TYRION

Ils s’étaient abrités, tout près de la grand-route, sous un hallier de trembles et, tandis que leurs chevaux s’abreuvaient au torrent, Tyrion ramassait du bois mort. Il se baissa pour cueillir une branche épineuse et fit une moue perplexe. « Cela conviendra-t-il ? Le feu n’est pas mon fort. Morrec me dispensait de ces besognes-là.

— Dufeu ? grommela Bronn en crachant. Tu es si pressé de mourir ou quoi, nabot ? Du feu… ! Tu perds la tête ? Tu veux peut-être que nous rappliquent toutes les tribus sur des lieues à la ronde ? Tiens-le-toi pour dit, Lannister, ce guêpier, moi, j’entends m’en sortir vivant !

— Et tu comptes t’y prendre comment ? » demanda doucement Tyrion. La branche coincée sous l’aisselle, il poursuivait sa quête, incliné, l’œil aux aguets de la moindre brindille, parmi les maigres broussailles, en dépit des courbatures qui lui déchiraient l’échine depuis qu’au crépuscule ser Lyn Corbray les avait expulsés par la Porte Sanglante et, d’un air glacé, sommés d’éviter désormais le Val.

« L’épreuve de force ne nous laisserait aucune chance de nous en tirer, reprit Bronn, mais on va plus vite à deux qu’à dix, et on attire moins l’attention. Moins nous lambinerons dans ces montagnes, plus nous pourrons présumer atteindre le Trident. Forcer le train, voilà l’idée. Chevaucher la nuit, se terrer le jour, éviter la route le plus possible, ne faire aucun bruit – et se garder surtout d’allumer du feu !

— Mes compliments, soupira Tyrion. Libre à toi, Bronn, de réaliser ce plan mirifique… mais, pardon d’avance, je ne flânerai pas pour t’ensevelir.

— Parce que tu te figures me survivre, nabot ? » ricana le reître. A la place de l’incisive cassée net par le bouclier de ser Vardis Egen, son rictus s’ornait d’une brèche noire.

Tyrion haussa les épaules. « Rien de tel que tes marches forcées la nuit pour dégringoler dans un précipice et se fracasser le crâne. Je préfère, quant à moi, poursuivre mon petit bonhomme de chemin peinard. Si nous crevons nos montures sous nous, tu as beau, je le sais, priser la viande de cheval, Bronn, il ne nous restera plus qu’à essayer de seller des lynx… Enfin, pour parler franc, je doute fort que tes subterfuges empêchent les tribus de nous dénicher. On nous épie déjà de toutes parts. » Sa main gantée balaya d’un geste nonchalant les reliefs tourmentés qui les encerclaient.

« Dans ce cas, grimaça Bronn, nous sommes foutus, Lannister.

— Alors, autant que j’aie mes aises pour mourir, rétorqua Tyrion. Vivement du feu. Les nuits sont froides, dans ces parages, et un repas chaud nous réconfortera les tripes comme l’humeur. Crois-tu qu’on puisse tuer du gibier ? Bien que, dans son extrême générosité, l’obligeante lady Lysa nous ait prodigué, quel festin ! bœuf salé, pain rassis, fromage coriace, l’idée de me rompre une dent si loin du premier mestre m’est odieuse.

— La viande, je peux en trouver. » Sous les mèches noires, le regard sombre brillait de méfiance. « Je devrais vous planter là, plutôt, toi et ton feu stupide. En te piquant ton cheval, j’aurais deux fois plus de chances d’en réchapper. Que ferais-tu dès lors, nabot ?

— Je mourrais, très probablement. » Il se courba pour grossir son pauvre fagot.

« Tu n’envisages pas que j’y pourvoie moi-même ?

— Tu y pourvoirais sur-le-champ, s’il s’agissait de sauver ta peau. Quand ton copain Chiggen a pris sa flèche en plein ventre, tu n’as guère barguigné pour le faire taire. » Il lui avait effectivement tranché proprement la gorge d’une oreille à l’autre en le tirant par les cheveux. Quitte à le prétendre, après, mort de sa blessure…

« Il était perdu, de toute façon, grogna Bronn, et ses glapissements risquaient de nous mettre à dos toute la région. Il aurait agi de même envers moi…, puis ce n’était pas mon copain. On faisait route ensemble, et rien d’autre. T’y trompe pas, nabot. J’ai combattu pour toi, mais je ne t’aime pas.

— J’avais besoin de ton épée, répliqua Tyrion, pas de ton amour. » Il laissa choir au sol sa brassée de bois.

« Faut te reconnaître au moins ça, gloussa Bronn, t’as autant de culot que le dernier des sbires ! Comment savais-tu que j’allais prendre ton parti ?

— Savais ? » Tyrion s’accroupit gauchement sur ses pattes torses pour échafauder le foyer. « Simple coup de dés. Vous avez secondé ma capture, à l’auberge, toi et Chiggen. Pourquoi ? Les autres y voyaient un devoir, ils s’y croyaient tenus par l’honneur de leurs maîtres, pas vous deux. N’ayant ni maître, ni devoir, et d’honneur…, passons, pourquoi vous embringuer dans tout ce micmac ? » Tirant son couteau, il se mit à tailler dans l’un des bâtons qu’il avait rassemblés de menus copeaux en guise de sarments. « Eh bien, pour le seul motif qui guide les reîtres, invariablement : l’or, l’appât de l’or. Vous vous étiez dit que lady Catelyn vous récompenserait, peut-être même qu’elle irait jusqu’à vous prendre à son service… Bon, voilà qui devrait aller, j’espère. Tu as un briquet ? »

Glissant deux doigts dans son aumônière, Bronn en extirpa un silex et le lui jeta. Tyrion l’attrapa au vol.

« Merci, dit-il. Le hic est que vous ne connaissiez pas les Stark. Si foncièrement fier, honnête et chatouilleux sur l’honneur que soit lord Eddard, son épouse est pire. Oh, certes, elle se fût fouillée d’une pièce ou deux et vous les eût plantées, l’affaire achevée, dans la paume avec un mot de grâces et une mine dégoûtée, mais quant à vous allouer mieux, bernique. Des gens qu’ils élisent pour les servir, les Stark requièrent courage, loyauté, probité sans faille, et qu’étiez-vous, Chiggen et toi ? de la racaille de bas étage, pour ne rien farder. » Il entrechoquait cependant la pierre et sa dague afin d’en tirer une étincelle. Vainement.

« Gare à ta langue, demi-portion, renifla Bronn, ou, tôt ou tard, un ombrageux te la fera bouffer.

— Refrain connu. » Il releva les yeux. « Je t’ai vexé ? Mille pardons, mais… racaille tu es, Bronn, ne t’y méprends pas. Devoir, honneur, amitié, que signifie cela pour toi ? Holà ! pas la peine que tu te tracasses, nous savons la réponse tous deux. Cela dit, tu n’es pas bouché. Dès notre arrivée dans le Val, lady Stark n’avait plus que faire de toi…, moi si, et l’unique chose dont les Lannister n’aient jamais manqué, c’est l’or. Le moment venu de lancer les dés, je t’ai escompté suffisamment futé pour saisir d’emblée le parti le plus rentable. Et tu l’as fait, par bonheur pour moi. » Il fit à nouveau sonner la pierre contre l’acier. Sans plus de succès.

« Donnez », dit Bronn en s’accroupissant à son tour. Il lui prit des mains le silex et l’arme et, dès le premier essai, fit jaillir une gerbe d’étincelles. Aussitôt s’éleva une mince volute de fumée.

« Bravo, dit Tyrion. Racaille il se peut, mais utile, indiscutablement. Et, l’épée au poing, presque aussi brillant que mon frère. Que souhaites-tu, Bronn ? De l’or ? Des terres ? Des femmes ? Veille sur ma vie, tu auras tout ça. »

Comme Bronn soufflait doucement sur les premières braises, des flammes commencèrent à lécher le bois. « Et si vous mourez quand même ?

— Hé bien, je serai pleuré d’au moins un cœur sincère, sourit Tyrion. Moi disparu, envolé l’or. »

Le feu flambait d’un air gaillard. Bronn se leva, remit le silex dans sa bourse, lança son couteau à Tyrion. « Marché correct, dit-il. Vous pouvez compter sur mon épée…, mais n’espérez pas que je me prosterne en vous donnant dumonseigneur à chaque crotte que vous ferez. Pas mon truc, et avec quiconque, l’obséquiosité.

— Ni l’amitié, et avec personne, je sais. Je sais aussi que tu me renierais aussi vite que lady Stark si tu y voyais le moindre profit. Mais si, un jour, tu étais tenté de me vendre, n’oublie pas ceci, Bronn : quelle que soit l’offre, je surenchéris. Pour la bonne et simple raison que j’aime la vie. A présent, te fais-tu fort de nous procurer à dîner ?

— Soignez les chevaux », répondit simplement le reître et, dégainant déjà le long coutelas plaqué contre sa hanche, il s’enfonça dans le fourré.

Une heure plus tard, les montures, dûment pansées, digéraient leur picotin, le feu pétillait gaiement, un cuissot de chevreau tournait par-dessus, grésillant, jutant d’aimables sifflotais. « Il ne faudrait, pour l’arroser, qu’un doigt de bon vin…, déplora Tyrion.

— Plus une femme et dix ou douze fines lames », déclara Bronn qui, assis en tailleur près des flammes, passait, repassait la pierre à aiguiser le long de sa flamberge. Et il y avait quelque chose d’étrangement réconfortant dans le crissement de l’une sous l’autre. « La nuit sera bientôt close, signala-t-il. Je monterai la première veille…, si tant est que ça serve. Il serait peut-être plus délicat de les laisser nous égorger durant notre sommeil.

— Oh, j’imagine qu’ils seront ici bien avant l’heure du coucher », lâcha Tyrion. Le fumet de la viande en train de rôtir humectait ses papilles.

Bronn le dévisagea, par-dessus le feu. « Vous avez un plan, dit-il du ton d’un simple constat, tandis que la pierre crissait sur l’acier.

— Dis plutôt un espoir, rectifia Tyrion. Sur un nouveau coup de dés.

— Dont nos vies sont l’enjeu, c’est ça ? »

Tyrion se trémoussa. « Avons-nous le choix ? » S’inclinant sur les flammes, il découpa une lichette de chevreau. « Hmmmm ! grogna-t-il d’un air d’extase, le menton tout luisant de gras. Un brin coriace, pour mon goût, sans parler du défaut d’épices, mais trêve de jérémiades. Aux Eyrié, je gambillerais au bord du précipice en rêvant de fayots bouillis.

— Vous avez néanmoins couvert d’or le geôlier…

— Un Lannister paie toujours ses dettes. »

Il avait estomaqué Mord lui-même en lui lançant la bourse de cuir. Et quels yeux, quand le bougre, les doigts empêtrés dans les cordons, entrevit les reflets de l’or! deux éteufs de paume… « J’ai gardé l’argent, précisa Tyrion d’un sourire oblique, mais, comme promis, voici l’or. » Plus d’or que de sa vie n’en pouvait espérer extorquer un tortionnaire comme Mord à la misère de ses détenus… « Et rappelle-toi, ceci n’est jamais qu’un hors-d’œuvre. Si l’écœurement te prenait de servir ta lady Arryn, frappe à Castral Roc, et je te verserai le solde. » Lors, les mains ruisselantes de dragons d’or, le bougre était tombé à deux genoux, jurant ses grands dieux de n’y point manquer !

Pendant que Tyrion évidait en guise d’assiettes deux rouelles de pain rassis, Bronn retira la viande du feu et se mit en devoir d’y tailler de fortes tranches croustillantes au plus près de l’os. « Si nous atteignons le Trident, dit-il ce faisant, que comptez-vous faire, ensuite ?

— Hou ! m’offrir d’abord une pute, un plumard et un bon coup de vin, répondit le nain en tendant son pain pour le faire remplir de viande. Puis me rendre à Castral Roc ou à Port-Réal. Il m’y faut absolument poser un petit nombre de questions qui ne sauraient demeurer sans réponse. A propos de certain poignard. »

Le reître acheva posément de mastiquer, déglutit. « Vous disiez donc la vérité ? Il ne vous appartenait pas ? »

L’ombre d’un sourire effleura le mufle de Tyrion. « Me prendrais-tu pour un menteur ? »

Quand ils se furent rassasiés, les étoiles scintillaient, la lune poussait une corne au-dessus des cimes. Tyrion déploya sur le sol sa pelisse de lynx et s’y blottit, la tête calée sur sa selle. « Nos amis musardent…

— A leur place, je redouterais quelque traquenard, dit Bronn. Pourquoi nous afficher de la sorte, sinon pour les y attirer ? »

Un rire sous cape lui fit écho. « Alors, autant chanter, ça les terrifiera. » Et il se mit à siffler un air guilleret.

« Vous êtes cinglé, dit Bronn, tout en se dégraissant les ongles avec la pointe de son coutelas.

— Tu n’aimes plus la musique, Bronn ?

— S’il vous fallait de la musique, c’est Marillion qu’il fallait choisir pour champion. »

Tyrion se fendit jusqu’aux oreilles. « Ç’aurait été fort divertissant. Je vois d’ici, harpe au poing, terrasser ser Vardis. » Il se remit à siffler. « Tu la connais, cette chanson ?

— On l’entend çà et là, dans les gargotes et les bordels.

— Chanson de Myr. “Les saisons de ma mie.” Douce et triste, pour qui comprend les paroles. La première fille avec qui j’ai couché la fredonnait sans cesse, et je n’ai jamais pu l’extraire de ma cervelle. » Il plongea son regard dans le firmament. Par cette nuit limpide et froide, les astres dardaient sur les montagnes enténébrées des rayons aussi vifs et impitoyables que la vérité. « Je la connus par une nuit semblable à celle-ci, s’entendit-il narrer. Jaime et moi rentrions de Port-Lannis quand retentirent soudain des cris, et elle survint, courant sur la route, effarée, deux types à ses trousses, et qui gueulaient comme des possédés. Mon frère dégaina et s’élança sur eux, moi, je démontai secourir leur victime. Elle avait à peine un an de plus que moi, des cheveux sombres, elle était frêle, et sa figure vous brisait le cœur. Elle brisa du moins le mien. Née du ruisseau, malingre et malpropre mais… adorable. Comme ils avaient mis en pièces ses pauvres hardes, je l’enveloppai dans mon propre manteau puis, pendant que Jaime traquait ces salauds dans les bois, parvins à lui arracher un nom, une histoire. Fille d’un petit fermier, seule au monde depuis qu’il était mort des fièvres, elle se rendait à…, bah, nulle part, en fait.

« Lorsqu’il nous rejoignit, au petit trot, Jaime écumait de n’avoir pu saisir ses proies. Si près de chez nous, les malandrins ne s’aventuraient guère à dépouiller les voyageurs, et cette agression l’ulcérait comme un camouflet personnel. Toutefois, la fille était trop affolée peur repartir seule. Aussi proposai-je de la mener se restaurer dans la première auberge, tandis que lui-même filerait au Roc chercher des auxiliaires.

« Pour ce qui est d’elle, jamais je n’aurais cru qu’on pût avoir si faim. Tout en devisant, nous engloutîmes à nous deux près de trois poulets, vidâmes un flacon, et le vin – je n’avais que treize ans – m’échauffa le crâne, je crains. Tant et si bien que, sans savoir comment, je me retrouvai partageant son lit. Toute timide qu’elle était, je l’étais autrement plus qu’elle. Où je puisai le courage, en tout cas, mystère éternel. Elle se mit à pleurnicher quand je brisai son pucelage et, l’instant d’après, m’embrassait, me chantonnait si gentiment sa petite chanson qu’au matin j’étais amoureux.

— Vous ? » Rieuse était la voix de Bronn.

« Burlesque, hein ? » Tyrion siffla quelques mesures de la rengaine. « Et je l’épousai, confessa-t-il enfin.

— Un Lannister de Castral Roc, épouser la fille d’un petit fermier ? s’ébahit Bronn. Pas dû être facile facile…

— Oh, les miracles de gamin, vois-tu, quelques gros mensonges, une poignée de piécettes et un septon saoul suffisent à les opérer… N’osant pas installer ma moitié au Roc, je lui fis présent d’un cottage où, quinze jours durant, nous jouâmes à petite femme et petit mari. Sur ce, le septon dessoûlé ne trouva rien de plus pressé que d’aller révéler le pot-aux-roses au seigneur mon père. » A sa propre stupeur, il découvrait à quel point le navrait encore, après tant d’années, l’évocation de sa mésaventure. Devait-il en incriminer la fatigue, tout bonnement ? « Ainsi sombra notre ménage. » Il se mit sur son séant, fixa les flammes agonisantes. Leur maigre éclat le faisait clignoter.

« Il chassa la fille ?

— Il fit bien mieux. D’abord, il obligea mon frère à me dire la vérité. La fille était une putain, mon vieux. Jaime avait tout combiné de a à z, Port-Lannis, le retour, les bandits, tout. Il n’était que temps, selon lui, de me dépuceler. Double tarif pour une vierge, attendu que je débutais.

« Après les aveux de Jaime, lord Tywin jugea bon d’édifier toute sa maisonnée. Il fit enlever ma femme et la livra à ses gardes. On ne la paya pas trop mal. Une pièce d’argent par homme, tu connais beaucoup de putains qui réclament aussi cher ? Il me fit asseoir dans l’angle du quartier, m’ordonna de bien regarder. A la fin, elle avait tant gagné d’argent que les pièces lui glissaient des doigts, roulaient tout autour d’elle, à terre, et elle… » La fumée lui piquait les yeux. Il s’éclaircit la gorge et se détourna, sondant les ténèbres. « Lord Tywin m’avait réservé pour la fin, dit-il d’une voix paisible. Et il me donna une pièce d’or pour payer. Parce qu’en tant que Lannister, je valais davantage. »

Au bout d’un moment, il perçut à nouveau le crissement de la pierre contre l’acier. Bronn affûtait sa lame. « A treize ans comme à trente ou à trois, moi, je tuais l’homme qui m’aurait fait ça. »

Tyrion se retourna vivement et, les yeux dans les yeux : « L’occasion peut s’en présenter tôt ou tard. Je t’ai dit, souviens-toi : un Lannister paie toujours ses dettes. D’ici là – il se mit à bâiller –, m’est avis que je vais tâcher de dormir. Tu me réveilles s’il faut mourir. »

Il s’enroula dans sa pelisse, ferma les paupières. Le sol était froid, rocailleux. Au bout d’un moment, néanmoins, Tyrion Lannister dormait. Il rêvait de son cachot céleste. A ceci près qu’il était le geôlier, cette fois, pas le prisonnier, grand, très grand, et qu’un fouet au poing il cinglait son père et, pied à pied, le forçait à reculer, pied à pied, vers l’abîme…

« Tyrion !» souffla Bronn d’un ton pressant. En un clin d’œil, Tyrion recouvra toute sa vigilance. Le feu n’était plus que braises parmi les cendres et, tout autour, des ombres avançaient en rampant. Dressé sur genou, Bronn serrait dans une main son épée, son poignard dans l’autre. D’un geste muet, Tyrion lui signifia :du calme. Puis, aux ombres sournoises, il cria : « Venez donc partager notre feu ! On caille, cette nuit ! » ajoutant : « Nous n’avons pas, hélas, de vin à vous offrir, mais, pour notre chevreau, soyez les bienvenus. »

Tout mouvement s’était interrompu, mais on discernait le reflet de la lune sur le métal. « C’est notre montagne ! protesta depuis le couvert une voix caverneuse, rude, inamicale. Notre chevreau !

— Votre chevreau, soit, acquiesça Tyrion. Qui êtes-vous donc ?

— Quand tu verras tes dieux, riposta quelqu’un d’autre, dis-leur que c’est Gunthor, fils de Gurn, de la tribu des Freux, qui t’envoie ! » Des craquements de feuilles mortes, et il apparut. Maigre, casqué d’un heaume à cornes, armé d’un grand coutelas.

« Et Shagga, fils de Dolf. » La voix caverneuse, agressive. Un bloc erratique se déplaça, sur la gauche, s’érigea, prit peu à peu figure humaine. D’aspect lent et aussi massif que puissant, entièrement vêtu de peaux, un gourdin au poing droit, dans l’autre une hache, et les entrechoquant tandis qu’il s’approchait.

D’autres voix, cependant, lançaient d’autres noms : Conn et Torrek et Jaggot et… Tyrion les oubliaitau fur et à mesure. Une bonne dizaine. Quelques-uns munis d’épées et de poignards. La plupart brandissant des faux, des fourches ou des piques de bois. Il attendit qu’ils eussent fini de glapir leur identité pour se présenter à son tour. « Et moi, je suis Tyrion, fils de Tywin, du clan Lannister, les lions du Roc. Nous vous paierons volontiers le chevreau.

— Que peux-tu nous donner, Tyrion, fils de Tywin ? demanda celui qui s’était dit Gunthor – leur chef, apparemment.

— L’argent que contient ma bourse, répondit Tyrion. Si mon haubert est trop grand pour moi, il irait à Conn comme un gant, et ma hache de guerre siérait infiniment mieux à la poigne de Shagga que son outil de bûcheron.

— Monnaie de singe, avorton, tout ça, dit Conn.

— Conn a raison, reprit Gunthor. A nous, ton argent. A nous, tes chevaux. Comme ton haubert, ta hache de guerre et ce poignard, à ta ceinture, à nous, tout ça. A part vos vies, tu peux rien nous donner. Comment veux-tu mourir, Tyrion, fils de Tywin ?

— Dans mon lit, le ventre plein de vin, ma queue dans la bouche d’une pucelle, et à quatre-vingts ans. »

A ces mots, le géant, Shagga, partit d’un rire gigantesque. Ses compagnons semblaient moins doués d’humour. « Prends leurs chevaux, Conn, ordonna Gunthor. Vous, tuez l’autre et capturez-moi l’avorton. Il doit pouvoir traire les chèvres et servir aux femmes de bouffon. »

Bronn bondit sur ses pieds. « Qui meurt le premier ?

— Suffit! dit sèchement Tyrion. Et toi, Gunthor, fils de Gurn, écoute. La puissance de ma maison ne le cède qu’à son opulence. Si les Freux nous mènent sains et saufs à travers ces montagnes, le seigneur mon père les couvrira d’or.

— Que vaut l’or d’un seigneur des plaines ? Aussi peu que les promesses d’un avorton ! répliqua Gunthor.

— Tout avorton que je puis être, rétorqua le nain, du moins ai-je le courage de faire front devant l’ennemi. Tandis que les Freux, que savent-ils faire, hormis se tapir derrière des rochers et trembler de frousse quand les chevaliers du Val viennent à passer ? »

Avec un rugissement de colère, Shagga fit sonner sa hache contre son gourdin. Jaggot darda sous le nez de l’insolent la pointe de sa pique durcie au feu. Mais Tyrion s’interdit de flancher. « Sont-ce là les meilleures armes que vous puissiez vous acheter ? lança-t-il. Assez bonnes pour égorger des moutons, peut-être…, à condition que les moutons ne se défendent pas. Les forgerons de mon père vous chieraient de meilleur acier.

— Rigole, marmot ! rugit Shagga, tu te foutras moins de ma hache quand elle t’aura coupé l’engin pour en nourrir les chèvres ! »

Mais Gunthor éleva la main. « Laisse-le parler. Les mères ont faim, et l’acier nourrit plus de bouches que l’or. Que nous donnerais-tu contre vos vies sauves, Tyrion, fils de Tywin ? Des épées ? Des lances ? Des cottes de mailles ?

— Tout ça et bien plus, Gunthor, fils de Gurn, repartit Tyrion Lannister avec un grand sourire. Car je vous donnerai en outre le Val d’Arryn. »

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