EDDARD

Au Donjon Rouge, la sinistre salle du Trône ne prenait jour que par de longues meurtrières, et les feux du crépuscule qui en maculaient le dallage zébraient de traînées vineuses les parois jadis ornées par les crânes de dragons. Et des tapisseries de chasse en verdures avaient beau, désormais, camoufler gaiement la pourpre lugubre du grès, Ned Stark ne pouvait se défendre de l’impression que l’édifice entier barbotait dans le sang.

Et le monstrueux siège d’Aegon le Conquérant lui en offrait une vue plongeante. Immense, hérissé de pointes et de lames acérées, tordues, déchiquetées comme à plaisir, enchevêtrées de façon grotesque, il était aussi, conformément aux dires de Robert, d’une démoniaque incommodité. Et maintenant plus que jamais, avec cette maudite jambe et ses élancements qui ne cessaient d’empirer de seconde en seconde. Surtout qu’à la longue toute la ferraille vous donnait un avant-goût du pal. Et, derrière, ces crocs d’acier : impossible de s’adosser !Un roi qui siège doit ignorer l’aise, le mot d’Aegon commandant à ses armuriers de lui forger ce trône monumental avec les épées de la reddition…Maudits soient-ils, lui et son arrogance ! songea Ned, amer, et maudits tout autant Robert et ses parties de chasse !

« Etes-vous absolument certains qu’il ne s’agissait pas simplement de brigands ? » s’enquit sous lui, depuis la table du Conseil, Varys, d’un ton melliflue. A ses côtés se trémoussait, nerveux, le Grand Mestre Pycelle. Et Littlefinger jouant, lui, avec une plume. Eux seuls participaient à l’audience. On avait en effet signalé la présence d’un cerf blanc dans le Bois-du-Roi, et lord Renly comme ser Barristan s’étaient joints à la chasse que suivaient aussi le prince Joffrey, Sandor Clegane, Balon Swann et la cohue des courtisans. Grâce à quoi Ned devait suppléer Robert sur ce charmant Trône de Fer…

Moindre mal encore. Il était assis. Tandis que, conseillers à part, le reste de l’assistance se voyait obligé de rester debout, humblement, ou de s’agenouiller. Les solliciteurs massés près des hautes portes, les chevaliers, gentes dames et puissants seigneurs le long des murs, sous les tapisseries, dans les tribunes les simples curieux, les gardes à leurs postes, revêtus de maille et distingués par l’or ou le gris de leurs manteaux, tous étaient debout.

A deux genoux, les villageois. Hommes, femmes, enfants. Déguenillés, sanglants, les traits ravagés par la peur. Derrière eux se dressaient les trois chevaliers qui les avaient amenés témoigner.

« De simples brigands, lord Varys ? hoqueta ser Raymun Darry d’une voix qui suait le mépris. Oh, sans l’ombre d’un doute, des brigands purs et simples ! Des brigands Lannister. »

Du seigneur au valet, tout tendait l’oreille, et le malaise général devenait palpable. Affecter la surprise, Ned n’y songeait pas. Depuis l’enlèvement de Tyrion Lannister, l’ouest était en ébullition. Castral Roc avait, de même que Vivesaigues, convoqué le ban, des armées se massaient au col de la Dent d’Or. Dans ces conditions, comment douter que les premières effusions de sang n’eussent été qu’une question de temps ? Seule demeurait pendante celle d’étancher la blessure au mieux…

D’un regard et d’un geste navrés, ser Karyl Vance, dont le beau visage était gâté par une tache lie-de-vin, désigna les pauvres suppliants. « Voilà, dit-il, les seuls rescapés du fort de Sherrer, lord Eddard. Les autres ont péri, tout comme les gens de Warbourg et du Gué-Cabot.

— Levez-vous, leur dit Ned, qui répugnait à croire quiconque en pareille posture. Debout, tous. »

Par couples ou un à un, les malheureux s’exécutèrent. Il fallut aider un vieillard. Seule une fillette à la robe maculée de sang demeura à genoux, médusée qu’elle était par ser Arys du Rouvre qui, fièrement campé au pied du trône en son armure immaculée de la Garde, avait l’air tout prêt à faire un rempart de son corps au roi…, voire à sa Main, conjectura Ned.

« Joss, dit ser Raymun Darry à un tablier de brasseur rondouillard et passablement déplumé, dis à Son Excellence ce qui s’est passé à Sherrer. »

L’homme acquiesça d’un signe. « Que Votre Majesté daigne…

— Sa Majesté, l’interrompit Ned, assez ébahi que l’on pût passer sa vie entière à quelques journées équestres du Donjon Rouge et ignorer jusqu’à l’aspect de son propre roi, Sa Majesté chasse sur l’autre rive de la Néra. » D’autant plus ébahi qu’il portait lui-même un doublet de lin blanc frappé du loup-garou gris et, au col de son manteau de lainage noir, la main d’argent de ses fonctions… Noir, blanc, gris, les nuances de la vérité. « Je ne suis que la Main du Roi, lord Eddard Stark. Dis-moi qui tu es et ce que tu sais de ces pillards.

« Je tiens… – je tenais… – je tenais un débit de bière à Sherrer, m’ seigneur, près du pont de pierre. La meilleure bière au sud du Neck, tout le monde dit, sauf votre respect, m’seigneur. En fumée, tout ça, maintenant, comme tout le reste, m’seigneur. Y sont venus, z’ont bu tout leur soûl, répandu le reste par terre puis flanqué le feu, et m’auraient aussi répandu le sang si z’auraient m’attrapé, m’seigneur. Voilà.

— Nous ont tout brûlé, enchaîna un fermier qui se tenait à ses côtés. Sont montés du sud, à cheval, la nuit, et z’ont incendié les champs, les maisons, pareil, et tué ceusses qu’essayaient d’empêcher. Mais c’était pas des pillards, m’seigneur, m’esscuse. Z’en avaient pas après not’ bétail, eux donc, à preuv’ qu’y m’ont massacré ma vache, là, su’ l’ pré, pis laissée aux mouches et aux corbeaux.

— M’ont écrabouillé l’apprenti, moi », dit un trapu à muscles de charron, la tête bandée. Bien qu’il eût endossé ses plus beaux habits pour se présenter à la Cour, ses braies étaient rapetassées, la boue crottait sa pèlerine. « Z’y ont donné la chasse à travers champs, y z’y jetaient leurs lances comme à un lapin, et s’y s’ marraient qu’y trébuche et gueule, jusqu’à temps que le gros l’a transpercé net… ! »

La fillette à genoux dut se démancher le col pour regarder Ned, là-haut, sur son trône. « Y z’ont tué ma mère aussi, Votre Majesté. Et pis y…, y… » Sa voix se perdit là-dessus, comme si elle avait oublié ce qu’elle comptait dire, et elle se mit à sangloter.

Ser Raymun Darry prit alors le relais. « A Warbourg, les habitants ont cherché refuge à la citadelle, mais comme elle était en bois, ces bandits ont empilé de la paille pour les griller vifs. Et quand les gens ont ouvert les portes pour s’ensauver, des volées de flèches les abattaient dès qu’ils se ruaient dehors. Tous, même les femmes et leurs nourrissons.

— Mais c’est abominable ! susurra Varys. Comment peut-on se montrer si féroce ?

— Y nous auraient traités pareil, dit Joss, mais, à Sherrer, c’est de la pierre. Certains voulaient nous enfumer, mais le gros leur a dit : “Y a un fruit plus mûr, en amont”, et y z’ont filé sur le Gué-Cabot. »

Plus la compassion l’inclinait vers tant de misère, plus Ned se sentait pénétré par le froid de l’acier. Entre chacun de ses doigts posés sur les bras du trône émergeaient, crochues comme des serres, des pointes d’épées tordues, contournées, mais d’aucunes toujours tranchantes, trois siècles après. Le Trône de Fer tendait force pièges à l’inadvertance. Il avait fallu, d’après les chansons, mille épées pour le forger, mille épées chauffées à blanc par le seul souffle de la Terreur Noire, Balerion, et cinquante-neuf jours de martelage. Ni plus ni moins. Et pour parvenir à cette énorme bête noire agrémentée de lames de rasoir, de barbelures et de faveurs de métal mortel, à ce hideux fauteuil capable de tuer et qui, à en croire les chroniqueurs, ne s’en était pas privé…

Ce qu’il pouvait bien ficher là-dessus, Eddard Stark ne cessait de se le demander, mais il ne s’y trouvait pas moins juché, bien en vue, et ces gens-là comptaient sur sa justice. « Quelle preuve avez-vous que vos agresseurs étaient des Lannister ? demanda-t-il, roidi contre sa fureur. Portaient-ils des manteaux écarlates ? Arboraient-ils la bannière au lion ?

— Les Lannister eux-mêmes ne sont pas stupides à ce point», jappa ser Marq Piper, dressé sur ses ergots comme un coquelet. Au gré de Ned trop jeune et par trop fougueux, il n’en était que mieux l’ami intime d’Edmure Tully.

« Ils étaient tous montés et vêtus de maille, monseigneur, expliqua d’un ton calme ser Karyl. Et leur armement comportait des lances à pointe d’acier, de longues épées, des haches de guerre. Tout ce qu’il y a de plus meurtrier. » Puis, pointant son index sur l’un des survivants : « Toi. Oui, toi. Personne ne te veut de mal. Répète à la Main ce que tu m’as dit. »

Le vieux se mit à dodeliner. « Ben…, rapport à leurs chevaux, bredouilla-t-il. C’est des destriers qu’ils montaient. J’ai assez longtemps travaillé dans les écuries du vieux ser Willum, la différence, je la fais. Alors, que les dieux me confondent si une seule de ces bêtes avait jamais vu la charrue.

— Des brigands si brillamment montés…, observa Littlefinger. Peut-être avaient-ils volé ces chevaux lors d’une razzia précédente.

— Combien d’hommes comprenait leur troupe ? demanda Ned.

— Une bonne centaine », répondit Joss, tandis qu’au même instant le charron bandé avançait : « Cinquante », et une mémé, derrière : « Des miyers, m’seigneur, une armée qu’z’étaient !

— Vous ne croyez pas si bien dire, ma bonne, commenta Ned. Pas de bannières, n’est-ce pas ? Mais leur armure, vous pouvez décrire ? L’un de vous a-t-il repéré quelque ornement ? un motif décoratif ? des devises de heaume ou de bouclier ? »

Le brasseur secoua la tête. « Désolé, m’seigneur, mais non, ce qu’on a pu voir des armures était uni. Seulement…, le type qui les conduisait, leur chef, comme qui dirait, hé bien, il était armé comme tous les autres, bon, mais on pouvait pas le confondre, ça non. A cause de sa taille, m’seigneur. Ceusses qui disent, les géants sont morts, y en a plus, ma foi, z’ont pas vu çui-là, parole. Gros comme un bœuf, et une voix…, une voix rocailleuse comme une carrière !

— La Montagne ! s’exclama ser Marq. Comment en douter ? Cette boucherie, c’est du Gregor Clegane tout cru. »

Du fond de la salle comme des bas-côtés montèrent des murmures, et les tribunes elles-mêmes frémissaient de rumeurs. Pas plus que le grand seigneur, l’homme du peuple ne se méprenait sur la portée de l’allégation. Nommer ser Gregor Clegane revenait à insinuer la responsabilité de son suzerain, lord Tywin Lannister.

La panique des villageois faisait peine à voir. Leur attitude craintive, jusqu’alors, s’expliquait trop bien. Ils avaient précisément redouté cela. Que leurs chevaliers les eussent amenés là (de gré, ou de force ?), devant un roi qui était son beau-fils, à seule fin d’impliquer nommément lord Tywin dans ce bain de sang.

Avec une pesanteur qui fît tintinnabuler sa chaîne de grand mestre, Pycelle se leva. « Sans vous offenser, ser Marq, comment pouvez-vous affirmer l’identité de ser Gregor et de ce bandit ? Les colosses abondent, dans le royaume…

— Aussi colossaux que la Montagne-en-marche ? répliqua ser Karyl. Aucun, que je sache.

— Ni personne ici, approuva ser Raymun, péremptoire. A côté, frère Sandor lui-même a l’air d’un chiot. Ouvrez donc les yeux, messire. Devait-il apposer son sceau sur les cadavres pour votre édification ? C’était bel et bien Gregor.

— Pourquoi ser Gregor se transformerait-il en brigand ? demanda Pycelle. Il tient en propre des gracieuses mains de son suzerain place forte et terres. Il est chevalier oint.

— Chevalier postiche ! s’indigna ser Marq. Dogue enragé de lord Tywin, oui.

— J’en appelle à vous, seigneur Main, protesta sèchement Pycelle, pour rappeler à cebon chevalier que lord Tywin Lannister est le père de notre gracieuse reine.

— Soyez remercié, Grand Mestre, dit Ned, de le préciser. Nous risquions de l’oublier, sans votre intervention. »

Depuis son perchoir, il surprit des ombres qui, furtivement, s’esquivaient par le fond. Des lièvres courant se terrer, probablement… – ou des rats grignoter leur bout de fromage chez Cersei. Un coup d’œil vers les tribunes lui donna une bouffée de colère. Parmi les badauds se trouvaient septa Mordane et Sansa. Quel spectacle, pour une enfant ! Mais la nonne, évidemment, ne pouvait savoir que l’audience du jour comporterait tout autre chose que le menu fastidieux de la veille et du lendemain : pétitions banales, bisbilles de hameaux rivaux, mesquins différends de bornage…

A la table du Conseil, en bas, Petyr Baelish, blasé, semblait-il, de tripoter sa plume, tendit le col. « Dites-moi, ser Marq, ser Karyl, ser Raymun…, si je puis me permettre une question ? Tous ces forts, vous étiez bien chargés de les protéger ? Où vous trouviez-vous donc pendant que se perpétraient tous ces meurtres et tous ces incendies ?

— Je secondais le seigneur mon père au col de la Dent d’Or, répondit Karyl Vance, et ser Marq le sien. En apprenant ce qui se passait, ser Edmure Tully nous manda d’aller avec quelques troupes en quête du plus possible de survivants et d’amener ceux-ci au roi. »

Ser Raymun Darry ajouta : « Quant à moi, ser Edmure m’avait expédié devant Vivesaigues avec toutes mes forces. J’avais établi mon camp sur la rive opposée aux murs quand me parvint la nouvelle de ces forfaits. Le temps que je regagne mes propres domaines, Clegane et ses canailles avaient repassé la Ruffurque et galopaient vers les collines Lannister. »

D’un air songeur, Littlefinger se titilla la barbichette. « Et s’ils tournent bride, ser ?

— Qu’ils s’avisent de tourner bride, et leur sang irriguera la terre qu’ils ont brûlée ! s’écria ser Marq.

— Ser Edmure a garni d’hommes chaque village et chaque fort situé à moins d’une journée équestre de la frontière, indiqua ser Karyl. Le premier pillard qui s’y risquera ne l’aura pas si belle. »

Exactement ce que pourrait bien souhaiter lord Tywin, se dit Ned à part lui. Saigner Vivesaigues en incitant ce godelureau d’Edmure à éparpiller ses épées. Emporté par la fougue de la jeunesse, le frère de Catelyn se montrait là plus chevaleresque qu’avisé. Il allait tenter de garder chaque pouce de terre, de protéger chaque homme, chaque femme, chaque enfant qui l’appelaient « messire », et Tywin Lannister était assez sagace pour l’escompter…

« Mais alors, objectait lord Baelish au même instant, si vos domaines et vos places fortes n’ont plus rien à craindre, qu’attendez-vous du trône ?

— Les seigneurs du Trident maintiennent la paix du roi, riposta ser Raymun, et les Lannister l’ont rompue. Nous réclamons la permission de leur en demander raison, acier pour acier. Nous réclamons justice pour les bonnes gens de Sherrer, de Warbourg et du Gué-Cabot.

— Edmure pense comme nous. Nous devons rendre à Gregor Clegane la monnaie de sa pièce rouge, ajouta ser Marq, mais lord Hoster nous a imposé de demander d’abord son aval au roi. »

Ce brave vieil Hoster…, les dieux soient loués de son initiative ! Tywin Lannister était aussi renard que lion. S’il avait véritablement – et Ned n’en doutait pas le moins du monde – lâché ser Gregor pour semer la désolation, il avait toutefois pris la précaution de ne le découpler qu’à la faveur de la nuit, sans collier ni bannières, tel un vulgaire coupe-jarrets. Que Vivesaigues rende coup pour coup, Cersei et son père ne manqueraient pas de rejeter sur les Tully la rupture de la paix du roi et de piailler à l’innocence des Lannister. Et le ciel seul savait quelle version préférerait Robert…

A nouveau, Pycelle se hissait sur ses pieds. « Seigneur Main, si ces braves gens croient de bonne foi que ser Gregor a pu enfreindre ses vœux sacrés jusqu’à tuer, saccager, violer, daignez les renvoyer plaider leur cause devant son seigneur et maître. Ces crimes ne sont pas du ressort du trône. C’est à lord Tywin qu’il incombe d’en juger.

— Chez lui comme ailleurs, articula Ned, tout relève de la justice du roi. Au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, nous ne prononçons aucune sentence qu’au nom de Robert.

— De la justice du roi, repartit Pycelle, effectivement. Aussi devrions-nous différer cette affaire jusqu’à ce que le roi…

— Le roi est parti chasser, coupa Ned, et il peut ne pas revenir de sitôt. Il m’a ordonné de siéger ici comme il le ferait, d’y être ses propres oreilles, sa propre voix. J’entends m’y employer avec exactitude…, non sans l’informer comme il sied, je n’en disconviens pas. » Au bas des tapisseries se détachait une figure familière. « Ser Robar Royce ? »

Celui-ci fit un pas en avant, s’inclina. « Monseigneur ?

— Votre père chasse avec le roi, je crois. Puis-je vous prier d’aller leur conter ce qui s’est dit et résolu ici, aujourd’hui ?

— J’y vais de ce pas, monseigneur.

— Alors, intervint Marq Piper, vous nous autorisez à tirer vengeance de ser Gregor ?

— Vengeance ? riposta lord Stark. Nous parlions de justice, croyais-je… A quoi servirait de mettre à feu et à sang les terres de Clegane ? A laver votre orgueil outragé, pas à restaurer la paix du roi. » Sans laisser à la véhémence du jeune chevalier le loisir de se répandre en invectives, il se tourna vers les villageois. « Gens de Sherrer, je ne saurais pas plus vous restituer vos maisons, vos récoltes, votre bétail que ressusciter vos morts mais, au nom de notre roi, Robert, j’espère être en mesure de vous accorder un rien de justice à titre de compensation. »

Les yeux fixés sur lui, l’assistance entière retenait son souffle. Lentement, rassemblant toute la vigueur de ses bras pour s’extraire du trône, au mépris des cris de sa jambe, tétanisée dans sa gangue, il se releva, roidi contre la souffrance. La souffrance, il lui fallait coûte que coûte l’ignorer. Ce n’était assurément pas le moment de laisser transparaître sa faiblesse. « Les Premiers Hommes étaient d’avis que le juge qui condamne à mort devait en personne manier l’épée. Ce principe, nous l’appliquons encore, dans le nord. Il me déplaît de me décharger sur un autre du soin de l’exécution…, mais les circonstances actuelles – il désigna son plâtre – ne me laissent guère le choix.

— Lord Eddard ! » Parti du bas-côté ouest, l’appel attira son attention sur un beau brin de jouvenceau qui s’avançait, plein d’assurance, à longues foulées. Une fois désarmé, ser Loras Tyrell ne paraissait même plus ses seize ans. Vêtu de soie bleu pâle, il portait à sa ceinture une chaîne dont les roses d’or rappelaient l’emblème de sa maison. « Daignez m’accorder l’honneur de vous remplacer. Accordez-le-moi, monseigneur, et jamais, j’en fais serment, je ne vous faudrai.

— Voyons, ser Loras…, pouffa Littlefinger, si nous vous envoyions affronter seul la Montagne, elle nous renverrait par retour votre joli chef la bouche farcie d’une prune ! Ser Gregor n’est pas homme à tendre de plein gré son col à la justice de quiconque…

— Gregor Clegane ne me fait pas peur », répliqua ser Loras avec hauteur.

Après s’être doucement laissé retomber sur l’abominable trône biscornu d’Aegon, Ned scrutait un à un les assistants rangés le long des murs. « Lord Béric ? appela-t-il enfin, Thoros de Myr ? ser Gladden ? lord Lothar ? » Tous quatre s’avancèrent successivement. « Que chacun de vous prenne vingt hommes. Vous vous rendrez à la forteresse de Gregor et lui signifierez ma sentence. Vingt de mes propres gardes se joindront à vous. Eu égard à votre rang, lord Béric, vous exercerez le commandement. »

Le jeune Dondarrion inclina sa toison d’or rouge. « A vos ordres, lord Eddard. »

Alors, Ned éleva la voix de manière à se faire entendre de la salle entière. « Au nom de Robert, de la maison Baratheon, premier du nom, roi des Andals, de la Rhoyne et des Premiers Hommes, seigneur et maître des Sept Couronnes, protecteur du royaume, je vous charge, moi, Eddard, de la maison Stark, sa Main, de gagner à bride abattue les contrées de l’ouest, de franchir la Ruffurque du Trident sous l’étendard royal et d’appesantir la justice du roi sur le prétendu chevalier Gregor Clegane et sur chacun de ses complices. Je le répudie, le flétris, le dégrade de tous ses rang et titres, le dépossède de tous ses domaines, revenus, tenures et le condamne à mort. Puissent les Dieux prendre en pitié son âme. »

Après que se fut éteint, dans un silence impressionnant, le dernier écho du sombre anathème, le chevalier des Fleurs demanda d’une voix timide : « Et moi, lord Eddard ? » Il semblait perdu.

Ned posa son regard sur lui. Vu d’en haut, Loras Tyrell paraissait du même âge que Robb. « Nul ne conteste votre valeur, ser Loras, mais c’est de justice qu’il s’agit ici, et vous ne brûlez que de vous venger. » Puis, revenant à lord Béric : « Partez dès le point du jour. En telles matières, la diligence est essentielle. » Sur ce, il brandit la main. « La séance est levée. Le trône n’entendra plus de suppliques, en ce jour. »

Alyn et Porther gravirent l’abrupte estrade de fer pour l’aider à en redescendre et comme, marche après marche, ils le soutenaient, chacun de son côté, le regard maussade de Loras Tyrell s’appesantissait sur lui. En atteignant finalement le niveau de la salle, Ned constata néanmoins que l’adolescent s’était retiré.

Littlefinger et le Grand Mestre également. Seul encore à la table du Conseil, Varys affectait de manier des paperasses. « Vous avez plus d’audace que moi, monseigneur, dit-il d’une voix sucrée.

— Comment cela ? » répliqua-t-il sèchement. Sa jambe le lancinait, et il n’était pas d’humeur à jouer sur les mots.

« Me fussé-je trouvé là-haut, j’envoyais ser Loras. Il en avait tellement envie… Sans compter que, lorsqu’on a les Lannister pour ennemis, mieux vaudrait se concilier l’amitié des Tyrell.

— Ser Loras a la vie devant lui. Il saura bien surmonter son dépit.

— Et ser Ilyn ? » L’eunuque flatta l’une de ses bajoues poudrées. « Il incarne, après tout, la justice du roi. Confier à d’autres la tâche que lui confèrent ses fonctions…, d’aucuns ne vont-ils pas l’interpréter comme un outrage délibéré ?

— Tout sauf délibéré. » Il se défiait, à la vérité, du chevalier muet, mais peut-être uniquement par aversion viscérale à l’endroit des bourreaux. « Dois-je au surplus vous le rappeler ? les Payne sont bannerets des Lannister. J’ai cru préférable de désigner des hommes que ne liait à lord Tywin aucun serment de féauté.

— Très prudent à vous, j’en conviens, susurra Varys. Il se trouve néanmoins que j’ai, par le plus grand des hasards, aperçu ser Ilyn tout au fond de la salle et, à la manière dont nous dévisageaient les prunelles pâles que vous savez, je me crois fondé à déduire qu’il ne jubilait guère, encore que, pour être sûr de rien, avec cet éternel silencieux, n’est-ce pas… ? J’espère de tout mon cœur qu’il saura lui aussi surmonter son dépit. Mais il aime si passionnément sa besogne… »

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