, sorti de scène juste derrière elle.
Kokor gloussa et même Tumannu afficha son petit sourire pincé.
« Quelqu’un t’attend, Kyoka », dit-elle.
C’était un homme. Mais pas un aficionado, ou bien il aurait été au premier rang pour la regarder jouer. Cependant, elle l’avait déjà vu quelque part. Ah oui ! Il était présent de temps à autre lors des visites de Wetchik, le mari permanent de Mère. N’était-ce pas le serviteur en chef de Wetchik ? Il dirigeait l’entreprise de plantes exotiques quand Wetchik menait une caravane. Comment s’appelait-il, déjà ?
« Je suis Rashgallivak », dit-il. Il avait l’air très grave.
« Ah ?
— J’ai la profonde douleur de vous informer que votre père a été victime d’une brutale agression. »
Quelle phrase extraordinaire ! Pendant un moment, Kokor n’en comprit pas le sens. « Quelqu’un l’a blessé ?
— Mortellement, madame.
— Ah. » Tous ces mots avaient un sens et elle finirait bien par le découvrir. « Ah, alors ça doit vouloir dire qu’il est… qu’il est mort ?
— On l’a abordé dans la rue et assassiné de sang-froid », répondit Rashgallivak.
À vrai dire et en y réfléchissant, ce n’était pas une surprise. Père était impossible ces jours-ci, à placer tous ces soldats masqués dans les rues, à terrifier tout le monde. Mais Père, si fort et si plein d’énergie… Rien sûrement ne pouvait l’arrêter bien longtemps. En tout cas, pas définitivement, certainement pas. « Il n’y a aucun espoir de… de guérison ? »
Gulya, non loin de là, s’immisça dans la conversation. « On dirait que nous avons affaire à un cas normal de mort, madame, ce qui signifie que le pronostic n’est pas bon. » Et il gloussa.
Rashgallivak le poussa rudement, le faisant chanceler. « Ce n’est pas drôle !
— On laisse entrer les critiques dans les coulisses, maintenant ? demanda Gulya. Et pendant la pièce, en plus ?
— Va-t-en, Gulya », dit Kokor. Elle avait eu tort de coucher avec le vieux. Depuis, il se croyait des droits sur son intimité.
« Naturellement, le mieux serait que vous m’accompagniez, reprit Rashgallivak.
— Non, répondit Kokor. Non, ce ne serait pas le mieux. » Pour qui se prenait-il ? À sa connaissance, il n’avait aucun lien avec elle. Non, c’est Mère qu’elle devait aller voir. Était-elle déjà au courant ? « Est-ce que Mère…
— Je l’ai avertie la première, naturellement, et elle m’a dit où vous trouver. Nous vivons des heures très dangereuses et je lui ai promis de vous protéger. »
Il mentait, bien entendu. Pourquoi aurait-elle besoin de la protection de cet inconnu ? Contre quoi ? C’étaient bien les hommes, ça : devant la femme la moins exposée du monde, ils prétendaient encore devoir la défendre. En fait, quand ils disaient « protection », il fallait comprendre « possession ». Si elle voulait un propriétaire, elle avait un mari, après tout, qui était ce qu’il était. En tout cas, elle n’avait sûrement pas besoin de ce vieux pizdouk comme garde du corps.
« Où est Sevet ?
— On ne l’a pas encore trouvée. Je dois insister pour que vous m’accompagniez. »
Tumannu intervint. « Elle ne s’en ira pas ! Il lui reste trois scènes à jouer, dont le dénouement. »
Alors, Rashgallivak se tourna vers elle ; au lieu de son air vaguement hébété, il avait maintenant quelque chose de royal. « Son père vient de se faire tuer. Et vous croyez qu’elle va rester ici pour finir de jouer une pièce de théâtre ? » Mais cette majesté, ne la possédait-il pas depuis son arrivée ? Kokor ne l’avait peut-être pas remarquée, tout simplement.
« Il faut avertir Sevet, à propos de Père, dit-elle.
— Ce sera fait dès que nous l’aurons trouvée. »
Nous ? Qui ça, nous ? Enfin, peu importe, songea Kokor. Moi, je sais où la trouver. Je connais tous les lieux de rendez-vous où elle emmène ses amants pour ne pas faire affront à son mari, le pauvre Vas. Sevet et Vas, de même que Kokor et Obring, vivaient une union distendue, mais Vas y paraissait moins à l’aise qu’Obring. Ah, comme certains hommes manifestaient un sens aigu de… du territoire ! Dans le cas de Vas, cela provenait sûrement de son côté scientifique ; il n’avait rien d’un artiste. Obring, lui, comprenait la vie de bohème ; il ne lui viendrait jamais à l’esprit d’obliger Kokor à respecter leur contrat de mariage à la lettre. Il plaisantait même parfois gaiement des hommes qu’elle fréquentait.
Mais bien entendu, jamais Kokor n’irait insulter Obring en les mentionnant elle même. S’il lui venait à l’oreille le nom d’un amant et qu’il lui en touchait un mot, elle se contentait de hocher la tête en disant : « Tu es bête. Tu es le seul homme que j’aime. »
Et bizarrement, c’était vrai. Obring était un amour, même s’il n’avait aucun talent de comédien. Il lui offrait toujours des cadeaux et lui rapportait les cancans les plus passionnants. Pas étonnant qu’après deux renouvellements déjà, elle soit toujours mariée avec lui – il fallait qu’elle soit bien fidèle, remarquait-on souvent, pour rester unie à son premier mari au bout de trois ans, alors que, jeune et belle, elle pouvait épouser n’importe qui. C’est vrai, elle l’avait accepté pour faire plaisir à la mère d’Obring, la vieille Dhel, qui avait servi de tante à Kokor et qui était la meilleure amie de Mère. Mais peu à peu, elle avait fini par s’attacher à lui, puis par l’apprécier vraiment : la vie était douce et confortable en sa compagnie. Du moment qu’elle pouvait coucher avec qui elle voulait.
Ce serait amusant de mettre la main sur Sevet et de voir avec qui elle se trouvait ce soir. Il y avait des années qu’elle ne lui était plus tombée dessus comme cela. Ah, la surprendre en compagnie d’un homme tout nu, en sueur, lui apprendre la mort de Père et contempler la figure du pauvre type qui se rend compte peu à peu que ce soir, pour lui, c’est rideau !
« Je me charge d’avertir Sevet moi-même, dit-elle.
— Non, vous allez m’accompagner, insista Rashgallivak.
— Tu vas rester et finir la pièce ! glissa Tumannu.
— Ta pièce, ce n’est qu’un… un otsoss ! » répliqua Kokor, en employant le terme le plus grossier qu’elle pût trouver.
Tumannu émit un hoquet d’horreur, Rashgallivak rougit et Gulya gloussa de son petit rire grave. « Ah, ça, c’est pas mal ! » dit-il.
Kokor tapota le bras de Tumannu. « Je sais. Je suis virée.
— Ça, tu peux le dire ! s’exclama Tumannu. Et si tu t’en vas maintenant, ta carrière est finie, terminée ! »
Rashgallivak rétorqua en ricanant : « Avec sa part de l’héritage de son père, elle pourra s’offrir votre petit théâtre, et votre mère par-dessus le marché ! »
Tumannu prit un air de défi. « Ah oui ? Et qui est son père ? Gaballufix, peut-être ? »
Une surprise non feinte se peignit sur les traits de Rashgallivak. « Vous ne le saviez pas ? »
Visiblement non. Kokor réfléchit un instant : cela signifiait qu’elle n’en avait jamais parlé à Tumannu et qu’elle n’avait donc pas joué du nom et du prestige de son père ; ce rôle, elle l’avait obtenu toute seule. C’était merveilleux !
« Je savais qu’elle était la sœur de la grande Sevet, dit Tumannu. Pourquoi l’aurais-je engagée, autrement ? Mais jamais je n’aurais pensé qu’elles avaient le même père ! »
Un instant, Kokor sentit une flambée de rage l’envahir, brûlante comme une fournaise. Mais elle la contint aussitôt, avec une maîtrise parfaite. Il ne fallait pas laisser libre une flamme pareille : qui sait ce qu’elle pourrait faire ou dire si elle se lâchait la bride en un tel moment ?
« Je dois trouver Sevet, dit-elle.
— Non », répondit Rashgallivak. Peut-être aurait-il ajouté autre chose, mais il posa au même moment la main sur le bras de Kokor pour la retenir, et naturellement elle lui enfonça son genou dans l’aine, comme on l’apprenait à toutes les actrices de comédies quand un admirateur importun devenait trop empressé. C’était un réflexe. Elle n’avait pas vraiment voulu le faire, ni avec autant de force. L’homme n’était pas très lourd et le coup le souleva du sol.
« Je dois trouver Sevet », dit Kokor en guise d’explication. Il ne l’entendit sans doute pas : il gémissait trop fort, couché sur le plancher des coulisses.
« Où est sa doublure ? disait Tumannu. Ah ! elle ne lui a même pas laissé un préavis de trois minutes, le pauvre petit bizdoune !
— Ça fait mal ? demandait pour sa part Gulya à Rashgallivak. Car après tout, qu’est-ce que la douleur, quand on y réfléchit ? »
Kokor s’éclipsa dans l’obscurité en direction de Peintrailleville. La cuisse l’élançait juste au-dessus du genou, là où elle l’avait si vigoureusement enfoncé dans l’entrejambe de Rashgallivak. Elle allait sans doute avoir un bleu, ce qui l’obligerait à se passer un lustre opaque sur les jambes. Quel ennui !
Père est mort. C’est moi qui dois annoncer la nouvelle à Sevet. Pourvu que personne ne la trouve avant moi ! Et assassiné, en plus ! On va en parler pendant des années dans toute la cité. J’aurai plutôt belle allure avec le blanc du deuil. Pauvre Sevet… elle qui paraît toujours rouge comme une betterave quand elle porte du blanc. Mais elle n’osera pas quitter le deuil avant moi. Je serais bien capable de pleurer Papa pendant des années et des années.
Tout en marchant, Kokor partit d’un rire inextinguible mais silencieux.
Puis elle s’aperçut qu’elle ne riait pas du tout, mais qu’elle pleurait. Et pourquoi donc ? se demanda-t-elle. Parce que Père est mort. Ce doit être ça, voilà la cause de tout ce remue-ménage. Père, pauvre Père. Je l’aimais sans doute, pour pleurer maintenant sans le vouloir, sans même personne pour me voir. Qui aurait cru que je l’aimais ?
« Réveille-toi. » Un chuchotement pressant. « Tante Rasa a besoin de nous. Réveille-toi ! »
Luet ne comprit pas pourquoi Hushidh disait cela. « Mais je ne dormais pas, marmonna-t-elle.
— Oh que si, tu dormais ! répondit sa sœur. Tu ronflais, même ! »
Luet se redressa dans son lit. « Je cornais comme une oie, tant que tu y es !
— Non : tu brayais comme un âne ; mais par la grâce de l’amour que je te porte, c’était musique à mes oreilles !
— Eh bien, voilà, répondit Luet : je ronfle pour t’offrir de la musique en pleine nuit ! » Elle attrapa sa robe d’intérieur et l’enfila.
« Tante Rasa a besoin de nous, insista Hushidh. Viens vite. » Elle sortit avec légèreté, comme si elle dansait, sa robe flottant derrière elle. En chaussures ou en sandales, Hushidh marchait lourdement, mais pieds nus elle se déplaçait comme une femme dans un rêve, comme un petit duvet de peuplier dans la brise.
Luet suivit sa sœur dans le couloir tout en boutonnant le devant de sa robe. Que se passait-il pour que Rasa veuille leur parler, à Hushidh et à elle ? Avec tous les événements de ces derniers temps, Luet craignait le pire. Se pouvait-il que Nafai, le fils de Rasa, n’ait pas réussi à sortir de la cité, en fin de compte ? La veille seulement, Luet l’avait entraîné par des chemins interdits jusqu’au lac réservé aux seuls yeux des femmes, car Surâme le lui avait appris : il fallait que Nafai voie ce lac, qu’il y flotte comme une femme, comme une sibylle de l’eau – comme Luet elle-même. Aussi l’avait-elle emmené et on ne l’avait pas tué pour son blasphème. Ensuite, elle lui avait fait franchir la porte Secrète, puis le bois Impénétrable. Elle l’avait alors cru hors de danger ; mais elle se trompait, naturellement, parce que jamais Nafai n’aurait regagné le désert et la tente de son père sans l’objet que celui-ci l’avait envoyé chercher.
Tante Rasa l’attendait dans sa chambre, mais pas seule. Un soldat se trouvait avec elle. Il ne s’agissait pas d’un des hommes de Gaballufix – d’un de ses mercenaires, ces tueurs qui se disaient de la milice Palwashantu. Non, ce soldat était un garde municipal, un gardien des portes.
Cependant, c’est à peine si Luet le remarqua, à part son insigne, car Rasa avait l’air complètement… non, pas terrifiée, pas exactement. Elle affichait une émotion que Luet ne lui avait encore jamais vue. Ses yeux agrandis s’embuaient de larmes et ses traits d’habitude si fermes s’étaient relâchés, épuisés, comme si son cœur bouillonnait de sentiments que son visage était incapable d’exprimer.
« Gaballufix est mort », dit-elle.
Ah ! voilà qui expliquait bien des choses ! Gaballufix, ces derniers mois, était l’ennemi de tous, ses tolchocks à gages faisaient régner la peur dans les rues et ses soldats, masqués et anonymes, terrorisaient d’autant plus les gens qu’ils garantissaient la « sécurité » des rues de Basilica. Mais aussi dangereux qu’il fût, Gaballufix avait été le mari de Rasa, le père de ses deux filles, Sevet et Kokor. Il y avait eu de l’amour entre eux, autrefois, et les liens familiaux ne se rompent pas aisément pour une femme du sérieux de Rasa. Luet n’était pas déchiffreuse comme sa sœur Hushidh, mais elle savait ceci : Rasa gardait encore des liens avec Gaballufix bien qu’elle détestât ses initiatives récentes.
« Je plains sa veuve, dit Luet, mais je me réjouis pour la cité. »
Hushidh, cependant, dévisageait le soldat d’un air inquisiteur. « Ce n’est pas cette nouvelle que vous a apportée cet homme, je suppose.
— Non, répondit Rasa. Non, c’est Rashgallivak qui m’a appris la mort de Gaballufix. Apparemment, Rashgallivak aurait été nommé… nouveau Wetchik. »
C’était un coup terrible : le mari de Rasa, Volemak, qui avait été le Wetchik n’avait plus aujourd’hui ni propriété, ni droits ni position au cœur du clan Palwashantu. Et Rashgallivak, son homme de confiance, avait pris sa place. Le monde ne connaissait-il donc plus la dignité ? « Quand Rashgallivak a-t-il accédé à cet honneur ?
— Avant la mort de Gaballufix ; c’est Gabya qui l’a nommé, évidemment, et je ne doute pas qu’il s’en soit régalé. Il y a donc une sorte de justice immanente : aujourd’hui Rash a également pris la place de Gabya à la tête du clan. Tu as raison, en effet : Rash fait rapidement son chemin dans le monde. Et pendant ce temps, d’autres tombent. Roptat aussi est mort cette nuit.
— Non ! » souffla Luet.
Roptat était le chef du parti pro-Gorayni, le groupe qui voulait maintenir Basilica à l’écart de la guerre prochaine entre les Gorayni et Potokgavan. Roptat disparu, quelle chance restait-il à la paix ?
« Oui, morts cette nuit, l’un et l’autre, reprit Rasa. Les chefs des deux partis qui ont déchiré notre cité. Mais ce n’est pas le pire : d’après la rumeur, leur meurtrier commun serait mon fils Nafai.
— C’est faux ! s’écria Luet. C’est impossible !
— Je le pense aussi. Et ce n’est pas pour cela que je t’ai réveillée. »
Luet comprit alors pourquoi Rasa paraissait si troublée. Nafai, jeune et brillant, faisait la fierté de sa mère, et bien plus encore car, Luet le savait parfaitement, il était lui aussi proche de Surâme. Son sort ne touchait pas seulement ceux qui l’aimaient, mais toute la cité et peut-être le monde entier. « Ce soldat apporte des nouvelles de Nafai, alors ? »
Rasa fit un signe de tête à l’homme qui attendait en silence.
« Je m’appelle Smelost, dit-il en se levant pour leur parler. C’est moi qui m’occupais de la porte de la cité. J’ai vu deux hommes approcher ; l’un d’eux a posé son pouce sur l’écran et l’ordinateur de Basilica l’a identifié comme étant Zdorab, trésorier de la maison de Gaballufix.
— Et l’autre ? demanda Hushidh.
— Il était masqué, vêtu comme les hommes de Gaballufix ; Zdorab l’appelait Gaballufix et a tenté de me convaincre de ne pas saisir son empreinte. Mais j’y étais bien obligé : Roptat avait été assassiné et il fallait empêcher le meurtrier de s’échapper. On nous avait dit que c’était Nafai le coupable, le plus jeune fils de dame Rasa. C’est Gaballufix qui nous en avait avertis.
— Alors, vous avez obligé Gaballufix à poser son pouce sur l’écran ? demanda Luet.
— Il s’est penché tout contre moi et m’a dit à l’oreille : “Et si celui qui a porté cette accusation mensongère était le meurtrier lui-même ?”Je dois reconnaître que certains d’entre nous avaient déjà eu la même idée, que Gaballufix accusait Nafai d’avoir tué Roptat pour couvrir sa propre culpabilité. Et puis le soldat – celui que Zdorab appelait Gaballufix – a mis son pouce contre l’écran et le nom que m’a annoncé l’ordinateur était celui de Nafai.
— Qu’avez-vous fait alors ? le pressa Luet.
— J’ai enfreint mon serment et mes ordres. J’ai aussitôt effacé son nom et je l’ai laissé passer. Je l’ai cru ; je l’ai cru innocent du meurtre de Roptat. Mais sa sortie de la cité était enregistrée et aussi le fait que je ne l’avais pas retenu en sachant son identité. Je n’y voyais pas de mal : à l’origine, la plainte venait de Gaballufix et j’avais devant moi son propre trésorier en compagnie du garçon. J’ai pensé que Gaballufix n’aurait rien à redire si son employé était présent. Au pire, je risquais de perdre mon poste, c’est tout.
— Vous l’auriez laissé passer de toute façon, intervint Hushidh, même si l’employé de Gaballufix n’avait pas été là. »
Smelost la dévisagea un instant, puis afficha un demi-sourire. « J’étais partisan de Roptat. Croire que le fils de Wetchik ait pu le tuer, ça relève de la plaisanterie.
— Nafai n’a que quatorze ans, dit Luet. Croire qu’il puisse tuer quelqu’un, voilà ce qui relève de la plaisanterie.
— Pas d’accord, rétorqua Smelost. Parce qu’on a appris que le corps de Gaballufix avait été retrouvé décapité, et que ses vêtements avaient disparu. Que penser alors, sinon que Nafai avait pris la tenue de Gaballufix sur son cadavre ? Que c’étaient presque à coup sur Nafai et Zdorab qui l’avaient tué ? Nafai est grand pour quatorze ans, si c’est bien son âge. Il est de la taille d’un homme. Il aurait pu le faire. Pour Zdorab… c’est moins certain. » Il eut un petit rire triste. « Ça m’est bien égal de perdre mon poste, maintenant. Ce que je crains, c’est d’être pendu comme complice d’un meurtrier que j’ai laissé s’échapper. C’est pourquoi je suis venu ici.
— Chez la veuve d’un homme qu’on vient d’assassiner ? dit Luet.
— Non : chez la mère d’un meurtrier présumé, corrigea Hushidh. Cet homme aime Basilica.
— C’est vrai, répondit le soldat, et je suis soulagé que vous le sachiez. Je n’ai pas fait mon devoir, mais j’ai agi selon ma conscience.
— J’ai besoin qu’on me conseille, dit Rasa en regardant Luet et Hushidh tour à tour. Cet homme, Smelost, est venu chercher protection auprès de moi parce qu’il a sauvé mon fils. Entre-temps, mon fils a été désigné comme assassin, et à présent, je crois possible qu’il soit coupable, en effet. Mais je ne suis pas sibylle de l’eau. Je ne suis pas déchiffreuse. Qu’est-ce qui est juste et bon ? Que désire Surâme ? Il faut me le dire. Conseillez-moi !
— Surâme ne m’a rien dit, répondit Luet. Je ne sais que ce que vous m’avez appris cette nuit.
— Et quant à déchiffrer, enchaîna Hushidh, je ne vois que ceci : cet homme aime Basilica, et vous, vous êtes empêtrée dans un entrelacs affectif qui vous fait vivre un déchirement. Le père de vos filles est mort et vous les aimez – même lui, vous l’aimez aussi. Pourtant, vous croyez que Nafai l’a tué et vous aimez encore plus votre fils. Vous respectez aussi ce soldat et êtes liée à lui par une dette d’honneur. Pour la plupart, vous tous ici aimez Basilica, mais vous ignorez que faire pour le bien de la cité.
— Je connais mon dilemme, Shuya. Ce que j’ignore, c’est la voie à suivre pour m’en sortir.
— Je dois fuir la cité, dit Smelost. J’espérais que vous pourriez me protéger : je vous savais la mère de Nafai ; mais j’avais oublié que vous étiez la veuve de Gaballufix.
— Pas sa veuve, corrigea Rasa. J’ai mis fin à notre contrat il y a plusieurs années. Il s’est marié une dizaine de fois depuis, j’imagine. Aujourd’hui, c’est Wetchik mon mari ; ou plutôt, l’homme qui était Wetchik, maintenant fugitif sans feu ni lieu, et dont le fils est peut-être un assassin. » Elle eut un sourire amer. « Cela, je n’y peux rien ; en revanche, vous, je peux vous protéger, et je le ferai.
— Non, dit Hushidh. Vous êtes trop impliquée dans le nœud même de tous ces mystères, tante Rasa. Le conseil de Basilica vous écoutera toujours, mais il refusera de couvrir sur votre seule parole un soldat qui a enfreint son devoir. Vous n’en aurez l’air que plus coupables tous les deux, et c’est tout.
— Est-ce la déchiffreuse qui parle ?
— Non, votre élève, qui vous dit ce que vous sauriez vous-même si vous n’étiez pas dans un tel état de confusion. »
Une larme roula sur la joue de Rasa. « Que va-t-il se passer ? dit-elle. Que va-t-il advenir de ma cité, maintenant ? »
Jamais Luet ne l’avait vue si effrayée, si éperdue. Rasa était un grand professeur, une femme de sagesse et d’honneur ; faire partie de ses nièces, de ses élèves triées sur le volet pour résider dans sa maison, c’était ce qui pouvait arriver de plus beau à une jeune Basilicaine ; du moins Luet l’avait-elle toujours pensé. Mais aujourd’hui, elle voyait Rasa effrayée, hésitante. Elle n’aurait pas cru cela possible.
« Wetchik – mon Volemak – disait que Surâme le guidait. » Rasa parlait d’un ton amer. « Mais quel guide est-ce là ? Est-ce Surâme qui lui a conseillé de renvoyer mes fils en ville, où ils ont failli se faire tuer ? Est-ce Surâme qui a fait de mon fils un assassin et un fugitif ? Mais à quoi joue donc Surâme ? Non, non, Surâme n’y est pour rien, certainement ! Gaballufix avait raison : mon Volemak bien-aimé a perdu la tête et il entraîne nos fils dans sa folie ! »
Luet en avait assez entendu. « Honte à vous ! s’exclama-t-elle.
— Tais-toi, Lutya ! cria Hushidh.
— Honte à vous, j’ai dit, tante Rasa ! Ce n’est pas parce que la situation vous effraie et vous dépasse que Surâme ne la maîtrise pas ! Je sais pertinemment qu’elle guide Wetchik comme Nafai. En fin de compte, c’est le bien de Basilica qui en sortira.
— C’est là que tu te trompes, rétorqua Rasa. Surâme ne porte aucun amour particulier à Basilica. C’est le monde entier dont elle a la garde. Et si le monde entier devait profiter de la ruine de Basilica ? De la mort de mes garçons ? Aux yeux de Surâme, les petites cités et les petites gens ne sont rien : son dessein est bien plus vaste.
— Alors nous devons nous incliner devant elle, dit Luet.
— Incline-toi devant qui tu voudras ! Moi, je refuse de m’incliner devant Surâme si elle doit faire des meurtriers de mes fils et un champ de poussière de ma cité ! Si c’est là son projet, alors nous sommes ennemies, elle et moi, tu m’entends ?
— Baissez la voix, tante Rasa, dit Hushidh. Vous allez réveiller les petits. »
Rasa se tut un instant, puis marmonna : « J’ai dit ce que j’avais à dire.
— Vous n’êtes pas l’ennemie de Surâme, reprit Luet. Je vous en prie, attendez un peu ; laissez-moi découvrir quelle est sa volonté. C’est bien pour ça que vous m’avez fait venir, non ? Pour vous révéler les intentions de Surâme ?
— Oui.
— Je ne donne pas d’ordres à Surâme. Mais je vais lui demander. Attendez-moi ici, et je…
— Non, coupa Rasa. Tu n’auras pas le temps de descendre au Lac.
— Je ne vais pas au Lac, mais à ma chambre, pour dormir, pour rêver. Pour attendre sa voix, ou une vision. S’il m’en vient une.
— Alors, dépêche-toi, dit Rasa. Il ne me reste qu’une heure avant d’être obligée d’agir ; des foules de gens vont arriver ici, et il faudra que je me décide.
— Je ne donne pas d’ordres à Surâme, répéta Luet. Et Surâme fixe elle-même son propre rythme. Elle n’obéit pas au vôtre. »
Kokor se rendit au pied-à-terre préféré de Sevet, celui où elle emmenait ses amants à l’insu de Vas, mais sa sœur n’y était pas. « Elle ne vient plus ici, lui dit Iliva, son amie. Ni ailleurs à Peintrailleville. Elle est peut-être devenue fidèle, va savoir ! » Et Iliva éclata de rire en lui souhaitant bonne nuit.
Ainsi, Kokor ne pourrait pas la prendre par surprise. Quelle déception !
Mais pourquoi Sevet s’était-elle trouvé une nouvelle cachette ? Vas la recherchait-il ? Non, il avait trop de tenue pour ça ! Et pourtant, sa sœur avait laissé tomber ses retraites habituelles alors qu’Iliva et ses autres amies étaient toutes prêtes à lui donner encore refuge.
Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Sevet avait un nouvel amant, une vraie liaison, pas une amourette, et il s’agissait de quelqu’un de si important dans la cité qu’il leur fallait de nouvelles cachettes pour abriter leur amour, sous peine que Vas finisse par être au courant.
C’est délicieux ! songea Kokor. Elle essaya d’imaginer qui cela pouvait être, lequel des hommes les plus en vue de Basilica avait pu conquérir le cœur de Sevet. Naturellement, il devait s’agir d’un homme marié ; s’il n’était l’époux d’une Basilicaine, aucun homme n’avait le droit de passer ne fût-ce qu’une nuit dans la cité. Aussi, quand Kokor percerait enfin le secret de Sevet, ce serait vraiment un scandale merveilleux, car l’existence d’une épouse trahie, en larmes, ne ferait qu’aggraver l’image de Marie-couche-toi-là de Sevet.
Et j’irai le raconter partout, elle peut me croire ! pensa Kokor. Elle m’a caché cette liaison, elle ne m’en a rien dit ? Eh bien, je ne me sens pas tenue de garder son secret. Elle ne m’a pas fait confiance : pourquoi donc me montrerais-je digne de confiance ?
Kokor ne répandrait pas elle-même l’histoire, bien entendu. Mais plus d’un satiriste du théâtre en plein air serait ravi de sa confidence, afin d’épingler le premier la douce Sevet et son amant. Et elle n’en demanderait pas un prix exorbitant : simplement le droit de jouer le rôle de Sevet dans la caricature. Voilà qui mettrait aussitôt fin à la menace de Tumannu de lui interdire le théâtre.
Je m’exercerai à imiter sa voix et je la ridiculiserai en chantant. Personne n’arrive à rendre son timbre aussi bien que moi ; personne ne connaît les défauts de sa voix comme moi ! Ah, elle va regretter de m’avoir caché son secret ! Mais je porterai un masque et je nierai l’avoir trahie ; que Mère elle-même me demande de jurer par Surâme, je nierai encore. Il n’y a pas que Sevet qui sache garder un secret !
Il était tard, l’aube allait bientôt se lever, mais les dernières comédies ne se termineraient pas avant une bonne heure. En se dépêchant de retourner au théâtre, elle pourrait encore monter sur scène et participer au moins au dénouement. Mais elle ne pouvait se résoudre à jouer la scène bien prévisible avec Tumannu, la demande de pardon, le serment de ne plus jamais quitter une pièce en cours de représentation, les pleurs. Ce serait trop dégradant. La fille de Gaballufix ne rampait pas devant une simple directrice de théâtre !
Oui, mais maintenant qu’il est mort, que je sois sa fille ou non, quelle importance ? Cette pensée l’atterra. Elle se demanda si l’homme – Rash – avait dit la vérité, si son père lui laisserait assez d’argent pour accéder à la richesse et s’acheter son propre théâtre. C’est ça qui serait agréable ! Tout serait résolu, alors. Naturellement, Sevet en obtiendrait autant qu’elle et s’offrirait sans doute sa propre salle, elle aussi, rien que pour lui faire de l’ombre, comme d’habitude, et lui voler toute chance de gloire ; mais Kokor se montrerait tout simplement meilleure promotrice et ferait mordre la poussière à la pâle imitation de sa sœur ; après cet échec, tout l’héritage de Sevet aurait disparu, tandis que Kokor deviendrait la figure de proue du théâtre basilicain, et un jour, Sevet viendrait la supplier de lui donner le premier rôle d’une pièce qu’elle aurait elle-même écrite ; alors, Kokor la prendrait dans ses bras et dirait en pleurant : « Oh, ma douce sœur, je n’aimerais rien tant que monter ta petite pièce, mais j’ai des responsabilités envers mes financiers, ma chérie, et je ne peux pas risquer leur argent sur un spectacle dont la chanteuse n’est visiblement plus de la première jeunesse ! »
Ah, quel rêve délicieux ! Et tant pis si Sevet n’avait qu’un an de plus qu’elle ; pour Kokor, cela faisait toute la différence. Sevet était peut-être la première aujourd’hui, mais le public préférerait bientôt la benjamine à l’aînée, et l’avantage changerait de camp. Jeunesse et beauté – Kokor en aurait toujours plus que Sevet. Et elles avaient autant de talent l’une que l’autre.
Elle était arrivée devant chez elle, devant la petite maison qu’Obring et elle louaient dans les Coteaux. C’était modeste, mais décoré avec un goût exquis, elle avait au moins appris cela de sa tante Dhelembuvex, la mère d’Obring : mieux vaut un petit nid bien décoré qu’un palais mal installé. « Une femme doit se présenter comme la fleur de la perfection », disait toujours tatie Dhel. Kokor avait beaucoup mieux tourné la phrase dans un aphorisme publié quand elle avait seulement quinze ans, avant qu’elle ne quitte la maison de Mère pour épouser Obring :
Un bouton parfait
à la couleur subtile,
au parfum délicat
est plus plaisant qu’une fleur voyante,
qui tire l’œil mais n’a rien à montrer
qui ne se voie au premier regard
ou ne se sente au premier vent.
Kokor s’était surtout enorgueillie de l’opposition entre les vers brefs et simples sur le bouton parfait et la longueur maladroite des lignes sur la fleur voyante. Mais à sa grande déception, aucun mélodiste connu n’avait fait une aria de son aphorisme, et les jeunes gens qui venaient la trouver avec leurs compositions étaient tous des imitateurs dépourvus de talent, sans la moindre idée du style de chansons adaptées à une voix comme celle de Kokor. Elle n’avait même pas couché avec un seul d’entre eux, sauf celui à l’expression si timide et si douce.
Ah, lui, c’était vraiment un tigre, dans le noir ! Elle l’avait gardé trois jours, mais il insistait pour lui chanter ses airs et elle avait fini par le renvoyer.
Comment s’appelait-il ?
Elle avait son nom sur le bout de la langue quand, en entrant dans la maison, elle entendit un curieux ululement sortir de la pièce du fond. On aurait dit les babouins qui vivaient de l’autre côté de Petit-Lac, leurs cris haletés quand ils jacassaient entre eux dans leur langage inexistant. « Oh. Houu. Ou-ou. Hoouu. »
Mais ça ne pouvait pas être des babouins, évidemment. Le son provenait de la chambre, en haut de l’escalier en colimaçon ; le clair de lune qui tombait de la lucarne du toit illuminait le chemin. À pas de loup, Kokor monta vivement les degrés, car elle savait trouver son mari Obring en compagnie d’une putain quelconque, dans son lit à elle, acte inqualifiable, manquement à toute décence ; n’avait-il donc aucune considération pour elle ? Elle ne ramenait pas ses amants à la maison, elle ! Elle ne les faisait pas transpirer dans ses draps à lui, elle ! Justice devait être rendue et ce serait une grandiose scène d’amour-propre blessé quand elle jetterait cette petite catin à la rue sans ses vêtements pour l’obliger à rentrer chez elle toute nue ! Alors Obring s’excuserait platement, chercherait à se racheter, jurerait ses grands dieux, ferait amende honorable, pleurnicherait, mais le doute ne serait plus permis : elle ne renouvellerait pas son contrat à son terme et, ce jour-là, il verrait ce qui attend l’homme coupable d’avoir jeté son infidélité à la figure de Kokor.
Dans la chambre éclairée par la lune, Kokor découvrit Obring engagé précisément dans l’activité qu’elle imaginait. Elle ne vit pas son visage ni celui de la femme à laquelle il offrait une si vigoureuse compagnie, mais ni lumière du jour ni loupe n’étaient nécessaires pour savoir ce que leurs mouvements signifiaient.
« C’est dégoûtant », dit-elle.
Elle obtint le résultat escompté. Ils ne l’avaient manifestement pas entendue monter les marches et le son de sa voix pétrifia Obring. L’espace d’un instant, il garda la pose. Puis il tourna la tête et regarda Kokor par-dessus son épaule d’un air à la fois parfaitement stupide et atterré. « Ah, Kokya, dit-il. Tu rentres tôt.
— J’aurais dû m’en douter », dit la femme. Le dos nu d’Obring dissimulait encore son visage, mais Kokor reconnut sa voix sans hésiter. « Ta pièce est tellement nulle qu’on l’a arrêtée à la moitié de la représentation ! »
C’est à peine si Kokor releva l’insulte, à peine si elle nota qu’on eût en vain cherché la moindre trace d’embarras dans le ton de Sevet. Elle n’eut qu’une seule pensée : voilà pourquoi il lui fallait une nouvelle cachette ; non pas parce qu’elle avait un amant trop connu, mais pour me dissimuler la vérité, à moi !
« Tu as des centaines d’admirateurs tous les soirs qui feraient avec joie un eyibattsa avec toi, siffla Kokor. Mais non : il te fallait mon mari !
— Oh, ne sois pas si susceptible », dit Sevet en se redressant sur les coudes. Ses seins pendaient sur les côtés. Cette vision réjouit Kokor : avec ses seins pendants, Sevet à dix-neuf ans faisait nettement plus vieille et plus lourde, oui, lourde, que Kokor. Pourtant, c’est ce corps-là qu’Obring avait désiré, de ce corps-là qu’il avait usé sur le lit même où il avait passé tant de nuits à côté de la plastique parfaite de Kokor. Comment pouvait-il seulement s’émouvoir devant un corps pareil après avoir si souvent vu Kokor sortant de son bain ?
« Écoute, tu ne t’en servais pas et il est très gentil, dit Sevet. Si tu t’étais donné la peine de le satisfaire un tant soit peu, il ne m’aurait jamais regardée.
— Excuse-moi, murmura Obring. Je n’ai pas fait exprès. »
On aurait dit un gosse ; c’était si révoltant que Kokor ne pouvait contenir sa fureur. Elle la contint, pourtant. Elle la retint en elle, comme une tornade dans une bouteille.
« C’était un accident ? dit-elle dans un souffle. Tu as trébuché, tu es tombé, tous tes vêtements se sont arrachés et comme par hasard tu as atterri sur ma sœur, c’est ça ?
— Je veux dire… J’ai toujours voulu rompre, depuis des mois que ça dure…
— Des mois… chuchota Kokor.
— N’en dis pas plus, toutou, dit Sevet. Tu ne fais qu’empirer les choses.
— Tu l’appelles “toutou” ? » fit Kokor. C’était le terme qu’elles employaient, arrivées à la puberté, pour désigner les adolescents qui les poursuivaient de leurs assiduités comme des chiens haletants.
« Il était si empressé, répondit Sevet en s’extirpant de sous Obring. Je n’ai pas pu m’empêcher de l’appeler comme ça, et ça lui plaît. »
Obring se retourna et s’assit sur le lit d’un air pitoyable. Il ne fit pas un geste pour se couvrir ; cette nuit, il était évident qu’il avait perdu tout intérêt pour l’amour.
« Ne t’en fais pas, Obring », poursuivit Sevet. Elle sortit du lit et se pencha pour ramasser ses vêtements étalés par terre. « Elle renouvellera quand même ton contrat, va. Elle n’aura certainement pas envie qu’on clabaude sur elle avec cette histoire, alors elle renouvellera ton contrat aussi longtemps que tu voudras, rien que pour t’empêcher de l’ébruiter ! »
Kokor vit le ventre de Sevet qui faisait une poche, ses seins qui pendouillaient quand elle se penchait. Et elle lui avait quand même pris son mari ! Même lui, il le lui avait fallu, en plus du reste. C’était intolérable.
« Chante pour moi, murmura Kokor.
— Pardon ? demanda Sevet en se retournant, sa robe contre sa poitrine.
— Chante-moi une chanson, espèce de daualka, de ta si jolie voix ! »
Sevet dévisagea sa sœur et ses traits perdirent leur expression d’ennui amusé. « Si tu crois que je vais chanter maintenant, tu te fais des illusions, petite idiote !
— Pas pour moi, dit Kokor. Pour Père.
— Eh bien, qu’est-ce qu’il a, Père ? » Le visage de Sevet prit un air faussement inquiet. « Oh, petite Kyoka va me dénoncer à papa ? » Puis elle ricana. « Mais il va éclater de rire ! Et ensuite, il emmènera Obring boire un coup !
— Un chant funèbre pour Père, dit Kokor.
— Un chant funèbre ? » Sevet était ahurie, visiblement inquiète.
« Pendant que tu étais ici à te taper le mari de ta sœur, quelqu’un s’occupait d’assassiner Père. Si tu avais une once d’humanité, ça te toucherait. Même les babouins pleurent leurs morts.
— Je n’étais pas au courant, dit Sevet. Comment l’aurais-je su ?
— Je t’ai cherchée partout pour t’avertir. Mais tu n’étais dans aucun de tes repaires. J’ai laissé tomber ma pièce, je suis allée jusqu’à perdre mon travail pour mettre la main sur toi, tout ça pour te retrouver ici en train de faire ça !
— Quelle menteuse ! rétorqua Sevet. Tu crois que je vais avaler ce bobard ?
— Moi, je n’ai jamais couché avec Vas, dit Kokor. Même quand il m’en a suppliée.
— Allons donc ! Il ne te l’a jamais demandé ! Tes mensonges, je n’y crois pas !
— Il m’a dit qu’une fois, rien qu’une fois, il aimerait posséder une femme vraiment belle. Une femme au corps jeune, souple et doux. Mais j’ai refusé, parce que tu étais ma sœur.
— Tu mens. Il ne t’a jamais fait de propositions.
— Ne me crois pas si tu veux. Mais c’est pourtant vrai.
— Vas ? Sûrement pas.
— Si. Vas, avec son gros grain de beauté sur l’intérieur de la cuisse, répondit Kokor. J’ai refusé parce que tu étais ma sœur.
— Et tu mens aussi, pour Père.
— Il est mort, gisant dans son propre sang. Assassiné en pleine rue. Ce n’est pas une bonne nuit pour notre chère famille. Père mort, moi trompée, et toi…
— Ne t’approche pas de moi.
— Chante pour lui, dit Kokor.
— Aux funérailles, si tu ne m’as pas menti.
— Non : chante maintenant.
— Je ne chante pas sur ton ordre, petite poule, petit canard ! »
C’était une de leurs vieilles plaisanteries, de s’accuser mutuellement de caqueter et de cancaner au lieu de chanter, et cela ne portait pas à conséquence. Mais il y avait dans le ton de Sevet un mépris et un dégoût que Kokor ne supporta pas. Alors, elle s’abandonna à la tempête qui la déchirait.
« Ah, c’est comme ça ? cria-t-elle. Eh bien, tu ne chanteras plus jamais ! » Et elle lança un coup à la manière d’un chat ; pas un coup de griffe : un coup de poing. Sevet leva les mains devant son visage, mais ce n’était pas là que Kokor cherchait à la frapper. Ce n’était pas l’objet de sa haine. Non, son poing toucha exactement ce qu’elle visait : la gorge, là où le larynx se cachait sous la chair généreuse, là où naissait la voix.
Sans un cri, projetée en arrière par la puissance du coup, Sevet tomba, les mains crispées sur sa gorge ; elle se tordit sur le sol, prise de haut-le-cœur et de quintes de toux. Obring poussa un hurlement, bondit et s’agenouilla au-dessus d’elle. « Sevet ! s’écria-t-il. Sevet ! Ça va ? »
Pour toute réponse, Sevet émit des espèces de gargouillis, puis se mit à tousser. Enfin, elle étouffa. Et du sang jaillit. Son sang. Kokor le vit éclabousser les mains de sa sœur, les cuisses d’Obring à genoux, là où reposait sa tête ; le sang venu de la gorge de Sevet, miroitement noir dans le clair de lune. Quel goût a-t-il dans ta bouche, Sevet ? Quelle impression fait-il sur ta chair, Obring ? Son sang, comme le don d’une vierge ; c’est mon cadeau pour vous deux.
Sevet produisait un horrible son étranglé. « De l’eau ! dit Obring. Un verre d’eau, Kyoka, pour lui rincer la bouche. Tu ne vois donc pas qu’elle saigne ? Mais qu’est-ce que tu lui as fait ! »
Kokor s’approcha de l’évier – son évier –, prit une tasse – sa tasse –, la remplit d’eau, la tendit à Obring, qui la prit et tenta de verser du liquide dans la bouche de Sevet. Mais celle-ci s’étouffa et recracha l’eau, suffoquant ; elle s’étranglait avec le sang qui coulait dans sa gorge.
« Un médecin ! cria Obring. Appelle un médecin ! Bustiya, la voisine, elle est médecin, elle viendra !
— À l’aide, murmura Kokor. Venez vite. Au secours. » Elle parlait si bas qu’elle s’entendait à peine.
Obring se leva et lui lança un regard furieux. « Ne la touche pas, dit-il. J’irai chercher le médecin moi-même ! » Il sortit à grands pas. Quelle force en lui, à présent ! Nu comme un dieu mythique, comme les représentations de l’Impérator des Gorayni – l’image de la virilité –, tel était Obring s’en allant dans la nuit trouver le médecin qui saurait sauver sa dame.
Kokor observa Sevet dont les doigts raclaient le sol, déchiraient la peau de son cou comme si elle cherchait à y forer un trou pour respirer. Ses yeux s’exorbitaient et du sang s’écoulait de sa bouche jusque par terre.
« Tu avais tout, dit Kokor. Tout. Mais il a fallu que tu me le prennes, lui aussi. »
Sevet émit un gargouillis. Elle fixait sur Kokor des yeux pleins de souffrance et de terreur.
« Non, tu ne vas pas mourir. Je ne tue pas. Je ne trompe pas, moi. »
Mais à cet instant, elle prit conscience que Sevet risquait bel et bien de mourir. Avec tout ce sang dans la gorge, elle était capable de s’étouffer. Et alors, on l’en rendrait responsable. « Oh non ! Personne ne pourra me faire de reproches, dit-elle. Père est mort cette nuit ; je suis rentrée chez moi, je t’ai trouvée avec mon mari et tu t’es moquée de moi… on ne peut pas m’en vouloir. Je n’ai que dix-huit ans, je ne suis qu’une gamine ! Et puis c’était un accident ; j’ai voulu te griffer les yeux mais j’ai raté mon coup, voilà tout. »
Sevet fut prise de haut-le-cœur et vomit sur le sol. L’odeur était épouvantable. Quel gâchis ! Des taches partout et l’odeur ne s’en irait sûrement jamais ! Et tout bien réfléchi, c’est Kokor qu’on tiendrait pour responsable si Sevet mourait. Ce serait la vengeance de Sevet, cette tache qui ne s’en irait jamais ; sa revanche, de mourir et d’accoler à sa sœur une étiquette indélébile de meurtrière.
Eh bien, tu vas voir, pensa Kokor. Je ne vais pas te laisser mourir, ah non ! Tiens, je vais même te sauver la vie !
Et quand Obring revint avec le médecin, il trouva Kokor agenouillée au-dessus de Sevet, en train de lui faire du bouche-à-bouche. Il l’écarta pour permettre à la praticienne d’examiner sa sœur. Et tandis que Bustiya enfonçait le tuyau dans la gorge de Sevet, dont les traits se tordirent en un rictus de souffrance muette, Obring sentit l’odeur de sang, de vomi et vit que le visage et la robe de Kokor en étaient maculés. Il la prit par les épaules et murmura : « Alors, tu l’aimes quand même ! Tu n’as pas pu la laisser mourir ! »
S’accrochant à lui, elle éclata en sanglots.
« Je n’arrive pas à dormir, dit Luet d’un ton plaintif. Comment rêver si je ne dors pas ?
— Ne t’inquiète pas, répondit Rasa. Je sais ce qu’il faut faire ; je n’ai pas besoin de Surâme pour cela. Smelost doit quitter Basilica, parce qu’Hushidh a raison : je ne peux pas le protéger, pour l’heure.
— Je ne m’enfuirai pas, protesta Smelost. C’est décidé. Cette cité est la mienne et j’affronterai les conséquences de mes actes.
— Vous aimez Basilica ? demanda Rasa. Alors ne fournissez pas aux partisans de Gaballufix une victime expiatoire. Ne les laissez pas vous faire passer en jugement, ne leur donnez pas ce prétexte pour prendre le commandement des gardes ; sinon, les soldats masqués resteront la seule et unique autorité de la cité. »
L’espace d’un instant, Smelost lui lança un regard noir, puis il acquiesça : « Je vois. Pour le bien de Basilica, alors, je m’en irai.
— Où ça ? demanda Hushidh. Où pouvez-vous l’envoyer ?
— Chez les Gorayni, bien sûr. Je vous donnerai assez de vivres et d’argent pour vous rendre chez eux, au nord. Et une lettre expliquant comment vous avez sauvé l’homme qui a… l’homme qui a tué Gaballufix. Ils sauront ce que cela veut dire ; des espions leur ont sûrement appris que Gabya cherchait une alliance entre Basilica et Potokgavan. Peut-être Roptat était-il en contact avec eux.
— Jamais ! s’exclama Smelost. Roptat n’était pas un traître !
— Bien sûr que non, dit Rasa d’un ton conciliant. L’important, c’est que Gabya était leur ennemi et que ça fait de vous leur ami. Ils vous protégeront ; c’est bien le moins qu’ils puissent faire.
— Combien de temps devrai-je rester absent ? Il y a ici une femme que j’aime, et j’ai un fils.
— Peu de temps. Gabya disparu, le tumulte ne tardera pas à retomber. Il en était la cause, et maintenant la paix va revenir. Que Surâme me pardonne, mais si Nafai l’a réellement tué, il a peut-être bien agi, pour Basilica en tout cas. »
Des coups ébranlèrent la porte.
« Déjà ! s’exclama Rasa.
— Personne ne peut savoir que je suis ici ! dit Smelost.
— Shuya, emmène-le à la cuisine et donne-lui des vivres. Je vais les retenir à la porte aussi longtemps que je pourrai. Luet, aide ta sœur. »
Mais ce n’étaient pas des soldats palwashantu qui frappaient, ni des gardes municipaux ni aucun représentant d’une autorité quelconque. Non, c’était Vas, le mari de Sevet.
« Pardonnez-moi de vous déranger à cette heure.
— Moi et toute ma maison, répondit Rasa. Je sais déjà la mort du père de Sevya ; vous pensiez sûrement bien faire en venant, mais…
— Il est mort ? coupa Vas. Gaballufix ? Alors, ça explique peut-être… Non, ça n’explique rien. » il paraissait effrayé et furieux. Rasa ne l’avait jamais vu ainsi.
« Qu’y a-t-il, dans ce cas ? demanda-t-elle. Si vous ignoriez que Gabya est mort, pourquoi êtes-vous ici ?
— Une des voisines de Kokor est venue me chercher. Il s’agit de Sevet. On l’a frappée à la gorge ; elle a failli en mourir. Une très grave blessure. Je me suis dit que vous voudriez peut-être m’accompagner.
— Comment ? Vous l’avez laissée seule ? Pour venir chez moi ?
— Je n’étais pas avec elle. Elle est chez Kokor.
— Que faisait-elle là-bas ? » Une des domestiques aidait déjà Rasa à enfiler un manteau. « Kokor avait une représentation ce soir, non ? Une nouvelle pièce ?
— Sevya était en compagnie d’Obring », dit Vas. Il la conduisit sous l’auvent ; la domestique ferma la porte derrière eux. « C’est pour ça que Kyoka l’a frappée.
— Kyoka l’a frappée à… Comment ? C’est Kyoka qui a fait ça ?
— Elle les a surpris ensemble. C’est ce que m’a dit la voisine, en tout cas. Obring est sorti nu comme un ver chercher un médecin, et Sevya était nue elle aussi quand ils sont revenus. Kyoka lui faisait du bouche-à-bouche pour la sauver. On l’a intubée et elle peut respirer ; maintenant, elle est sauvée. C’est tout ce que la voisine a pu me dire.
— Oui : qui est vivant, commenta tristement Rasa, et qui était nu.
— Sa pauvre voix ! dit Vas. Kokor aurait peut-être mieux fait de tuer Sevet purement et simplement, si ça doit lui coûter sa voix.
— Pauvre Sevya ! » Des soldats passaient dans les rues, mais Rasa ne leur prêtait nulle attention et – peut-être à cause de l’air absorbé de Vas et Rasa – ils ne cherchèrent pas à les arrêter. « Perdre son père et sa voix la même nuit !
— Nous avons tous perdu quelque chose cette nuit, vous ne croyez pas ? dit Vas d’un ton aigre.
— Vous n’êtes pas de la partie, répondit Rasa. Je crois que Sevet vous aime vraiment, à sa façon.
— Je sais ; elles se détestent tant qu’elles sont prêtes à tout pour se faire du mal l’une à l’autre. Pourtant, j’avais l’impression que ça s’améliorait.
— Ce sera peut-être le cas maintenant. Ça ne peut pas être pire.
— Kyoka a essayé de me séduire, de son côté, dit Vas. Je l’ai envoyée promener les deux fois. Pourquoi Obring n’a-t-il pas eu l’intelligence de dire non à Sevet, lui aussi ?
— Ce n’est pas l’intelligence qui lui manque, répondit Rasa. C’est la force. »
Une scène touchante les attendait chez Kokor. On avait nettoyé les lieux et toute trace d’ébats avait disparu du lit ; il était à présent bien tendu, sauf là où Sevet reposait, virginale dans une des chemises de nuit les plus pudiques de Kokor. Obring aussi s’était rhabillé et, agenouillé dans un coin, il consolait une Kokor en larmes. La doctoresse accueillit Rasa à la porte de la chambre.
« J’ai aspiré le sang des poumons, expliqua-t-elle. Elle est hors de danger, mais le tube doit rester en place pour l’instant. Une spécialiste de la gorge ne va pas tarder. Avec de la chance, les lésions guériront sans laisser de traces ; sa carrière n’est peut-être pas finie. »
Rasa s’assit sur le lit à côté de sa fille et lui prit la main. L’odeur de vomi flottait toujours dans la pièce, pourtant humide encore d’avoir été nettoyée. « Eh bien, Sevya, chuchota Rasa, cette manche, tu l’as gagnée ou perdue ? »
Une larme perla sous les paupières de Sevet.
À l’autre bout de la pièce, Vas dominait Obring et Kokor de toute sa taille. Il était rouge de… de quoi ? De colère ? Ou bien, simplement, de la fatigue du trajet ?
« Obring, tu n’es qu’un pauvre petit salaud, dit-il. Il n’y a qu’un crétin pour pisser dans la soupe de son frère ! »
Obring leva les yeux vers lui, les traits tirés, puis il revint à sa femme qui pleura de plus belle. Rasa connaissait Kokor : ses larmes étaient sincères, certes, mais elle en jouait pour s’attirer le plus de compassion possible. Rasa, elle, n’en ressentait pour ainsi dire pas. Elle savait bien combien ses filles se souciaient peu de la clause d’exclusivité de leurs contrats de mariage, et elle n’avait aucune sympathie pour les gens infidèles qui se sentaient blessés en découvrant que leurs partenaires leur rendaient la pareille.
C’était Sevet qui souffrait, non Kokor. Ce n’était pas parce que celle-ci brassait beaucoup d’air que Rasa allait se laisser distraire des appels muets de Sevet.
« Je suis avec toi, ma fille chérie, dit-elle. Ce n’est pas la fin du monde : tu es vivante et ton mari t’aime. Que ce soit là ta musique pour quelque temps. »
Sevet se raccrocha à sa main, la respiration courte, haletante.
Rasa se tourna vers le médecin. « L’a-t-on mise au courant, pour son père ?
— Oui, répondit Obring. Kyoka nous a avertis.
— Surâme merci, nous n’aurons à suivre qu’un seul enterrement, dit Rasa.
— Kyoka a sauvé la vie de sa sœur, reprit Obring. Elle lui a donné son souffle. »
Non ; c’est moi qui lui ai donné mon souffle, songea Rasa. Je lui ai donné mon souffle, mais hélas, je n’ai réussi à lui donner ni morale ni bon sens ; je n’ai pas su l’empêcher de se glisser dans les draps de sa sœur. Mais je lui ai bel et bien donné mon souffle et peut-être qu’aujourd’hui cette douleur lui enseignera quelque chose. La compassion, qui sait ? Ou du moins une certaine retenue. Quelque chose enfin qui transforme ce malheur en bien et la fasse devenir ma fille à moi et non celle de Gaballufix, comme ç’a été le cas pour toutes les deux jusqu’à maintenant.
Qu’il puisse naître quelque bienfait de cette tragédie ! pria-t-elle intérieurement. Mais soudain, elle se demanda à qui cette prière s’adressait. À Surâme, qui à force de se mêler de tout avait créé tant de problèmes ? Pas question d’espérer du secours de sa part, songea Rasa. Aujourd’hui, je suis seule pour aider selon mes moyens ma famille et ma cité à traverser les jours terribles qui nous attendent. Je n’ai ni pouvoir ni autorité sur aucun d’entre eux, sauf le pouvoir qui naît de l’amour et de la sagesse. Si seulement j’étais sûre de la posséder, cette sagesse…