5 Les Époux

Le rêve de la sainte femme

On l’appelait Sitida dans son pays natal, loin vers l’est, mais elle en était partie depuis si longtemps qu’elle ne se souvenait même plus de la langue de son enfance. Elle avait sept ans quand son oncle la vendit comme esclave et on l’emmena vers l’ouest, à Seggidugu, pour y être revendue. Sa servitude avait été supportable : sa maîtresse était stricte mais juste et son maître n’avait pas la main vagabonde. Ç’aurait pu être bien pire, elle le savait parfaitement… mais ce n’était pas la liberté.

Elle priait sans cesse pour que ses chaînes se brisent. Elle pria Fackla, le dieu de son enfance, et rien ne se passa. Elle pria Kui, le dieu de Seggidugu, et resta pourtant esclave. Enfin, elle entendit parler de Surâme, la déesse de Basilica, la cité des femmes où les hommes ne pouvaient être propriétaires et où les femmes étaient libres. Alors, elle pria, pria encore, et un jour, alors qu’elle avait douze ans, elle devint folle ; la transe de Surâme l’avait saisie.

Nombreux étaient les esclaves qui se prétendaient ainsi possédés soudain par un dieu afin d’obtenir leur libération ; aussi enferma-t-on Sitida le temps de sa folie, sans rien lui donner à manger. L’obscurité du minuscule réduit ne la gênait pas, car elle était plongée dans les visions que Surâme instillait dans son esprit. Ce n’est que lorsque ces visions prirent fin qu’elle eut conscience de son inconfort ; ou du moins, c’est ce que crut sa maîtresse quand Sitida se mit à crier dans son réduit : « Soif ! Soif ! Soif ! »

On ne comprit pas qu’elle hurlait ce seul mot non parce qu’elle avait besoin de boire – elle était pourtant dans un état de déshydratation avancé – mais parce que tel était son nom traduit dans la langue de Basilica, la langue de Surâme. Elle répétait son propre nom parce qu’elle s’était perdue au milieu de ses visions. Elle espérait qu’en le criant assez fort et assez longtemps, la jeune fille qu’elle était autrefois l’entendrait, répondrait et reviendrait habiter son corps.

Plus tard, elle comprendrait que sa vraie personnalité ne l’avait jamais quittée, mais que la confusion, l’extase et la terreur de ses premières visions, si puissantes, l’avaient transformée et qu’elle ne serait plus jamais l’enfant de douze ans qu’elle avait été. Quand on la laissa sortir en l’avertissant de ne plus jamais feindre la possession, elle ne discuta pas, elle ne protesta pas de sa sincérité. Elle se contenta de boire et de manger tout ce qu’on lui donna avant de retourner au travail.

Mais on s’aperçut bien vite que cette esclave-ci ne faisait pas semblant. Un jour, elle regarda son maître et se mit à pleurer sans qu’on pût la consoler. L’après-midi, alors qu’il surveillait la construction d’une belle maison pour l’un des hommes les plus riches de la cité, une pierre échappa aux ouvriers qui essayaient de la mettre en place et le projeta à terre. Deux esclaves subirent des fractures dans l’accident, mais le maître de Soif tomba dans la rue et un cheval qui passait lui piétina la tête. Sa vie se traîna un mois encore sans qu’il reprît jamais conscience ; il avalait de petites gorgées d’eau que sa femme lui apportait toutes les demi-heures, mais il vomissait la nourriture qu’elle lui glissait dans la gorge. Il finit par mourir de faim.

« Pourquoi as-tu pleuré, ce jour-là ? demanda la veuve à Soif.

— Parce que je l’ai vu étendu dans la rue et piétiné par un cheval.

— Et pourquoi donc ne l’as-tu pas prévenu ?

— Surâme m’avait montré l’accident, maîtresse, mais elle m’avait interdit d’en parler.

— Alors, je hais Surâme ! cria la femme. Et toi aussi, je te hais de t’être tue !

— Ne me punissez pas, je vous en supplie, maîtresse ! dit Soif. Je voulais vous avertir, mais elle m’en a empêchée.

— Non, répondit la femme. Non, je ne vais pas te punir ; tu as fait ce que la déesse exigeait de toi. »

Après l’enterrement du maître, sa veuve vendit la plupart des esclaves, car, désormais incapable d’entretenir une belle maison dans la cité, elle devait retourner chez son père. Mais Soif, elle ne la vendit pas. Elle lui donna sa liberté.

Sa liberté, mais rien d’autre. Et c’est ainsi que Soif se fit Sauvage, non parce que Surâme l’avait conduite au désert, mais parce qu’elle avait faim et que dans les autres cités, les mendiants la chassaient : son maigre appétit ne les aurait pas privés de grand-chose, mais frêle et soumise comme elle était, c’était une des rares créatures qu’ils avaient le pouvoir de repousser.

Elle se retrouva donc dans le désert, à se nourrir de sauterelles et de lézards et à s’abreuver dans les flaques d’eau fétide laissées par les orages dans les zones d’ombre et dans les grottes. Elle vivait désormais en accord avec son nom, et finit par devenir une vraie Sauvage, au-delà même de son aspect et de ses habitudes de vie, car elle était couverte de crasse, nue comme un ver et mourait de faim dans le désert comme une vraie sainte femme ; mais au fond de son cœur, elle enrageait contre Surâme, elle lui en voulait amèrement de la façon dont elle avait répondu à ses prières. Je t’ai demandé la liberté ! hurlait-elle. Je ne t’ai jamais demandé de tuer mon bon maître et de laisser ma bonne maîtresse sans le sou ! Je ne t’ai jamais demandé de me chasser au désert, où le soleil me brûle la peau sauf là où la poussière mêlée à la sueur protège mon corps nu ! Je n’ai jamais demandé de visions ni de prophéties. Tout ce que j’ai demandé, c’est d’être une femme libre, comme ma mère. Et je ne me rappelle même plus son nom !

Mais Surâme n’en avait pas terminé avec elle, et Soif ne connut donc pas encore la paix. Alors qu’elle n’avait que quatorze ans, d’après ses calculs, elle rêva d’un pays de montagnes et néanmoins si plein de vie que même la face de la falaise la plus abrupte disparaissait sous une épaisse végétation. Elle vit aussi un homme et Surâme lui dit que c’était là son véritable époux. Cette nouvelle la laissa impavide – seuls l’intéressaient la nourriture que cet homme tenait dans la main et le ruisseau qui coulait à ses pieds. Aussi se dirigea-t-elle vers le nord jusqu’à ce qu’elle trouve le pays de verdure et le ruisseau. Là, elle se lava, puis elle but longuement. Et un jour, propre et rassasiée, elle le vit qui menait son cheval vers le cours d’eau.

Elle faillit se sauver. Elle faillit se dérober à la volonté de Surâme, car elle ne voulait pas d’un mari pour l’instant et les baies qui poussaient le long du ruisseau la rassasiaient mieux que tout ce qu’il pourrait lui offrir.

Mais il la vit et la contempla. Alors elle se couvrit la poitrine de ses mains : elle sentait vaguement que c’était un objet de désir pour les hommes, car leurs yeux y revenaient sans cesse ; mais elle n’avait aucune expérience des hommes, Surâme l’ayant jusque-là protégée des errants du désert.

« Dieu m’interdit de te toucher », dit-il doucement. Il parlait la langue de Basilica, mais avec un accent très différent de celui de Seggidugu.

« C’est un mensonge, répondit-elle. Surâme m’a faite ta femme.

— Je n’ai pas de femme. Et si j’en avais une, je n’aurais pas pris une enfant chétive comme toi.

— Tant mieux. Parce que je ne veux pas de toi non plus. Que Surâme te trouve une vieille, si elle veut que tu aies une femme ! »

Il éclata de rire. « Alors nous sommes d’accord. Tu n’as rien à craindre de moi. »

Il l’emmena chez lui, la vêtit, lui donna à manger, et pour la première fois de sa vie elle fut heureuse. Au bout d’un mois, ils tombèrent amoureux l’un de l’autre et il la prit comme un homme prend une épouse, mais sans cérémonie de mariage. Curieusement, elle était convaincue qu’en l’épousant, il faisait exactement ce que Surâme attendait de lui, tandis que lui avait la certitude qu’en la prenant dans son lit, il défiait la volonté de Dieu. « Je résiste à Dieu chaque fois que je le puis, dit-il, mais je ne t’aurais jamais prise contre ton gré, même pour le plaisir de provoquer mon ennemi.

— Dieu est ton ennemi, à toi aussi ? » chuchota-t-elle.

Ils restèrent un mois ensemble. Puis la folie la reprit et elle se sauva dans le désert.

Tout se répéta plusieurs années plus tard ; cette fois pourtant, elle ne retrouva pas l’homme chez lui, mais dans un pays froid, couvert de pins et de plaques de neige, et ils n’attendirent pas un mois avant de s’unir comme un homme et son épouse. Et encore une fois, Surâme la posséda au bout d’un mois et elle s’enfuit au désert.

À chaque fois, elle conçut une fille, et à chaque fois elle eut envie de présenter l’enfant à l’homme, de déposer le bébé à ses pieds et de faire valoir ses droits d’épouse. Mais Surâme le lui interdit et elle apporta l’enfant à la cité des femmes, à Basilica, jusqu’à la maison que ses rêves lui avaient désignée, et elle le remit aux mains d’une femme que Surâme aimait profondément.

Comme Soif l’enviait ! Quand on a l’amour de Surâme, on jouit d’une maison, de la liberté, du bonheur et on est entourée d’enfants et d’amies. Mais Soif n’avait que la haine de Surâme, aussi vivait-elle seule au désert.

Jusqu’à ce qu’enfin, dix ans auparavant, la folie la quitta pour de bon – du moins le crut-elle. Elle sortit alors du désert pour entrer au pays de Potokgavan, où d’aimables inconnus l’acceptèrent parmi eux. Ni belle ni désirable, elle était cependant étrangement impressionnante et un fermier brave et simple qui possédait une solide maison montée sur d’épais pilotis lui demanda sa main. Elle accepta et ils eurent sept enfants.

Mais elle n’oublia jamais les jours où elle était sainte femme, où Surâme la détestait, et elle n’oublia jamais les deux filles qu’elle avait eues de l’homme étrange que Surâme lui avait choisi pour époux. Elle avait donné à l’aînée le nom d’Hushidh, qui désignait aussi une fleur du désert au parfum suave, mais souvent habitée par les larves de la sabremouche venimeuse. La plus jeune, elle l’avait baptisée Luet d’après la lyuty, une plante dont on broyait les feuilles afin d’en faire le thé sacré qui aidait les adoratrices de Surâme à vivre une transe d’où naissaient parfois, disait-on, de vraies visions. Elle n’oubliait jamais ses filles et priait chaque matin pour elles, sans pourtant jamais parler à son mari ni à leurs enfants des deux bébés qu’elle avait dû déposer entre les mains d’une autre.

Puis une nuit, elle fit un nouveau rêve, un rêve de folie divine. Elle se vit encore une fois s’approcher de l’époux que Surâme lui avait choisi, du père de ses deux premières filles. Mais il était plus vieux, et son visage semblait effrayant et triste. Ses deux filles étaient là, la plus jeune à ses côtés, l’aînée à genoux devant lui ; Soif se vit venir vers lui, lui prendre la main et dire : « Mon époux, maintenant que tu as retrouvé tes filles, serai-je ta femme aux yeux des hommes comme aux yeux de Surâme ? »

Ce rêve lui fit horreur, profondément horreur, car c’était un rejet pur et simple du mari qu’elle avait à présent et des enfants qu’ils avaient eus ensemble. Pourquoi m’as-tu donné la liberté de vivre cette vie à Potokgavan, ô impitoyable Surâme, si tu avais l’intention de m’arracher à ma famille ? Et si tu voulais que je retrouve mes deux premières filles, pourquoi ne m’as-tu pas plutôt laissée les garder ? Tu es trop cruelle envers moi, Surâme ! Je refuse de t’obéir !

Mais chaque nuit elle refaisait le même rêve, sans cesse, toute la nuit durant, jusqu’à croire en devenir folle. Et pourtant, elle ne partait pas.

Puis un matin, à la fin de l’implacable vision, un élément nouveau apparut dans son rêve : une sorte de lamentation, aiguë et douce à la fois. Elle regarda autour d’elle et aperçut une créature couverte de fourrure qui volait dans le ciel et elle comprit que le chant mélodieux émanait de cet ange. Il s’approcha d’elle et se posa sur son épaule ; puis il l’enveloppa de ses ailes membraneuses et son chant éclata aux oreilles de Soif.

« Que dois-je faire, bon ange ? » lui demanda-t-elle dans le rêve.

Pour toute réponse, l’ange se jeta en arrière et tomba sur le sol devant elle. Et tandis qu’il restait là, étendu dans la poussière, impuissant, incapable de se servir de ses ailes fragiles et tendres, arrivèrent des créatures qui ressemblaient à des babouins par la taille mais à des rats par les dents, les yeux et le museau. Ils s’approchèrent de l’ange, le reniflèrent, et quand ils s’aperçurent qu’il ne s’envolait ni ne bougeait, ils s’y attaquèrent. Oh, c’était horrible ! Et il ne quitta pas Soif de ses yeux pleins de tristesse.

Je dois le sauver, se dit Soif. Il faut que je chasse ces terribles ennemis ! Mais dans le rêve, elle en était incapable ; elle ne pouvait absolument rien faire.

Quand les cruelles créatures s’éloignèrent enfin, l’ange n’était pas mort. Mais ses ailes avaient été dévorées et il ne restait à la place que deux bras maigres, faibles, d’où ne pendait plus qu’une mince frange de peau. Elle s’agenouilla près de lui, le serra contre elle et pleura sur lui sans pouvoir s’arrêter.

« Maman, dit son puîné, maman, tu pleures dans ton rêve, je crois. Réveille-toi. »

Elle ouvrit les yeux.

« De quoi s’agissait-il ? » demanda le garçon. Il était affectueux et elle n’avait pas envie de le quitter.

« Je dois partir en voyage, répondit-elle.

— Où ça ?

— Très loin d’ici, mais je reviendrai, si Surâme le permet.

— Pourquoi est-ce que tu dois partir ?

— Je n’en sais rien. Surâme m’appelle et j’ignore pourquoi. Ton père est déjà aux champs ; ne lui dis rien avant son retour pour le déjeuner. À ce moment-là, je serai trop loin pour qu’il me rattrape. Dis-lui que je l’aime et que je reviendrai auprès de lui. S’il veut me punir à ce moment-là, je me soumettrai de bon gré à sa sanction, car je préférerais me trouver ici avec lui et avec mes enfants qu’être couronnée reine dans un autre pays.

— Maman, dit l’enfant, je sais depuis un mois que tu vas t’en aller.

— Et comment le sais-tu ? » demanda-t-elle. L’espace d’un instant, elle craignit qu’il n’eût le triste privilège, lui aussi, d’entendre la voix de Surâme dans son cœur.

Mais le garçon n’était pas atteint de folie divine – non, il avait simplement du bon sens : « Tu regardais sans cesse vers le nord-ouest, et Père nous raconte quelquefois que c’est de là que tu es venue. Alors, je me suis dit que tu voulais rentrer chez toi.

— Non. Je ne veux pas rentrer chez moi, parce que chez moi, c’est ici. Mais j’ai une tâche à remplir, et ensuite je reviendrai auprès de vous.

— Si Surâme le permet. »

Elle hocha la tête. Puis, prenant un balluchon de provisions et une gourde d’eau, elle partit à pied.

Je n’avais aucune intention de t’obéir, Surâme, songea-t-elle. Mais quand j’ai vu cet ange avec ses ailes arrachées parce que je n’avais pas fait un geste pour l’aider quand je l’aurais dû, je n’ai pas compris s’il représentait mes filles ou l’homme qui me les a données, ou peut-être même toi ; tout ce que j’ai compris, c’est que je ne pouvais pas rester chez moi en laissant un drame se produire sans rien faire, même si j’ignore ce que ce sera et comment l’empêcher. Tout ce que je sais, c’est que j’irai où tu me conduiras et que, quand j’y serai, j’essayerai de faire le bien. Et si ça doit servir ton but, Surâme, eh bien, je le ferai quand même.

Mais quand tout sera fini, je t’en supplie, oh, je t’en supplie ! laisse-moi rentrer chez moi !

À Basilica, et pas en rêve

Il fallait à présent obtenir la permission de Rasa, et Elemak n’avait aucune certitude qu’elle l’accorderait. On disait dans la maison qu’elle était revenue de fort mauvaise humeur de son entrevue avec le général gorayni, et nul ne pouvait ignorer la présence des soldats postés devant la maison. Mais quoi qu’il pût se passer à Basilica, Elemak ne regagnerait pas le désert sans une épouse. Et puisqu’elle en était d’accord, ce serait Eiadh, avec ou sans l’autorisation de Rasa.

Mais ce serait mieux avec son autorisation. Et mieux encore si elle conduisait elle-même la cérémonie.

« Vous choisissez mal votre moment.

— Je vous en prie, tante Rasa, ne parlez pas comme une vieille », répondit Eiadh. Malgré l’impertinence flagrante de ses paroles, elle avait pris une voix si douce et si suave que Rasa ne fit pas mine de se fâcher. « N’oubliez pas que les femmes jeunes ne sont pas timorées, elles. Nous épousons nos hommes de bon cœur alors qu’ils partent à la guerre ou que les temps sont durs.

— Tu ne connais rien à la vie dans le désert.

— Oui, mais vous, vous y êtes allée avec Wetchik, de temps en temps.

— Deux fois ; et la deuxième parce que je ne me suis pas fiée au souvenir d’horreur que m’avait laissé la première. Je te promets qu’au bout d’une semaine tu seras toute prête à devenir esclave, rien que pour pouvoir rentrer à Basilica.

— Ma dame Rasa… tenta Elemak.

— Un mot de plus, cher Elemak, et je te chasse de cette pièce, coupa Rasa de son ton le plus poli. Je m’efforce d’inculquer le bon sens à ta bien-aimée. Mais tu n’as pas à t’inquiéter ; Eiadh est complètement abrutie d’amour pour… pourquoi ? pour ta force ? Elle est pleine de fantasmes de virilité idéale, j’en ai peur, et tu exauces tous ses rêves. »

Eiadh rougit. Elemak, lui, parvint tout juste à se retenir de sourire. C’était bien ce qu’il espérait : Eiadh n’était pas femme à courir après la fortune ni la position, mais à préférer le courage et la force. Il gagnerait son cœur par la témérité, non par l’ostentation ; il l’avait pressenti dès le début de sa cour, et cela se vérifiait. Rasa elle-même le confirmait : Elemak avait choisi une femme qui, au lieu d’aimer en lui l’héritier du Wetchik, l’apprécierait pour des vertus plus manifestes dans le désert – son talent pour commander, pour prendre des décisions rapides et audacieuses, son énergie, sa connaissance de la vie sauvage.

« Quels que soient ses rêves, dit-il, je ferai mon possible pour les réaliser tous.

— Ne promets donc pas à la légère, répliqua Rasa. L’adoration d’Eiadh est tout à fait capable de saigner un homme à blanc !

— Tante Rasa ! s’exclama Eiadh, horrifiée.

— Dame Rasa, protesta Elemak, je ne comprends pas quelle cruelle intention est la vôtre pour dire une chose pareille !

— Pardonnez-moi. » Rasa prit un air de regret non feint. « Je croyais que mes paroles seraient reçues comme une simple taquinerie, mais je n’ai pas le cœur à la légèreté et elles se sont muées en insulte. Ce n’est pas ce que je voulais.

— Dame Rasa, tout est pardonné quand des Têtes Mouillées montent la garde devant votre maison.

— Crois-tu que je m’inquiète de cela ? Alors que j’ai une déchiffreuse et une sibylle chez moi ? Non, ces soldats ne sont rien. C’est pour ma cité que je crains.

— Pardon, mais ces soldats ne sont pas rien, dit Elemak. J’ai appris comment Hushidh a délié de leur loyauté ceux du pauvre Rashgallivak, mais n’oublions pas que Rash était un faible, qui venait juste de prendre la place de mon frère.

— Et celle de ton père également, précisa Rasa.

— Il les avait usurpées toutes les deux. Et les soldats que Shuya a déliés étaient des mercenaires. Par contre, le général Mouj passe pour le plus grand officier qu’on ait vu depuis mille ans et ses hommes lui vouent une adoration et une confiance qui défient l’entendement. Shuya risque d’avoir du mal à défaire des liens pareils !

— Tu es expert en psychologie gorayni, maintenant ?

— Je suis expert en ce qui concerne l’amour et la confiance que des hommes portent à un chef énergique, répliqua Elemak. Je sais ce que les hommes de mes caravanes pensaient de moi. C’est vrai, ils savaient qu’ils seraient payés ; mais ils savaient aussi que je ne risquerais pas leurs vies inutilement et que s’ils m’obéissaient au doigt et à l’œil, ils vivraient assez longtemps pour dépenser leur salaire à la fin du voyage. J’aimais mes hommes qui me le rendaient bien, et d’après ce que j’entends dire du général Mouj, ses soldats l’aiment dix fois plus. Il en a fait l’armée la plus puissante de la côte occidentale.

— Et les maîtres de Basilica, sans qu’un seul d’entre eux se fasse tuer, dit Rasa.

— Non, il n’est pas encore maître de Basilica ! Et si vous vous opposez à lui, dame Rasa, je ne suis pas sûr qu’il y parvienne jamais. »

Rasa eut un rire amer. « Oh, il a fait en sorte que je ne le menace plus, et sans tarder !

— Et notre mariage ? demanda Eiadh. C’est quand même bien pour ça qu’on est ici, non ? »

Rasa la regarda avec – qu’était-ce donc ? de la pitié ? Oui, songea Elemak. Elle n’a pas très haute opinion de cette nièce-ci ; cette remarque qu’elle a laissée échapper, cette insulte, ce n’était pas une plaisanterie. « Son adoration est capable de saigner un homme à blanc. » Qu’est-ce que cela voulait dire ? Suis-je en train de faire une erreur ? Je ne pensais qu’à me faire désirer d’Eiadh, mais je ne me suis jamais posé de questions sur mon désir à moi.

« Oui, ma chérie, dit Rasa. Oui, tu peux épouser cet homme. Tu peux le prendre comme premier époux.

— Techniquement, intervint Elemak, ce n’est pas une permission que nous demandions, étant donné qu’elle est majeure.

— Et je célébrerai aussi la cérémonie, ajouta Rasa d’un ton las. Mais il faudra qu’elle ait lieu ici, pour des raisons évidentes, et la liste des invités ne devra comprendre que des résidents de la maison. Prions tous pour que les soldats gorayni ne décident pas d’assister eux aussi à la fête.

— Quand ? demanda Eiadh.

— Ce soir, répondit Rasa. C’est assez tôt, n’est-ce pas ? Ou bien vos vêtements vous démangent-ils tellement que vous voulez les ôter dès midi ? »

Encore une insulte insupportable, et pourtant Rasa ne se rendait manifestement pas compte de sa grossièreté. Elle se leva et sortit, laissant Eiadh rouge de colère sur son banc.

« Non, mon Edhya, dit Elemak. Ne lui en veux pas. Ta tante Rasa a beaucoup perdu aujourd’hui et elle voit d’un mauvais œil de te perdre, toi aussi ; elle n’y peut rien.

— On a plutôt l’impression qu’elle serait contente de se débarrasser de moi, tant elle doit me détester ! » répliqua Eiadh. Et une larme perla dans ses cils, scintillant un instant avant de rouler sur son sein.

Alors Elemak la prit dans ses bras et elle s’accrocha comme si elle voulait se fondre en lui. C’est ça, l’amour, pensa-t-il. Voici l’amour qui fait les chansons et les légendes. Elle me suivra dans le désert et avec elle à mes côtés, je créerai une tribu, un royaume dont elle sera la reine. Car tout ce que ce général Mouj peut faire, j’en suis capable moi aussi. Je suis un véritable époux, meilleur qu’aucune Tête Mouillée ne le sera jamais. Eiadh veut un homme viril ? Eh bien, je suis cet homme-là !


Bitanke ne se réjouissait pas de ce qui se passait à Basilica depuis quelques jours, surtout parce qu’il ne pouvait se défaire de l’impression que tout était peut-être de sa faute. Il n’avait pourtant guère eu le choix à la porte de la cité ; ses hommes avaient combattu avec vaillance, mais ils étaient trop peu nombreux et la masse des mercenaires palwashantu devait l’emporter, inévitablement. Quelle chance aurait-il eue, dans ce cas, contre les Gorayni surgis du néant et qui lui promettaient alliance ?

J’aurais pu en appeler aux mercenaires et les supplier de faire cause commune contre les Gorayni… Ça aurait pu marcher. Mais le général gorayni s’était montré si convaincant, et puis il y avait tous ces feux dans le désert. On aurait dit ceux d’une armée de cent mille hommes. Comment aurais-je pu savoir qu’elle se réduisait aux soldats présents à la porte ? Et même, nous n’aurions pas pu leur résister, de toute façon.

Mais nous aurions pu nous battre, leur coûter des hommes et du temps, alerter les autres gardes et déclencher l’alarme dans la cité. J’aurais pu mourir là, une flèche gorayni dans le cœur, plutôt que d’assister à leur mainmise sur ma cité, ma cité bien-aimée, sans même qu’un seul d’entre eux subisse une blessure assez grave pour l’empêcher d’aller partout d’un pas hardi, comme s’il était chez lui.

Et pourtant… pourtant, alors même qu’on l’introduisait en présence du général Mouj pour une nouvelle entrevue, Bitanke ne pouvait s’empêcher d’admirer cet homme pour son audace, son courage, son génie ; avoir fait une si longue marche en si peu de temps, prendre une cité avec si peu d’hommes, puis y régner alors même que la garde dépassait largement son armée en nombre ! Qui sait si Basilica ne serait pas mieux lotie avec Mouj comme gardien ? Plutôt lui que ce porc de Gaballufix ou le méprisable Rashgallivak ! Plutôt lui que Roptat, même ! Et que les femmes, qui s’étaient révélées faibles et sottes en avalant les mensonges cousus de fil blanc de Mouj sur dame Rasa.

Ne voyaient-elles pas que Mouj les manipulait pour les diviser, les dresser les unes contre les autres et les détourner de la seule femme capable de mener une résistance efficace ? Non, bien entendu, elle ne voyaient rien – pas plus que Bitanke lui-même ne s’était aperçu, ce premier jour, que loin de l’aider, le Gorayni le manœuvrait et le poussait à trahir inconsciemment sa propre cité.

Nous sommes tous des imbéciles quand un homme habile apparaît.

« Mon cher ami ! » s’écria le général Mouj.

Bitanke ne serra pas la main tendue.

« Ah, vous êtes en colère contre moi, reprit Mouj.

— Vous vous êtes présenté chez nous avec la lettre de dame Rasa, et voilà que vous la faites arrêter !

— Vous est-elle donc si chère ? Je vous assure que sa réclusion n’est que temporaire et n’a pour but que sa protection. Des mensonges affreux circulent sur elle dans la cité et qui sait ce qui pourrait lui arriver si sa maison n’était pas protégée par des soldats ?

— Oui, des mensonges par vous inventés !

— Mes lèvres n’ont rien dit de dame Rasa sinon la grande admiration qu’elle m’inspire. C’est la meilleure des femmes de cette cité, douée de l’esprit et du courage d’un homme, et je ne permettrai jamais qu’on touche à un seul de ses cheveux. Si vous ne le savez pas, Bitanke, mon ami, vous ne savez rien de moi. »

C’est presque sûrement vrai, songea Bitanke. Je ne sais rien de vous, comme tout le monde, d’ailleurs.

« Pourquoi m’avez-vous fait venir ? demanda-t-il. Allez-vous dépouiller la garde basilicaine d’une nouvelle prérogative ? Ou bien nous réservez-vous quelque basse besogne qui nous humiliera et nous démoralisera encore un peu plus ?

— Quelle colère ! s’exclama Mouj. Mais réfléchissez bien, Bitanke ; vous vous sentez libre de me dire des choses pareilles sans crainte que je vous décapite. Appelez-vous cela de la tyrannie ? Tous vos soldats sont armés et ce sont eux qui maintiennent désormais la paix dans cette cité ; suis-je un ennemi perfide, à vos yeux ? »

Bitanke ne dit rien, résolu à ne pas se laisser prendre à la rhétorique de Mouj. Il sentit pourtant le doute s’insinuer en lui, comme tant de fois auparavant. Mouj n’avait en effet rien changé à la garde, ni exercé aucune violence sur les citoyens. Peut-être n’avait-il d’autre but que de se servir de Basilica comme étape avant de poursuivre sa route ?

« Bitanke, j’ai besoin de votre aide. Je veux rendre sa puissance à votre cité, celle d’avant les manigances de Gaballufix. »

Oh, oui, je ne doute pas que ce soit votre seul désir – Mouj l’altruiste, qui vous donnez tout ce mal pour aider la cité des femmes. Après quoi vous retirerez vos hommes, avec pour récompense une grande chaleur au cœur à la pensée de tout le bonheur que vous laissez derrière vous !

Mais Bitanke garda le silence. Mieux valait se taire en un tel moment.

« Je ne vous cacherai pas que j’ai l’intention d’arranger les choses ici selon mes vues. Il y a un grand combat à venir entre les Gorayni et les misérables barboteurs de Potokgavan ; nous savons qu’ils manœuvraient pour prendre le contrôle de Basilica – et que Gaballufix était leur sbire. Il était prêt à renverser le gouvernement et à laisser ses assassins agir à leur guise. Mais me voici, avec mes hommes. Ne vous avons-nous jamais donné à penser que nos intentions étaient aussi impitoyables ou violentes que celles de Gaballufix ? »

Mouj attendit et Bitanke parla enfin : « Jamais aussi clairement, non.

— Je vais vous dire ce que je veux de Basilica : j’ai besoin de savoir avec certitude que ses gouvernants sont des amis des Gorayni, qu’avec Basilica derrière moi, je n’ai à craindre aucune traîtrise. Alors, il me sera possible d’amener jusqu’ici des colonnes d’approvisionnement par le désert, sans passer par Nakavalnu, Izmennik ni Seggidugu. Vous, mon ami, vous savez que c’est de la bonne stratégie ; les Potoku comptaient sur le fait qu’il nous faudrait nous frayer un chemin à l’épée jusqu’aux cités de la Plaine ; ils pensaient disposer d’une année, voire de plusieurs, pour renforcer leurs positions, peut-être pour transporter une armée jusqu’ici et faire front contre nos chars. Mais désormais nous commanderons aux cités de la Plaine : avec mon armée postée à Basilica, aucune ne pourra résister. Alors, Nakavalnu, Izmennik et Seggidugu n’oseront plus faire alliance avec Potokgavan. Sans combat, sans guerre, nous aurons assujetti à l’Impérator toute la côte occidentale, des années avant que Potokgavan ne s’y attende. Voilà ce que je veux. Cela et rien de plus. Et pour y parvenir, je n’ai pas besoin de briser Basilica, de vous traiter en peuple conquis. Il me faut seulement l’assurance que Basilica m’est loyale. Et je l’obtiendrai mieux par l’amour que par la peur.

— L’amour ! s’exclama Bitanke avec dérision.

— Jusqu’à présent, reprit Mouj, je n’ai rien eu à faire qui ne soit bien accueilli par les gens de Basilica. Ils jouissent aujourd’hui d’une paix et d’une sécurité plus grandes qu’ils n’en ont connu depuis des années. Croyez-vous qu’ils ne s’en rendent pas compte ?

— Et vous, croyez-vous que la racaille de Clébaud, de Porteville et de la Route-Haute n’espère pas que vous la laisserez entrer et se rendre maîtresse de la cité ? Pour le coup, vous les auriez, vos loyaux alliés – si vous leur donniez ce que Gaballufix leur promettait : l’occasion de dominer ces femmes qui leur ont interdit la citoyenneté pendant tant de milliers de siècles !

— Oui, répondit Mouj, j’aurais pu le faire. Je pourrais encore le faire. » Il se pencha par-dessus la table et fixa Bitanke dans les yeux. « Mais vous allez m’aider, n’est-ce pas, que je n’aie pas à recourir à un moyen aussi terrible ? »

Ah ! telle était donc l’alternative, enfin : soit conspirer avec Mouj, soit voir se dissoudre le tissu même de Basilica. Tout ce qui était beau et sacré serait soumis à la menace de l’invasion des hommes avides qui vivaient hors des murs. Bitanke n’avait-il pas goûté à l’horreur de cette perspective du temps de Gaballufix ? Comment pourrait-il laisser cela se reproduire ?

« Eh bien ! qu’attendez-vous de moi ?

— Des suggestions, répondit Mouj. Des recommandations. Le conseil de la cité n’est pas un instrument de pouvoir fiable ; il est parfait pour voter des lois sur les affaires locales, mais s’il s’agit de passer une alliance ferme avec l’armée de l’Impérator, qui sait si une faction ne s’élèvera pas dans la semaine pour mettre à bas cette décision ? C’est pourquoi j’ai besoin d’établir un individu comme… comment dire ?

— Comme dictateur ?

— Pas du tout. Cette personne représenterait simplement Basilica face au monde extérieur. Il, elle – peu importe – aura le pouvoir de promettre aux armées gorayni qu’elles pourront passer par Basilica, que leur approvisionnement y sera stocké, et que Potokgavan n’y trouvera ni amis ni alliés.

— Le conseil municipal peut très bien s’en charger.

— Allons, allons, vous êtes plus intelligent que ça !

— Il tiendra sa parole.

— Vous avez vu aujourd’hui même avec quelle perfidie et quelle injustice il a traité dame Rasa, qui n’a fait que le servir loyalement toute sa vie. Comment traitera-t-il alors un étranger ? La vie de mes hommes, la puissance de mon Impérator, tout dépendra de la fidélité de Basilica – or ce conseil s’est révélé incapable de loyauté même envers sa sœur la plus digne.

— C’est vous qui avez fait courir ces rumeurs à son sujet, dit Bitanke, et maintenant vous vous appuyez dessus pour démontrer l’indignité du conseil ?

— Devant Dieu, je nie avoir répandu des calomnies contre dame Rasa ; je la place au-dessus de toutes les femmes que j’ai pu rencontrer. Mais peu importe le responsable de ces médisances, Bitanke ; ce qui compte, c’est qu’elles aient été crues par le conseil municipal, auquel je puis confier la vie de mes hommes, prétendez-vous. Qu’est-ce qui empêche alors Potokgavan de lancer des rumeurs de son cru ? Dites-moi honnêtement, Bitanke, si vous étiez à ma place, avec mes obligations, feriez-vous confiance à ce conseil ?

— Je le sers depuis toujours, mon général, et je lui fais confiance.

— Ce n’est pas ce que je vous demande. Je suis ici pour mener à bien la mission de l’Impérator. Par tradition, nous l’accomplissons en massacrant la classe dirigeante des pays que nous conquérons, pour la remplacer par des éléments d’un peuple depuis longtemps opprimé et privé de ses droits civiques. Mais parce que j’aime cette cité, je souhaite trouver un autre moyen. Et je prends de grands risques pour ce faire.

— Vous ne disposez que de mille hommes, répondit Bitanke. En fait, vous voulez soumettre Basilica sans effusion de sang parce que vous ne pouvez pas vous permettre de perdre un seul soldat.

— C’est une partie de la vérité. Je dois gagner ; si j’y parviens sans faire couler le sang, les cités de la Plaine diront que je jouis de la puissance de Dieu et elles se plieront à mes ordres. Mais je peux arriver à la même fin par la terreur ; si on amène leurs dirigeants ici et qu’ils découvrent une cité de désolation, brûlée de fond en comble, maisons et forêt, et le lac des femmes visqueux de sang, elles se soumettront également. D’une façon ou d’une autre, Basilica servira mon propos.

— Vous êtes vraiment un monstre ! Vous parlez de sacrilège et de massacre d’innocents, pour me demander ensuite de vous faire confiance !

— Non : je parle de nécessité, et je vous demande de m’aider à ne pas être un monstre. Vous avez servi un maître plus grand que moi – la volonté du conseil. Parfois, en son nom, vous avez commis des actes que de vous-même, vous auriez préféré éviter. Je me trompe ?

— C’est cela, le métier de soldat ! répondit Bitanke.

— Je l’exerce, moi aussi. Je dois moi aussi accomplir la volonté de mon maître, l’Impérator. Et s’il le faut, je me ferai monstre pour y parvenir. De même que vous avez dû arrêter des hommes et des femmes que vous pensiez innocents.

— Arrêter n’est pas massacrer !

— Bitanke, mon ami, je persiste à espérer que vous êtes bien celui que j’ai imaginé quand je vous ai vu combattant bravement à la porte de la cité. J’ai cru ce jour-là que vous luttiez non pour une institution, non pour ce conseil veule prêt à gober toutes les médisances qui courent dans la cité, mais pour quelque chose de plus élevé. Pour la cité elle-même ; pour l’idée de la cité. N’était-ce pas pour cela que vous étiez prêt à mourir à cette porte ?

— Si, répondit Bitanke.

— Je vous offre à présent l’occasion de servir encore une fois votre cité. Vous savez que longtemps avant l’existence d’un conseil, Basilica était une grande cité. À l’époque où des prêtresses la dirigeaient, elle était déjà Basilica ; quand elle avait une reine, elle était encore Basilica ; lorsqu’elle a placé le grand général Snaceetel à la tête de son armée pour repousser les guerriers de Seggidugu, puis qu’elle lui a permis de boire l’eau du lac des femmes, elle était toujours Basilica. »

Malgré lui, Bitanke reconnut le bien-fondé de ces paroles. La cité des femmes ne se réduisait pas à son conseil. Les formes de gouvernement avaient changé et elles changeraient encore bien des fois ; ce qui comptait, c’était qu’elle reste la cité sacrée des femmes, l’unique lieu de la planète Harmonie où les femmes régnaient. Et si, pour une brève période, sous la pression des événements qui secouaient la côte occidentale, Basilica devait se soumettre aux Gorayni, quelle importance, tant que la loi des femmes était maintenue dans ses murs ?

« Pendant que vous réfléchissez, dit Mouj, pensez donc à ceci : j’aurais pu chercher à vous effrayer ; j’aurais pu vous mentir, feindre d’être un autre que le général calculateur que je suis. Mais non, je vous ai parlé comme à un ami, franchement, librement, parce que j’attends de vous une aide volontaire et pas simplement de l’obéissance.

— Une aide pour quoi faire ? demanda Bitanke. Je refuse de placer le conseil aux arrêts, si c’est ce que vous espérez.

— Aux arrêts ! Mais vous ne m’avez donc pas compris ? Il faut que le conseil continue d’exister, et sans en remplacer un seul membre ! Je veux que les Basilicains voient leur gouvernement interne inchangé. Mais j’ai aussi besoin d’un consul du peuple, de quelqu’un au-dessus du conseil, qui s’occupe des affaires étrangères de Basilica, qui passe avec nous une alliance à laquelle tous adhéreront, et qui commande les gardes de la cité.

— Vos hommes remplissent déjà ce rôle.

— Oui, mais je veux que ce soient vos hommes à vous qui s’en chargent.

— Je ne suis pas le commandant de la garde.

— Mais vous en êtes un des officiers, répondit Mouj. Je regrette que vous ne soyez pas commandant, parce que vous êtes meilleur soldat que vos supérieurs. Mais si je vous promouvais ce poste, vous croiriez que j’essaye de vous acheter ; vous refuseriez et vous quitteriez cette maison en jurant de me combattre. »

Au fond de lui, Bitanke se sentit soulagé : Mouj se rendait compte que son interlocuteur n’avait rien d’un traître, qu’il n’agirait jamais pour son propre intérêt, mais seulement pour le bien de la cité.

« Les hommes de la garde, dit Bitanke, renâcleront à recevoir leurs ordres d’un autre que leur commandant, nommé par le conseil municipal.

— Supposons néanmoins qu’à l’unanimité le conseil ait élu quelqu’un au poste de consul et demandé à la garde de lui obéir.

— Ils ne l’accepteraient qu’avec la certitude absolue que ce consul n’est pas l’homme de paille des Gorayni. Les gardes ne sont pas des imbéciles, et ce ne sont pas non plus des traîtres.

— Eh bien voilà : vous comprenez mon problème ! Il me faut quelqu’un qui soit convaincu de la nécessaire loyauté de Basilica envers l’Impérator, mais ce consul n’aura d’utilité que si le peuple de la cité voit en lui un Basilicain loyal et non une marionnette. »

Bitanke éclata de rire. « Vous n’imaginez pas, j’espère, que je conviendrais pour ce rôle ? Quantité de gens murmurent déjà que je suis votre marionnette parce que je vous ai laissé entrer dans la cité !

— Je sais, dit Mouj. Vous étiez le premier à qui j’avais pensé, mais j’ai compris que vous ne pouviez servir Basilica – et mes desseins par la même occasion – qu’en restant à votre place, sans profiter d’avantages manifestes dus à mon influence.

— Alors pourquoi suis-je ici ?

— Pour me conseiller, comme je vous l’ai dit. J’ai besoin que vous me trouviez qui, au poste de consul, aurait l’aval et l’obéissance de la cité et de la garde.

— Il n’existe personne de tel.

— En disant cela, vous me demandez de déverser le sang et les cendres de Basilica dans le lac des femmes.

— Ah, ne me menacez pas !

— Je ne vous menace pas, Bitanke, je vous explique ce que j’ai fait par le passé et que je n’ai pas envie de recommencer. Je vous en prie, aidez-moi à trouver le moyen d’éviter un dénouement aussi affreux.

— Laissez-moi réfléchir.

— C’est tout ce que je vous demande.

— Permettez-moi de revenir demain.

— Non ; c’est aujourd’hui que je dois agir.

— Alors, donnez-moi une heure.

— Pouvez-vous réfléchir ici ? Sans quitter cette maison ?

— Suis-je donc en état d’arrestation ?

— Des milliers d’yeux surveillent cette résidence, mon ami. Si l’on vous voit sortir puis revenir une heure plus tard, on dira que vous faites trop de visites au général Vozmujalnoy Vozmojno. Mais si vous désirez quand même partir, vous êtes libre.

— Je reste.

— Dans ce cas, je vais vous faire conduire à la bibliothèque et confier un ordinateur. Vous m’aiderez à réfléchir en écrivant les noms et vos raisons de penser que ces personnes pourraient ou non convenir à notre but. Dans une heure, revenez avec votre liste.

— C’est pour Basilica que je fais cela, non pour vous. Et sans espoir d’un avantage pour moi-même.

— C’est pour Basilica que je vous le demande, répondit Mouj. Si ma loyauté va d’abord à l’Impérator, j’espère néanmoins sauver cette cité de la destruction, si je le puis. »

L’entrevue était terminée. Bitanke sortit et un soldat gorayni l’emmena aussitôt à la bibliothèque. Mouj n’avait rien dit au soldat, qui le conduisit pourtant à l’endroit voulu et lui donna l’ordinateur prévu. Cela signifiait que le général laissait ses officiers subalternes écouter ses négociations, chose presque impensable, ou alors qu’il avait donné ses ordres avant même l’arrivée de Bitanke.

Se pouvait-il que Mouj eût tout prévu, chaque mot qui se dirait entre eux ? Était-il si bon manipulateur qu’il pouvait connaître tous les dénouements à l’avance ? Dans ce cas, Bitanke n’était peut-être qu’une dupe qui trahissait sa cité parce que Mouj l’avait complètement embobiné.

Non ! Non, ce n’est pas cela du tout ! Mouj s’est simplement estimé capable de me convaincre d’agir intelligemment, au mieux des intérêts de Basilica ; je vais donc lui trouver des candidats, s’il est possible d’imaginer à ce poste de consul quelqu’un qui y ait été nommé par les Gorayni et jouisse pourtant de la loyauté du peuple, du conseil et de la garde. Si cette personne existe, j’apporterai son nom au général.


« Je dois parler à mes enfants, dit Rasa. À tous. »

Luet la regarda un instant, indécise ; c’était le genre de chose qu’une dame pouvait dire à ses domestiques, un ordre qu’on donne sans en avoir l’air. Mais Luet n’était pas une domestique et ne l’avait jamais été, aussi n’avait-elle pas à prêter attention à l’expression d’un tel désir. Pourtant, Rasa ne sembla pas s’apercevoir qu’elle venait de parler comme à une servante, alors qu’aucune n’était présente. « Madame, dit Luet, me chargez-vous de cette commission ? »

Rasa lui jeta un regard presque surpris. « Excuse-moi, Luet. J’avais oublié avec qui j’étais ; je ne suis pas au mieux de ma forme. S’il te plaît, pourrais-tu trouver mes enfants et ceux de mon mari et leur dire que je veux les voir tout de suite ? »

Il s’agissait maintenant d’une requête adressée directement à elle, et naturellement Luet inclina la tête et partit chercher des domestiques pour l’aider. Elle aurait volontiers accompli la tâche elle-même, mais la maison était vaste et si la demande de Rasa était urgente, comme il semblait, mieux valait affecter plusieurs personnes à l’affaire. D’ailleurs, les servantes avaient de meilleures chances de savoir où chacun se trouvait.

Il ne fut pas difficile de mettre la main sur Nafai, Elemak, Sevet et Kokor ; personne, toutefois, n’avait vu Mebbekew depuis plusieurs heures, depuis son arrivée, en fait. Enfin Izdavat, une jeune servante qui montrait plus d’empressement que de bon sens à bien faire, finit par avouer qu’elle avait apporté son petit-déjeuner à Mebbekew dans la chambre de Dol. « Mais c’était il y a déjà un moment, ma dame.

— Appelle-moi simplement sœur, ou Luet.

— Vous voulez que j’aille voir s’il y est toujours, sœur ?

— Non merci. Il serait inconvenant qu’il s’y trouve encore ; je vais demander à Dolya où il est allé. » Et elle se dirigea vers l’escalier de l’aile des professeurs.

Luet n’était pas surprise que Mebbekew eût déjà réussi à s’attacher une femme, même dans cette maison où on leur apprenait à démasquer les hommes frivoles. Elle s’étonnait cependant que Dolya s’intéresse à ce garçon. Elle avait eu affaire à des champions de la flatterie et de la flagornerie du temps de sa carrière d’actrice et n’aurait dû remarquer Mebbekew que pour se moquer discrètement de lui.

Mais Luet avait conscience qu’elle-même repérait les flatteurs bien plus aisément que la plupart des femmes, puisqu’ils n’essayaient jamais leur magie de séduction sur elle ; les sibylles de l’eau avaient la réputation de percer les mensonges à jour – bien qu’à vrai dire, Luet n’eût de clartés que par l’intermédiaire de Surâme, laquelle n’était pas renommée pour aider ses filles dans leur vie amoureuse. Comme si j’en avais une ! songea-t-elle. Comme si j’avais besoin d’en avoir une ! Surâme a déjà tracé mon chemin, et là où il touche la vie des autres, je fais confiance à Surâme pour leur faire savoir sa volonté. Mon époux découvrira sa femme quand il le décidera. Et je serai satisfaite.

Satisfaite… Elle faillit rire d’elle-même. Tous mes rêves sont liés à ce garçon avec lequel j’ai frôlé la mort et qui pourtant se consume toujours d’amour pour Eiadh ! La vie des hommes n’est-elle donc faite que de la sécrétion de glandes suractivées ? Sont-ils incapables d’analyser et de comprendre comme les femmes le monde qui les entoure ? Nafai ne voit-il pas que l’amour d’Eiadh durera le temps d’une averse, pour s’évaporer dès l’orage passé ? Eiadh a besoin d’un homme comme Elemak, qui ne tolérera pas un cœur volage. Là où son infidélité briserait le cœur de Nafai, Elemak entrera dans une violente colère et Eiadh, cette pauvre idiote, retombera aussitôt amoureuse de lui.

Luet n’analysait pas tout cela elle-même, naturellement. C’était Hushidh qui voyait les liens, tous les fils qui rattachaient les gens les uns aux autres ; Hushidh, qui lui expliquait que Nafai n’avait pas l’air de la remarquer parce qu’il était trop amoureux d’Eiadh ; Hushidh encore, qui comprenait le rapport entre Elemak et Eiadh et pourquoi ils allaient si bien ensemble.

Et maintenant, Mebbekew et Dol. Eh bien, ils formaient une nouvelle pièce du puzzle ! Quand Luet avait eu sa vision des femmes, dans le bois derrière chez Rasa, la nuit où elle avait été prévenir Wetchik de la menace qui pesait sur lui, elle n’en avait pas compris le sens. À présent, elle savait pourquoi elle y avait vu Dolya ; elle accompagnerait Mebbekew, comme Eiadh Elemak. Shedemei aussi serait du voyage au désert, ou du moins elle y participerait en réunissant semences et embryons. Et Hushidh viendrait aussi, et tante Rasa. Sa vision avait montré à Luet les femmes appelées au désert.

Pauvre Dolya ! Si elle avait su qu’en faisant entrer Mebbekew dans sa chambre, elle s’engageait sur un chemin qui la mènerait hors de Basilica, elle l’aurait frappé à coups de pied, de poing, de dents s’il l’avait fallu, pour le chasser de chez elle ! Mais les choses étant ce qu’elles étaient, Luet ne doutait pas de les trouver ensemble.

Elle frappa à la porte de Dol. Comme elle s’y attendait, une soudaine agitation se déclencha dans la pièce, suivie d’un bruit sourd.

« Qui est là ? demanda Dol.

— Luet.

— Je ne suis pas visible pour l’instant.

— Je n’en doute pas, dit Luet, mais dame Rasa m’a envoyée avec un message urgent. Puis-je entrer ?

— Oui, bien sûr. »

Luet découvrit Dolya couchée au lit, les draps remontés jusqu’aux épaules. Il n’y avait pas trace de Mebbekew, naturellement, mais la literie était tout en désordre, la baignoire pleine d’eau grisâtre et une grappe de raisin traînait par terre ; ce n’était pas ainsi que Dolya arrangeait d’habitude sa chambre pour faire la sieste.

« Que me veut tante Rasa ? demanda-t-elle.

— À toi, rien, Dol, répondit Luet. Elle désire que tous ses enfants et ceux de Wetchik la rejoignent tout de suite.

— Pourquoi ne frappes-tu pas à la porte de Sevet ou de Kokor, alors ? Elles ne sont pas dans ma chambre.

— Mebbekew sait pourquoi je suis ici. » Se rappelant le bruit sourd et le temps qu’elle avait dû attendre avant d’ouvrir la porte, elle parvint à une conclusion quant à l’endroit où Meb se trouvait. « Aussi, dès que j’aurai fermé la porte, il pourra sortir de derrière ton lit, enfiler un vêtement quelconque et se rendre chez dame Rasa. »

Dol eut l’air saisie. « Pardonne-moi d’avoir voulu te tromper, Sibylle de l’Eau ! » souffla-t-elle.

Comme souvent, Luet eut soudain envie de hurler ; chaque fois qu’elle faisait montre d’intelligence, tout le monde l’attribuait à une révélation de Surâme ! Comme si elle était incapable de voir l’évidence ! Et pourtant, c’était aussi utile, il fallait le reconnaître : les gens avaient tendance à dire plus facilement la vérité par peur d’être pris en flagrant délit de mensonge. Mais en contrepartie de leur franchise, ils n’appréciaient pas la compagnie de Luet et l’évitaient. Seules des amies partagent une telle intimité de parole, et seulement de leur libre choix. Forcées, du moins le croyaient-elles, de révéler leurs secrets à Luet, elles lui refusaient leur amitié, et Luet restait en dehors de la vie de la plupart des femmes qui l’entouraient. Dans quelle révérence elles la tenaient ! Elle se sentait à la fois indigne et dévorée de rage.

Ce fut cette colère qui la poussa à tourmenter Mebbekew en l’obligeant à parler. « Tu m’as entendue, Mebbekew ? »

Un long silence. Puis : « Oui.

— Je dirai à dame Rasa que son message a bien été reçu. »

Elle s’apprêtait à refermer la porte derrière elle quand Dol la rappela : « Attends… Luet !

— Oui ?

— Ses vêtements… je les avais donnés à laver…

— Je vais te les faire monter.

— Tu crois qu’ils seront secs ?

— Bien assez, répondit Luet. Tu ne penses pas, Mebbekew ? »

Ce dernier se redressa et sa tête apparut derrière le lit. « Oui, dit-il d’un ton lugubre.

— Des vêtements humides, ça te rafraîchira, reprit Luet. C’est un bon moyen pour se protéger des chaleurs, au moins dans cette chambre ! » La plaisanterie était bonne, de l’avis de Luet en tout cas, mais personne ne rit.


D’un pas énergique, Shedemei suivait le chemin qui menait à la serre froide de Wetchik ; le bâtiment, à l’ombre de grands arbres, était niché dans une étroite vallée à l’extérieur de la courbe que formait l’enceinte de la cité autour de l’Ancien Orchestre. C’était la dernière partie et, elle en avait bien peur, la plus ardue de sa tâche : réunir la flore et la faune pour ce projet dément de voyage dans l’espace, pour regagner la légendaire planète perdue, la Terre. Tout ce mal à cause d’un rêve que j’ai fait interpréter ! Un trajet à dos de chameau, et ils s’imaginent que ça va les conduire à la Terre !

Pourtant, le rêve était toujours vif en elle, plein de la vie qu’elle transportait sur son nuage.

Et ainsi, elle arriva devant la porte de la serre de Wetchik, sans être très sûre d’avoir envie de tomber sur un des serviteurs faisant office de gardien.

Personne ne répondit quand elle tapa dans ses mains ; mais le bruit des machines réfrigérantes aurait sans doute couvert le claquement le plus puissant, aussi voulut-elle ouvrir la porte. Elle la trouva fermée à clé.

Évidemment. Cela faisait des semaines que Wetchik était parti au désert, non ? Et Rashgallivak, l’ancien intendant et soi-disant nouveau Wetchik, se cachait depuis lors. Qui aurait fait fonctionner la serre, maintenant qu’ils avaient tous deux disparu ?

Oui, mais les machines tournaient bel et bien, n’est-ce pas ? Ce qui signifiait que quelqu’un s’en occupait encore. À moins qu’on n’ait oublié de les éteindre et laissé les cultures à vau-l’eau.

C’était très possible, bien entendu. L’air froid maintiendrait longtemps les plantes en bon état et la serre, tirant son énergie de capteurs solaires accrochés aux poteaux qui s’élevaient loin au-dessus du bâtiment, pouvait remplir ses fonctions indéfiniment sans devoir puiser dans les réserves de courant de la cité.

Et pourtant, sans savoir comment, Shedemei sentait que quelqu’un s’occupait de la serre. Mieux encore, elle avait la certitude que cette personne y était présente en ce moment même, qu’elle l’avait vue et voulait qu’elle s’en aille. Celui ou celle qui se trouvait là cherchait à se cacher.

Et qui donc était obligé de se cacher ?

« Rashgallivak ! appela Shedemei. Ce n’est que moi, Shedemei ! Vous me connaissez, je suis seule et je ne dirai à personne que vous êtes ici, mais il faut que je vous parle ! » Elle attendit. Pas de réponse. « Ça n’a rien à voir avec la cité ni avec ce qui s’y passe ! reprit-elle d’une voix forte. J’ai seulement besoin de vous acheter un peu de matériel ! »

Elle entendit qu’on déverrouillait la porte ; puis celle-ci pivota sur ses énormes gonds. Rashgallivak apparut, pitoyable et décharné. Il ne portait pas d’arme.

« Si vous venez pour me trahir, ce sera un soulagement. »

Shedemei se retint de lui faire remarquer que ce ne serait que justice, après sa trahison de la maison de Wetchik et son alliance avec Gaballufix pour s’emparer de la place de son maître. Elle était venue en cliente, non en justicière.

« La politique m’indiffère, dit-elle, et vous aussi. Il me faut simplement une douzaine de caissons secs ; des portatifs, de ceux qu’on utilise pour les caravanes. »

Il secoua la tête. « Wetchik me les a tous fait vendre. »

Prise de lassitude, Shedemei ferma les yeux un instant. Il l’obligeait à dire des choses qu’elle n’avait pas envie de lui jeter à la figure. « Oh, Rashgallivak, vous n’attendez tout de même pas que je vous croie, alors que pour reprendre le contrôle de la maison de Wetchik, il vous fallait évidemment poursuivre ses affaires ! »

Rashgallivak rougit – de honte, espéra Shedemei. « Néanmoins, je les ai vendus, comme on me l’avait demandé.

— Qui les a achetés, alors ? Ce sont les caissons que je veux, pas vous. »

Rashgallivak ne répondit pas.

« Ah ! dit Shedemei. C’est vous qui les avez achetés ! »

Un silence. « Que voulez-vous en faire ? demanda Rash.

— Vous me demandez à moi de vous rendre des comptes ? s’exclama Shedemei.

— Je vous pose cette question parce que vous avez, je le sais, tout un tas de caissons secs dans votre laboratoire. Le seul usage concevable des portatifs, c’est pour une caravane, et vous n’y connaissez rien.

— Eh bien, je me ferai dépouiller ou tuer, mais ça ne vous regarde pas. Et d’ailleurs, il ne m’arrivera peut-être rien du tout.

— Auquel cas vous irez vendre vos plantes dans des pays lointains, en concurrence directe avec moi. Pourquoi fournirais-je des caissons portatifs à une concurrente ? »

Shedemei éclata d’un rire plein de dérision. « Ah, parce que vous trouvez que votre entreprise marche normalement ? De toute façon, je ne prépare pas un voyage d’affaires, pauvre imbécile ! Je déménage avec tout mon laboratoire là où je pourrai poursuivre mes recherches en sécurité, sans être interrompue par des fous qui mettent la cité à feu et à sang ! »

Il rougit à nouveau. « Ils n’ont jamais fait de mal à personne quand ils étaient sous mes ordres. Je ne suis pas Gaballufix.

— En effet, Rash. Vous n’êtes pas Gaballufix. »

La phrase pouvait se comprendre de deux façons, mais apparemment, Rash choisit d’y entendre la confirmation que Shedemei le croyait fondamentalement honnête. « Vous n’êtes pas mon ennemie, Shedya, n’est-ce pas ?

— Les caissons ; c’est tout ce que je veux. »

Il eut encore une hésitation, puis il recula et lui fit signe de le suivre.

L’entrée de la serre n’était pas réfrigérée comme les salles intérieures et Rash en avait fait une espèce de logis pathétique : un lit de fortune, un vaste bac qui avait dû autrefois accueillir des plantes, mais qui lui servait sans doute à présent à se baigner et à faire sa lessive. C’était très primitif, mais ingénieux ; Shedemei ne put s’empêcher de l’admirer : il n’avait pas désespéré, même quand tout semblait se retourner contre lui.

« Je vis seul, dit-il. Surâme sait que j’ai davantage besoin d’argent que de caissons ; et le conseil municipal m’a interdit l’accès à tous mes fonds. Vous ne pouvez même pas me payer, parce que je n’ai plus de compte en banque où transférer votre argent.

— Ça ne devrait pas être un problème, répondit Shedemei. Comme vous l’imaginez bien, beaucoup de gens vident leurs comptes. Je peux vous payer en pierres précieuses – quoique leur prix, comme celui de l’or, ait triplé depuis les derniers événements.

— De toute façon, je ne suis pas en position de marchander, je le sais bien.

— Déposez les caissons devant la porte, reprit Shedemei. J’enverrai quelqu’un pour les rapporter chez moi. Je vous paierai séparément, et largement. Dites-moi où.

— Venez seule, plus tard. Et remettez-moi les pierres en mains propres.

— Ne dites donc pas de bêtises ! répliqua Shedemei. Je n’ai pas l’intention de revenir ici, ni de vous revoir. Dites-moi où vous laisser les pierres précieuses.

— Dans la chambre des voyageurs, chez Wetchik.

— C’est facile à trouver ?

— Assez.

— Alors votre paiement s’y trouvera dès que j’aurai reçu les caissons.

— Je trouve un peu injuste que je doive vous faire entièrement confiance, sans aucune contrepartie de votre part. »

Toutes les réponses qu’aurait pu lui faire Shedemei étaient cruelles. Elle préféra se taire.

Au bout d’un moment, il hocha la tête. « Très bien, dit-il. Il y a deux maisons sur la propriété de Wetchik. Mettez les pierres dans la chambre des voyageurs de la plus petite ; c’est aussi la plus vieille. Sur un des chevrons. Je les trouverai.

— Dès que les caissons seront dans mon laboratoire, répéta Shedemei.

— Croyez-vous que je dispose d’un réseau de fidèles qui vont vous attaquer ? demanda Rashgallivak d’un ton amer.

— Non. Mais si vous deviez bientôt disposer de cet argent et que vous le sachiez, rien ne vous empêcherait de les engager dès maintenant.

— Donc, c’est vous qui décidez quand me payer et combien ; et moi, je n’ai pas voix au chapitre.

— Rash, dit Shedemei, je vous traite avec bien plus d’équité que vous n’avez traité Wetchik et ses fils.

— Vous aurez une douzaine de caissons devant la porte d’ici une demi-heure. »

Shedemei se leva et sortit. Elle entendit Rash fermer la porte derrière elle et l’imagina tirant craintivement les verrous, de peur qu’on ne découvre que l’homme qui avait régné l’espace d’une journée sur les petits empires de Gaballufix et de Wetchik se tapissait à présent dans l’ombre épaisse de ces murs.

Shedya s’arrêta à la porte de la Musique, où les gardes gorayni vérifièrent rapidement son identité et la laissèrent passer. La vue de ces uniformes aux portes de Basilica la dérangeait toujours, mais comme tout le monde, elle s’habituait peu à peu à la parfaite discipline des soldats et au calme qui présidait aux entrées jusque-là anarchiques des gens dans la cité. Chacun faisait patiemment la queue, à présent.

Et autre chose, encore : il y avait maintenant plus de gens qui attendaient d’entrer que de citoyens pressés de sortir. La confiance revenait, une confiance placée dans la puissance des Gorayni. Qui aurait imaginé que la population s’abandonnerait si vite à l’ennemi ?

Parcourant la longue ruelle qui suivait l’enceinte jusqu’à la porte du Marché, Shedemei retrouva la muletière qu’elle avait engagée. « Allez-y dit-elle. Il devrait y en avoir une douzaine. » La muletière inclina la tête et partit au trot. Nul doute que cette démonstration de diligence prendrait fin à l’instant où Shedemei serait hors de vue, mais celle-ci apprécia néanmoins qu’elle fit preuve d’empressement, fût-il feint. Au moins, la muletière savait ce qu’était la célérité et ne dédaignait pas d’en donner l’illusion.

Puis Shedemei mit la main sur un jeune coursier dans la file d’attente de la porte du Marché. Elle griffonna un mot sur un des papiers à sa disposition dans la guérite du messager ; au dos, elle indiqua l’emplacement de la maison de Wetchik, avec des instructions sur l’endroit où laisser le papier. Après quoi elle tapa un paiement sur l’ordinateur de la guérite. Quand il vit la prime allouée pour une exécution rapide, le coursier eut un grand sourire, puis il s’empara du bout de papier et partit comme une flèche.

Naturellement, Rashgallivak serait furieux de trouver un mandat à tirer chez un des joailliers de la porte du Marché au lieu des pierres elles-mêmes. Mais Shedemei n’avait pas envie de transporter ni d’expédier une énorme somme tout en nature jusqu’en un lieu désert et isolé. C’était Rash qui avait besoin de cet argent ; à lui de courir des risques. Enfin, elle avait tiré son mandat sur un joaillier qui tenait un banc à l’extérieur de la porte du Marché ; ainsi, il ne serait pas obligé de franchir le barrage des soldats pour se faire payer.


Rasa regarda son fils, ses filles et les deux garçons que Wetchik avait eus d’autres mariages. Ce ne sont pas les plus beaux spécimens d’humanité qu’on ait jamais vus, songea-t-elle. L’échec de Volemak avec ses deux fils m’inspirerait un peu plus de mépris si mes deux chères filles n’étaient pas là pour me rappeler ma propre absence de génie en tant qu’éducatrice. Et, soyons justes, tous ces jeunes gens ont des dons et des talents propres. Mais seuls Nafai et Issib, les deux enfants que Volya et moi avons eus ensemble, se sont révélés posséder des qualités d’intégrité et d’amour du bien.

« Pourquoi n’avez-vous pas amené Issib ? »

Elemak soupira. Mon pauvre, songea Rasa. La vieille dame te fait répéter tes explications ? « Nous ne voulions pas avoir à nous inquiéter de son fauteuil ni de ses flotteurs pour ce voyage, dit-il.

— C’est aussi bien qu’il ne soit pas coincé ici avec nous, remarqua Nafai.

— Je ne pense pas que le général nous garde longtemps assignés à résidence, déclara Rasa. Une fois que je serai totalement discréditée, il n’aura plus de raison de se montrer aussi manifestement répressif. Il essaie de se créer une image de libérateur et de protecteur, et la présence de ses soldats dans les rues n’y contribue pas.

— Alors, on s’en va, ensuite ? demanda Nafai.

— Non, on prend racine ici, répondit Mebbekew. Évidemment qu’on s’en va !

— Je veux rentrer chez moi, intervint Kokor. Même si Obring fait un mari parfaitement minable, il me manque. »

Sevet garda le silence.

Rasa se tourna vers Elemak, qui arborait son habituel petit sourire. « Et toi, es-tu si pressé de quitter ma maison ?

— Je vous remercie de votre hospitalité, répondit-il, et nous nous rappellerons toujours votre logis comme la dernière maison civilisée où nous ayons vécu avant bien des années.

— Parle pour toi, Elya ! s’exclama Mebbekew.

— Qu’est-ce qu’il raconte ? demanda Kokor. Moi, j’ai une maison civilisée qui m’attend en ce moment même ! »

Sevet émit un rire étranglé.

« Je ne me vanterais pas du niveau de civilisation de ma maison, si j’étais toi, répliqua Rasa. Je vois de plus que seul Elya comprend notre véritable situation.

— Moi aussi, je la comprends », glissa Nafai.

Et naturellement, Elemak lui jeta un regard noir sous ses lourdes paupières. Nafai, jeune sot ! songea Rasa. Pourquoi faut-il toujours que tu dises des choses qui énervent tes frères ? Crois-tu donc que j’ai oublié que tu as entendu la voix de Surâme, que tu es bien plus perspicace que tes frères et tes sœurs ? Ne peux-tu me faire confiance pour me souvenir de ton mérite ? Ainsi, tu n’aurais pas à me le rappeler !

Non, c’était hors de ses moyens. Il était jeune, trop jeune pour saisir les conséquences de ses actes, trop jeune pour contenir ses sentiments.

« Néanmoins, c’est Elemak qui va nous l’expliquer.

— Nous ne pouvons pas rester en ville, dit ce dernier. À l’instant où les soldats cesseront leur surveillance, il faudra nous éclipser, et vivement !

— Mais pourquoi ? demanda Mebbekew. C’est dame Rasa qui a des problèmes, pas nous.

— Par Surâme, tu es vraiment débile ! » cracha Elemak.

Que voilà une franchise rafraîchissante ! songea Rasa. Pas étonnant que tes frères t’adorent, Elya.

« Tant que dame Rasa est en état d’arrestation, Mouj doit veiller à ce qu’aucun mal n’arrive à personne dans cette maison. Mais à cause de lui, elle va se retrouver avec tout un tas d’ennemis dans la cité. Dès que ses soldats dégageront le chemin, il va commencer à se passer des choses très désagréables.

— Raison de plus pour nous éloigner de chez Mère, dit Kokor. Elle peut se sauver si ça lui chante, mais ils n’en ont pas après moi !

— Ils en ont après chacun de nous, rectifia Elemak. Meb, Nafai et moi sommes des fugitifs, et Nafai en particulier est accusé de deux meurtres, dont un qu’il a réellement commis. On peut inculper Kokor de voies de fait et de tentative de meurtre sur sa propre sœur. Quant à Sevet, elle a été prise en flagrant délit d’adultère, et comme c’était avec le mari de sa sœur, on peut aussi faire jouer les lois sur l’inceste.

— Ils n’oseraient jamais ! s’écria Kokor. Me poursuivre, moi ?

— Et pourquoi pas ? demanda Elemak. Seuls le profond respect et le grand amour que dame Rasa inspirait vous ont évité l’arrestation. Mais aujourd’hui, ces deux boucliers ont disparu, ou du moins se sont affaiblis.

— Jamais on n’osera me condamner ! dit Kokor.

— Les lois sur l’adultère ne sont plus appliquées depuis des siècles, renchérit Meb. Et l’inceste entre beau-frère et belle-sœur révolte peut-être les gens, mais du moment qu’on est majeur…

— Alors, vous voulez mourir, c’est ça ? s’écria Elemak. Est-ce que tout le monde est bouché, ici ? Ah non, c’est vrai – Nafai comprend tout, lui !

— Non, répondit Nafai. Je sais qu’il faut nous enfuir dans le désert parce que Surâme l’a ordonné, mais je ne comprends absolument rien à ce que tu racontes. »

Rasa ne put s’empêcher de sourire. Nafai pouvait se montrer sot par moments, mais son honnêteté et sa franchise étaient parfois désarmantes. Sans le vouloir, il avait complu à Elemak en se rabaissant et en reconnaissant à son frère une perspicacité supérieure.

« Alors je vais vous expliquer, dit Elemak. Dame Rasa dispose d’une certaine autorité, encore maintenant, parce que les gens les plus avisés de Basilica ne croient pas un instant les rumeurs qui la concernent. Il ne suffit pas à Mouj de la discréditer ; il doit la soumettre complètement à son contrôle, ou bien la tuer. Dans le premier cas, il n’a qu’à faire passer en jugement un des enfants de Rasa pour meurtre – ou un des fils de Père, d’ailleurs – et elle est à sa merci. Dame Rasa est courageuse, mais je ne pense pas qu’elle ait le cœur à laisser ses enfants ou les fils de Père aller en prison pour se garder le plaisir du jeu politique. Et si néanmoins elle était à ce point endurcie, Mouj n’aurait qu’à faire monter les enchères. Lequel d’entre nous tuerait-il en premier ? Mouj est un homme habile ; il s’arrangerait pour nous transmettre clairement son message sans trop en faire. Donc, à mon avis, c’est toi qu’il tuerait, Meb, étant donné que de nous tous tu es celui qui a le moins de valeur et qui manquerait le moins à Père et dame Rasa. »

Meb se dressa d’un bond. « Cette fois, j’en ai marre, pue-de-la-gueule !

— Assieds-toi, Mebbekew, dit dame Rasa. Tu ne vois donc pas qu’il te taquine ? »

Elemak adressa un grand sourire à Mebbekew, qui ne se radoucit pas pour autant. Il jeta un regard furibond à son frère en se rasseyant.

« Donc, il tuerait quelqu’un, reprit ce dernier, comme simple avertissement. Bien entendu, ses soldats n’y seraient pour rien ; mais il saurait que dame Rasa y verrait sa main. Et si nous garder en otages ne suffisait pas à la tenir, Mouj a déjà préparé le terrain pour l’assassiner elle-même ; il ne serait pas difficile de trouver quelque citoyen prêt à la tuer pour sa prétendue perfidie ; Mouj n’aurait qu’à lui fournir une occasion de frapper. Ce serait tout simple. C’est quand les soldats s’en iront de devant notre porte que nous serons vraiment en danger. Il faut donc nous apprêter à partir sur-le-champ, discrètement et définitivement.

— Quitter Basilica ! » s’écria Kokor. La consternation sincère qui se peignit sur ses traits révélait qu’elle avait enfin compris la gravité de leur situation.

Sevet aussi, cela ne faisait aucun doute. Elle avait baissé la tête, mais Rasa vit des larmes sur ses joues.

« Je suis navrée que votre intimité avec moi vous coûte si cher, dit-elle. Mais pendant toutes ces années, mes chères filles, mon cher fils, mes élèves bien-aimées, vous avez profité du prestige de ma maison ainsi que du grand honneur dont jouissait Wetchik. À présent que les événements se tournent contre nous à Basilica, vous devez également prendre votre part en en payant le prix. C’est ennuyeux, mais ce n’est pas injuste.

— Pour toujours… murmura Kokor.

— Pour toujours, en effet, dit Elemak. Mais pour ma part, je n’irai pas au désert sans mon épouse. J’espère que de leur côté, mes frères ont pris quelques dispositions dans ce sens. C’est la raison de notre venue, après tout.

— Obring, gémit Kokor. Il faut emmener Obring ! »

Sevet leva le menton et regarda sa mère. Ses yeux étaient brouillés de larmes et une question pleine d’effroi se lisait sur son visage.

« Je pense que Vas t’accompagnera, si tu le lui demandes, dit Rasa. Il est réfléchi et indulgent, et il t’aime bien plus que tu ne le mérites. » Le ton était froid, mais Sevet prit quand même ces paroles comme un réconfort.

« Mais Obring, alors ? insista Kokor.

— Il est tellement faible que tu arriveras à le persuader de venir aussi, j’en suis sûre. »

Entre-temps, Mebbekew s’était tourné vers Elemak. « Ton épouse ? demanda-t-il.

— Dame Rasa va célébrer la cérémonie pour Eiadh et moi ce soir », répondit Elemak.

Les traits de Mebbekew trahirent une émotion profonde – de la rage ? de la jalousie ? Avait-il lui aussi désiré Eiadh, comme le pauvre Nafai ?

« C’est ce soir que tu l’épouses ? insista Mebbekew.

— Nous ignorons quand Mouj va lever notre mise en résidence surveillée, et j’ai envie d’un mariage dans les règles. Une fois dans le désert, je ne veux pas de confusion.

— D’autant plus qu’on pourra changer dès la fin des contrats de mariage », intervint Kokor.

Tous la regardèrent.

« Le désert, ce n’est pas Basilica, dit Rasa. Nous ne serons qu’une poignée ; les mariages seront définitifs. Mieux vaut t’habituer tout de suite à cette idée.

— C’est ridicule ! s’exclama Kokor. Je refuse de partir et vous ne pouvez pas m’y forcer !

— En effet, répondit Rasa. Mais si tu restes, tu verras à quel point la vie est différente quand on n’est plus la fille de dame Rasa, mais une jeune chanteuse célèbre uniquement pour avoir de sa propre main réduit au silence une sœur bien plus renommée qu’elle !

— Je peux m’en arranger ! répliqua Kokor d’un ton de défi.

— Dans ce cas, je ne doute plus de ne pas vouloir de toi dans le désert ! lui jeta Rasa, furieuse. À quoi nous servirait une gamine inconsciente dans le terrible voyage qui nous attend ? » Ses paroles étaient dures, mais la déception que lui causait Kokor lui versait du poison sur sa langue. « J’ai dit ce que j’avais à dire. Vous avez tous du travail à faire et des décisions à prendre. Allez-y et qu’on en finisse. »

Le congédiement était clair et Kokor et Sevet sortirent aussitôt, Kokor le menton levé avec ostentation.

Mebbekew s’approcha obliquement de Rasa – ce garçon était-il incapable de marcher naturellement, sans avoir l’air d’un couard ou d’un espion ? – et lui demanda : « Est-ce que le mariage d’Elya, ce soir, est réservé à lui seul ?

— Tous les habitants de la maison sont invités, répondit Rasa.

— Non, je veux dire… Et se je me mariais, moi aussi ? Est-ce que vous célébreriez la cérémonie ce soir ?

— Si tu te mariais, toi ? Crois-moi, Dolya s’est peut-être montrée inconsidérée, mais je serais étonnée qu’elle t’accepte comme mari, Mebbekew.

— Luet vous a tout raconté ! fit-il, furieux.

— Évidemment ! Une demi-douzaine de domestiques et Dolya elle-même m’en auraient parlé avant la nuit, de toute façon. Crois-tu vraiment qu’on puisse me celer un secret pareil dans ma propre maison ?

— Bon, si j’arrive à la persuader d’accepter un infect tas de boue comme moi, dit Meb d’un ton dégoulinant d’ironie, condescendrez-vous à nous inclure dans la cérémonie ?

— Il serait dangereux de t’emmener dans le désert sans épouse, répondit Rasa. Dolya ferait une femme plus que bonne pour toi, même si elle ne peut faire pire choix pour elle-même. »

Meb rougit de fureur. « Je n’ai rien fait pour mériter un tel mépris de votre part !

— Au contraire, tu as tout fait pour cela, répliqua Rasa. Tu as séduit ma nièce sous mon toit, et tu envisages maintenant de l’épouser ; et ne me crois pas dupe : ce n’est pas pour rejoindre ton père au désert que tu veux l’épouser, mais pour t’en servir comme permis de séjour à Basilica. Tu la tromperas à l’instant où nous serons partis et où tu auras tes papiers en règle.

— Et moi, je vous jure sous le regard de Surâme que j’emmènerai Dolya au désert, aussi sûrement qu’Elya emmène Eiadh.

— Fais attention quand tu prends Surâme à témoin de ton serment, dit Rasa. Elle sait s’y prendre pour faire tenir parole aux gens ! »

Mebbekew faillit répliquer, mais il se ravisa et sortit furtivement du salon privé de Rasa, sans doute pour aller flatter Dolya et lui proposer le mariage.

Et il aura gain de cause, pensa Rasa avec amertume, parce que ce garçon, qui a si peu de choses pour lui par ailleurs, sait s’y prendre avec les femmes. Combien de mères de Dollville et de Peintrailleville m’ont rapporté ses exploits avec leurs filles ? Pauvre Dolya ! La vie t’a-t-elle laissée si affamée que tu es prête à te jeter sur cette piètre imitation de l’amour ?

Seuls Elemak et Nafai étaient restés dans la pièce.

« Je refuse de partager mon mariage avec Mebbekew, déclara Elemak d’un ton glacé.

— Ah ! quelle tragédie de ne pas toujours obtenir ce qu’on désire en ce bas monde ! répondit Rasa. Mais quiconque voudra se marier ce soir se mariera. Nous n’avons pas le temps de satisfaire ta vanité et tu le sais bien. Tu me dirais la même chose si tu étais impartial. »

Elemak la dévisagea quelques instants. « C’est vrai, dit-il enfin. Vous êtes très avisée. » Puis il sortit à son tour.

Mais Rasa le percevait lui aussi mieux qu’il ne l’imaginait. Après l’avoir jaugée, il avait décidé qu’aussi puissante qu’elle fût à Basilica, elle ne serait plus rien dans le désert, et elle le savait bien. Il se plierait à sa loi pour ce soir, mais une fois hors de la cité, il se ferait un délice de la soumettre. Eh bien, l’humiliation ne me fait pas peur ! pensa-t-elle. Que m’importeront tes tourments quand je sentirai la souffrance de ma Basilica bien-aimée, sachant que dans mon exil, je ne pourrai rien pour la sauver ?

Il n’y avait plus que Nafai avec Rasa.

« Mère, dit-il, que devient Issib, dans tout ça ? Et Zdorab, le trésorier de Gaballufix ? Ils auront besoin de femmes, eux aussi. Et Elemak a vu des épouses pour tout le monde, dans son rêve.

— Alors, à Surâme de les leur procurer, tu ne crois pas ?

— Shedemei viendra. Elle aussi a fait un rêve ; Surâme l’a invitée, et Hushidh également. Elle est dans le coup, n’est-ce pas ? Surâme l’emmènera sûrement, pour Issib ou Zdorab.

— Pourquoi ne lui poses-tu pas la question ? » demanda Rasa.

Nafai parut horrifié.

« Oh non, pas moi !

— Pourtant, Surâme t’a annoncé, m’as-tu dit, que tu dirigerais tes frères, un jour. Comment sera-ce possible si tu n’as pas même assez de force intérieure pour affronter une simple fille, gentille et généreuse comme Shuya ?

— Pour vous, elle a peut-être l’air gentille, répondit Nafai. Mais pour moi… Et puis, aller lui poser ce genre de question…

— Elle sait que tes frères et toi êtes revenus chercher des épouses, jeune nigaud. Tu crois qu’elle n’a pas fait ses comptes ? Elle est déchiffreuse – penses-tu qu’elle n’ait pas vu les liens s’organiser ? »

Nafai resta interdit. « Non, je n’y avais pas pensé. Elle en sait sans doute plus long que moi sur n’importe quoi.

— Sur certains sujets, seulement. Et tu en es encore à éviter la question la plus importante de toutes.

— Non, répondit Nafai. Je sais que Luet est celle que je dois épouser et que je vais le lui proposer. Je n’attendais pas votre conseil pour ça.

— Alors, je n’ai plus aucune crainte pour toi, mon fils. »


Les soldats introduisirent Rashgallivak et, suivant les instructions que Mouj leur avait données plus tôt, le projetèrent brutalement par terre. Une fois qu’ils eurent disparu, Rashgallivak se tâta le nez. Il n’était pas cassé, mais il saignait de sa rencontre avec le sol, et Mouj ne proposa rien pour l’essuyer. Comme les soldats l’avaient dépouillé de ses vêtements avant de l’amener, Rashgallivak n’eut d’autre choix que de laisser le sang lui couler dans la bouche et sur le menton.

« Je pensais bien vous rencontrer un jour ou l’autre, dit Mouj. Ce n’était pas la peine de vous chercher. Je savais que le moment viendrait où vous croiriez posséder quelque chose que je désirerais et où vous m’approcheriez pour négocier votre vie. Mais je n’ai besoin de rien que vous possédiez, soyez-en assuré.

— Alors tuez-moi et qu’on en finisse, répliqua Rashgallivak.

— Très dramatique. J’ai dit que je n’avais besoin de rien, mais j’ai peut-être envie de quelque chose, et j’en ai peut-être assez envie pour ne pas vous arracher les yeux, vous castrer ou vous faire subir quelque autre mignardise avant que vous ne passiez sur le bûcher pour traîtrise envers Basilica.

— C’est vrai, Basilica vous tient profondément à cœur ! ironisa Rashgallivak.

— C’est vous qui me l’avez donnée, pauvre imbécile ! Votre stupidité et votre brutalité m’en ont fait présent. Et elle est désormais le joyau le plus éclatant que je possède. Oh oui, je tiens profondément à Basilica !

— Seulement si vous arrivez à la garder !

— Ah, croyez-moi, je conserverai ce diamant, que je m’en fasse une décoration ou que je la réduise en poussière avant de l’avaler.

— Quelle bravoure, intrépide général ! Et pourtant, vous maintenez dame Rasa en résidence surveillée.

— Il me reste encore bien des pistes à suivre, répondit Mouj. Et je ne vois pas pourquoi toutes ne mèneraient pas à votre mort immédiate. Il faudrait donc faire mieux que me dire ce que je sais déjà.

— Que cela vous plaise ou non, je suis légalement Wetchik et chef du clan palwashantu, et bien que personne ne me porte dans son cœur en ce moment, si les hommes sans droits qui vivent en dehors des murs voyaient que j’avais vos faveurs et de l’autorité à partager, ils se rallieraient à moi. Ça pourrait vous être utile.

— À ce que je vois, vous caressez le rêve pathétique de vous mesurer à moi dans la course au pouvoir.

— Non, général. J’ai passé ma vie comme intendant, à bâtir et à consolider la maison de Wetchik. Gaballufix m’a persuadé d’agir selon des ambitions que je n’avais jamais connues avant qu’il me les mette en tête. J’ai eu amplement le temps de regretter de l’avoir cru, de me mépriser pour avoir paradé en me prenant pour un grand chef, alors que je suis fait pour être intendant, c’est tout. Je ne suis heureux qu’au service d’un homme plus grand que moi, et je me glorifie d’avoir toujours servi, en effet, le plus grand de Basilica. Il se trouve aujourd’hui qu’il s’agit de vous et, si vous me gardez en vie, vous vous rendrez compte que je suis plein de ressources.

— Et d’une loyauté sans faille ?

— Vous ne me ferez jamais confiance, je le sais parfaitement. J’ai trahi Wetchik, à ma grande honte. Mais seulement alors qu’il était déjà en exil et sans pouvoir. Vous, vous ne faiblirez jamais, vous n’échouerez pas ; vous pouvez donc implicitement vous fier à moi. »

Mouj ne put s’empêcher d’éclater de rire. « Vous me demandez de me fier à votre loyauté parce que vous êtes trop poltron pour trahir un homme fort ?

— J’ai eu le temps d’apprendre à me connaître, général Vozmujalnoy Vozmojno. Je n’ai envie de tromper personne, ni vous ni moi.

— Je peux placer qui je veux à la tête de cette racaille qui se donne le nom de Palwashantu, dit Mouj, ou bien la commander moi-même. En quoi aurais-je besoin de vous vivant, alors que j’ai tant à gagner à votre confession et votre exécution publiques ?

— Vous êtes un grand général et un meneur d’hommes brillant, mais vous ne connaissez pas encore Basilica.

— Assez bien quand même pour m’en être rendu maître sans y perdre un seul de mes soldats.

— Alors, puisque vous savez tout, général Vozmujalnoy Vozmojno, peut-être comprendrez-vous tout de suite en quoi l’achat par Shedemei d’une douzaine de caissons secs chez moi présente tant d’intérêt.

— Ne jouez pas au plus fin avec moi, Rashgallivak. J’ignore totalement qui est ce Shedemei et ce que signifie cet achat de caissons secs, vous le savez très bien.

— Shedemei est une femme, général ; une savante renommée, excellente généticienne ; elle a créé des plantes qui ont eu beaucoup de succès, entre autres choses.

— Si vous en veniez au fait…

— Shedemei enseigne aussi chez Rasa, dont elle est une des nièces bien-aimées. »

Ah ! Rashgallivak savait peut-être quelque chose d’utile, finalement. Mouj attendit la suite.

« On se sert des caissons secs pour transporter des semences et des embryons sur de longues distances sans réfrigération. Elle m’a raconté qu’elle comptait déménager tout son laboratoire dans une cité loin d’ici, et que c’était pour ça qu’elle avait besoin de caissons.

— Et vous n’y croyez pas.

— Que Shedemei déplace son laboratoire en ce moment relève de la plus haute fantaisie. Tout danger est passé, cela se voit, et elle devrait donc se replonger tout simplement dans son travail. D’ordinaire, elle s’y abstrait complètement, au point d’en oublier le monde qui l’entoure.

— Par conséquent, son projet de quitter Basilica lui a été soufflé par Rasa, c’est ce que vous pensez ?

— Rasa est fidèle à Wetch… à Volemak, l’ancien Wetchik, depuis de nombreuses années. Il s’est exilé de la cité il y a plusieurs semaines sous prétexte d’obéir à une vision envoyée par Surâme. Puis ses fils sont revenus pour essayer d’acheter l’Index palwashantu à Gaballufix. »

Rashgallivak s’interrompit comme s’il s’attendait que Mouj opère quelque rapprochement, bien qu’il sût pertinemment que c’était impossible : c’était sa façon à lui d’affirmer qu’il était nécessaire au général, lequel n’avait pourtant nulle intention d’entrer dans son jeu. « Dites-le moi ou ne me le dites pas, fit Mouj ; de toute manière, c’est moi qui déciderai si j’ai ou non besoin de vous. Mais si vous persistez à croire que vous pouvez me manipuler, vous ne faites que prouver votre inutilité. »

Rashgallivak soupira et reprit :

« Il est clair que Volemak rêve toujours de prendre le pouvoir à Basilica ; sinon, pourquoi voudrait-il l’Index ? Sa seule valeur est celle d’un symbole d’autorité chez les Palwashantu ; il leur rappelle ces temps très anciens où ils n’étaient pas sous la coupe des femmes. Rasa, elle, est son épouse et dispose de son côté d’une grande influence. Seule, elle représente déjà pour vous un danger ; mais ensemble, ils seraient redoutables. Qui d’autre pourrait unir la cité contre vous ? Shedemei ne préparerait pas un tel voyage si Rasa ne le lui avait pas demandé. Par conséquent, Rasa et Volemak doivent avoir un plan où les caissons secs jouent un rôle.

— Et de quel genre ?

— Shedemei est une brillante généticienne, comme je l’ai dit. Supposons qu’elle crée une moisissure ou un champignon qui se répandrait comme une maladie dans Basilica, et que seuls les partisans de Rasa et de Volemak disposent du fongicide adéquat ?

— Un champignon. Ah bon. Et vous croyez que ce serait une arme contre les soldats gorayni ?

— Personne ne s’en est jamais servi comme arme, général. J’ai moi-même eu du mal à l’imaginer. Mais songez à l’efficacité de vos hommes dans un combat s’ils étaient en proie à des démangeaisons atroces, insupportables.

— Des démangeaisons », répéta Mouj. C’était absurde, c’était risible. Et pourtant, c’était possible : des soldats distraits par un champignon irritant et tenace ne se battraient pas bien. La cité elle-même ne serait pas facile à diriger si ses habitants souffraient d’un tel fléau. Les gouvernements n’étaient jamais moins respectés que quand ils se révélaient impuissants face à une épidémie ou à une famine ; Mouj s’était servi bien des fois de ce phénomène contre les ennemis de l’Impérator. Rasa et Volemak poussaient-ils donc le vice jusqu’à concevoir une arme aussi inconcevable ? D’utiliser une savante comme fabricante d’armes ? Dieu permettrait-il une pratique aussi vile ?

À moins que…

À moins que, comme moi, Rasa et Volemak n’aient appris à résister à Dieu. Pourquoi serais-je seul capable de détourner les efforts de Dieu pour abrutir les hommes quand ils tentent de prendre pied sur la route du pouvoir ?

Mais d’un autre côté, pourquoi Rashgallivak ne serait-il pas l’instrument que Dieu utilisait pour le tromper ? Bien des jours s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’il avait cherché à l’empêcher d’agir. Dieu, ayant échoué à dominer Mouj directement, n’essayait-il pas de le contrôler en l’entraînant à la poursuite de ridicules complots imaginaires ? Nombreux avaient été les généraux abattus par des chimères comme celle que Rashgallivak décrivait.

« Ces caissons ne pourraient-ils pas servir à autre chose ? demanda Mouj, mettant son intuition à l’épreuve.

— Si, naturellement. Je ne faisais que présenter la possibilité la plus extrême. Ces caissons sont aussi très efficaces pour transporter des vivres dans le désert, que Volemak et ses fils – Elemak, l’aîné, en particulier – connaissent mieux que beaucoup. Il ne leur fait pas peur. Ils projettent peut-être de constituer une armée. Vous, vous n’avez que mille hommes, ici.

— Le reste de l’armée gorayni arrivera très bientôt.

— Alors, c’est peut-être pour ça que Volemak n’avait besoin que de douze caissons ; il n’aura pas à nourrir bien longtemps sa petite armée.

— Une armée, dit Mouj d’un ton méprisant, et douze caissons. On vous a pris en possession d’un mandat pour des pierres précieuses de très grande valeur ; qu’est-ce qui me dit qu’on ne vous a pas payé pour me raconter des absurdités et me faire perdre mon temps ?

— On ne m’a pas pris, général ; c’est moi qui me suis rendu à vos soldats, de mon propre chef. Et j’ai apporté le mandat plutôt que les pierres pour vous faire voir qu’il était bien de la main de Shedemei. Le montant est de loin supérieur à la valeur des caissons. Elle essayait visiblement d’acheter mon silence.

— Admettons. Ainsi, vous en êtes là, Rashgallivak ; il y a quelques jours, vous croyiez dominer la cité, et voilà que vous trahissez encore une fois votre ancien maître pour vous mettre dans les bonnes grâces du nouveau. Voulez-vous m’expliquer pourquoi je me retiendrais de vomir rien qu’à vous voir ?

— Parce que je peux vous être utile.

— Oui, oui, j’imagine, comme un chien hargneux mais affamé. Alors dites-moi, Rashgallivak, quel os voulez-vous que je vous jette ?

— Ma vie, général.

— Votre vie ne vous appartiendra plus jamais, jusqu’à la fin de vos jours. Je répète donc : sur quel os voulez-vous vous faire les dents ? »

Rashgallivak hésita, et Mouj ajouta aussitôt :

« Si vous prétendez répondre au désir altruiste de me servir, moi, l’Impérator ou Basilica, je vous fais étriper sur l’heure et brûler sur la place du marché.

— On ne brûle pas les traîtres, chez nous. Vous passeriez pour un monstre aux yeux des Basilicains.

— Au contraire ! rétorqua Mouj. Ils seraient très heureux de vous voir appliquer un tel traitement, à vous. Nul n’est civilisé au point de ne pas goûter la vengeance, même si plus tard les braves gens crèvent du remords de s’être délectés de cette souffrance-là.

— Cessez de me menacer, général. J’ai vécu dans la terreur et j’en ai fini avec elle. Que vous me tuiez ou non, que vous me torturiez ou non, peu me chaut. Décidez simplement de ce que vous allez faire.

— Dites-moi d’abord ce dont vous avez envie ; votre désir secret ; ce que vous pourriez tirer de mieux de cette situation. »

À nouveau, Rashgallivak hésita. Mais cette fois, il trouva la force d’exprimer son souhait. « Dame Rasa », murmura-t-il.

Mouj eut un léger hochement de tête. « Ainsi toute ambition n’est pas morte en vous, dit-il. Vous rêvez encore de vivre bien loin au-dessus de votre position.

— J’ai répondu parce que vous insistiez, général. Je sais que ça n’arrivera jamais.

— Sortez d’ici. Mes hommes vont vous emmener prendre un bain et vous habiller. Vous allez vivre au moins encore une nuit…

— Merci, général. »

Les soldats entrèrent et entraînèrent Rashgallivak – mais cette fois sans brutalité. Mouj n’avait pourtant pas décidé de se servir de lui ; sa mort constituait toujours une possibilité séduisante – quelle façon plus tranchante pour le général de se déclarer maître de Basilica que d’appliquer la justice d’une façon aussi publique, aussi populaire et avec un mépris aussi manifeste de la loi, de la coutume et des convenances basilicaines ? Les citoyens adoreraient ce geste et, du coup, la cité cesserait d’être la Basilica d’antan. Elle deviendrait quelque chose de nouveau. Une nouvelle cité.

Ma cité.

Rashgallivak marié à Rasa ! Quelle idée répugnante, née d’un petit esprit méprisable ! Pourtant, une telle union humilierait sûrement Rasa et lui collerait définitivement aux yeux de beaucoup l’étiquette de traîtresse à Basilica. Elle resterait néanmoins une des figures dirigeantes de la cité, tout auréolée de légitimité. Après tout, elle était sur la liste de Bitanke. Tout comme Rashgallivak.

Très intéressante, cette liste, d’ailleurs. Bien pensée et tout à fait audacieuse. Décidément, Bitanke était intelligent et très utile ; par exemple, il avait la sagesse de ne pas sous-estimer la capacité de persuasion de Mouj : il n’écartait aucune personne de sa liste sous prétexte qu’à son avis, elle refuserait de servir Mouj en gouvernant Basilica à sa place.

En conséquence, les noms qui venaient en tête étaient, sans surprise, ceux-là mêmes des personnes que Rashgallivak avait désignées comme rivaux potentiels : Volemak et Rasa. On y trouvait aussi Rashgallivak lui-même. Et le fils et héritier de Volemak, Elemak, tant à cause de ses talents que de sa légitimité. Le dernier fils de Volemak et de Rasa également, Nafai, qui faisait le lien entre ces deux grands noms et parce qu’il avait tué Gaballufix de ses propres mains.

Tous ceux qui pouvaient servir les buts de Mouj étaient-ils donc liés à la maison de Rasa ? Cela ne le surprenait pas ; dans la plupart des cités qu’il avait conquises, il y avait deux ou trois clans, tout au plus, qu’il fallait éliminer ou faire basculer dans son camp si l’on voulait contrôler la population. Presque tous les autres de la liste de Bitanke se révéleraient beaucoup trop inconsistants pour bien gouverner sans une aide constante de Mouj, comme Bitanke lui-même le remarquait : ils penchaient trop vers certaines factions ou manquaient par trop de soutiens.

Les deux seuls qui n’eussent pas de liens du sang avec Volemak ou Rasa étaient néanmoins nièces chez Rasa : Luet, la sibylle de l’eau, et Hushidh, la déchiffreuse. Ce n’étaient encore que des gamines, naturellement, sûrement pas prêtes à se charger de la difficile tâche de gouverner une cité. Mais elles jouissaient d’un prestige immense auprès des Basilicaines, la sibylle surtout. Elles ne serviraient que de prête-noms, mais avec Rashgallivak pour exercer le vrai pouvoir et Bitanke pour le surveiller et empêcher qu’on manipule les deux gamines contre les intérêts du général, la cité fonctionnerait très bien et Mouj pourrait s’occuper de ses vrais problèmes – les cités de la Plaine et l’Impérator.

Rashgallivak marié à Rasa. Cela faisait désagréablement dynastie. Nul doute que dans ses rêves, Rash un jour supplantait Mouj et régnait sans partage. Bah, difficile de le lui reprocher ! Mais une dynastie s’élèverait bientôt qui surpasserait tous ses rêves pitoyables. Il pourrait bien se contenter de dame Rasa, mais quelle comparaison avec le splendide mariage de la sibylle ou de la déchiffreuse avec le général Mouj lui-même ? Voilà une dynastie qui durerait mille ans ! Voilà une dynastie capable de renverser la faible maison de ce pathétique petit homme qui avait l’audace de se nommer l’incarnation de Dieu – l’Impérator, dont la puissance se réduirait à néant quand Mouj déciderait de s’attaquer à lui.

Et, jouissance des jouissances, en épousant et en retournant un des instruments privilégiés de Surâme, Mouj obtiendrait la victoire qui lui tenait le plus à cœur : la victoire sur Dieu ! Tu n’as jamais été assez fort pour me dominer, ô Tout-Puissant. Et je vais prendre maintenant ton élue grosse de tes visions et en faire la mère d’une dynastie qui te résistera et détruira tous tes plans et toutes tes œuvres !

Empêche-moi de le faire si tu le peux ! Je suis bien trop fort pour toi !


Nafai trouva Luet et Hushidh qui l’attendaient dans leur cachette, sur le toit. Elles paraissaient très graves, ce qui ne calma certes pas ses craintes. Jusqu’à présent, il ne s’était jamais considéré comme un enfant ; il se pensait l’égal de n’importe qui. Mais voilà que sa jeunesse le pressait de toute part. Il n’avait pas songé à se marier, ni même à décider si tôt qui épouser. Et il ne s’agissait pas de l’union souple, temporaire qu’il avait imaginée pour son premier mariage. Sa femme serait probablement la seule qu’il aurait jamais et si son union tournait mal, il n’aurait aucun recours. En voyant Luet et Hushidh qui le regardaient, solennelles, en train de traverser le toit inondé de soleil, le doute le reprit : pouvait-il épouser Luet, cette jeune fille si parfaite et si sage aux yeux de Surâme ? Elle s’était donnée à la divinité avec amour, avec dévotion, avec courage – et lui comme un sale gosse qui raille et met à l’épreuve son parent inconnu. Depuis des années, elle parlait avec Surâme ; plus important peut-être, elle portait la parole de Surâme aux Basilicaines. Elle savait dominer les autres – n’en avait-il pas eu la démonstration au bord du lac, quand elle avait défié les femmes et sauvé la vie de Nafai ?

Dois-je venir à toi comme un époux ou comme un enfant ? Comme un compagnon ou comme un disciple ?

« Alors, le conseil de famille est terminé ? » dit Hushidh quand il fut assez près.

Il prit place sur le tapis étendu sous l’auvent ; l’ombre ne lui procura néanmoins qu’un maigre bien-être après la chaleur du dehors. Il dégoulinait de sueur et prit alors conscience de son corps nu sous ses vêtements. S’il épousait Luet, il devrait lui offrir ce corps ce soir même. Combien de fois n’avait-il pas rêvé d’une telle offrande !

Mais jamais il n’aurait pensé se donner à une jeune fille qui l’emplissait de respect et de timidité, bien qu’elle fût elle-même dépourvue de toute expérience ; dans ses rêveries, la femme se mourait de désir pour lui et il se révélait un amant hardi et prompt à l’action. Il n’y aurait rien de tel ce soir.

Alors, une idée affreuse lui vint : et si Luet n’était pas encore prête ? Et si elle n’était même pas encore une femme ? Il adressa une courte prière à Surâme, sans pouvoir toutefois la terminer, car il ignorait lui-même s’il souhaitait ou redoutait qu’elle fût bel et bien une femme.

« Comme les liens sont déjà étroitement tissés ! dit Hushidh.

— De quoi est-ce que tu parles ? demanda Nafai.

— Nous sommes reliés à l’avenir par tant de filaments ! Surâme a toujours dit à cette chère Luet qu’elle voulait que les hommes la suivent librement ; mais j’ai l’impression qu’elle nous a capturés dans un filet aux mailles très fines et que nous avons à peu près autant de choix qu’un poisson qu’on a remonté du fond de la mer.

— On a le choix, répondit Nafai. On a toujours le choix.

— Tu le crois vraiment ? »

Ce n’est pas à toi que je veux parler, Hushidh. Je suis venu pour Luet, aujourd’hui.

« On a le choix de suivre ou non Surâme, dit Luet d’une voix qui paraissait douce et paisible à côté de celle d’Hushidh, plus âpre. Et si on choisit de la suivre, on n’est pas coincé dans son filet ; elle nous emporte plutôt dans son couffin vers l’avenir. »

Hushidh eut un pâle sourire. « Tout dans la joie et la bonne humeur, hein, Lutya ? »

Si je dois devenir un homme et un époux, songea Nafai, je dois apprendre à aller de l’avant courageusement, même si j’ai peur. « Luet, dit-il. Puis : Lutya.

— Oui ? »

Mais il n’arrivait pas à oublier les yeux d’Hushidh qui le transperçaient, voyant en lui ce qu’il n’avait pas envie de montrer.

« Hushidh, reprit-il, je pourrais parler à Luet seul à seul ?

— Je n’ai pas de secrets pour ma sœur, intervint Luet.

— Et ce sera toujours vrai même quand tu auras un mari ? demanda Nafai.

— Je n’ai pas de mari.

— Mais si tu en avais un, j’espère que c’est avec lui que tu partagerais le fond de ton cœur, et pas avec ta sœur.

— Si j’avais un époux, j’espère qu’il n’aurait pas la cruauté de m’obliger à délaisser ma sœur, ma seule famille au monde.

— Si tu avais un époux, dit Nafai, il aimerait ta sœur comme si c’était la sienne. Mais pas autant tout de même qu’il t’aimerait, toi, et donc, tu ne devrais pas aimer ta sœur autant que lui.

— Tous les mariages ne sont pas d’amour, répliqua Luet. Certains se font par manque de choix. »

Ces paroles l’atteignirent droit au cœur. Elle savait ce qu’il en était, naturellement ; si Surâme l’avait averti, lui, elle devait aussi avoir été mise au courant. Et elle lui disait maintenant qu’elle ne l’aimait pas, qu’elle l’épousait parce que Surâme l’avait ordonné.

« C’est exact, dit-il. Mais ça n’empêche pas les époux de se traiter l’un l’autre avec courtoisie et bonté, jusqu’à ce qu’ils apprennent à se faire confiance. Ça ne les empêche pas de décider de s’aimer, même s’ils n’ont pas choisi librement de s’épouser.

— J’espère que tu dis vrai.

— Je te promets de m’y tenir si tu me fais la même promesse. »

Luet le regarda avec un sourire dépité. « Ah ! C’est donc ainsi que je dois entendre mon futur époux me faire sa déclaration ? »

Voilà : il avait fait tout de travers. Il l’avait vexée, peut-être blessée, en tout cas déçue. L’idée de se marier avec lui devait lui paraître repoussante, à présent. Ne comprenait-elle pas qu’il ne l’aurait jamais contrainte sur un sujet pareil ? En bredouillant, il tâcha d’exprimer ce qu’il pensait : « Surâme nous a choisis l’un pour l’autre ; alors oui, je te demande de m’épouser, et pourtant j’ai peur.

— Tu as peur de moi ? demanda Luet, ahurie.

— Je ne crains pas que tu me veuilles du mal – tu m’as sauvé la vie et tu avais sauvé mon père auparavant. J’ai peur… de ton mépris ; j’ai peur d’être toujours humilié devant vous deux ; vous verrez toutes mes faiblesses, vous me regarderez de haut. Comme maintenant. »

De toute sa vie, Nafai n’avait jamais exprimé ses peurs avec une franchise aussi brutale ; il ne s’était jamais senti aussi nu, aussi vulnérable devant personne. Il n’osait plus regarder Luet – ni Hushidh – en face, de peur de voir leur expression de mépris étonné.

« Oh, Nafai, pardonne-moi ! » murmura Luet.

C’était ce qu’il avait le plus redouté : elle avait pitié de lui ! Elle le voyait dans toute sa faiblesse, sa frayeur, son indécision, et elle le plaignait. Et pourtant, dans la douleur de sa déception, il sentit un brillant petit feu de joie s’allumer en lui. J’ai réussi à le faire ! J’ai montré ma faiblesse à ces maîtresses femmes et je suis toujours moi-même, toujours vivant au fond de moi, pas du tout vaincu !

« Nafai, je ne pensais qu’à ma propre peur, dit Luet. Je n’ai pas imaginé un instant que tu ressentirais la même chose, sinon je n’aurais pas demandé à Shuya de rester.

— Et ce n’est pas un plaisir d’être ici, je vous assure, commenta Hushidh.

— J’ai eu tort de t’obliger à dire tout ça devant elle, reprit Luet. Et d’avoir peur de toi. J’aurais dû savoir que Surâme ne t’aurait pas choisi si tu n’avais pas été quelqu’un de bien. »

Comment ? Elle avait peur de lui, elle ?

« Tu ne veux pas me regarder, Nafai ? Je sais que tu ne l’as jamais fait auparavant, en tout cas pas avec espoir ni avec désir, mais maintenant que Surâme nous a donnés l’un à l’autre, ne peux-tu pas me regarder avec… avec bonté, au moins ? »

Comment pouvait-il lever ses yeux, alors qu’ils étaient pleins de larmes ? Mais si elle le lui demandait, si elle devait être déçue par un refus, comment faire autrement ? Il la regarda donc et, malgré les larmes qui lui brouillaient la vue – larmes de joie, de soulagement, d’émotions plus fortes encore qu’il ne comprenait pas –, il la vit comme pour la première fois, comme si son âme lui était devenue transparente. Il vit la pureté de son cœur, son don total d’elle-même à Surâme, à Basilica, à sa sœur et à lui-même. Il vit qu’en son cœur, elle ne rêvait que de bâtir quelque chose de beau, de parfait, et qu’elle ne demandait qu’à le tenter avec le garçon assis devant elle.

« Que vois-tu, quand tu me regardes ainsi ? dit Luet ; sa timidité n’avait pas pu la retenir de poser cette question.

— Je vois la grande et belle femme que tu es, et le peu de raison que j’ai de te craindre, parce que jamais tu ne feras de mal, ni à moi ni à personne.

— C’est tout ce que tu vois ?

— Je vois que Surâme a trouvé en toi le plus parfait exemple de ce que la race humaine doit devenir si nous voulons ne plus faire qu’un et ne plus jamais nous détruire.

— Rien d’autre ? demanda-t-elle.

— Qu’est-ce qui peut être plus merveilleux que tout cela ? »

Les yeux de Nafai s’étaient assez désembués pour distinguer qu’elle était sur le point de pleurer à son tour – mais non de joie.

« Nafai, pauvre crétin, homme aveugle, intervint Hushidh, tu ne comprends donc pas ce qu’elle attend que tu voies ? »

Non, je ne comprends pas, pensa-t-il. J’ignore tout ce qu’il convient de dire. Je ne suis pas comme Mebbekew, je ne suis ni astucieux ni délicat, je vexe tout le monde quand j’ouvre la bouche, et voilà que ça recommence alors que je n’ai fait que dire honnêtement ce que je ressens.

Il la regarda avec un sentiment d’impuissance ; que faire ? Elle fixait sur lui des yeux affamés qui brûlaient de recevoir… quoi ? Il l’avait louée avec sincérité, comme il n’aurait pu le faire d’aucune autre, et elle méprisait ses louanges parce qu’elle attendait autre chose et il ne savait pas quoi. Son silence même la blessait, lui déchirait le cœur, il s’en rendait bien compte – mais il n’y pouvait absolument rien.

Elle était si frêle, si jeune ! Plus jeune encore que lui. Il n’en avait jamais pris conscience jusque-là. Elle avait toujours été sûre d’elle et, parce que c’était la sibylle de l’eau, elle l’avait toujours impressionné. Il ne s’était jamais rendu compte de sa fragilité, de la délicatesse de sa peau lumineuse, de la finesse de son ossature. Un gravier pourrait la meurtrir, et je la vois lapidée par des pierres que j’ai jetées sans le savoir. Pardonne-moi, Luet, tendre enfant, douce jeune fille ! J’avais peur pour moi-même, mais je me suis révélé parfaitement solide, même quand je croyais qu’Hushidh et toi me méprisiez. Tandis que toi, que j’imaginais si forte…

Il se dressa impulsivement sur les genoux, la prit dans ses bras et la serra contre lui, comme il aurait tenu un enfant en larmes. « Excuse-moi, murmura-t-il.

— Ne t’excuse pas, je t’en prie », répondit-elle. Mais sa voix était aiguë, comme celle d’un enfant qui se retient de pleurer, et il sentit des larmes mouiller sa chemise et le corps de Luet trembler de sanglots silencieux.

« Pardonne-moi d’être tout ce qu’on te propose comme époux, dit-il.

— Et moi, pardonne-moi d’être tout ce qu’on te propose comme épouse, répondit-elle. Pas la sibylle de l’eau, pas la magnifique créature que tu croyais voir. Rien que moi. »

Alors, il comprit enfin ce qu’elle attendait de lui, et il ne put s’empêcher de rire, parce que sans le savoir il venait de le lui donner. « Tu croyais que je disais tout ça à la sibylle ? Mais non, malheureuse ! C’est à toi que je parlais, à Luet, à la jeune fille que j’ai rencontrée à l’école de ma mère, à celle qui se payait ma tête et celle de n’importe qui quand ça la prenait, à celle que je tiens en ce moment dans mes bras ! »

Et elle éclata de rire – ou bien elle sanglota, il ne savait pas exactement. En tout cas, c’était un progrès. Elle ne demandait rien d’autre : apprendre de sa bouche qu’il ne s’adressait pas seulement à la sibylle de l’eau, qu’il épousait surtout l’être humain fragile et imparfait, et non l’image écrasante qu’elle présentait sans le vouloir.

Il lui caressa le dos pour la consoler ; mais il sentit en même temps les courbes de son corps, la géométrie des côtes et de la colonne vertébrale, la texture et la douceur de sa peau tendue sur les muscles. Ses mains exploraient, mémorisaient, découvraient pour la première fois ce qu’était le dos d’une femme aux mains d’un homme. Elle était réelle ; ce n’était pas un rêve.

« Ce n’est pas Surâme qui t’a donnée à moi, dit-il à mi-voix. C’est toi qui te donnes à moi.

— Oui, répondit-elle. C’est vrai.

— Et moi, je me donne à toi. Même si j’appartiens moi aussi à Surâme. »

Il se recula un peu, assez pour nicher dans sa main droite la nuque de Luet qui le regardait, assez pour toucher sa joue de la main gauche.

Et soudain, comme s’ils avaient eu la même idée au même instant – ce qui était le cas, sans aucun doute –, ils se quittèrent des yeux et se tournèrent vers l’endroit où Hushidh s’était tenue pendant leur conversation.

Mais elle n’était plus là. Ils revinrent l’un à l’autre et Luet dit d’un ton consterné : « Je n’aurais pas dû l’obliger à assister à…»

Elle n’acheva pas sa phrase parce qu’à cet instant précis, Nafai décida d’apprendre à embrasser une femme, et ce fut elle, bien qu’elle n’eût jamais embrassé d’homme, qui le lui enseigna.

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