2 L’occasion

Le rêve de la sibylle de l’eau

Luet n’avait encore jamais tenté de faire un rêve en urgence ; il ne lui était donc pas venu à l’esprit qu’elle ne pouvait pas aller se coucher et faire un rêve comme ça, simplement en claquant des doigts. Bien au contraire ; c’était sans doute ce sentiment d’urgence qui l’avait gardée éveillée et empêchée de rêver. Elle était furieuse et honteuse de n’avoir rien pu apprendre de Surâme avant que tante Rasa ne doive prendre une décision à propos de Smelost, le soldat. Pire, malgré le mutisme de Surâme, Luet avait la conviction que c’était une erreur d’envoyer Smelost chez les Gorayni. Parce que Gaballufix était l’ennemi des Gorayni, ils accepteraient automatiquement de donner asile à l’un de ses opposants ? Non, c’était trop simple !

Luet avait eu l’intention d’exprimer son sentiment, et elle l’aurait sans doute fait si Rasa n’avait pas quitté la maison en coup de vent, accompagnée de Vas. Ensuite, elle n’avait pu que regarder Smelost emballer les vivres et les affaires que les domestiques lui avaient préparés et sortir discrètement par l’arrière de la maison.

Pourquoi Rasa n’avait-elle pas pris le temps de réfléchir un peu plus ? N’aurait-il pas mieux valu envoyer Smelost rejoindre Wetchik au désert ? Mais il n’y avait plus de Wetchik, exact. Il n’y avait plus que Volemak, l’homme qui avait été Wetchik avant que Gaballufix ne le dépouille de son titre quand cela ? Hier, oui, hier seulement. Rien que Volemak… Et pourtant Luet savait que de tous les hommes influents de Basilica, Volemak était le seul inscrit dans les plans de Surâme.

Tous les problèmes avaient commencé quand Surâme avait envoyé à Volemak sa vision de Basilica en feu. Elle l’avait averti qu’une alliance avec Potokgavan mènerait à la destruction de la cité ; mais elle n’avait jamais promis que Basilica pourrait s’en remettre à l’amitié des Gorayni. Et d’après ce que Luet savait des Gorayni – les Têtes Mouillées, comme on les appelait à cause de leur coutume de s’huiler les cheveux –, c’était une mauvaise idée d’envoyer Smelost leur demander asile. Cela leur donnerait la fausse impression que leurs alliés n’étaient pas en sécurité à Basilica. Cela ne risquait-il pas de les inciter à faire ce que tout le monde redoutait, c’est-à-dire envahir la cité et s’en rendre maîtres ?

Non, c’était une erreur de leur expédier Smelost. Cependant, comme Luet n’était pas parvenue à cette conclusion en tant que sibylle mais en suivant son propre raisonnement, personne ne voudrait l’écouter. C’était une enfant, sauf quand Surâme la possédait, si bien qu’elle n’avait droit au respect que quand elle n’était pas elle-même. Elle s’en exaspérait ; mais qu’y faire, sinon espérer qu’elle se trompait quant à Smelost et aux Gorayni et attendre impatiemment de devenir une femme à part entière ?

Ce qui l’inquiétait peut-être encore plus, c’est qu’il n’était pas dans les habitudes de Rasa de se tromper à ce point. Elle paraissait agir dans la peur, sans réfléchir. Et si le jugement de Rasa était faussé, sur quoi Luet pouvait-elle se reposer ?

Il fallait qu’elle en parle à quelqu’un. Pas à sa sœur Hushidh ; Shuya était très avisée, très prévenante et l’écouterait sûrement, mais elle se fichait totalement de tout ce qui ne touchait pas Basilica. C’était bien son problème en tant que déchiffreuse ; Hushidh vivait dans la vision permanente de tous les rapports et de toutes les relations entre les gens qui l’entouraient. Ce sens de la trame formait naturellement l’élément le plus important de son existence, qui lui permettait de voir les gens se lier entre eux puis se détacher, former des communautés puis les dissoudre. Et sous-jacente à tout cela, il y avait son intense conscience du tissu de Basilica elle-même. Elle adorait la cité, mais elle la connaissait si bien, se concentrait si étroitement sur elle qu’elle n’avait strictement aucune idée des relations qu’entretenait Basilica avec le reste du monde. Elles étaient trop vastes, trop impersonnelles.

Luet tenta quand même d’en discuter avec elle, mais Hushidh s’endormit presque aussitôt. Impossible de lui en vouloir ; l’aube était presque là et il leur avait manqué plusieurs heures de sommeil en milieu de nuit. Luet elle-même aurait dû être en train de dormir.

Si seulement je pouvais parler à Nafai ou Issib. À Nafai, surtout ; lui peut communiquer avec Surâme quand il est éveillé. Il ne reçoit peut-être pas mes visions, il ne voit pas avec la pénétration et la limpidité d’une sibylle, mais au moins il obtient des réponses, simples et pratiques. Et il n’est pas obligé de s’endormir pour ça. Ah, si seulement il était ici ! Mais Surâme l’a envoyé avec son père et tous ses frères dans le désert ; c’est là que Smelost aurait dû partir, il n’y a pas de doute. Auprès de Nafai, pour autant qu’on sache où il est.

Enfin, très longtemps après, les pensées exaspérées de Luet se brouillèrent et sombrèrent dans le chaos du sommeil ; et de son repos troublé monta un rêve, un rêve qu’elle n’oublierait pas car il avait sa source en dehors d’elle-même, et son sens ne devait rien aux aveugles décharges synaptiques de son cerveau endormi.

« Réveille-toi, dit Hushidh.

— Mais je suis réveillée ! protesta Luet.

— Ça fait deux fois que tu me réponds ça, Lutya, et chaque fois tu te rendors. C’est le matin et ça va encore plus mal qu’on ne le croyait.

— Si c’est ce que tu m’as annoncé chaque fois que je me suis réveillée, pas étonnant que je me sois rendormie !

— Tu as assez roupillé. » Et Hushidh entreprit de lui raconter tout ce qui s’était passé chez Kokor dans la nuit.

Luet avait du mal à concevoir que de telles choses puissent arriver – surtout à des gens liés à la maison de Rasa. Mais il ne s’agissait pas de simples rumeurs. « Alors, c’est pour ça que Vas a emmené Rasa ? dit-elle.

— C’est fou ce que tu as l’esprit vif le matin ! »

Les pensées de Luet étaient si paresseuses qu’elle ne se rendit pas tout de suite compte qu’Hushidh faisait de l’ironie. « J’étais en train de rêver », dit-elle pour expliquer la lenteur de sa réaction.

Mais Hushidh ne s’intéressait pas à son rêve. « Pour cette pauvre tante Rasa, le cauchemar commence au réveil. »

Luet s’efforça de trouver un élément positif dans tout cela. « Au moins, elle a la consolation de savoir que Kokor et Sevet avaient été placées comme nièces chez Dhelembuvex ; ça n’éclaboussera pas sa maison…

— Ça n’éclaboussera pas… ! Mais voyons, ce sont ses filles, Lutya ! Et tatie Dhel était tout le temps fourrée ici avec elles pendant leur apprentissage dans sa maison ! Ça n’a rien à voir avec leur éducation. Voilà ce que c’est d’être les filles de Gaballufix ! Mais quand même, quelle ironie que la nuit de sa mort une de ses filles coupe le sifflet à l’autre d’un coup de poing !

— C’est la douceur du miel qui coule de tes lèvres à chaque mot que tu prononces, Shuya. »

Hushidh lui lança un regard noir. « Tu n’as jamais aimé non plus les filles de tante Rasa, alors ne viens pas jouer les saintes nitouches avec moi ! »

En fait, Luet ne s’était jamais beaucoup intéressée aux filles de Rasa. Elle était trop jeune les derniers temps de leur séjour chez elle. Mais Hushidh, plus âgée, avait des souvenirs précis de l’ambiance que créait leur présence permanente, avec Kokor qui suivait les cours et des prétendants qui papillonnaient autour d’elles deux. Hushidh aimait à dire en plaisantant que le taux de phéromones n’aurait pas été plus élevé dans un bordel, mais le dégoût que lui inspiraient Kokor et Sevet n’avait rien à voir avec la séduction qu’elles exerçaient sur les hommes. Non, il venait de la jalousie mauvaise qu’elles éprouvaient envers les filles qui gagnaient l’amour et le respect de Rasa. Hushidh n’était pas leur rivale, mais cela ne les avait pas empêchées de la persécuter impitoyablement, de se moquer d’elle quand les professeurs avaient le dos tourné, au point qu’elle s’était quasiment transformée en un fantôme qui se cachait jusqu’au moment des cours pour s’enfuir juste après, qui évitait les repas, les fêtes et les parties de jeu ; et cela avait duré jusqu’au jour où Kokor et Sevet avaient enfin pris époux à un âge heureusement fort tendre – respectivement quatorze et quinze ans – et quitté la maison. À cette époque déjà, Sevet était une chanteuse remarquée et ses exercices – ainsi que ceux de Kokor – avaient empli la maison de chants d’oiseaux. Mais ni elle ni Kokor n’avaient introduit de véritable musique dans la maisonnée de Rasa ; c’est plutôt avec leur départ qu’enfin la musique avait fait son retour. Et Hushidh demeura timide et réservée avec tout le monde, sauf avec Luet. Voilà pourquoi Hushidh était plus intéressée que sa sœur quand les filles de Rasa jouaient jusqu’à son dénouement quelque amère tragédie. Luet, elle, n’en était touchée que dans la mesure où l’affaire attristerait tante Rasa.

« Shuya, tout ça, c’est de la matière à potins, rien de plus. Que dit-on à propos du soldat ? Et de la mort de Gaballufix ? »

Hushidh baissa les yeux ; elle le savait bien, Luet la réprimandait de donner la priorité à des questions sans importance ; mais elle accepta la rebuffade et ne chercha pas à se défendre. « On dit que Smelost conspirait depuis le début avec Nafai. Rashgallivak exige que le conseil ouvre une enquête pour déterminer qui a aidé Smelost à s’échapper de la cité, alors qu’il n’y avait aucun mandat ni rien contre lui quand il est parti. Rasa, elle, ne va réussir qu’à faire placer la garde municipale sous l’autorité des Palwashantu. C’est plutôt moche, tout ça.

— Et si on arrêtait tante Rasa pour complicité avec Smelost ? dit Luet.

— Complicité de quoi ? » rétorqua Hushidh. C’était maintenant Hushidh la Déchiffreuse qui parlait de la cité de Basilica et non plus Shuya l’écolière rapportant une histoire scabreuse sur ses tortionnaires. Luet apprécia le changement, même s’il fallait supporter la stupéfaction théâtrale d’Hushidh devant le manque de perspicacité de sa sœur. « Tu crois que les gens sont complètement fous ? Rashgallivak aura beau essayer de se les rallier, il n’a rien d’un Gaballufix ; il n’a pas le magnétisme personnel qu’il faut pour obliger les populations à le suivre bien longtemps. Tante Rasa lui opposera le sien au conseil et ailleurs.

— Oui, j’imagine, dit Luet. Mais Gaballufix avait tellement de soldats, et maintenant qu’ils sont tous à Rashgallivak…

— Rash n’a pas de relations valables, répondit Hushidh. On l’a toujours apprécié et respecté, mais en tant qu’intendant uniquement – et intendant de Wetchik, en particulier –, si bien qu’il y a peu de chances qu’on lui rende immédiatement tous les honneurs dus au Wetchik, et encore moins le respect qu’on marquait à Gaballufix en tant que chef des Palwashantu. Il n’a pas la moitié du pouvoir qu’il croit posséder ; mais il en a suffisamment tout de même pour créer des troubles, et ça, c’est très inquiétant. »

Enfin bien réveillée, Luet sortit de son lit. Un souvenir lui revint. « J’ai rêvé.

— Oui, je sais. » Puis Hushidh comprit ce qu’elle voulait dire. « Ah ! C’est un peu tard, tu ne crois pas ?

— Ce n’était pas à propos de Smelost, mais de quelque chose de… de très étrange. Et pourtant, j’ai l’impression que c’était plus important que tout ce qui se passe en ce moment.

— Un vrai rêve ? demanda Hushidh.

— Je n’en suis jamais absolument sûre, mais je crois bien. Je m’en souviens si nettement qu’il doit venir de Surâme.

— Alors, raconte-le moi pendant qu’on va prendre le petit-déjeuner. Il est presque midi, mais tante Rasa a ordonné à la cuisinière de nous laisser manger parce qu’on est restées debout la moitié de la nuit. »

Luet enfila une robe, des sandales et suivit Hushidh dans les escaliers qui menaient à la cuisine. « J’ai rêvé d’anges qui volaient.

— Des anges ! Et c’est censé signifier quoi, sauf que tu es superstitieuse quand tu dors ?

— Ils ne ressemblaient pas aux images des livres d’enfants, si c’est à ça que tu penses. Non, on aurait plutôt dit de grands oiseaux, très gracieux. Des chauves-souris, en fait, parce qu’ils avaient de la fourrure, mais avec des visages très intelligents et très expressifs ; et dans le rêve je savais que c’étaient des anges, ne me demande pas pourquoi.

— Surâme n’a pas besoin d’anges. Elle parle directement à l’esprit de toutes les femmes.

— Et de tous les hommes, sauf que plus grand monde ne l’écoute, de même que toi, tu ne m’écoutes pas, Shuya. Je te raconte mon rêve, ou je me contente d’avaler mes tartines parce que, paraît-il, Surâme n’a rien d’intéressant à te dire ?

— Ne joue pas les grands chefs avec moi, Luet. Pour tous les autres, tu es peut-être la grande sibylle de l’eau, prodige de Basilica, mais pour moi, quand tu prends tes grands airs, tu n’es que ma crétine de petite sœur ! »

La cuisinière les foudroya du regard. « Dites donc, j’essaie de faire de cette cuisine une pièce lumineuse et surtout pleine d’harmonie ! Alors, calmez-vous ! »

Penaudes, elles prirent le pain brûlant quelle leur tendait et s’assirent à table où les attendaient un pichet de crème et un pot de miel. Hushidh, comme toujours, émietta son pain dans un bol et versa par-dessus de la crème et du miel ; Luet, selon son habitude, étendit le miel sur le pain qu’elle grignota tout en avalant des gorgées de crème. Chacune prétendait détester la façon de manger de l’autre.

« Sec comme de la poussière », murmura Hushidh. « Pâteux et tout gluant », répondit Luet sur le même ton. Et elles éclatèrent de rire.

« J’aime mieux ça, dit la cuisinière. Vous devriez être plus raisonnables, au lieu de vous chercher noise ! »

La bouche pleine, Hushidh dit : « Le rêve.

— Des anges, répondit Luet.

— Qui volaient, oui. Poilus, comme des grosses chauves-souris. J’avais entendu.

— Pas grosses, les chauves-souris.

— Des chauves-souris, en tout cas.

— Gracieuses, insista Luet. Élancées, voilà. Et puis je suis devenue l’une d’entre elles, et je volais, je volais. Tout était beau et paisible. À ce moment-là, j’ai vu la rivière, je suis descendue et là, sur la berge, j’ai fait comme les autres : j’ai pris de l’argile et j’en ai fait une statue.

— Des anges qui jouent dans la boue ?

— Ce n’est pas plus bizarre que des chauves-souris qui fabriquent des statues, rétorqua Luet. Et tu as du lait qui te coule sur le menton.

— Et toi, tu as du miel sur le bout du nez.

— Eh bien, toi, tu as une grosse pustule moche qui te pousse sur le devant de la tête… Ah, non ! c’est ta…

— C’est ma figure, je sais. Termine le rêve.

— J’amollissais l’argile en la mettant dans ma bouche ; ainsi, quand je ferais la statue (en tant qu’ange, tu me suis) elle contiendrait quelque chose de moi. C’est très significatif, je trouve.

— Ah, c’est hautement symbolique, tout à fait ! » Hushidh prenait un ton badin, mais Luet savait qu’elle écoutait attentivement.

« Et ce n’étaient pas des statues de personnes, ni d’anges ni de rien. Elles avaient parfois des visages, mais il ne s’agissait pas de portraits ni même d’objets. Elles prenaient simplement la forme qu’on voulait leur donner. Il n’y en avait pas deux semblables, mais je savais que la statue que je créais était la seule que je pouvais faire entre toutes. Ça a un sens, tout ça ?

— Pas obligatoire… C’est un rêve, après tout.

— Oui, mais si c’est un vrai rêve, il doit avoir un sens !

— On verra bien à la fin », dit Hushidh. Et elle prit une cuillerée de son pâteux mélange de pain et de lait.

« Une fois qu’on les a eu finies, reprit Luet, on les a portées sur un rocher très haut pour les faire sécher au soleil et on s’est mis à voler autour pendant que chacun regardait les statues des autres. Et puis les anges s’en sont allés et d’un seul coup je n’étais plus avec eux, je n’étais plus un ange, j’étais là, simplement, à contempler les rochers où se dressaient les statues ; et le soleil s’est couché, et dans le noir…

— Tu y voyais dans le noir ?

— Dans mon rêve, oui, dit Luet. Bref, dans la nuit, des rats géants sont arrivés ; chacun d’eux a pris une statue et l’a emportée dans un trou, dans la terre, tout au fond de grands tunnels ; là, chaque rat a donné sa statue à un autre, et ensemble ils se sont mis à la mordiller, à la défaire avec leur salive et à se la tartiner sur tout le corps. Ils se couvraient avec l’argile des statues ! J’étais dans une colère noire, Hushidh ! Elles étaient magnifiques, ces statues, et voilà qu’ils les abîmaient, qu’ils les retransformaient en boue et qu’ils s’en frictionnaient – même sur les parties génitales, partout, partout !

— Des amoureux de la beauté, dit Hushidh.

— Je ne plaisante pas ! Ça m’a brisé le cœur !

— Bon, alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Que représentent les anges et qui sont les rats ?

— Je n’en sais rien. D’habitude, la signification est évidente quand Surâme envoie un rêve.

— À moins que ça ne soit qu’un rêve tout bête.

— Non, je ne crois pas. Il était trop différent et trop clair, et je m’en souviens avec trop de force. Shuya, j’ai l’impression que c’est peut-être le rêve le plus important que j’aie jamais fait.

— Dommage que personne ne le comprenne. Si ça se trouve, c’est encore une de ces prophéties dont tout le monde saisit le sens une fois qu’elles se sont réalisées et qu’il est trop tard pour agir.

— Tante Rasa pourra peut-être l’interpréter. »

Hushidh prit un air sceptique. « Elle n’est pas au mieux de sa forme, en ce moment. »

Luet fut secrètement soulagée : elle n’était pas la seule à avoir remarqué que Rasa ne prenait pas les décisions les plus avisées de sa vie, ces derniers temps. « Alors, il vaut peut-être mieux que je ne lui en parle pas. »

Soudain, un petit sourire apparut sur les lèvres d’Hushidh, signe d’intense autosatisfaction. « Tu veux une interprétation au pif ? » demanda-t-elle.

Luet acquiesça, puis se mit à mordre à belles dents dans son pain trop longtemps abandonné.

« Les anges représentent les femmes de Basilica, commença Hushidh. Au cours des millénaires qu’a vécus cette cité, nous avons façonné une société délicate, raffinée, qui prend sa source en nous-mêmes, comme les chauves-souris de ton rêve fabriquaient leurs statues avec leur salive. Et maintenant que nous avons mis nos œuvres à sécher, nos ennemis vont s’approcher dans le noir pour nous voler ce que nous avons fait. Mais ils sont trop stupides pour voir qu’il s’agit de statues ; en les regardant, ils ne voient que des tas de boue séchée. Alors ils les détruisent en les mouillant, ils se vautrent dans ce qu’il en reste et ils s’enorgueillissent de s’être emparés des arts de Basilica, alors qu’en fait ils n’ont absolument rien de Basilica.

— C’est excellent, dit Luet, impressionnée.

— Je crois aussi.

— Alors, qui sont nos ennemis, finalement ?

— C’est simple, expliqua Hushidh : les hommes.

— Ah non, là, c’est trop simple, répliqua Luet. Basilica a beau être une cité de femmes, les hommes qui y entrent contribuent autant que les femmes aux œuvres d’art qui s’y trouvent. Ils font partie de la communauté, même s’ils n’ont pas le droit d’y posséder de terrain ni de résider dans ses murs sans être mariés.

— J’étais pourtant sûre qu’il s’agissait des hommes dès que tu as parlé de rats géants. »

La cuisinière gloussa de rire au-dessus du ragoût qu’elle préparait pour le dîner.

« Non, c’est autre chose, insista Luet. Potokgavan, peut-être.

— Ou les hommes de Gaballufix, tout simplement, répondit Hushidh. Les tolchocks et aussi ses soldats avec leurs affreux masques.

— Ou alors quelque chose qui reste à venir. » Puis, d’un air désespéré : « À moins que ça n’ait absolument rien à voir avec Basilica. Qui sait ? Mais c’était mon rêve, voilà.

— En tout cas, il ne nous indique pas où il aurait fallu envoyer Smelost ! »

Luet haussa les épaules. « Surâme nous croyait peut-être assez malignes pour découvrir ça sans elle.

— Et elle avait raison ?

— Je n’ai pas l’impression, répondit Luet. C’est une erreur de l’avoir expédié chez les Gorayni.

— Moi, je n’en sais rien, dit Hushidh. Mais manger ton pain sec… ça, c’est une erreur !

— Pas pour nous autres qui possédons des dents, rétorqua Luet. On n’est pas obligées de tremper et de retremper notre pain pour le rendre mangeable. »

Ce qui dégénéra en une dispute pour rire où fusèrent les arguments les plus bêtes et les plus bruyants, jusqu’à ce que la cuisinière mette enfin les deux sœurs à la porte ; ça tombait bien, puisqu’elles avaient fini de déjeuner, de toute façon. Quel plaisir, quelques minutes durant, de jouer ensemble comme des enfants ! Car, elles s’en rendaient bien compte, elles allaient être entraînées pour le meilleur ou pour le pire par le tourbillon des événements qui s’était formé dans Basilica et ses environs. Elles n’en avaient guère envie, évidemment ; mais leurs dons les rendaient nécessaires à la cité et elles la serviraient de leur mieux.

Obéissant à son sens du devoir, Luet se rendit au conseil municipal et y raconta son rêve, qu’on enregistra soigneusement avant de le remettre aux femmes de sagesse qui l’étudieraient pour en découvrir les différents sens et présages. Luet leur livra également l’interprétation d’Hushidh ; on la remercia gracieusement en lui faisant comprendre que c’était très bien d’avoir des rêves – c’était à la portée de n’importe quel crétin – mais qu’il fallait une authentique experte pour comprendre ce qu’ils signifiaient.

À Khlam, et pas dans un rêve

La tempête brûlante et sèche venait du nord-ouest, c’est-à-dire qu’ayant traversé le désert, elle n’apportait pas la moindre humidité mais du sable et de la poussière. Elle apportait aussi, disait-on, les os finement broyés des hommes et des animaux qu’elle avait surpris à mille kilomètres de là, la poudre de leur chair et, si on écoutait attentivement, les hurlements de leurs âmes que le vent roulait éternellement sans jamais les déposer ni au paradis ni en enfer. Les montagnes bloquaient le plus gros de la tempête, mais les tentes de l’armée de Mouj tremblaient et chancelaient quand même les rabats claquaient, les bannières dansaient follement, et de temps en temps un des abris de toile s’arrachait pour rouler pêle-mêle, piquets et tissu enchevêtrés, le long de l’avenue de terre piétinée qui passait au milieu du camp, un malheureux soldat souvent lancé à sa poursuite.

Le vaste pavillon de Mouj tremblait également, malgré la bénédiction qu’y avait apposée l’Impérator. Bien entendu, la bénédiction était parfaitement efficace… mais Mouj avait tout de même veillé à ce que les piquets soient vigoureusement enfoncés et à bonne profondeur. Assis à sa table, avec une bougie pour tout éclairage, il contemplait d’un air songeur la carte étalée devant lui. Elle montrait toutes les terres qui bordaient les côtes occidentales de la mer Géotrope. Au nord, les territoires des Gorayni étaient délinéés en rouge, les territoires de l’Impérator, lequel était naturellement l’incarnation de Dieu sur Harmonie et par là habilité à régner sur toute l’humanité, etc., etc. En esprit, Mouj traça les frontières invisibles de nations au moins aussi anciennes, et pour certaines plus encore, que celle des Gorayni, toutes avec un passé plein de gloire, des nations qui n’existaient plus, que personne ne pouvait même plus se rappeler parce que prononcer leur nom valait trahison et que dessiner leurs anciens confins sur cette carte signifierait la mort.

Mais Mouj n’en avait pas besoin. Il connaissait les frontières de sa terre natale de Pravo Gollossa, le pays des Sotchitsiya, sa tribu. Ils étaient arrivés par le nord, de l’autre côté du désert, un millier d’années avant les Gorayni, mais ils avaient appartenu autrefois à la même race et parlé la même langue. Dans les vertes et luxuriantes vallées des monts Skrejet, les Sotchitsiyas étaient installés, mettant un terme à la fois à leur errance et à leurs guerres, pour former une nation d’hommes libres, ils acquirent des connaissances auprès des peuples qui les entouraient ; pas auprès des Ploshudu, ni des Khlami ni des Izmennikoy, car c’étaient de rudes montagnards sans culture, seulement pourvus de muscles et du désir de survivre en dépit de tout. Non, les Sotchitsiya, le peuple de Pravo Gollossa, avaient appris auprès des marchands qui venaient chez eux de Seggidugu, d’Ulye, des cités de la Plaine ; et surtout des caravaniers en provenance de Basilica, avec leurs chansons et leurs graines étranges, leurs images emprisonnées dans le verre et leurs outils ingénieux, leurs tissus stupéfiants dont les couleurs changeaient suivant l’heure du jour et leurs poèmes, leurs histoires qui enseignèrent aux Sotchitsiya avec quelle sagesse et quel raffinement des hommes et des femmes parlaient, pensaient, rêvaient – vivaient.

C’était là le titre de gloire de Pravo Gollossa, car de ces caravaniers, les Sotchitsiya avaient eu l’idée d’un conseil, avec des décisions prises par le vote des conseillers, eux-mêmes choisis par le suffrage des citoyens. Mais c’est aussi par ces caravaniers qu’ils avaient entendu parler d’une cité gouvernée par des femmes, où les hommes n’avaient même pas le droit de posséder de la terre… et qui pourtant ne s’effondrait pas malgré l’incapacité des femmes à gouverner ; les hommes ne se révoltaient pas pour s’emparer de la cité, et non seulement les femmes avaient le droit de voter, mais aussi de divorcer de leur mari au bout de chaque année et d’épouser quelqu’un d’autre si elles le souhaitaient. La pression constante de ces idées avait fini par briser les Sotchitsiya et par transformer leurs guerriers et leurs chefs, si puissants autrefois, en benêts au cœur veule, si bien qu’aux jours de l’arrière-grand-père de Mouj ils avaient donné le droit de vote aux femmes et en avaient placé à leur tête.

Alors, les Gorayni étaient arrivés, car ils savaient que les Sotchitsiya avaient fini par devenir des femmes dans leur cœur et ne méritaient plus d’être libres. Ils avaient fait avancer leur grande armée près de la frontière, et le conseil – qui comptait autant d’hommes que de femmes, mais ne formait néanmoins qu’un groupe de femmes – avait voté contre le combat et pour la reconnaissance de la suzeraineté des Gorayni si ces derniers permettaient aux femmes de gouverner elles-mêmes Pravo Gollossa en tout, sauf dans les domaines militaires. Il s’agissait d’une reddition sans nom, de l’ultime castration des Sotchitsiya, de leur humiliation à la face du monde, et c’est le propre arrière-grand-père de Mouj qui en avait rédigé les termes.

Cinquante ans durant, le traité avait tenu ; les Sotchitsiya se gouvernaient eux-mêmes. Mais peu à peu l’armée gorayni avait élargi ses prérogatives à des affaires de plus en plus nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin le conseil ne fût plus qu’un ramassis de vieux et de vieilles apeurés qui, même pour pisser, devaient en demander la permission à l’Impérator. Ce n’est qu’à cette époque que certains Sotchitsiya se rappelèrent leur virilité, ils chassèrent les femmes qui les dirigeaient, proclamèrent qu’ils formaient à nouveau une tribu, qu’ils redevenaient nomades du désert, et ils jurèrent de combattre les Gorayni jusqu’au dernier. Il fallut trois jours aux Gorayni pour défaire sur le champ de bataille ces rebelles courageux mais inexpérimentés et une année encore pour les traquer et les exterminer dans les montagnes. Par la suite, on ne chercha même plus à feindre que les Sotchitsiya eussent des droits. Il était interdit de parler leur dialecte ; les enfants surpris en faute avaient le privilège de voir leurs parents se faire trancher la langue d’un centimètre à chaque infraction. Seuls de rares Sotchitsiya se rappelaient encore leur parler et la plupart étaient vieux et souvent dépourvus de langue.

Mais Mouj se souvenait. Mouj possédait la langue sotchitsiya au fond de son cœur. Il avait beau être le plus dangereux des généraux de l’Impérator, celui qui comptait le plus de victoires à son actif, il savait en lui-même que sa vraie langue était le sotchitsiya, pas le gorayni. Et même si ses nombreux succès au combat avaient placé les grandes nations côtières d’Uslavat et d’Ulye sous la coupe de l’Impérator, même si son habile stratégie avait fait plier le genou aux royaumes des monts épineux de Plosh et de Khlam sans même une seule bataille rangée, Mouj avait un secret : il méprisait l’Impérator et le défiait intérieurement.

Car Mouj savait que l’Impérator était réellement Dieu incarné, et ceci parce que mieux que beaucoup, Mouj sentait le pouvoir de Dieu qui cherchait à le dominer. Cela avait commencé dans sa jeunesse, quand il s’efforçait de se faire une place dans l’armée gorayni. Dieu ne lui parlait pas quand il apprenait à devenir un soldat fort, aux bras et aux cuisses lourds de muscles, capable d’enfoncer une hache de combat dans le dos d’un ennemi et de le couper en deux. Mais quand Mouj s’imaginait en officier, en général, à la tête de ses armées, alors s’abattait sur lui un sentiment d’épaisse stupidité qui lui donnait envie d’oublier ces rêves. Mouj n’était pas dupe ; Dieu savait sa haine de l’Impérator et avait décidé qu’un Mouj n’aurait jamais d’autre puissance que la force de ses bras.

Mais Mouj refusait de capituler. Chaque fois qu’il sentait Dieu tenter de chasser une idée de son esprit, il s’y cramponnait ; il l’écrivait, la mémorisait, il en faisait un poème en langue sotchitsiya afin de ne jamais l’oublier. Et ainsi, peu à peu, il bâtit dans son cœur ses propres lois de la guerre, guidé par Dieu à chaque pas, car si Dieu cherchait à l’empêcher de penser à quelque chose, il savait que c’était précisément à cela qu’il devait réfléchir, profondément et avec soin.

C’est ce mépris secret de Dieu qui tira Mouj du rang et le fit capitaine alors que son régiment risquait de se faire rattraper par les pirates de Revis. Tous les officiers avaient été tués et, quand il eut l’idée de prendre le commandement des quelques hommes qui restaient et de les lancer à l’assaut du flanc des Reviti déchaînés et victorieux, il ressentit l’hébétude qui lui indiquait toujours que Dieu lui interdisait de poursuivre son idée. Aussi Le fit-il taire en poussant un grand cri, puis il mena ses hommes en une charge intrépide qui terrifia tant les pirates qu’ils rompirent les rangs et se débandèrent ; les Gorayni survivants reprirent alors courage et, au bout d’une poursuite acharnée, ils les rejoignirent sur la berge du fleuve où ils les massacrèrent tous et brûlèrent leurs vaisseaux. On avait fait un triomphe à Mouj dans la cité de Gollod elle-même, où l’Impérator avait oint ses cheveux de beurre de chamelle et fait de lui un héros des Gorayni. Mais dans son cœur, Mouj savait qu’aux yeux de Dieu, cette victoire aurait dû revenir à quelque loyal fils des Gorayni. Eh bien, dommage pour l’Impérator : si Dieu incarné ne comprenait pas qu’il venait d’oindre les cheveux de son ennemi, tant pis pour lui.

Petit à petit, Mouj s’était élevé dans la hiérarchie militaire pour se retrouver à présent à la tête d’une immense armée. À vrai dire, la majorité de ses troupes étaient pour l’instant cantonnées à Ulye, car l’Impérator avait ordonné qu’on retarde l’attaque de Nakavalnu jusqu’au retour du temps calme, d’ici un mois, où l’on pourrait utiliser les chars au mieux. À Khlam, où il se trouvait, il ne disposait que d’un régiment, mais il n’avait pas besoin de plus. Menant les Gorayni toujours plus loin, il s’emparerait des nations côtières les unes après les autres jusqu’à ce que toutes leurs cités soient tombées. Alors, il affronterait les armées de Potokgavan.

Et ensuite ? Eh bien, certains jours, Mouj songeait à prendre sa vengeance en orchestrant une défaite complète, absolue, des armées gorayni. Il rassemblerait toute leur puissance militaire en un seul lieu et trouverait le moyen de l’anéantir en se sacrifiant lui-même. Alors, une fois les Gorayni abattus et Potokgavan maître de la plaine… alors, les Sotchitsiya se soulèveraient et reprendraient leur liberté.

Mais à d’autres moments, Mouj se voyait détruisant l’armée de Potokgavan, si bien qu’il ne resterait plus un seul opposant sur la côte occidentale de la mer Géotrope pour contester la suprématie des Gorayni. Alors il se retrouverait devant l’Impérator et quand celui-ci se pencherait pour lui passer le beurre de chamelle dans les cheveux, Mouj lui trancherait la tête avec un couteau de chasse, puis il s’emparerait de la coiffe en bosse de chameau, s’en couronnerait et proclamerait que l’empire conquis par un Sotchitsiya serait désormais gouverné par un Sotchitsiya. Ce serait lui l’Impérator, et au lieu de l’incarnation de Dieu, il se ferait l’ennemi de Dieu, et la Renommée proclamerait que les Sotchitsiya étaient désormais les plus grands des hommes et non plus une nation de femmes.

Ainsi rêvait-il tandis qu’il étudiait la carte, cependant que la tempête projetait du sable contre sa tente et cherchait à l’arracher du sol.

Il sortit soudain de sa rêverie. Le son avait changé. Il n’y avait pas que le vent ; quelqu’un grattait à sa porte. Qui pouvait être assez stupide pour sortir par ce temps ? Il ressentit une brusque terreur : et si c’était l’assassin envoyé par l’Impérator pour prévenir la perfidie que Dieu avait sûrement vue dans son cœur ?

Mais quand il décrocha le rabat et l’ouvrit, ce ne fut pas un assassin qui entra dans un jaillissement de sable et de vent brûlant. Non, c’était Plod, son meilleur ami, son compagnon d’armes, avec un autre homme, un étranger vêtu d’une tenue militaire inconnue de Mouj.

Plod referma lui-même la tente – il eût été inconvenant que Mouj le fit, avec un officier subalterne présent pour s’en occuper. Mouj eut donc quelques instants pour étudier l’inconnu. Ce n’était pas un soldat, pas vraiment ; sa cuirasse était certes solide, son épée tranchante, ses vêtements de belle façon, et il se tenait comme un homme. Mais sa peau paraissait douce et ses muscles n’avaient visiblement jamais manié l’épée au combat. C’était le genre de soldat qui monte la garde devant un palais ou sur une route à péage, qui rudoie les gens ordinaires mais n’a jamais à supporter la charge d’une horde d’ennemis, à courir derrière un char, à massacrer quiconque échappe aux lames qui vrombissent aux roues des chars.

« Quelle porte gardes-tu ? » demanda Mouj.

Une expression effrayée passa sur les traits de l’homme qui se retourna vers Plod d’un air interrogateur.

Celui-ce se contenta de rire. « Mais non, personne ne lui a rien dit, mon pauvre ami ! Croyais-tu pouvoir rencontrer le général Vozmujalnoy Vozmojno en face et conserver quelque secret pour lui ?

— Mon nom est Smelost, dit le soldat trop mou, et j’apporte une lettre de dame Rasa de Basilica. »

Il prononça le nom comme si Mouj devait le connaître. Les voilà bien, ces citadins : ils croyaient que renommée dans leur cité signifiait renommée dans le monde entier.

Mouj prit la lettre qu’on lui tendait. Elle n’était naturellement pas écrite dans l’alphabet moulé des Gorayni, qu’ils avaient d’ailleurs volé aux Sotchitsiya bien des siècles auparavant. Non, elle était rédigée dans la cursive verticale et fleurie de Basilica. Mais Mouj, homme instruit, put la lire sans difficulté.

« Apparemment, cet homme est notre ami, mon cher Plod, dit-il. Sa vie est en danger à Basilica parce qu’il a aidé un assassin à s’enfuir ; mais l’assassin lui-même était notre ami, puisqu’il a tué un homme du nom de Gaballufix qui était favorable à l’alliance de Basilica avec Potokgavan, afin de mener les cités de la Plaine en guerre contre nous.

— Ah, dit Plod.

— Oui. Et dire que nous ne nous étions jamais doutés du nombre de chers et tendres amis que nous avions à Basilica ! »

Plod éclata de rire.

Smelost paraissait très mal à son aise.

« Assieds-toi, dit Mouj. Nous sommes entre amis, tu n’as plus rien à craindre. Trouve-lui de la bière, veux-tu, Plod ? Ce n’est peut-être qu’un simple soldat, mais il nous apporte une lettre d’une dame raffinée qui n’éprouve qu’amour et sollicitude pour l’Impérator. »

Plod alla décrocher une fiasque d’un poteau et l’apporta à Smelost, qui la contempla d’un air perplexe.

Mouj éclata de rire, lui prit la fiasque des mains et lui montra comment la poser sur le bras, la renverser et laisser le flot de bière couler dans la bouche. « Oublie les verres de cristal, mon ami ! Tu n’es plus chez les dames de Basilica !

— J’avais remarqué, répondit Smelost.

— Cette lettre est bien sibylline, mon ami, reprit Mouj. Tu dois sûrement pouvoir nous en dire plus.

— Pas beaucoup, je le crains », dit Smelost en avalant une gorgée de bière. Elle était très légère et Mouj vit que l’homme ne la goûtait pas trop. Bah, aucune importance du moment qu’il absorbait assez de la drogue qu’elle contenait pour lui délier la langue. « Je suis parti avant que la situation ne se soit éclaircie. » Il mentait, bien entendu, dans l’idée qu’il ne devait pas en dire plus que dame Rasa dans sa lettre.

Mais Smelost ne tarda pas à surmonter ses réticences et à donner bien plus de détails qu’il ne le souhaitait. Cependant, Mouj eut soin de feindre d’en connaître la plupart, afin que Smelost n’eût pas l’impression d’avoir trahi des secrets quand il se rappellerait tout ce qu’il avait raconté au cours de cette conversation.

Il régnait manifestement une grande confusion à Basilica en ce moment, mais les zones du tableau qui intéressaient Mouj étaient parfaitement nettes : deux partis, l’un favorable à une alliance avec Potokgavan, l’autre contre, luttaient pour le contrôle de la cité ; aujourd’hui les chefs des deux partis étaient morts, assassinés au cours de la même nuit, peut-être par la même personne, bien que Smelost ne le pensât pas. Les accusations de meurtre volaient en tous sens ; un homme sans consistance dirigeait à présent un groupe de mercenaires qui devaient rôder librement dans les rues, tandis que les soupçons pesaient sur la garde municipale officielle à cause de l’homme ici présent, Smelost, qui avait laissé l’assassin supposé s’échapper de la cité.

« Mais qu’espérer d’autre d’une cité de femmes ? s’exclama Mouj une fois le récit terminé. Bien sûr qu’il y a du désordre ! Les femmes sont toujours désemparées quand la violence prend le dessus. »

Smelost lui lança un regard circonspect. Cette drogue que lui avait donnée Plod était parfaite : la victime se croyait habile et retorse alors même qu’elle vidait son cœur sur tous les sujets proposés ! Naturellement, Mouj s’était immunisé depuis des années contre ses effets, il n’avait donc pas hésité à boire une gorgée de la fiasque. Il avait aussi la certitude que Plod ignorait tout de cette immunité, et plus d’une fois il l’avait soupçonné de l’avoir drogué ; aussi Mouj s’était-il appliqué à lui faire quelques révélations, innocentes en réalité mais d’allure indiscrète. C’était en général son opinion personnelle sur d’autres officiers, mais jamais rien de compromettant : juste assez pour faire croire à Plod que la drogue avait opéré.

« Oh, ne te méprends pas, poursuivit Mouj. Je n’ai rien contre les femmes, mais c’est leur chimie intérieure qui les mène, n’est-ce pas ? Elle sont comme ça : quand la violence pointe, il faut qu’elles trouvent un mâle pour les protéger, sinon elles sont perdues. Tu n’es pas d’accord ? »

Smelost eut un sourire triste. « C’est que vous ne connaissez pas les femmes de Basilica, alors.

— Oh, mais si ! Je connais toutes les femmes, et celles que je ne connais pas, Plod les connaît ; n’ai-je pas raison, Plod ?

— Oh si ! » répondit Plod avec un grand sourire.

Le regard de Smelost s’assombrit, mais il ne dit rien.

« Les femmes de Basilica ont peur aujourd’hui, n’est-ce pas ? reprit Mouj. Elles ont peur et elles agissent sans réfléchir. Elles détestent tous ces soldats qui courent partout dans les rues. Elles redoutent ce qui arrivera si un homme fort ne vient pas les reprendre en main – mais elles redoutent tout autant ce qui arrivera si un homme fort se présente pour de bon. Qui sait comment les choses peuvent tourner une fois que la violence est là ? Le sang coule dans les rues de Basilica. La tête d’un homme a bu la poussière du pavé par les deux moitiés de son cou, comme nous disons à Gollod. La peur règne dans tous les cœurs féminins de Basilica, oui, elle y règne, et tu le sais très bien. »

Smelost haussa les épaules. « Bien sûr qu’elles ont peur. Qui ne serait pas effrayé ?

— Un homme, un vrai, répondit Mouj. Un homme, un vrai, reniflerait l’occasion inespérée. Un homme se dirait que quand les autres ont peur, celui qui parle hardiment a une chance de se hisser au sommet. Celui qui prend des décisions, celui qui agit, oui, qui agit, celui-là peut devenir le foyer de l’autorité, l’espoir des sans-espoir, la force des faibles, l’âme des mous ! Un homme agirait !

— Il agirait, répéta Smelost.

— Il agirait avec hardiesse, renchérit Plod.

— Et pourtant… tu viens chez nous porteur de la lettre d’une simple femme qui demande protection. » Mouj sourit, puis haussa les épaules.

Smelost se mit aussitôt sur la défensive. « Fallait-il que je passe en jugement pour avoir agi selon ma conscience ?

— Bien sûr que non. Quoi ? se faire juger par des femmes ? » Mouj regarda Plod avant d’éclater de rire ; Plod suivit son exemple et s’esclaffa à son tour. « Pour avoir agi comme un homme, avec intrépidité, avec courage… non, on ne peut te juger pour ça.

— Aussi, je suis venu, dit Smelost.

— Pour qu’on te protège. Afin d’assurer ta sécurité personnelle pendant que ta cité tremble. »

Smelost se dressa d’un bond. « Je ne suis pas venu ici pour me faire insulter ! »

L’instant d’après, il se retrouvait avec l’épée de Plod posée sur la gorge. « Quand le général de l’Impérator est assis, tous les hommes sont assis ou bien ils reçoivent le traitement réservé aux assassins. »

Smelost reprit place sur son siège avec précaution.

« Pardonne à mon très cher ami Plod, dit Mouj. Je sais que tu ne pensais pas à mal. Après tout, tu es venu chez nous pour te mettre en sécurité, pas pour déclencher une guerre ! » Mouj éclata de rire sans quitter Smelost des yeux, jusqu’à ce que celui-ci s’oblige à rire lui aussi.

Être forcé de se moquer de lui-même pour avoir cherché à se protéger au lieu d’agir en homme le dégoûtait visiblement.

« Mais peut-être me suis-je mépris, reprit Mouj. Tu n’es peut-être pas venu, comme le dit la lettre, uniquement pour toi-même. Tu as peut-être un plan, un moyen d’aider ta cité, un stratagème grâce auquel tu pourrais calmer les craintes des femmes et les garder du chaos qui les menace ?

— Je n’ai aucun plan, répondit Smelost.

— Ah. À moins que tu n’aies pas encore assez confiance en nous pour nous en faire part. » Mouj prit un air peiné. « Je comprends. Nous sommes des inconnus et c’est ta cité qui est en jeu, une cité que tu aimes plus que la vie même. Par ailleurs, ce que tu exigerais de nous serait bien plus que ce qu’un simple soldat oserait demander à un général des Gorayni. Je ne te presserai donc pas plus aujourd’hui. Va, Plod t’accompagnera à une tente où tu pourras boire et dormir, puis te baigner et manger quand la tempête s’apaisera. Ensuite, tu te sentiras peut-être assez en confiance pour me dire ce que tu attends de nous pour sauver de l’anarchie ta cité bien-aimée. »

Dès qu’il eut fini de parler, Mouj fit un léger signe de la main, puis s’appuya d’un coude sur le bras de son fauteuil en feignant une vague tristesse devant le silence de Smelost. Plod aperçut naturellement le signal de la main et fit aussitôt sortir le soldat au cœur de la tempête.

À peine furent-ils dehors que Mouj bondit et se pencha sur sa table pour étudier la carte. Basilica… Très loin au sud, mais située dans le secteur le plus haut des montagnes, tout contre le désert, si bien qu’il devrait être possible d’y accéder en traversant les monts. En deux jours, s’il ne prenait que quelques centaines d’hommes et les faisait avancer à marche forcée, en deux jours il pourrait facilement se rendre maître de la plus grande cité de la côte occidentale, la cité dont la langue était devenue, grâce aux caravaniers, l’argot commercial de chaque ville et de chaque nation depuis Potokgavan jusqu’à Gorayni. Que Basilica ne possédât pas de véritable armée n’avait aucune importance ; les apparences, voilà ce qui compterait pour les cités de la Plaine – et pour Potokgavan. Ils ignoreraient à quel point l’armée gorayni était réduite et faible ; tout ce qu’ils sauraient, c’est que le grand général Vozmujalnoy Vozmojno avait, à la faveur d’une marche dérobée, conquis une cité de légende et de mystère, et qu’à présent, au lieu de se trouver à cent cinquante kilomètres au nord, au-delà de Seggidugu, il les menaçait, capable d’observer leurs moindres mouvements du haut des tours de Basilica.

Ce serait un choc terrible. Potokgavan saurait parfaitement que Vozmujalnoy Vozmojno verrait sa flotte arriver et disposerait donc de tout son temps pour faire descendre ses hommes de Basilica et massacrer son armée lorsqu’elle tenterait de prendre pied sur terre, et l’ennemi n’oserait jamais envoyer une expédition de renfort aux cités de la Plaine. Quant aux cités elles-mêmes, elles se rendraient l’une après l’autre et Seggidugu se retrouverait bientôt encerclée, sans espoir de secours de la part des Potoku. Tous accepteraient une paix sans conditions, il n’y aurait sans doute même pas de combat ; ce serait une victoire totale remportée sans coup férir, tout cela parce que Basilica était en proie au chaos et qu’un soldat était venu faire part de cette splendide opportunité à Vozmujalnoy Vozmojno.

Le rabat de la tente se rouvrit et Plod rentra. « La tempête se calme, dit-il.

— Parfait.

— Eh bien, qu’est-ce que c’était que cette histoire ?

— Pardon ?

— Ces inepties que tu as racontées au soldat basilicain, voyons ! »

Mouj n’avait pas la moindre idée de ce dont parlait Plod. Un soldat basilicain ? Il n’avait jamais vu de soldat basilicain de sa vie !

Mais le regard de Plod se posa brièvement sur un des sièges et Mouj se rappela alors qu’il n’y avait pas si longtemps, quelqu’un s’y était assis. Quelqu’un… un soldat basilicain ? Ça devait être important. Comment avait-il pu l’oublier ?

Je n’ai pas oublié, se dit Mouj. Je n’ai rien oublié. Dieu a parlé, Dieu a voulu me rendre stupide, mais je refuse. Je n’obéirai pas sous la contrainte.

« Et toi, comment vois-tu la situation ? » demanda-t-il. Il ne fallait surtout pas que Plod pût croire Mouj victime de confusion mentale ou de troubles de mémoire.

« Bah, Basilica est loin, répondit Plod. Que nous donnions asile à cet homme, le tuions ou le renvoyions chez lui, ça n’a pas grande importance. Que représente Basilica pour nous ? »

Pauvre imbécile, songea Mouj. Voilà pourquoi tu n’es que le meilleur ami du général et non le général lui-même, alors que tu en rêves, je le sais bien. Mouj, lui, n’ignorait pas ce que Basilica représentait. C’était la cité de femmes dont l’influence avait châtré ses ancêtres, qui leur avait coûté leur liberté et leur honneur. C’était également la grande citadelle qui dominait les cités de la Plaine. Si Mouj parvenait à s’en emparer, il n’aurait pas une seule bataille à livrer ; ses ennemis s’effondreraient devant lui. Était-ce là le plan qu’il avait formé et que Dieu cherchait à lui faire oublier ?

« Écris », dit-il.

Plod ouvrit son ordinateur et se mit à taper sur les touches pour enregistrer les paroles de Mouj.

« Quiconque est maître de Basilica est maître des cités de la Plaine.

— Mais, Mouj, Basilica n’a jamais exercé aucune hégémonie sur ces cités !

— Oui, parce que c’est une cité de femmes, répliqua Mouj. Mais gouvernée par un homme que soutient une armée, ce serait une autre histoire.

— Encore faudrait-il pouvoir y aller, dit Plod. Il y aurait tout Seggidugu à traverser ! »

Mouj étudia la carte et une autre partie de son plan lui revint à l’esprit. « On passerait par le désert.

— Quoi ? En plein mois des tempêtes d’ouest ? s’écria Plod. Mais les hommes refuseraient d’obéir !

— Dans les montagnes, on peut s’abriter. Et il y a quantité de routes.

— Pas pour une armée, protesta Plod.

— Pas pour une grande armée, attention, répliqua Mouj, qui réinventait son plan au fur et à mesure de la conversation.

— Tu ne tiendrais jamais Basilica face à Potokgavan avec une armée trop restreinte. »

Mouj s’absorba encore un moment dans l’étude de la carte. « Oui, mais les Potoku n’attaqueront jamais si nous tenons déjà Basilica. Ils ignoreront tout de notre armée, mais ils sauront en revanche que de là, nous embrassons toute la côte d’un coup d’œil. Alors, où oseront-ils faire accoster leur flotte, sachant que nous pouvons les voir de loin et les attendre à l’arrivée pour les mettre en pièces ? »

Plod termina de taper sur les touches, puis examina la carte à son tour. « Il y a de l’idée là-dedans », admit-il.

De l’idée ? songea Mouj. J’ignore totalement pourquoi j’ai ce plan dans la tête ; mais il paraît qu’un soldat basilicain s’est présenté ici. Que diable m’a-t-il dit ? Et quelle valeur a ce plan ?

« Et avec le désordre qui règne à Basilica en ce moment, tu parviendrais sans doute à t’emparer de la cité. »

Le désordre qui règne à Basilica. Parfait. Donc je ne me trompais pas : le soldat basilicain m’a mis au courant d’une bonne occasion, apparemment.

« Oui, poursuivit Plod. Et nous avons une excuse toute trouvée pour agir : nous ne venons pas en envahisseurs, mais pour sauver le peuple de Basilica des mercenaires qui rôdent dans ses rues. »

Des mercenaires ? Ridicule ! Pourquoi y aurait-il des mercenaires en liberté dans Basilica ? Y avait-il eu un conflit ? Allons ! Dieu n’avait jamais effacé la mémoire de Mouj au point qu’il oublie une guerre !

« Et la provocation directe : les meurtres, disait Plod. Le sang coulait déjà, il nous a donc fallu intervenir pour faire cesser le massacre. Oui, ça suffira, comme justification. Personne ne pourra nous reprocher d’attaquer la cité des femmes si nous intervenons pour les protéger des effusions de sang. »

Voilà donc mon plan, pensa Mouj. Il est très bon, en vérité. Même Dieu ne pourra pas m’empêcher de le mettre à exécution. « Couche tout ça par écrit, Plod, et fais rédiger des ordres détaillés par mes aides de camp pour une marche de mille hommes en quatre colonnes à travers les montagnes. Pas plus de trois jours de vivres ; les hommes pourront ainsi les transporter eux-mêmes.

— Trois jours ! s’exclama Plod. Et si quelque chose tourne mal ?

— S’ils savent qu’ils n’ont à manger que pour trois jours, mon cher Plod, les hommes avanceront très vite, crois-moi, et ne se laisseront retarder par rien.

— Et si la situation a changé à Basilica quand nous arriverons ? Si nous rencontrons une résistance acharnée ? Les murailles de la cité sont hautes, épaisses, et les chars inutilisables sur ce terrain.

— Eh bien, dans ce cas-là, ce sera plutôt un bien que nous n’ayons pas pris de chars, n’est-ce pas ? Sauf un, peut-être, pour mon entrée triomphale dans la cité… au nom de l’Impérator, s’entend.

— Quand même, il est très possible qu’ils résistent, et nous, nous serons là sans réserves de vivres ou presque ! On aura du mal à les assiéger !

— Inutile de les assiéger. Nous n’aurons qu’à leur demander d’ouvrir les portes et les portes s’ouvriront.

— Et pourquoi ?

— Parce que je le dis, répliqua Mouj. Me suis-je déjà trompé auparavant ? »

Plod hocha la tête. « Jamais, mon cher ami, mon général bien-aimé. Mais le temps que nous recevions la permission de l’Impérator pour aller là-bas, le désordre des rues de Basilica risque fort de s’être calmé et il faudra une armée de bien plus de mille hommes pour résoudre la question. »

Mouj lui jeta un regard surpris. « Pourquoi attendrions-nous la permission de l’Impérator ?

— Parce que l’Impérator t’a interdit de mener aucune attaque avant la fin de la saison des tempêtes.

— Pas du tout, rétorqua Mouj. L’Impérator m’a interdit d’attaquer Nakavalnu et Izmennik. Mais je ne les attaque pas ; je les longe sur leur flanc gauche et je traverse les montagnes comme le vent jusqu’à Basilica, et là encore je n’attaque personne ; au contraire, je pénètre dans la cité pour rétablir la paix au nom de l’Impérator. Rien qui enfreigne ses ordres. »

Plod s’assombrit. « Tu interprètes les paroles de l’Impérator, mon général, et cela, seul l’intercesseur a le droit de le faire.

— Tout soldat et tout officier doit interpréter les ordres qu’on lui donne. On m’a expédié dans ces terres du Sud pour conquérir toute la côte occidentale de la mer Géotrope : tel est l’ordre que l’Impérator m’a adressé, à moi et à moi seul. Si je ne saisissais pas cette occasion que Dieu m’a envoyée » – tu parles ! – « c’est alors que je ferais preuve de désobéissance !

— Mon cher ami, noble générai parmi les nobles généraux des Gorayni, je te supplie de ne pas tenter cette aventure. L’intercesseur n’y verra sûrement pas un esprit d’obéissance, mais bien de l’insubordination.

— Alors, c’est que l’intercesseur n’est pas le loyal serviteur de l’Impérator. »

Plod courba aussitôt la tête. « Je vois que j’ai parlé avec trop de témérité. »

En un éclair, Mouj comprit que Plod projetait de lui mettre des bâtons dans les roues et de tout raconter à l’intercesseur. Quand Plod avait l’intention d’obéir, il ne faisait pas tant d’histoires.

« Donne-moi ton ordinateur, dit Mouj. J’écrirai les ordres moi-même.

— Ne m’humilie pas, gémit Plod, consterné. Je dois les rédiger ou j’aurai failli à mon devoir envers toi.

— Tu vas t’asseoir à côté de moi et tu me regarderas écrire les ordres. »

Plod se jeta à genoux sur les tapis. « Mouj, mon ami, la mort serait préférable à une telle humiliation !

— Je sais que tu n’avais pas l’intention de m’obéir. Ne mens pas, dis-moi plutôt que j’ai raison !

— Je comptais atermoyer, reconnut Plod. Te donner le temps d’y réfléchir à deux fois. J’espérais que tu prendrais conscience du grave danger que tu cours en t’opposant à l’Impérator, surtout si peu de temps après avoir fait un rêve aussi injurieux pour sa personne sacrée.

Il fallut un moment à Mouj pour se rappeler à quoi Plod faisait allusion ; alors sa colère se mua en une fureur froide et dure. « Qui est au courant de ce rêve, sinon moi-même et mon ami ?

— Ton ami t’aime au point d’avoir raconté ce rêve à l’intercesseur, dit Plod, de peur que ton âme ne soit en danger de destruction sans même que tu le saches.

— Il faut alors que mon ami m’aime vraiment, répondit Mouj.

— Je t’aime, oui. De tout mon cœur. Je t’aime plus qu’aucun homme ou femme en ce monde, excepté Dieu seul et Sa sainte incarnation. »

Mouj considéra son meilleur ami avec un calme glacé. « Sers-toi de ton ordinateur, mon ami, et appelle l’intercesseur sous ma tente. Dis-lui de prendre le soldat basilicain en chemin.

— Je vais aller les chercher, dit Plod.

— Non. Appelle-les par ordinateur.

— Mais si l’intercesseur n’est pas en train d’utiliser le sien ?

— Alors nous attendrons qu’il l’allume. » Mouj sourit. « Mais il sera en train de s’en servir, n’est-ce pas ?

— Peut-être, répondit Plod. Comment le saurais-je ?

— Appelle-les. Je veux que l’intercesseur entende mon interrogatoire du soldat basilicain. Alors, il comprendra qu’il faut partir dès maintenant, sans attendre l’ordre de l’Impérator. »

Plod hocha la tête. « C’est très avisé, mon ami. J’aurais dû me douter que tu ne ferais pas fi de la volonté de l’Impérator. L’intercesseur t’écoutera et c’est lui qui décidera.

— Nous déciderons ensemble, corrigea Mouj.

— Naturellement. » Il pressa les touches ; sans chercher à le surveiller, Mouj vit néanmoins que Plod adressait une requête brève et sans détours à l’intercesseur.

« Qu’il vienne seul, précisa Mouj. Si nous décidons de ne pas bouger, je ne veux pas qu’il circule des rumeurs sur Basilica.

— Je lui ai déjà demandé de venir seul », répondit Plod.

Et ils attendirent en parlant d’autre chose, des campagnes des années passées, des officiers qui avaient servi avec eux, des femmes qu’ils avaient connues.

« As-tu déjà aimé une femme ? demanda Mouj.

— J’ai une épouse.

— Et tu l’aimes ? »

Plod réfléchit un instant. « Oui, quand je suis en sa compagnie. C’est la mère de mes fils.

— Moi, je n’ai pas de fils, dit Mouj. Aucun enfant, pour autant que je sache. Aucune femme ne m’a séduit plus d’une nuit.

— Aucune ? » insista Plod.

Gêné, Mouj rougit en comprenant à quoi Plod faisait allusion. « Non, je ne l’ai jamais aimée. Je l’ai prise… par piété.

— Une fois, c’est de la piété, d’accord, rétorqua Plod avec un petit rire ; mais deux mois et un an, et encore un mois et trois ans, ce n’est plus de la piété : ça relève de la sainteté !

— Elle ne m’était rien, dit Mouj. Je ne l’ai prise que pour l’amour de Dieu. » Et c’était vrai, mais non dans le sens où l’entendait Plod. Cette femme était apparue comme sortie du néant, sale et nue, et elle avait appelé Mouj par son nom. Nul n’ignorait que ce genre de femme était envoyée par Dieu. Mais Mouj, lui, savait que quand il pensait à la prendre, Dieu lui imposait aussitôt cette stupeur qui signifiait que telle n’était pas Sa volonté. Aussi Mouj avait-il persisté et gardé la femme ; il l’avait baignée, vêtue et traitée avec autant de tendresse qu’une épouse. Et en même temps, il sentait l’ire de Dieu bouillonner au fond de son esprit et il s’en moquait. Il avait gardé la femme près de lui jusqu’au jour où elle avait disparu aussi soudainement qu’elle était venue, en laissant tous ses beaux vêtements, sans rien emporter, pas même de quoi manger ni de quoi boire.

« Donc, ce n’était pas de l’amour, dit Plod. Dans ce cas, Dieu t’honore pour ton sacrifice, je n’en doute pas ! » Il éclata de rire et par esprit d’amitié Mouj l’imita.

Ils riaient encore quand on gratta à la tente, et Plod se précipita pour ouvrir. L’intercesseur entra le premier, ce qui était son devoir – et l’expression de sa foi en Dieu, puisqu’il laissait ainsi son dos exposé à une attaque, si Dieu ne le protégeait pas. Un inconnu le suivait. Mouj n’avait pas souvenir d’avoir jamais vu cet homme ; sa tenue dénotait un soldat d’une cité raffinée ; mais son physique était celui d’un soldat mou, sans vigueur, le garde d’une porte plutôt qu’un combattant ; d’après le hochement de tête de reconnaissance qu’il adressa à Mouj, ce devait être le soldat basilicain. Ils avaient dû effectivement se parler et se quitter en bon termes.

L’intercesseur s’assit le premier, puis Mouj ; alors seulement les autres purent prendre place.

« Fais-moi voir ta lame, dit Mouj au soldat. Je voudrais connaître le genre d’acier que vous utilisez à Basilica. »

Le Basilicain se leva d’un air circonspect sans quitter Plod des yeux. Mouj se rappela vaguement Plod, l’épée sur la gorge du soldat ; pas étonnant que l’homme se méfie à présent ! Du bout des doigts, il tira son épée du fourreau et la tendit à Mouj, garde en avant.

Il s’agissait d’une épée citadine courte, non d’une grande épée forgée pour le champ de bataille. Il en éprouva le fil sur sa peau ; l’incision était légère mais elle suffit à faire apparaître une ligne sanglante. À cette vue, l’homme fit une grimace. Douillet ! Douillet !

« J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, mon général », dit le Basilicain.

Ah. Je lui donc donné matière à réflexion.

« Et je vois que ma cité a besoin de votre aide. Mais qui suis-je pour la réclamer, ou même pour savoir quelle forme d’aide conviendrait ? Je ne suis qu’un garde municipal ; ce n’est que par le plus grand des hasards que je me suis retrouvé mêlé à ces affaires d’importance.

— Tu aimes ta cité, n’est-ce pas ? » demanda Mouj. Il savait à présent ce qu’il avait dû dire à l’homme. Même dans mes mauvais jours, je suis vraiment retors, songea Mouj non sans satisfaction. Assez pour inventer des plans à l’épreuve de Dieu. « Tu aimes ta cité ?

— Oui. » Des larmes montèrent soudain aux yeux du soldat. « Pardonnez-moi, mais une autre personne m’a posé la même question juste avant que je ne quitte Basilica. Ce signe m’indique que vous êtes un loyal serviteur de Surâme et que je peux me fier à vous. »

Mouj soutint calmement le regard de l’homme pour lui montrer que sa confiance était bien placée.

« Venez à Basilica, mon général. Venez avec une armée. Rétablissez l’ordre dans les rues et chassez-en les mercenaires. Alors, les femmes de Basilica cesseront de vivre dans la crainte. »

Mouj hocha la tête d’un air pénétré. « Éloquente et noble requête que je brûle en mon cœur d’exaucer. Mais je sers l’Impérator et il faut expliquer la situation de ta cité à l’intercesseur ici présent, qui est l’œil, l’oreille et le cœur de l’Impérator dans notre camp. » Tout en parlant, Mouj s’était levé puis incliné devant le représentant du pouvoir, il entendit derrière lui Plod et le soldat l’imiter.

Plod est sûrement assez intelligent pour savoir ce que je projette, pensa Mouj avec terreur. Son poignard doit être tiré à présent, prêt à s’enfoncer dans mon dos. Il se doute certainement que s’il n’agit pas, l’épée basilicaine que je tiens va jaillir et lui couper proprement la tête en même temps que je me relèverai.

Mais l’intelligence de Plod n’allait pas jusque-là. Aussi, un instant plus tard, son sang éclaboussa-t-il toute la tente tandis que son corps s’écroulait, sa tête pendant à son cou à demi tranché.

Le geste de Mouj avait été si rapide, si souple, que ni le Basilicain ni l’intercesseur ne comprirent tout de suite comment Plod avait pu se retrouver mort si brusquement. Aussi Mouj eut-il amplement le temps de plonger l’épée basilicaine entre les côtes de l’intercesseur et de trouver son cœur avant qu’il n’ait pu dire un mot ni même se lever de son fauteuil.

Puis Mouj se tourna vers le Basilicain qui se mit à trembler de tous ses membres.

« Comment t’appelles-tu, soldat ?

— Smelost, mon général. Comme je vous l’ai dit. Je n’ai menti sur rien, mon général.

— Je le sais. Moi non plus. Ces hommes étaient résolus à m’empêcher de venir au secours de ta cité. C’est pourquoi je les ai invités ici ensemble. Si tu voulais que je t’aide, il me fallait d’abord les tuer.

— Si vous le dites, mon général.

— Non, pas si je le dis. Je ne te dis que la vérité, Smelost. Ces hommes étaient tous deux des espions introduits ici pour observer chacun de mes gestes, écouter chacune de mes paroles et juger sans cesse de ma loyauté envers l’Impérator. Celui-ci – il indiqua Plod – avait interprété un de mes rêves comme un signe d’infidélité et l’avait rapporté à l’intercesseur. Ils n’auraient pas tardé à me dénoncer et à me faire perdre mon commandement ; et alors, qui aurait volé au secours de Basilica ?

— Mais comment allez-vous expliquer leur mort ? » demanda Smelost.

Mouj ne répondit pas.

Smelost attendit un moment, puis ses yeux se portèrent à nouveau sur les cadavres. « Je vois. L’épée qui les a tués était la mienne.

— À quel point aimes-tu ta cité ? s’enquit Mouj.

— De tout mon cœur.

— Plus que la vie ? »

Smelost acquiesça gravement. La peur était tapie au fond de ses yeux, mais il ne tremblait pas.

« Si mes soldats croient que j’ai tué Plod et l’intercesseur, ils me mettront en pièces. Mais s’ils pensent, non, s’ils savent que c’est toi le coupable et que je t’ai tué pour te punir, pris d’une juste indignation, ils me suivront. Je te ferai passer pour un des mercenaires de Basilica ; je salirai ton nom ; je dirai que tu trahissais ta cité, que tu voulais m’empêcher d’aller à son aide. Mais parce qu’ils croiront mes mensonges à ton sujet, ils me suivront à Basilica et nous la sauverons. »

Smelost sourit. « C’est donc là mon destin, semble-t-il : mieux je sers ma cité, plus je passe pour un traître.

— C’est un jour terrible pour l’homme qui doit choisir. Quel dilemme ! être cru loyal ou être vraiment loyal ; et ce jour est venu pour toi.

— Dites-moi ce que je dois faire. »

Mouj dut se retenir de verser des larmes d’admiration pour le courage et l’honneur de cet homme, tandis qu’il lui expliquait la scène simple qu’ils allaient jouer. Si ce n’était pas pour une cause qui me dépasse, songeait Mouj, j’aurais trop honte de tromper un homme aussi honorable que toi. Mais pour Pravo Gollossa, je suis prêt au pire.

Donc, quelques instants plus tard, profitant d’une accalmie de la tempête, Mouj et Smelost se mirent tous deux à hurler et Mouj poussa un grand cri aigu dont les témoins pourraient plus tard jurer que c’était celui de l’intercesseur à l’agonie. Puis, alors qu’ils sortaient pêle-mêle de leurs tentes, les soldats virent Smelost, déjà blessé à la cuisse, se précipiter d’un pas chancelant hors du pavillon du général en brandissant une courte épée dégoulinante de sang. « Pour Gaballufix ! Mort à l’Impérator ! »

Le nom de Gaballufix, qui ne tarderait pas à prendre une importance considérable, ne signifiait encore rien pour les soldats gorayni. Mais la dernière partie du cri de Smelost – « Mort à l’Impérator ! » – les avait touchés. Nul ne pouvait ainsi blasphémer dans un camp gorayni sans se faire écorcher vif.

Cependant, avant que quiconque ait pu s’emparer de l’homme, le général en personne sortit en titubant de sa tente, saignant d’un bras et se tenant la tête où il avait dû recevoir un coup. Le général – le grand Vozmujalnoy Vozmojno, qu’on appelait Mouj quand on le croyait hors de portée de voix – leva une hache de combat de la main gauche – de la gauche, pas de la droite ! – et l’abattit sur la nuque de l’assassin, le pourfendant jusqu’au cœur. Il n’aurait pas dû faire ça : tous les hommes savaient qu’il aurait dû laisser prendre l’homme et le faire torturer en châtiment de son crime. Mais à cet instant et à leur grande horreur, le général tomba à genoux – ce général dont les veines ne charriaient pas du sang, mais de la glace –, il tomba à genoux et versa des larmes amères en criant du plus profond de son âme : « Plodorodnuy, mon ami, mon cœur, ma vie ! Ah, Plod ! Ah, Plod, c’est moi que Dieu aurait dû prendre et non toi ! »

Devant un chagrin si beau et en même temps si effrayant, devant cette lamentation, les soldats, sans même se concerter, résolurent de ne rapporter à personne ce blasphème qui suggérait que Dieu n’aurait pas bien ordonné le monde. Quand ils pénétrèrent sous la tente, ils comprirent pourquoi Mouj s’était oublié au point de tuer le meurtrier de ses propres mains, car quel mortel aurait pu voir sans laisser exploser sa rage son meilleur ami et l’intercesseur si brutalement assassinés ?

Une rumeur se répandit sans tarder dans le camp : Mouj emmenait un millier de soldats résolus pour une marche forcée à travers les montagnes afin de prendre la cité de Basilica et d’abattre le parti de Gaballufix, un groupe d’hommes si audacieux et si perfides qu’ils avaient osé envoyer un assassin s’en prendre au général des Gorayni. Par malheur pour eux, Dieu aimait si tendrement les Gorayni qu’il n’avait pas permis qu’on tuât Mouj par traîtrise. Au contraire, Il avait empli le cœur de Mouj d’une juste colère et Basilica connaîtrait bientôt Sa suzeraineté et celle des Gorayni.

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